Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 470-475).

Épilogue



La sédition des légions gauloises, menées par Vindex, ne parut point, tout d’abord, de grande importance. César n’avait que trente ans, et l’univers n’eût osé croire qu’il serait sitôt délivré du cauchemar qui l’étouffait. On se souvenait qu’au cours des précédents règnes, les légions s’étaient révoltées sans qu’il en résultât un changement de souverain. Au temps de Tibère, par exemple, Drusus avait apaisé les légions de Pannonie, et Germanicus celles du Rhin. On se disait : « D’ailleurs, qui donc succéderait à Néron ? Tous les descendants du divin Auguste ont péri durant son règne. » Et, devant les colosses qui le représentaient sous les traits d’Hercule, le peuple en arrivait à se convaincre qu’aucune force ne serait capable de briser cette puissance. Certains attendaient même son retour avec impatience, car Hélius et Polythète, à qui, avant son départ pour Achaïe, il avait confié l’intérim du pouvoir sur Rome et l’Italie, gouvernaient de façon plus sanguinaire encore.

Personne n’était sûr de sa vie ni de ses biens. La loi était méconnue. La dignité et la vertu s’étaient évanouies, les liens de la famille relâchés ; et les cœurs avilis n’osaient même plus espérer. De Grèce arrivait l’écho des incomparables triomphes de César, des milliers de couronnes conquises et des milliers de concurrents vaincus par lui. L’Univers semblait une unique orgie sanglante et bouffonne. De plus en plus s’ancrait la conviction que la vertu et la dignité avaient sombré pour jamais, et que le règne de la danse, de la musique, de la débauche et du carnage était définitivement établi. César lui-même, auquel la révolte des légions servait de prétexte à de nouvelles rapines, loin de se soucier de Vindex, semblait affecter de s’en montrer satisfait. Il ne voulait point quitter l’Achaïe, et il fallut qu’Hélius l’informât qu’en tardant plus longtemps il y risquait l’empire, pour qu’il se décidât à partir pour Naples.

Là, il se remit à jouer et à chanter, insouciant du danger toujours plus menaçant. En vain, Tigellin lui exposait que les rébellions précédentes n’avaient pas eu de chefs, tandis que cette fois il y avait à leur tête un descendant des rois d’Aquitaine, guerrier fameux et expérimenté. « Ici, — répondait Néron, — les Grecs m’écoutent ; c’est le seul peuple qui sache écouter et qui soit digne de mon chant. » Il disait que le seul but de sa vie était l’art et la renommée. Mais quand il apprit que Vindex l’avait déclaré artiste pitoyable, il partit précipitamment pour Rome. Les blessures infligées par Pétrone, et calmées par son séjour en Grèce, se rouvrirent. Il voulait demander au Sénat de faire justice d’une insulte aussi inouïe.

Chemin faisant, il vit un groupe en bronze représentant un guerrier gaulois terrassé par un chevalier romain, et ce fait lui sembla d’un heureux présage. De ce moment, il ne fit plus allusion à la révolte des légions et à Vindex que pour s’en moquer. Son entrée à Rome surpassa tout ce qu’on y avait vu jusqu’alors. Il fit usage du char qui avait servi au triomphe d’Auguste. On dut abattre une partie du cirque pour livrer passage au cortège. Le Sénat, les chevaliers et une foule innombrable vinrent à sa rencontre. Les cris de : « Salut, Auguste ! Salut, Hercule ! Salut, divin, unique, olympien, pythique, immortel ! » firent trembler les murs. Derrière lui, on portait les couronnes et les noms des villes où il avait triomphé, puis des plaques énumérant les maîtres vaincus par lui. Néron s’enivrait lui-même de toutes ces louanges, et il demandait avec émotion aux augustans : « Que fut jadis le triomphe de César, à comparer au mien ? » L’idée qu’un mortel osât lever la main sur un demi-dieu tel que lui, lui semblait absurde, insensée. Il se croyait réellement olympien et, par cela même, à l’abri de tout danger. L’enthousiasme, la frénésie des foules surchauffait son propre délire. Et, en ce jour de triomphe, on eût pu croire en démence non pas seulement Néron et la ville, mais l’univers entier.

Personne ne sut voir l’abîme creusé sous l’amoncellement des fleurs et des couronnes. Cependant, le soir même, les colonnes et les murs des temples se couvrirent d’inscriptions qui flétrissaient les crimes de César, le menaçaient d’une vengeance imminente et le raillaient en tant qu’artiste. Et de bouche en bouche volait ce dicton : « Il a tant chanté qu’il a fini par réveiller le coq (gallus) ! » Des nouvelles alarmantes circulaient par la ville et prenaient des proportions énormes. Les augustans furent pris d’anxiété. Le peuple, incertain de l’avenir, n’osait exprimer ni le désir, ni l’espoir, n’osait même ni sentir, ni penser.

Lui, continuait à vivre uniquement de théâtre et de musique. Il s’intéressait aux instruments nouvellement inventés et faisait essayer au Palatin un nouvel orgue hydraulique. Avec son esprit puéril et inapte à un plan ou à une action raisonnable, il s’imaginait que l’annonce d’une série de représentations et de spectacles prochains suffirait à écarter le danger. Constatant qu’indifférent à la lutte et aux moyens de s’assurer l’armée, il n’avait souci que de chercher des paroles capables d’exprimer le danger de l’orage qui grondait, ses intimes commencèrent à perdre la tête. D’aucuns opinaient qu’il essayait, par ses citations, de s’étourdir lui-même et d’étourdir ceux qui voyaient le danger. Ses actes devinrent fiévreux, et mille projets contradictoires se heurtaient dans son cerveau. Parfois, il se levait brusquement pour courir au-devant du péril, faisait emballer les cithares et les luths, formait avec ses jeunes esclaves des bataillons d’amazones, et donnait l’ordre de rapatrier les légions d’Orient. D’autres fois, au contraire, il croyait pouvoir apaiser la révolte des légions gauloises, non par ses armées, mais par son chant. Et il souriait à la pensée du spectacle qui aurait lieu après que sa voix aurait calmé les soldats. Les légionnaires l’entoureraient, les yeux pleins de larmes, et entonneraient un epinicion qui marquerait le commencement de l’âge d’or pour Rome et pour César. Ou bien, il lui fallait du sang ; puis, il déclarait se contenter, le cas échéant, du gouvernement de l’Égypte. Il se réclamait des devins qui lui avaient prédit l’empire de Jérusalem, ou enfin, il larmoyait à la pensée de s’en aller, chanteur ambulant, gagner son pain quotidien. Et les villes et les nations honoreraient alors en lui, non point le souverain de la terre, mais un barde tel que jamais l’humanité n’en avait entendu.

Ainsi il s’agitait, délirait, chantait, jouait, modifiait ses plans, ses citations, transformait sa vie et celle de l’univers en un cauchemar à la fois grotesque, fantastique et effroyable, en une tragi-comédie faite de sentences ampoulées, de lamentables vers, de gémissements, de larmes et de sang, pendant que s’amoncelait, à l’Ouest, le nuage, toujours plus dense, toujours plus opaque. La mesure était comble ; la farce allait finir.

En apprenant le soulèvement de Galba et l’adhésion de l’Espagne, il eut un accès de fureur : il brisa les coupes, renversa la table du festin, et donna des ordres que ni Hélius, ni Tigellin lui-même n’osèrent exécuter. Égorger tous les Gaulois habitant Rome, incendier encore une fois la ville, lâcher les fauves, et transporter la capitale à Alexandrie, lui parut une œuvre grandiose, stupéfiante et aisée. Mais les jours de sa toute-puissance n’étaient plus, et déjà les complices de ses forfaits eux-mêmes le tenaient pour fou.

La mort de Vindex et les dissensions des armées rebelles semblèrent, une fois encore, faire pencher la balance en sa faveur. Déjà de nouveaux festins, de nouveaux triomphes et de nouvelles exécutions étaient annoncés. Mais, une nuit, arriva du camp des prétoriens, sur un cheval tout couvert d’écume, un courrier porteur de la nouvelle que, dans la ville même, les soldats avaient levé l’étendard de la révolte et proclamé Galba empereur.

César dormait. Réveillé en sursaut, il appela les hommes de garde à sa porte. Mais le palais était déjà vide. Il ne restait que des esclaves qui, dans les recoins éloignés, raflaient prestement tout ce qui leur tombait sous la main. En l’apercevant, ils s’enfuirent. Lui, errait seul par tout le palais, emplissant la nuit de clameurs d’épouvante et de désespoir.

Enfin, ses affranchis Phaon, Spirus et Épaphrodite arrivèrent à son secours. Ils voulaient l’obliger à fuir, car il n’y avait plus un instant à perdre. Il hésitait encore. Si, vêtu de deuil, il haranguait le Sénat, celui-ci pourrait-il résister à son éloquence et à ses larmes ? S’il usait de tout son art, de toute son onction, de toute son habileté d’acteur, n’était-il pas assuré de le convaincre ? Ne lui donnerait-on pas, au moins, le gouvernement de l’Égypte ?

Habitués à s’aplatir devant lui, ils n’osaient le contredire ouvertement ; mais ils l’avertirent qu’avant d’avoir atteint le Forum, il serait mis en pièces par le peuple, et ils menacèrent de l’abandonner s’il ne montait immédiatement à cheval. Phaon lui offrit asile dans sa villa, située au-delà de la Porte Nomentane.

La tête couverte de leurs manteaux, ils galopèrent vers les portes de la ville. La nuit pâlissait. Dans les rues, un mouvement insolite indiquait le désarroi de l’heure. Un à un, ou par petits groupes, les soldats se répandaient par la ville. À proximité du camp, la vue d’un cadavre fit faire un écart au cheval de César. Le manteau glissa de la tête du cavalier, un soldat qui passait le reconnut, et, troublé par cette rencontre inattendue, il fit le salut militaire. En longeant le camp des prétoriens, ils entendirent un tonnerre d’acclamations en l’honneur de Galba. Alors seulement Néron comprit que l’heure de sa fin était proche. Il fut saisi d’épouvante et de remords. Il disait voir devant lui des ténèbres sous la forme d’une nuée sombre d’où émergeaient vers lui les visages de sa mère, de sa femme et de son frère. Ses dents claquaient ; mais son âme de comédien trouvait un certain charme dans cette horreur. Être le maître tout-puissant du monde entier, et perdre tout, lui apparaissait comme le comble du tragique. Et, fidèle à lui-même, il jouait jusqu’au bout le premier rôle. Une ardeur de déclamation s’empara de lui, en même temps qu’un désir éperdu que les assistants s’en souvinssent pour la postérité. Par instants, il disait vouloir mourir et demandait Spiculus, le gladiateur le plus expert en l’art de tuer. Par instants, il déclamait : « Ma mère, mon épouse, mon frère me convoquent ! » Des lueurs d’espoir, chimériques et puériles, s’ allumaient encore en lui. Il savait que c’était la mort, et il n’y croyait pas.

Ils trouvèrent ouverte la Porte Nomentane, où Pierre avait enseigné et baptisé. À l’aube, ils arrivèrent à la villa de Phaon.

Une fois là, les affranchis ne lui cachèrent plus qu’il était temps de mourir. Il fit creuser la fosse et s’étendit à terre, afin qu’ils prissent la mesure exacte. Mais à la vue du trou béant, il fut saisi de terreur. Sa face bouffie devint livide et sur son front, telles des gouttes de rosée, perlèrent des gouttes de sueur. D’une voix à la fois tremblante et pathétique, il déclara qu’il n’était pas temps encore. Puis il reprit ses citations. Enfin, il demanda que son corps fût brûlé.

« Quel artiste périt ! » — répétait-il comme dans une rêverie.

Cependant, un courrier de Phaon vint annoncer que le Sénat avait déjà statué, et que le parricide serait puni selon la coutume.

— Quelle est cette coutume ? — demanda Néron, les lèvres exsangues.

— Ils te mettront la fourche au cou, te fouetteront à mort et jetteront ton cadavre dans le Tibre ! — répondit Épaphrodite bourru.

Il ouvrit son manteau et mit à nu la poitrine.

— Ainsi, il est temps ! — dit-il, les yeux au ciel.

Et il répéta :

— Quel artiste périt !

À cet instant, un galop résonna : un centurion venait, avec ses soldats, pour la tête d’Ahénobarbe.

— Hâte-toi ! — crièrent les affranchis.

Néron appuya le glaive sur sa gorge. Mais il poussait d’une main timide, et l’on voyait qu’il n’oserait jamais enfoncer la lame. Brusquement, Épaphrodite lui força la main, et le glaive entra jusqu’à la garde. Ses yeux se désorbitèrent, affreux, énormes, emplis d’épouvante.

— Je t’apporte la vie ! — cria le centurion en rentrant.

— Trop tard ! — râla-t-il.

Et il ajouta :

— La voilà, la fidélité !

Soudain, la mort enténébra son regard. De son cou épais, le sang, en un bouillonnement noirâtre, jaillit sur les fleurs du jardin. Ses pieds labourèrent le sol, et il expira.

Le lendemain, la fidèle Acté vint recouvrir sa dépouille de tissus précieux et la brûler sur un bûcher d’aromates. Ainsi passa Néron, comme passent la rafale, la tempête, l’incendie, la guerre ou la peste ; tandis que, des hauteurs du Vatican, règne désormais sur la ville et sur le monde la basilique de Pierre.

Non loin de l’antique Porte Capène, s’élève aujourd’hui une chapelle minuscule, avec cette inscription à demi effacée : QUO VADIS, DOMINE ?