Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 2-12).

Chapitre I.

Pétrone se réveilla seulement vers midi, et très las, comme de coutume. La veille, il avait été convive de Néron, et le festin s’était prolongé fort avant dans la nuit. Depuis quelque temps, sa santé commençait à s’altérer. Il avouait se réveiller le matin tout engourdi et incapable de rassembler ses idées. Mais le bain matinal et un soigneux massage opéré par d’habiles esclaves stimulaient la circulation de son sang paresseux, achevaient de le réveiller, lui rendaient ses forces, si bien que de l’oleotechium, c’est-à-dire du dernier compartiment de la salle de bains, il sortait comme rajeuni, les yeux pétillants d’esprit et de gaieté, élégant, et tellement supérieur qu’Othon lui-même n’eût pu rivaliser avec lui. C’était bien là celui qu’on appelait l’arbiter elegantiarum.

Il ne fréquentait les bains publics que dans les rares cas où un rhéteur, faisant parler de lui dans la ville, y venait susciter l’admiration, ou quand, lors des éphébies, on y donnait des jeux attrayants. Il avait dans son insula ses bains particuliers que le célèbre compagnon de Sévère, Celer, lui avait agrandis, rebâtis, et ornés avec un goût si recherché que Néron même reconnaissait leur supériorité sur ses bains à lui, pourtant plus vastes et plus luxueusement installés.

Ainsi, après ce festin de la veille, où, d’abord ennuyé par les bouffonneries de Vatinius, il avait ratiociné avec Néron, Lucain et Sénèque sur la question de savoir si la femme possède une âme, il s’était levé tard et prenait son bain comme à l’ordinaire. Deux balneatores, taillés en hercules, venaient de le poser sur une mensa de cyprès recouverte d’un neigeux byssus égyptien, et, de leurs paumes enduites d’huile parfumée, ils s’étaient mis à frotter son corps aux formes sculpturales. Lui, les yeux fermés, attendait que la chaleur du laconicum et celle de leurs mains eussent pénétré en lui et dissipé sa fatigue.

Enfin, après un certain temps, il ouvrit les yeux et parla : il s’informa du temps qu’il faisait et des gemmes que le joaillier Idomène devait venir lui soumettre ce jour-là. Il se trouva qu’il faisait beau temps, qu’une légère brise soufflait des monts Albains et que les gemmes n’étaient pas encore arrivées. Pétrone referma les yeux et donna l’ordre qu’on le portât au tepidarium. Mais, soulevant la draperie, le nomenclator annonça la visite du jeune Marcus Vinicius, récemment arrivé d’Asie Mineure.

Pétrone ordonna de faire entrer le visiteur au tepidarium, où il se rendit à son tour. Vinicius était son parent, fils de sa sœur aînée, qui jadis avait épousé Marcus Vinicius, personnage consulaire au temps de Tibère. Le jeune homme, qui venait de servir sous Corbulon contre les Parthes, rentrait, la guerre terminée. Pétrone avait pour lui un certain faible, très proche de l’affection, parce que Marcus était un beau jeune homme au corps d’athlète sachant, dans la débauche même, conserver certaine mesure esthétique, chose que Pétrone prisait par-dessus tout.

— Salut, Pétrone, — dit le jeune homme en entrant d’un pas alerte dans le tepidarium ; — que tous les dieux te soient propices, et particulièrement Asclépias et Cypris ; car, sous leur double égide, il ne peut rien t’arriver de mal.

— Sois le bienvenu dans Rome et que le repos te soit doux après la guerre, — répondit Pétrone en dégageant, pour la lui tendre, sa main des plis d’un soyeux tissu de lin dont il était enveloppé — qu’y a-t-il de nouveau en Arménie ? Durant ton séjour en Asie, n’as-tu pas poussé une pointe jusqu’en Bithynie ?

Pétrone avait été jadis proconsul en Bithynie et y avait même gouverné avec énergie et justice, contraste singulier avec le caractère de cet homme, fameux par ses goûts efféminés et sa soif du luxe. Aussi rappelait-il volontiers ce temps-là, qui fournissait la preuve de ce qu’il aurait pu et su faire, s’il lui avait plu de s’en donner la peine.

— J’ai eu l’occasion d’aller à Héraclée, — répondit Vinicius. — Corbulon m’y a envoyé pour y lever des renforts.

— Ah ! Héraclée ! J’y connus une fille de Colchide pour qui je donnerais toutes les divorcées d’ici, sans en excepter Poppée. Au fait, c’est là une vieille histoire. Donne-moi plutôt des nouvelles de la frontière des Parthes. Cela n’empêche que je sois fatigué de tous ces Vologèse, Tiridate, Tigrane et autres barbares qui, suivant les dires du jeune Arulanus, marchent encore chez eux à quatre pattes et n’imitent les hommes qu’en notre présence. Mais en ce moment on en parle beaucoup à Rome, peut-être parce qu’il est dangereux d’y parler d’autre chose.

— Cette guerre tourne mal ; n’était Corbulon, elle pourrait se terminer par une défaite.

— Corbulon ! par Bacchus ! c’est un vrai petit dieu de la guerre, un véritable Mars, un chef illustre et à la fois fougueux, loyal et sot. Je l’aime, uniquement parce que Néron a peur de lui.

— Corbulon n’est pas un sot.

— Peut-être as-tu raison, et d’ailleurs, peu importe. La sottise, comme dit Pyrrhon, n’est en rien pire que la sagesse et n’en diffère en rien.

Vinicius se mit à lui parler de la guerre, mais voyant Pétrone refermer ses paupières et considérant sa figure fatiguée et quelque peu amaigrie, le jeune homme changea de conversation et lui demanda avec sollicitude des nouvelles de sa santé.

Pétrone rouvrit les yeux.

La santé !… Non. Elle n’était pas brillante. À vrai dire, il n’en était pas encore au même point que ce jeune Syssena, parvenu à un tel degré d’insensibilité physique qu’il demandait, lorsqu’on le portait au bain le matin : « Suis-je assis ? » Néanmoins, il n’était pas bien portant. Vinicius venait de le mettre sous la protection d’Asclépias et de Cypris. Mais lui, Pétrone, n’avait aucune confiance dans Asclépias. On ne savait pas même de qui il était fils, cet Asclépias, d’Arsinoë ou de Coronide ? Et si l’on n’est pas certain de la mère, que dire alors du père ? Qui peut, à l’heure actuelle, répondre de son propre père ?

Ici, Pétrone sourit et continua :

— Il est vrai qu’il y a deux ans j’ai envoyé à Épidaure trois douzaines de passereaux vivants et une coupe remplie d’or ; mais sais-tu pourquoi ? Je me disais : si cela ne me fait pas de bien, cela ne me fera toujours pas de mal. S’il est encore en ce monde des hommes qui sacrifient aux dieux, je pense que tous raisonnent comme moi. Tous ! exceptés peut-être les muletiers que les voyageurs louent à la Porte Capêne. Outre Asclépias, j’ai eu également affaire aux Asclépiades quand, l’an dernier, je souffrais quelque peu de la vessie. Ils ont pratiqué pour moi des incubations. Je n’ignorais pas qu’ils fussent des charlatans, mais je me disais de même : « Quel mal cela peut-il me faire ? » Le monde repose sur la supercherie, et la vie est une illusion. L’âme aussi n’est qu’une illusion. Il faut cependant user d’assez de raison pour discerner les illusions agréables de celles qui ne le sont pas. Dans mon hypocaustum, je fais brûler du bois de cèdre saupoudré d’ambre, parce que je préfère dans la vie les arômes aux pestilences. Quant à Cypris, sous l’égide de qui tu m’as placé aussi, elle a manifesté sa protection en me gratifiant d’élancements dans la jambe droite. Au reste, une bonne déesse ! Je suppose que toi aussi tu porteras tôt ou tard de blanches colombes sur son autel…

— Oui, — répondit Vinicius. — J’ai été invulnérable aux flèches des Parthes, mais le trait de l’Amour m’a frappé… d’une façon imprévue, à quelques stades des portes de la ville.

— Par les blancs genoux des Grâces ! tu me raconteras la chose à loisir ! — s’écria Pétrone.

— Je venais précisément te demander conseil, — fit Marcus.

À ce moment parurent les epilatores, qui s’occupèrent de Pétrone. Sur l’invitation de celui-ci, Marcus se dépouilla de sa tunique et entra dans un bassin d’eau tiède.

— Ah ! je ne te demande pas si ton amour est partagé ! — reprit Pétrone en contemplant Vinicius dont le corps juvénile semblait sculpté dans du marbre ; — si Lysippe t’avait vu, tu ornerais, sous les traits d’un jeune Hercule, la porte qui mène au Palatin.

Vinicius sourit, flatté, et se plongea dans la piscine en éclaboussant largement d’eau tiède une mosaïque qui représentait Héra priant le Sommeil d’endormir Zeus. Pétrone le regardait de l’œil connaisseur d’un artiste.

Comme, son bain terminé, le jeune homme se remettait à son tour aux epilatores, le lector entra avec, sur le ventre, un étui de bronze plein de rouleaux de papyrus.

— Veux-tu écouter cela ? — demanda Pétrone.

— Volontiers, si ce sont tes œuvres, — répondit Vinicius. — Autrement, je préfère causer. Les poètes vous arrêtent aujourd’hui à tous les coins de rue.

— Certes oui ! On ne peut passer devant une basilique, devant des thermes, une bibliothèque ou une librairie, sans voir un poète gesticulant comme un singe. Quand Agrippa est revenu d’Orient, il les a pris pour des fous. Mais c’est de notre temps. César écrit des vers, et tout le monde suit son exemple. Seulement on n’a pas le droit d’écrire de meilleurs vers que ceux de César, et c’est pourquoi je crains un peu pour Lucain… Moi, j’écris de la prose dont je ne régale personne, pas même moi. Ce que le lector avait à nous lire, c’est les codicilles de ce pauvre Fabricius Veiento.

— Pourquoi « ce pauvre » ?

— Parce qu’on l’a invité à s’en aller jouer Ulysse et à ne pas réintégrer ses pénates jusqu’à nouvel ordre. Cette Odyssée lui sera d’autant plus légère que sa femme n’est pas une Pénélope. Inutile, n’est-ce pas ? de te dire qu’on l’a traité assez sottement. Au surplus, personne ici ne voit les choses que superficiellement. Ce livre est assez médiocre et ennuyeux, et il n’a eu de succès qu’une fois son auteur exilé. Aujourd’hui, on entend crier de tous côtés : « Scandale ! scandale ! » Il est possible que Veiento ait imaginé certaines choses, mais moi qui connais la ville, nos patres et nos femmes, je t’assure qu’il n’y a là qu’une bien pâle image de la réalité. N’empêche que chacun y cherche : soi-même avec crainte, et ses amis avec malveillance. À la librairie d’Aviranus, cent scribes copient ce livre sous la dictée ; le succès en est assuré.

— Tes prouesses n’y figurent pas ?

— Si, mais l’auteur s’est mépris : car je suis à la fois plus mauvais et moins plat qu’il ne me représente. Vois-tu, nous avons ici depuis longtemps perdu le sentiment de ce qui est digne et indigne, et, personnellement, il me paraît que cette différence n’existe pas, bien que Sénèque, Musonius et Thraséas se targuent de l’apercevoir. Moi, cela m’est égal ! Par Hercule ! je dis ce que je pense ! Et du moins j’ai gardé cette supériorité de discerner ce qui est laid et ce qui est beau, choses que, par exemple, ne saurait comprendre notre poète à la barbe d’airain, ce charretier, ce chanteur, ce danseur et cet histrion.

— Je regrette cependant Fabricius ! C’est un bon camarade.

— C’est la vanité qui l’a perdu. Il était suspect à tous, et personne ne savait au juste à quoi s’en tenir ; lui-même ne savait se taire et s’en allait jaser à tout venant sous le sceau du secret… As-tu entendu raconter l’histoire de Rufin ?

— Non.

— Eh bien ! allons nous rafraîchir dans le frigidarium, je te la conterai.

Ils passèrent dans le frigidarium, au centre duquel jaillissait un jet d’eau teinté de rose clair et d’où s’exhalait un parfum de violettes. Là, ils s’assirent pour prendre le frais, dans des niches tapissées d’étoffes de soie, et gardèrent un instant le silence. Vinicius contempla d’un air pensif un Faune de bronze cherchant de ses lèvres avides celles d’une nymphe qu’il tenait renversée sur son bras, puis il dit :

— Celui-là a raison. Voilà ce qu’il y a de meilleur dans la vie.

— Plus ou moins ! Mais en outre, toi tu aimes la guerre, moi pas ; sous la tente, les ongles se cassent et perdent leur teinte rose. Au fait, à chacun son plaisir. Barbe-d’Airain aime le chant, le sien surtout, et le vieux Scaurus son vase de Corinthe qu’il place la nuit près de son lit et qu’il embrasse pendant ses insomnies. Les bords en sont déjà usés sous ses baisers. Dis-moi, n’écris-tu pas des vers ?

— Non, je n’ai jamais construit un hexamètre entier.

— Et tu ne joues pas du luth, tu ne chantes pas ?

— Non.

— Tu ne conduis pas ?

— J’ai pris part à des courses autrefois, à Antioche, mais sans succès.

— Parfait, alors je suis tranquille sur ton compte. Et de quel parti es-tu à l’hippodrome ?

— Des Verts.

— Alors, je suis complètement rassuré, surtout que tu possèdes une assez belle fortune ; mais tu n’es pas aussi riche que Pallas ou Sénèque. Car à présent, vois-tu, il fait bon chez nous écrire des vers, chanter en s’accompagnant du luth, déclamer et courir dans le cirque ; mais il est de beaucoup préférable, et surtout plus sûr, de ne pas écrire de vers, de ne pas jouer, de ne pas chanter et de ne pas courir dans le cirque. Le mieux est de savoir admirer Barbe-d’Airain y montrant ses talents. Tu es beau garçon ; le danger serait que Poppée s’éprît de toi. Mais elle a pour cela trop d’expérience. Elle a été rassasiée d’amour par ses deux premiers maris, et avec le troisième il s’agit pour elle de tout autre chose. Figure-toi que cet imbécile d’Othon l’aime toujours à la folie… Il erre là-bas, sur les rochers d’Espagne, en poussant des soupirs, et il a si bien perdu ses anciennes habitudes, il est devenu si négligent de sa personne, qu’il lui suffit maintenant de trois heures par jour pour accommoder ses frisures. Qui eût pu croire cela de la part d’Othon ?

— Je le comprends, moi, — répondit Vinicius, — mais, à sa place, j’agirais autrement.

— Comment ?

— Je me créerais des légions fidèles parmi les montagnards de là-bas. Ce sont de rudes soldats, ces Ibères.

— Vinicius ! Vinicius ! Je suis tenté de dire que tu n’en serais pas capable. Sais-tu pourquoi ? C’est qu’on les fait, ces choses-là, et qu’on ne les dit pas, même à titre d’hypothèses. À sa place, moi je me rirais de Poppée, je me rirais de Barbe-d’Airain et me recruterais des légions, non pas d’Ibères, mais d’Ibériennes. Tout au plus écrirais-je des épigrammes, en prenant soin de ne les lire à personne…, pas comme ce pauvre Rufin.

— Tu voulais me conter son histoire.

— Je te la dirai dans l’unctuarium.

Mais, dans l’unctuarium, l’attention de Vinicius s’absorba dans la contemplation des belles esclaves qui y attendaient les baigneurs. Deux d’entre elles, des négresses, telles de magnifiques statues d’ébène, commencèrent à leur oindre le corps de suaves parfums d’Arabie ; d’autres, Phrygiennes, coiffeuses habiles, tenaient dans leurs mains délicates et souples comme des serpents des miroirs d’acier poli et des peignes ; deux autres, filles grecques de Cos, véritables déesses, attendaient, en leur qualité de vestiplicae, le moment où elles auraient à disposer en plis sculpturaux les toges de leurs maîtres.

— Par Zeus, assembleur de nuées ! — s’écria Marcus Vinicius, — quel choix il y a ici !

— Je préfère la qualité à la quantité, — répondit Pétrone — Toute ma familia[1] de Rome ne dépasse pas quatre cents têtes : et j’estime que les parvenus seuls ont besoin, pour leur service particulier, d’un plus nombreux domestique.

— Chez Barbe-d’Airain lui-même, on ne trouverait pas de corps aussi parfaits, — dit Vinicius, les narines palpitantes.

À ces mots, Pétrone répondit avec une sorte d’insouciance amicale :

— Tu es mon parent et je ne suis, moi, ni si peu accommodant que Barsus, ni aussi pédant qu’Aulus Plautius.

Vinicius, à ce dernier nom, oublia déjà les filles de Cos et élevant brusquement la voix, il demanda :

— Pourquoi Aulus Plautius t’est-il venu à l’esprit ? Sais-tu que, m’étant démis le bras à proximité de la ville, je suis resté quelques jours chez eux ? Plautius, étant venu à passer au moment de l’accident et voyant que je souffrais beaucoup, m’avait emmené chez lui où son esclave, le médecin Mérion, me guérit C’est précisément de cela que je voulais te parler.

— Et alors ? Te serais-tu par hasard amouraché de Pomponia ? En ce cas, je te plaindrais : pas jeune et si vertueuse ! Je ne puis rien imaginer de plus mauvais que ce mélange. Brrr !

— Non, pas de Pomponia ! Eheu ! — fit Vinicius.

— Et de qui donc ?

— De qui ? Si je le savais ! Je ne connais même pas au juste son nom : Lygie, ou Callina ? On l’appelle chez eux Lygie, parce qu’elle est de la nation des Lygiens, mais en outre elle a son nom barbare de Callina. Étrange maison que celle de ces Plautius ! Elle est pleine de monde, et cependant il y règne un silence pareil à celui des bosquets de Subiacum. Pendant une dizaine de jours, j’ignorai qu’une divinité y résidait. Mais un matin, à l’aube, je l’aperçus qui se baignait dans un bassin du jardin. Et, sur l’écume d’où naquit Aphrodite, je te jure que les rayons de l’aurore se jouaient à travers son corps. Je craignais de la voir se fondre devant moi au soleil levant, comme se fond l’aurore. Depuis, je l’ai revue deux fois, et je ne sais plus ce que c’est que le repos ; je n’ai plus aucun autre désir, je veux ignorer tout ce que peut me donner la ville ; je ne veux pas de femmes, je ne veux pas d’or, je ne veux ni bronzes de Corinthe, ni ambre, ni nacre, ni vin, ni festins…, je ne veux que Lygie. Pétrone, je languis pour elle comme, sur la mosaïque de ton tepidarium, le Sommeil languit pour Païsiteia ; je la désire jour et nuit.

— Si c’est une esclave achète-la.

— Elle n’est pas esclave.

— Qu’est-elle donc ? Une affranchie de Plautius ?

— Elle n’a jamais été esclave, on n’a pas eu à l’affranchir.

— Alors ?

— Je ne sais. Une fille de roi, ou quelque chose d’approchant.

— Tu m’intéresses, Vinicius.

— Si tu veux bien m’écouter, ta curiosité va être satisfaite. L’histoire n’est pas longue. Peut-être as-tu rencontré jadis Vannius, ce roi des Suèves qui, chassé de son pays, résida longtemps à Rome et y devint même fameux par sa chance au jeu d’osselets et sa façon de conduire un char. César Drusus le replaça sur son trône. Vannius, qui était en réalité un homme de valeur, gouverna d’abord très bien et mena des guerres heureuses ; plus tard, cependant, il en vint à pressurer un peu trop, non seulement ses voisins, mais aussi ses propres Suèves. Si bien que Vangio et Sido, ses neveux, fils de Vibilius, roi des Hermandures, s’entendirent pour le forcer à retourner à Rome… y tenter la chance aux osselets.

— Je m’en souviens, c’était sous Claude, il n’y a pas si longtemps.

— Oui !… La guerre éclata. Alors Vannius demanda l’aide des Yazygues ; de leur côté, ses chers neveux, les Lygiens, ayant ouï parler des richesses de Vannius et attirés par l’appât du butin, accoururent si nombreux que César Claude commença à redouter l’invasion de ses frontières. Bien que peu enclin à s’immiscer dans les guerres des Barbares, il écrivit néanmoins à Atelius Hister, qui commandait la légion du Danube, de suivre d’un œil attentif les péripéties de la guerre et d’empêcher qu’on troublât notre paix. Hister exigea alors des Lygiens la promesse qu’ils ne franchiraient pas notre frontière ; non seulement ils y adhérèrent, mais encore ils donnèrent des otages, dont la femme et la fille de leur chef… Car, tu le sais, les Barbares traînent à la guerre leurs femmes et leurs enfants… Or, ma Lygie est la fille de ce chef.

— Comment as-tu appris tout cela ?

— C’est Aulus Plautius qui me l’a conté… Ainsi donc, les Lygiens ne passèrent pas alors la frontière. Mais les Barbares arrivent comme un ouragan et disparaissent de même. Ainsi disparurent les Lygiens aux têtes ornées de cornes d’aurochs. Ils battirent les Suèves et les Yazygues rassemblés par Vannius ; mais leur roi ayant péri, ils partirent avec leur butin, laissant les otages entre les mains d’Hister. Peu après, la mère mourut, et Hister, ne sachant que faire de l’enfant, l’envoya au gouverneur de la Germanie, Pomponius. Après la guerre des Canes, celui-ci rentra à Rome, où Claude, tu le sais, lui fit décerner les honneurs du triomphe. La fillette suivit le char du vainqueur ; mais après la cérémonie, un otage ne pouvant être considéré comme une captive et Pomponius ne sachant que faire d’elle, la confia à sa sœur, Pomponia Græcina, femme de Plautius. Sous ce toit, où tout est vertueux, depuis les maîtres jusqu’aux volatiles de la basse-cour, elle grandit vierge, aussi vertueuse, hélas ! que Græcina, et si belle que Poppée en personne semblerait à côté d’elle une figue d’automne auprès d’une pomme des Hespérides.

— Et alors ?

— Alors, je te le répète, depuis que j’ai vu les rayons passer à travers son corps pour se jouer dans l’eau du bassin, je l’aime à en devenir fou.

— Est-elle donc aussi transparente qu’une lamproie ou qu’une petite sardine ?

— Ne plaisante pas, Pétrone ; et si tu t’illusionnes parce que je parle avec calme de ma passion, rappelle-toi que souvent sous une toge élégante se cachent de profondes blessures. Je dois te dire aussi qu’à mon retour d’Asie, j’ai passé une nuit dans le temple de Mopsus dans l’espoir d’un songe prophétique, et là Mopsus m’apparut lui-même et m’annonça que l’amour devait amener un changement complet dans ma vie.

— J’ai entendu Pline dire qu’il ne croyait pas aux Dieux, mais qu’il croyait aux songes, et il est possible qu’il ait raison. En dépit de mes plaisanteries, je n’en pense pas moins quelquefois qu’en réalité il n’y a qu’une seule divinité, éternelle, toute-puissante, créatrice : Venus Genitrix. C’est elle qui fond tout ensemble les âmes, les corps et les choses. Éros a tiré le monde du chaos. A-t-il bien fait ? Ce n’est pas là la question ; mais puisqu’il en est ainsi, nous pouvons bien reconnaître sa puissance, sauf à ne pas l’adorer…

— Ah ! Pétrone ! il est plus facile de philosopher que de donner un bon conseil.

— Que veux-tu en somme ?

— Je veux Lygie ! Je veux que mes bras, qui maintenant n’étreignent que le vide, l’étreignent et la pressent contre ma poitrine. Je veux boire son souffle. Si c’était une esclave, je donnerais pour elle à Aulus cent jeunes filles aux pieds blanchis à la craie, en signe qu’elles n’ont jamais été mises en vente. Je veux la garder chez moi jusqu’au jour où ma tête sera aussi blanche que la cime du Soracte pendant l’hiver.

— Elle n’est pas esclave, certes, mais, en réalité, elle appartient à la familia de Plautius et, comme c’est une enfant abandonnée, on peut la considérer comme alumna, et Plautius est libre de la céder s’il le veut.

— À coup sûr, tu ne connais pas Pomponia Græcina. Et puis, tous deux se sont attachés à elle comme à leur propre enfant.

— Je connais Pomponia : un vrai cyprès. Si elle n’était la femme d’Aulus, on pourrait la louer en qualité de pleureuse. Depuis la mort de Julia, elle n’a pas quitté la stola noire et, vivante, elle a l’air de marcher déjà dans la prairie semée d’asphodèles. De plus, elle est univira, donc, parmi nos femmes quatre ou cinq fois divorcées, c’est vraiment un phénix… À propos ! Sais-tu qu’on parle d’un phénix qui, paraît-il, aurait surgi dans la Haute-Égypte, ce qui n’arrive que tous les cinq cents ans ?

— Pétrone ! Pétrone ! Nous parlerons du phénix un autre jour.

— Que puis-je, mon cher Marcus ? Je connais Aulus Plautius qui, tout en blâmant mon genre de vie, n’en a pas moins un faible pour moi et un peu plus d’estime que pour les autres ; car, il sait que je n’ai jamais été un délateur comme Domitius Afer, Tigellin et toute la bande des familiers d’Ahénobarbe. Enfin, sans me poser en stoïcien, j’ai souvent considéré d’un mauvais œil certains actes de Néron, sur lesquels Sénèque et Burrhus fermaient les yeux. Si tu juges que je sois à même de t’obtenir quelque chose auprès d’Aulus, je suis à ton service.

— Je crois que tu le peux. Tu as de l’influence sur lui et, au surplus, tu es inépuisable en fait d’expédients. Si tu y réfléchissais et que tu en parles à Plautius ?…

— Tu exagères mon influence et mon habileté, mais s’il ne s’agit que de cela, j’irai en parler à Plautius dès qu’ils rentreront en ville.

— Ils sont rentrés depuis deux jours.

— Passons alors dans le triclinium, où nous attend le déjeuner ; une fois restaurés, nous nous ferons transporter chez Plautius.

— Tu m’a toujours été cher, — s’écria Vinicius avec enthousiasme ; — mais à présent il me reste à faire placer ta statue au milieu de mes lares, ta statue aussi belle que celle-ci, et je lui offrirai des sacrifices.

Ce disant, il s’était tourné vers les statues qui ornaient tout un pan de mur de la salle embaumée et du geste il en désignait une qui représentait Pétrone en Hermès, le caducée à la main. Puis il ajouta :

— Par la lumière d’Hélios ! si le divin Alexandros te ressemblait, je ne m’étonne plus de la conduite d’Hélène.

Cette exclamation contenait autant de sincérité que de flatterie. Car Pétrone, quoique plus âgé et moins athlétique, était encore plus beau que Vinicius. Les femmes romaines n’admiraient pas seulement son esprit affiné et son goût, qui lui avait valu le titre d’arbitre des élégances, mais aussi son corps. Cette admiration se pouvait même lire sur le visage des deux jeunes Grecques de Cos qui, en ce moment, disposaient les plis de sa toge, et dont l’une, Eunice, qui l’aimait en secret, humble et ravie, le regardait dans les yeux.

Mais lui n’y apportait aucune attention, et souriant à Vinicius, il lui répondit par la définition de la femme d’après Sénèque :

« Animal impudens… », etc.

Et lui posant le bras sur l’épaule, il l’entraîna vers le triclinium.

Dans l’unctuarium, les deux jeunes Grecques, les Phrygiennes et les deux négresses s’occupèrent à ranger les epilichnia contenant les parfums. Mais à ce moment, la draperie relevée laissa voir les têtes des balneatores et l’on entendit un léger « psst » ; à cet appel, l’une des Grecques, les Phrygiennes et les Éthiopiennes disparurent vivement derrière la draperie. Alors commença dans les thermes une scène de débauches à laquelle l’intendant ne s’opposa pas, lui qui souvent prenait part à des saturnales de ce genre. Pétrone, d’ailleurs, s’en doutait bien un peu ; mais en homme indulgent et qui n’aime pas à sévir, il fermait les yeux.

Eunice était restée seule dans l’unctuarium. Un instant, elle prêta l’oreille aux bruits de voix et aux rires qui s’éloignaient du côté du laconicum, puis elle prit le siège d’ambre et d’ivoire sur lequel Pétrone était assis tout à l’heure et, avec précaution, l’approcha de la statue.

Le soleil inondait l’unctuarium de ses rayons sous lesquels resplendissaient les marbres multicolores qui recouvraient les murs.

Eunice se haussa sur le siège, au niveau de la statue, au cou de laquelle elle noua soudain ses bras ; puis, rejetant en arrière ses cheveux d’or, accolant sa chair rose au marbre blanc, elle scella avec transport sa bouche aux lèvres froides de Pétrone.

  1. Nom qui désigne collectivement tous les esclaves de la maison. (Note de l’auteur.)