Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 363-366).

Chapitre LV

Lygie, en une longue lettre hâtivement écrite, disait pour jamais adieu à Vinicius. Elle savait que nul n’ayant désormais le droit de pénétrer dans la prison, elle ne le reverrait que dans l’arène. Et elle le priait d’assister aux jeux, car elle voulait le voir encore une fois en sa vie.

Sa lettre ne trahissait pas la moindre frayeur. Elle écrivait qu’elle et tous les autres n’aspiraient plus qu’à être amenés sur la lice, car ce serait pour eux le jour de la délivrance. Attendant l’arrivée à Rome de Pomponia et d’Aulus, elle demandait qu’ils vinssent aussi. Chacune de ses paroles révélait l’enthousiasme et l’oubli de l’existence terrestre dans lequel vivaient tous les prisonniers ; et aussi la foi inébranlable que s’accompliraient, dans l’autre vie, tous les espoirs.

« Que le Christ, — écrivait-elle, — me délivre à présent ou à ma mort, n’importe : il m’a promise à toi par la bouche de l’Apôtre, donc je suis tienne. » Et elle l’adjurait de ne pas se laisser abattre par la douleur. La mort ne brisait point les liens de la foi jurée. Avec une confiance enfantine, elle assurait Vinicius qu’aussitôt après le supplice de l’arène, elle dirait au Christ que son fiancé, Marcus, était demeuré à Rome, et qu’il la regrettait de tout son cœur. Et elle pensait que peut-être le Christ permettrait à son âme de revenir auprès de lui, un instant, pour lui montrer qu’elle était vivante, qu’elle avait oublié son supplice et qu’elle était heureuse.

Toute sa lettre exprimait la joie et la confiance. Il ne s’y trouvait qu’un unique désir concernant les choses d’ici-bas : Lygie demandait que Vinicius enlevât son corps du spoliaire et l’enterrât, comme sa femme, dans la tombe où lui-même devait reposer un jour.

La lecture de cette lettre déchirait l’âme de Vinicius, bien qu’il lui semblât impossible que Lygie pût périr sous la dent des bêtes féroces et que le Christ n’eût point pitié d’elle. La foi et l’espoir en ce miracle couvaient encore dans son cœur.

De retour chez lui, il répondit qu’il viendrait chaque jour sous les murs du tullianum pour y attendre l’instant où le Christ ferait crouler ces murailles afin de la lui rendre. Il la supplia de croire que Christ pouvait encore la sauver dans le cirque même. Le grand Apôtre implorait Dieu à cet effet, et l’heure de la délivrance était proche.

Le centurion converti devait lui porter cette lettre le lendemain.

En effet, quand Vinicius vint à la prison, le centurion sortit des rangs et s’avança vers lui :

— Écoute-moi, seigneur. Le Christ, qui t’a éclairé, vient de te montrer sa bonté. Cette nuit, les affranchis de César et du préfet sont venus choisir, pour les plaisirs de leurs maîtres, des vierges chrétiennes ; ils se sont enquis de ta fiancée, mais le Seigneur lui ayant envoyé la fièvre qui fait mourir les prisonniers au tullianum, ils ne l’ont point prise. Hier soir déjà elle n’avait plus sa connaissance. Que le nom du Sauveur soit béni ! Cette maladie, qui l’a préservée de l’outrage, peut aussi la sauver de la mort.

Vinicius, craignant de tomber, s’appuya d’une main sur l’épaulière du soldat, qui reprit :

— Rends grâce à la miséricorde du Seigneur. Ils avaient pris Linus et lui avaient infligé la question ; mais voyant qu’il agonisait, ils l’ont relâché. Peut-être qu’ils te la rendront maintenant, elle aussi. Et le Christ lui accordera la santé.

Le jeune tribun demeura quelques instants la tête basse ; puis il la releva et dit doucement :

— Oui, centurion, Christ l’a sauvée de la honte, Christ la sauvera de la mort.

Puis, ayant stationné jusqu’au soir sous les murs de la prison, il rentra chez lui et dit à ses gens d’aller chercher Linus et de le transporter dans une de ses villas suburbaines.

De son côté, Pétrone avait décidé d’agir encore. Il avait déjà vu l’Augusta ; il se rendit de nouveau auprès d’elle et la trouva au chevet du petit Rufius qui délirait, le crâne fracassé. La mère le défendait contre la mort avec l’épouvante et le désespoir dans le cœur, mais avec la crainte de ne le sauver que pour qu’il pérît d’une mort plus terrible encore.

Uniquement absorbée par sa douleur, elle ne voulait même pas entendre parler de Vinicius et de Lygie. Mais Pétrone la terrifia.

— Tu as offensé une divinité nouvelle et inconnue. Toi, Augusta, tu vénères, paraît-il, le Jéhovah des Hébreux ; mais les chrétiens prétendent que le Christ est son fils ; demande-toi si tu n’es point poursuivie par le courroux du père. N’es-tu pas l’objet de leur vengeance et la vie de Rufius ne dépend-elle pas de tes actes à venir ?

— Que veux-tu que je fasse ? — questionna Poppée avec angoisse.

— Apaise la divinité en colère.

— Comment ?

— Lygie est malade. Use de ton influence auprès de César et de Tigellin pour qu’on la rende à Vinicius.

— Crois-tu donc que je le puisse ? — demanda-t-elle désespérée.

— Tu peux autre chose. Si Lygie guérit, elle doit aller à la mort. Va au temple de Vesta et exige que la Virgo Magna se trouve par hasard aux abords du tullianum au moment où les prisonniers en sortiront pour être conduits à la mort. Qu’elle ordonne de remettre cette fille en liberté. La grande vestale ne saurait te le refuser.

— Mais si Lygie meurt de la fièvre ?

— Les chrétiens assurent que le Christ est vindicatif, mais juste : peut-être que ta seule intention l’apaisera.

— Qu’il me donne un signe m’assurant le salut de Rufius.

Pétrone haussa les épaules :

— Je ne viens pas en qualité d’ambassadeur du Christ, divine ! Je viens simplement te dire ceci : sois en bons termes avec tous les dieux, les romains et les autres.

— J’irai, — dit Poppée d’une voix brisée.

Pétrone respira.

« Enfin, — songea-t-il, — une fois du moins j’ai réussi en quelque chose. » Et en rentrant, il dit à Vinicius :

— Demande à ton Dieu que Lygie ne meure pas en prison, car, si elle vit, la grande vestale la délivrera. L’Augusta elle-même va le lui demander.

Vinicius, les yeux brillants de fièvre, le regarda et répondit :

— Christ la délivrera !

Poppée qui, pour sauver Rufius, était prête à offrir des hécatombes à tous les dieux de l’univers, confia, le soir même, l’enfant à la fidèle Sylvie, son ancienne nourrice à elle, et se rendit au Forum, chez les vestales.

Mais, au Palatin, on avait décidé déjà du sort de l’enfant. À peine la litière de l’impératrice eut-elle passé la grande porte, que deux affranchis de César firent irruption dans la pièce où était couché le petit Rufius : l’un d’eux se jeta sur la vieille Sylvie et la bâillonna, tandis que l’autre, en la frappant d’un petit sphinx de bronze, l’étourdit sur le coup.

Puis, ils s’approchèrent de Rufius. En proie à la fièvre, l’enfant ne se rendait pas compte de ce qui se passait et leur souriait en fermant à demi ses doux yeux, comme s’il essayait de les reconnaître. Enlevant la ceinture, ou cingulum de la nourrice, ils l’enroulèrent autour du cou de l’enfant et serrèrent. Il cria « maman » et expira.

Ils l’enveloppèrent alors dans une étoffe et, galopant vers Ostie, ils s’en furent jeter le corps dans la mer.

Poppée ne trouvant point la grande vierge, qui s’était rendue chez Vatinius avec les autres vestales, rentra au Palatin. En découvrant le berceau vide et le cadavre déjà froid de Sylvie, elle s’évanouit. Revenue à elle, elle se mit à crier, et ses cris sauvages retentirent pendant toute la nuit et la journée du lendemain.

Mais, le troisième jour, César lui donna l’ordre d’assister à un festin ; elle revêtit la tunique améthyste et s’y rendit. Et elle resta assise, avec un visage de pierre, blonde, muette, merveilleuse et sinistre, tel un ange de mort.