Quito, république de l’Équateur


Place et fontaine près de la cathédrale, à Quito. — Dessin de E. Thérond d’après M. Ernest Charton.


QUITO
(RÉPUBLIQUE DE L’ÉQUATEUR),


PAR M. ERNEST CHARTON.


1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


Séparateur



De Guayaquil à Quito. — Forêt vierge. — La plaine de Guaranda. — Quito. — Sa situation. — Les temples du Soleil et de la Lune. — Les rues. — Ce qu’est devenu le musée. — Comment se divertir ? — La dernière scène des processions. — Un mauvais voisinage.

J’étais parti de Guayaquil[1] le 22 mars 1862. Après avoir remonté le Guayas, beau fleuve parsemé d’îles flottantes et bordé d’une luxuriante végétation, je pénétrai dans l’immense forêt vierge de l’Équateur, située sur le versant occidental de la première chaîne des Cordillères.

Je ne perdrai jamais le souvenir de ce que j’éprouvai en entrant dans cette imposante solitude. Une lumière incertaine, verdâtre, y confondait les objets et leur donnait une forme vague et fantastique ; je marchais, ému et ravi, comme dans un de ces pays imaginaires qu’on voit quelquefois en songe ; une atmosphère vaporeuse communiquait à mes membres fatigués de la chaleur du soleil un bien-être inexprimable ; j’aurais voulu m’arrêter, rêver, me recueillir ; mais de toutes parts la nouveauté et l’étrangeté des objets m’attiraient ; de pittoresques accidents de terrain, des collines, des gorges profondes diversifiaient la scène sans lui rien ôter de sa grandeur. Qui oserait tenter d’esquisser en quelques lignes des impressions si extraordinaires, dont l’esprit troublé a tant de peine à se rendre compte, et qui, avec les années, ne font que s’accroître et se multiplier dans la mémoire !

La grande plaine de Guaranda, qui succède à la forêt et qu’il faut traverser pour se diriger vers Quito, contrastait vivement, par son éclatante lumière et les jaunes moissons de ses champs d’une fertilité admirable, avec la sombre verdure d’où je venais de sortir à regret. Mais j’étais loin encore de mon but.

Après avoir gravi, non sans fatigue et sans danger, la chaîne des Andes, et jeté un regard d’admiration sur le majestueux Chimborazo, je dus encore parcourir une trentaine de lieues dans un pays coupé de bois, de prairies et de montagnes, avant d’arriver à l’antique capitale de la république de l’Équateur.

Quito, résidence des derniers Incas, est située sur le 1° de latitude méridionale et sur le 81° de longitude occidentale, à trois mille mètres environ au-dessus du niveau de la mer.

Assise sur le plateau des Andes, entre les deux cratères du volcan de Pichincha, cette ville domine les cours d’eau et les grands bassins des deux versants qui descendent dans le Pacifique et dans l’Atlantique. Si cette région centrale de l’Équateur était plus peuplée, si l’on savait en développer les ressources de tout genre, Quito pourrait devenir la souveraine de l’Amérique méridionale.

Parmi les hautes collines qui l’entourent, la principale est le Panacillo, où l’on voit encore les ruines du temple du Soleil. En face, et tourné vers le levant, s’élevait celui de la lune, construit précisément à la place qu’occupe aujourd’hui la chapelle de Saint-Jean l’Évangéliste.

Il suffit de songer à cette situation de Quito, accrochée, pour ainsi dire, aux flancs d’une montagne, pour se faire une idée de l’irrégularité de ses rues. L’usage des voitures y est absolument impossible, et l’on se demanderait comment les indigènes ont choisi pour y fonder leur capitale un lieu qui semble mieux approprié à la demeure des aigles et des chamois, si l’on ne songeait que les premiers Quiténiens durent se préoccuper fort peu des obstacles qu’un site semblable apporterait un jour à la circulation et aux transports. Plus d’un avantage compensait cet inconvénient, assez léger d’ailleurs pour d’agiles Indiens : par exemple, la position stratégique qui était d’une si grande importance. Il est en effet aussi facile de descendre de la ville, à l’aide des cours d’eau navigables, pour envahir d’autres régions, qu’il serait difficile aux nations voisines de venir attaquer les habitants sur les hauteurs où ils sont retranchés ; la violence des courants que l’ennemi aurait à surmonter avant d’atteindre la Cordillière orientale suffirait seule à le mettre en déroute.

Mais aujourd’hui ce sont là des considérations de peu de valeur, et, pour les bons Quiténiens qu’aucun ennemi ne menace, il est dur d’avoir toujours à monter et à descendre à pied ; le luxe d’une voiture, je dirai même d’une charrette, leur est tout à fait inconnu, et lorsqu’ils viennent à sortir pour la première fois de leur pays, ils éprouvent à la vue d’un de ces véhicules une surprise non moins grande que celle des Péruviens lorsqu’ils entendent gronder le tonnerre.

La difficulté des communications entrave le commerce. Quito est une ville triste, sans industrie, et peu avancée en général sous le rapport de la civilisation. Ses rues sont presque désertes dès huit heures du soir ; il ne s’y est jamais établi ni théâtres, ni concerts, et, chose presque incroyable dans un pays si riche en souvenirs historiques, il n’y existe pas même un musée. On y avait bien réuni, il y a déjà longtemps, quelques médiocres tableaux, mais l’incurie des dernières administrations les a laissés en proie à la moisissure. Quand je visitai Quito, la vue des salles de peintures était le plus triste spectacle qu’il soit possible d’imaginer ; un grand nombre de toiles, à demi détachées de leurs cadres, pendaient comme les haillons d’un mendiant ; d’autres gisaient à terre, si souillées de poussière qu’on ne pouvait en distinguer le sujet. Un beau matin, l’autorité s’avisa que ce local désert pouvait être employé plus utilement : elle en fit un pigeonnier.

Moins favorisée que la plus pauvre bourgade de France, la capitale de la République équatorienne n’a pas de promenades publiques, et nulle fête ne vient jamais l’égayer, à moins qu’on n’appelle fêtes les interminables processions auxquelles prennent part presque toutes les femmes de la ville. Cependant, le peuple a si grand besoin de plaisirs bruyants, que ces pieuses cérémonies se terminent presque toujours par des danses ; il n’est même pas rare de voir un moine oublier sa robe, ou plutôt la relever jusqu’aux genoux, pour montrer avec quelle grâce et quelle souplesse il exécute les figures de la zamacuéca.

Quito néanmoins a des attraits naturels qui en rendent. le séjour presque digne d’envie, un air pur, un site admirable, une température douce et agréablement rafraîchie par la brise des montagnes, une abondance et une variété de vivres extraordinaires que leur bas prix met à la portée des plus pauvres ; enfin et surtout, l’aménité des habitats, leur humeur bienveillante et hospitalière.

En somme, Quito serait peut-être l’une des villes d’Amérique les plus charmantes, si son sol volcanique et le voisinage du Pichincha ne donnaient à réfléchir. Les ravages du tremblement de terre de 1859 sont à peine réparés aujourd’hui.


Population. — Les bolsiconas. — De jolis pieds nus. — Couturières. — Porteurs d’eau. — Sobriété. — Le cocu. — Le tambo. — Une rencontre. — Patience et douceur des Indiens.

La population Quitenienne est un sujet d’étude intéressant. La noblesse des types, la variété des costumes, le bon goût inné qui, jusque dans les classes inférieures, préside à la coupe des vêtements et à l’arrangement des couleurs, forment un ensemble pittoresque et harmonieux à la fois ; nulle part, même chez les races les mieux douées, je n’ai trouvé à un égal degré le sentiment artistique.

Les femmes du peuple, les fraîches et gracieuses bolsiconas, portent avec un charme particulier leur modeste costume qui, souvent ne se compose que de trois pièces : la chemise, dont les bords sont brodés de coton rouge ou bleu, la jupe de bayeta ou bolsicon, étoffe de laine grossière, et une sorte d’écharpe de peluche qu’elles drapent autour de leurs épaules. La jupe est très-courte, la jambe bien tournée, et les pieds nus sont si roses et si délicatement modelés qu’ils feraient l’admiration d’un sculpteur ou d’un peintre. Aussi la bolsicona met-elle un soin particulier à les poncer tous les jours avec du sable fin et, même lorsqu’il y a de la boue, ce qui arrive souvent dans les rues sales et mal entretenues de Quito, elle marche avec une telle légèreté qu’elle n’en laisse pas ternir la douce surface de la moindre souillure.

La bolsicona est généralement couturière ou brodeuse, et son goût, son habileté font rechercher dans toute l’Amérique méridionale les ouvrages sortis de ses mains. Bien qu’elle ne sache pas dessiner, elle possède d’une façon merveilleuse la mémoire des formes et l’art d’imiter la nature. En voici un exemple :

Pendant mon séjour à Quito, Mme Boursier, femme du consul général de France, voulut se faire broder des mouchoirs et appela près d’elle une bolsicona.

« Je désire, lui dit-elle, que tu me composes des dessins très-variés ; tu y mettras des fleurs pareilles à celles que tu vois sur ce tapis, à celles qui ornent ce papier, qui remplissent ces vases, etc. »

La jeune fille regarda les bouquets avec attention.

« C’est bien, madame, vous serez satisfaite. »

Un mois après elle vint apporter son travail. Mme Boursier, en examinant les broderies, ne put retenir une exclamation de surprise, tant les fleurs, habilement groupées, représentaient avec exactitude ce qu’elle avait indiqué à la bolsicona.

Les gens du peuple, vigoureux et bien faits, ont cependant quelque chose de disgracieux dans le port de la tête : l’habitude d’assujettir sur leur front les plus lourds fardeaux, à l’aide d’une courroie, fait prendre aux muscles de leur cou un développement démesuré qui choque singulièrement le regard. Les porteurs d’eau seuls ont adopté une autre méthode, mais la noblesse de l’attitude y gagne peu. Une lanière passée sur leur poitrine retient l’énorme jarre dont ils assurent l’équilibre sur leur échine fortement courbée au moyen d’un petit paillasson. Le poids qu’ils portent ainsi, n’est pas inférieur à quatre-vingts ou cent kilog. ; et c’est pour la modique somme d’un cuartille (15 centimes) que ces pauvres gens se rendent souvent à de très-grandes distances avec d’aussi fortes charges.

Les indigènes sont infatigables. Ils marchent des journées entières avec des fardeaux sous lesquels plierait une mule, et ils ne se reposent qu’une ou deux fois pour faire leur repas de quelques cuillerées d’une farine grossière qu’ils délayent dans leur bouche avec de l’eau puisée au ruisseau voisin ; ils prennent ensuite quelques feuilles de coco qu’ils mâchent avec un peu de chaux ou de marne. Cette plante, stomachique et fortifiante soutient leur vigueur et conserve leur santé ; elle était regardée comme sacrée par les anciens Péruviens, qui l’avaient dédiée au Soleil.

J’ai souvent rencontré aux environs de Quito des Indiens lourdement chargés qui, à l’aube du jour, partaient avec moi de la posada où j’avais passé la nuit. Bien que je fusse à cheval, et que parfois je ne fisse aucune halte dans la journée, j’étais toujours sûr de les trouver arrivés avant moi au tambo[2] où nous devions nous reposer le soir. Il est vrai de dire que leur extraordinaire agilité leur permet d’abréger la route à l’aide de sentiers qui seraient impraticables aux mules mêmes.

Le développement de la force musculaire chez les femmes indiennes est encore plus remarquable ; outre les accablants fardeaux dont elles sont chargées, elles ont très-souvent un ou deux marmots suspendus à leur cou. Dès que l’enfant peut marcher, la mère le pose à terre de temps en temps et le force à cheminer près d’elle ; un peu plus tard, elle place sur ses épaules un léger paquet, dont elle augmente le poids à mesure que croissent les forces du petit porteur ; quand il atteint sept ou huit ans, il est capable de rendre de véritables services.

Le hasard me fit un jour assister à une scène qui m’émut profondément. Deux indigènes, un homme et une femme, pesamment chargés et ruisselant de sueur, suivaient depuis une heure ou deux la même route que moi. Tout à coup je les vis entrer dans une cabane en ruines ; l’Indienne dont la grossesse paraissait fort avancée, s’étendit sur le sol. Surpris et inquiet d’une halte qui est si peu dans les habitudes de ces pauvres gens, je m’arrêtai pour attendre ce qui allait arriver. Le bruit de leurs paroles parvenait jusqu’à mon oreille, mais, ne sachant pas leur langue et incapable de faire connaître mes bonnes intentions, je me bornai à les observer de loin. Bientôt j’entendis dans la petite hutte des gémissements étouffés, presque aussitôt suivis des vagissements d’un petit enfant. Une demi-heure s’était à peine écoulée que le mari et la femme sortirent, portant un fardeau de plus. L’Indienne, à peine délivrée, et sans paraître sentir le poids énorme qui pesait sur ses épaules, pressait le nouveau-né sur son sein et lui souriait avec amour.

Je n’avais, hélas, à leur offrir qu’un peu d’eau-de-vie et quelques pièces de monnaie qu’ils reçurent avec une grande joie et force remerciements. Un instant après, ils étaient hors de vue.

Les Indiens joignent à la patience et au courage une douceur naturelle fort touchante chez un peuple qu’une longue oppression aurait pu aigrir. Jamais ils ne passent près d’un étranger sans ôter leur grand bolivard en lui souhaitant, dans leur harmonieux langage, un jour heureux et le succès de ses entreprises.

Comme la plupart des peuples asservis qui gardent au fond du cœur le souvenir et l’amour de leur nationalité perdue, les indigènes portent sur leur physionomie l’empreinte d’une mélancolie profonde. Leurs chants sont presque tous des complaintes dont le rhythme respire une indéfinissable tristesse. Il n’est pas besoin de connaître le quichua (langue des anciens Péruviens), pour comprendre que le sujet de ces mélodies est le regret de la liberté, et qu’elles perpétuent chez les Indiens la mémoire de la mort tragique des derniers Incas et des trahisons dont ils ont été victimes.

Les indigènes conservent encore aujourd’hui des mœurs naïves, malgré les mauvais traitements que les Européens leur ont fait subir et les vices dont ils leur ont donné l’exemple, à la honte de la civilisation. C’est un des peuples les plus dignes d’intérêt, les plus curieux à étudier qui soient au monde. Par malheur, les conquérants l’ont tellement appauvri, ils ont eu si grand soin de l’affaiblir, que c’est à peine s’il reste aujourd’hui sept ou huit mille indigènes dans un pays qui en comptait plusieurs millions.

Nous sera-t-il permis de donner ici quelques indications sur le peu qu’on sait de son histoire ?


L’ancienne race équatoriale. — Les Quipos. — L’hypothèse des origines. — Les Caras. — Leur art et leur industrie. — Huayna-capac. — Les conquérants européens plus barbares que les peuples conquis. — Le châtiment.

L’histoire de l’ancienne race Quitou serait d’un grand intérêt ; mais l’égoïsme cupide des premiers Européens qui envahirent son territoire, leur ignorance, leur dédain pour les recherches scientifiques furent cause que tout ce qui aurait pu servir à reconstituer les annales du pays a été détruit. Affamés d’or et peu soucieux de l’avenir, les Espagnols non-seulement négligèrent d’instruire les Indo-Américains, de leur donner des institutions sages et équitables, mais encore ils laissèrent même tomber dans l’oubli le mode de lire et d’écrire des Péruviens et des Équatoriens. On sait que ces peuples faisaient usage, comme les anciens Chinois de Quipos, d’un système de cordelettes à nœuds dont l’arrangement et les combinaisons leur tenaient lieu de chiffres, de lettres et de mots. Si on avait conservé avec soin ces curieux documents, si, d’autre part, avant de détruire les édifices antiques, les démolisseurs en avaient copié les inscription, nous aurions assurément des données précises sur l’origine de ces populations, sur leur état social, leurs lois et leurs coutumes. Mais à l’exception de l’histoire du Mexique, dont on a retrouvé quelques traces, il ne reste sur les autres États que de vagues indications qui suffisent seulement pour attester que les anciens Équatoriens cultivaient les arts, les sciences et l’industrie, et que leur développement intellectuel n’était pas si médiocre qu’on pourrait être disposé à le croire.

L’un des savants voyageurs qui ont parcouru le Nouveau-Monde, lord Kingsborough, a publié un ouvrage fort curieux dans lequel il hasarde cette singulière hypothèse que les premiers peuples civilisés de l’Amérique auraient eu pour ancêtres des bandes d’Israélites fugitif qui seraient remontés jusqu’aux glaces sibériennes, et là, auraient pris le parti de traverser le détroit de Behring afin de se soustraire aux horreurs de la famine. En butte aux attaques des sauvages, ils seraient descendus jusqu’aux plaines fertiles du Mexique et devenus une nation puissante. Quelques-unes de leurs colonies, détachées de la métropole, se seraient enfin avancées jusqu’au sud de l’Équateur, où elles auraient fondé les royaumes de Quito et de Cuzco.

Israélites ? Je ne sais : mais il paraît de plus en plus probable que les anciens colonisateurs de l’Amérique conquise par les Espagnols étaient d’origine asiatique. Il est difficile de ne pas en concevoir au moins la pensée lorsqu’on visite les débris de monuments du plateau des Andes et des forêts vierges de l’Équateur ainsi que ceux du Pérou. Bas-reliefs, vases, architecture, pyramides colossales rappellent, à beaucoup d’égards le style de l’Orient, bien que les signes graphiques, les symboles, les emblèmes, aient dû nécessairement varier suivant les époques, les dialectes, la marche et la tendance de la civilisation, et aussi selon les formes des végétaux et des animaux du continent américain.

La dernière monarchie existait-elle encore, ou bien avait-elle été remplacée par une autre dynastie de conquérants, lorsque, vers l’an 1000 de notre ère, les Caras s’emparèrent du Quito ? Comment le dire ? La rareté des documents historiques n’a pas permis jusqu’à présent d’éclaircir ce fait, et l’on ne sait pas davantage quel motif avait amené dans le pays la race guerrière des Caras. Ces nouveaux immigrants venaient-ils encore de l’ouest ou avaient-ils une origine commune, comme le supposent quelques écrivains dont la timidité n’est pas le défaut, avec les Cares ou Cariens de l’ancienne Asie ? Toujours est-il qu’ils envahirent successivement la Nouvelle-Grenade, le Pérou et plusieurs autres territoires, et que leur civilisation a précédé celle des Incas.

« On trouve, dit M. Onffroy de Thoron, auteur d’un ouvrage intéressant sur l’Amérique équatoriale, les traces de leur premier établissement dans la province de Manabi, dès l’an 600 de l’ère chrétienne, époque à laquelle ils s’établirent sur les rives du Charapoto ainsi que dans les environs du pueblo actuel de Monte-Christo. À deux lieues de cette dernière ville, sur le cerro de Hodja, on voit encore un hémicycle où sont rangés des siéges à bras en pierre, supportés chacun par un sphinx et destinés sans doute aux délibérations d’un grand conseil. Plus tard, vers la fin du dixième siècle, les Caras, sous le commandement de leur chef Caran-Shyri, débarquèrent à l’embouchure du Rio-Esméraldas et remontant ce cours d’eau ils parvinrent sur le plateau des Andes et s’emparèrent du royaume de Quito. Ils étendirent leurs conquêtes jusqu’à Huaca, près de la frontière actuelle de la Nouvelle-Grenade, et au sud de l’Équateur jusqu’au port de Païta, que possède aujourd’hui le Pérou. »

Les Caras avaient pour divinités principales le soleil et la lune ; quant à leur gouvernement c’était une monarchie, mais non pas absolue comme celles de l’Orient ; les décisions du Shyri ou roi ne devaient être mises à



Habitants de Quito. — Dessin de Fuchs d’après M. Ernest Charton. exécution qu’après avoir été approuvées par l’assemblée des chefs.

Ils étaient fort habiles dans l’art de travailler les métaux et de tailler les pierres précieuses ; ils savaient tanner les peaux et fabriquer de fins tissus de laine et de coton. Ils n’excellaient pas moins dans l’architecture ; les premiers en Amérique ils firent usage des cintres et des voûtes, innovation à laquelle leurs monuments durent une élégance que n’avaient point ceux des peuples plus anciens.

Cinq cents ans après la fondation de cet empire, l’Inca Huaynacapac déclara la guerre au quinzième et dernier roi des Caras, le défit dans une grande bataille et réunit ses États au Pérou qui en conserva la possession jusqu’au siècle suivant.

Les nouveaux conquérants exercèrent sur le pays qu’ils venaient de soumettre une influence relativement salutaire. Ils introduisirent à Quito une religion moins funeste ; ils protégèrent les arts et l’industrie. Des palais somptueux, des temples magnifiques furent érigés par leurs soins ; le ciment avec lequel ils construisirent ces monuments faisait adhérer si parfaitement les pierres les unes aux autres, que l’édifice entier paraissait taillé dans un bloc gigantesque.

Qui eût pu prévoir alors qu’une tourmente suffirait à balayer ce florissant empire et qu’un siècle plus tard ses habitants, courbés sous la plus cruelle oppression, retomberaient dans la barbarie ?

Au lieu de s’unir étroitement, quand parvint jusqu’à eux la nouvelle du débarquement des Espagnols, les Péruviens cherchèrent dans les étrangers des auxiliaires pour la défense de leurs querelles privées. Personne n’ignore l’histoire de leurs discordes et de leurs malheurs.

Quito, à demi détruite par le traître et sanguinaire Ruminahui, officier de l’Inca Atahualpa, qui avait voulu profiter des troubles du pays pour s’emparer de la couronne, fut mise à feu et à sang par les Européens. Presque toute la population mâle périt ; de sorte que l’un des lieutenants espagnols ayant voulu entreprendre une excursion dans les provinces de l’intérieur, ne vit arriver que des femmes et des enfants, à la place des hommes qu’il avait demandés pour porter les bagages et frayer sa route au milieu des forêts. Au lieu de songer combien le pays avait été dépeuplé, il crut à une mystification et, plein d’une aveugle rage, il fit passer au fil de l’épée ces victimes sans défense.

Enfin la paix se rétablit dans Quito, non point cette paix qui naît de la tranquille jouissance des droits civiques, du triomphe de la justice et de l’empire des lois, mais celle qui n’est que le silence d’une nation vaincue et mourante. L’œuvre civilisatrice des Incas avait cessé avec le régime terroriste et arbitraire des Espagnols. En vain les Jésuites, les Franciscains et quelques autres ordres religieux tentèrent de travailler à l’éducation des indigènes, les atrocités commises au nom de la religion par les Européens avaient aliéné tous les cœurs. Ardents seulement à s’enrichir, les conquérants entassaient les ruines sur leur passage ; les routes sans entretien furent détruites, les ponts s’effondrèrent, les digues se rompirent, les canaux d’irrigation s’obstruèrent ; les Indiens qui avaient échappé aux massacres furent accablés de corvées inhumaines et incessantes ; les uns s’enfuirent peu à peu dans les solitudes profondes des forêts, les autres découragés et abrutis se laissèrent écraser par la domination cruelle de leurs maîtres.

On exigeait d’eux les travaux les plus pénibles sans leur donner en retour le moindre salaire ; on leur arrachait des tributs dès l’âge de 13 ans, et s’ils n’étaient pas en état de les payer, on les vendait comme de vils animaux. Les Espagnols entreprenaient-ils quelque lointain voyage, chacun d’eux avait à sa suite, en guise de bêtes de somme, cinq ou six Indiens pesamment chargés et attachés à une chaîne, afin qu’ils ne pussent s’enfuir. Si durant le trajet, l’un de ces malheureux succombait à la fatigue, on lui coupait la tête afin de ne pas être obligé d’ouvrir le cadenas qui fermait son carcan, et son corps était abandonné pour servir de pâture aux vautours. Comme un cheval valait à cette époque quarante mille francs dans les provinces de l’Équateur, les cavaliers, pour économiser ces précieuses montures, se faisaient porter par des hommes à de longues distances, se souciant beaucoup moins de la perte de quelques Indiens que de celle d’une bête de somme.

Ces hommes aveugles et inhumains ne songeaient point au tort qu’ils se faisaient à eux-mêmes en exterminant les indigènes. « Ils allaient reconnaître, dit le capitaine Palomino, les provinces et les villages dont ils voulaient prendre possession. Si les habitants les recevaient en amis, on les mettait à la torture pour les forcer à avouer où se trouvaient leurs trésors ; si, au contraire, ils abandonnaient leurs maisons, les Espagnols y mettaient le feu, détruisaient toutes les provisions renfermées dans les dépôts, et traquaient les fugitifs comme des bêtes fauves avec des chiens qu’ils avaient dressés à cette horrible chasse. Les champs restaient en friche, et il en résulta une telle famine qu’une foule d’indigènes moururent exténués sur les chemins. »

Exaspérés par les barbares traitements qu’on leur faisait subir, et reconnaissant leur impuissance à reconquérir leur liberté, les Indiens ne voulurent pas laisser à leurs ennemis la jouissance des magnifiques travaux accomplis sous le règne des Incas. Avec la fureur du désespoir, ils commencèrent à détruire les vestiges de leur civilisation passée. Les Espagnols, au reste, rivalisaient avec eux dans cette œuvre de vandalisme. En quelques années on vit disparaître les monuments admirables, temples, palais, statues, qui avaient fait la gloire des siècles précédents. Deux routes royales pavées et bordées de hauts parapets, ne furent même pas épargnées. Ces superbes voies, construites pour relier Cuzco et Quito n’avaient pas moins de six cent soixante lieues de longueur. Elles allaient d’une montagne à l’autre en

passant par-dessus les vallées dont il avait fallu combler

Vue générale de Quito. — Dessin de E. Thérond d’après M. Ernest Charton.



Faubourg de Quito. — Dessin de E. Thérond d’après M. Ernest Charton.
la profondeur, et ne se détournaient même pas pour

traverser les lacs.

Cependant les indigènes ne purent enfouir tous leurs trésors, ni cacher aux Espagnols l’existence de leurs mines. Ce devait être là leur vengeance, car ces richesses prodigieuses, loin de profiter aux vainqueurs, furent pour eux une cause de ruine et de corruption. Pendant les trois siècles qu’ils occupèrent l’Amérique méridionale, ils se bornèrent à exploiter les gisements d’or et d’argent. Le travail des indigènes n’ayant pas suffi pour assouvir leur cupidité, ils introduisirent les nègres esclaves. Cependant il n’existe aucun pays où le règne végétal soit aussi riche que dans les contrées voisines de l’équateur, où le sol soit aussi fécond, où les eaux soient aussi abondantes. Mais les Espagnols ont négligé d’étudier les ressources des provinces qu’ils avaient conquises ; ils ont ignoré les noms et jusqu’à l’existence de plusieurs grandes rivières qui auraient pu devenir d’importantes artères commerciales. Attachés uniquement à l’exploitation de l’or, ils n’ont jamais songé à jeter les yeux vers l’avenir et ils ont dédaigné les utiles travaux qui eussent ouvert aux générations futures une source inépuisable de bien-être. L’Espagne, qui se proclamait la reine des deux mers et des deux mondes, n’a su que détruire ; elle n’a rien fondé de grand ni de durable. Mais il vient une heure terrible où la Providence venge les crimes de lèse-humanité. Cette heure inexorable est celle de la grande expiation ; elle arrive quand déborde la coupe de douleur des peuples. Qui pourrait dire que ce ne sont pas les larmes et le sang des nations américaines qui ont déposé dans le sein de l’orgueilleux empire de Charles-Quint les germes d’affaiblissement et de décadence dont nous voyons aujourd’hui les effets ? La race indigène et ses descendants s’unirent à des sujets espagnols que fatiguait eux aussi le joug de la métropole ; tous les Équatoriens se levèrent contre le despotisme du gouvernement castillan, et finirent, à la suite d’héroïques combats, par conquérir leur indépendance. Mais ces jeunes républiques sont, dès leur berceau, entourées de bien des périls, entravées par bien des obstacles ; elles ont à lutter contre de cruels embarras financiers et contre le désaccord des esprits, abaissés par une longue oppression et peu faits encore à l’exercice paisible de la liberté. Le lecteur pourra juger par lui-même de la situation du pays, s’il veut continuer à nous suivre dans une excursion à travers les rues de la ville et interroger avec nous les Quiténiens.


Les églises et les couvents. — La cathédrale. — San Francisco. — La chapelle des Jésuites. — Peinture et sculpture. — Michel de Santiago.

Quito est riche en églises et en couvents. Plusieurs de ces édifices, construits en style mauresque, sont d’une architecture assez remarquable et leur luxe est véritablement merveilleux. La cathédrale dont nous avons donné le dessin en tête de ce récit, et que précède une place ornée d’une fontaine, a des proportions élégantes ; ses voûtes ont de la majesté. La douce lumière qui pénètre à travers les vitraux tempère l’éclat des flots de pourpre et d’or répandus partout avec une profusion féerique ; des bas-reliefs travaillés avec art couvrent les murailles depuis le bas jusqu’au dôme ; ils sont partout revêtus d’une dorure aussi fraîche que si elle datait seulement d’hier ; un fond rouge fait ressortir ces riches sculptures dont le dessin révèle chez l’artiste de l’originalité et du goût. Colonnes, autels, chaire, confessionnaux, tout est richement décoré.

D’autres églises, San Francisco, par exemple, rivalisent de splendeur avec la cathédrale ; le style, l’ornementation intérieure sont à peu près semblables ; mais le fond sur lequel se détachent les bas-reliefs varie de couleur.

La chapelle des Jésuites mérite aussi une mention particulière ; nous y avons remarqué une table de marbre portant une inscription tracée par les académiciens français Bouguer, Godin et la Condamine. On y lit à quels degrés de latitude australe et de longitude occidentale de Paris le temple est situé ; ensuite s’y trouvent gravées sa déclinaison magnétique, son altitude, celle des volcans et des montagnes de la province, ainsi que les autres observations barométriques et astronomiques de l’année 1736.

Ces monuments religieux sont la seule trace durable que les Espagnols aient laissée de leur passage ; encore les temples du Dieu d’amour ont-ils été souillés par les exactions à l’aide desquelles ils ont été construits.

On peut presque s’étonner de voir comment s’est perpétué chez les Quiténiens le goût des beaux-arts. Les sciences, l’industrie ont toujours végété à Quito, mais on y cultive avec patience la peinture et la sculpture ; l’école Quiténienne a été et est encore une des principales ressources du pays. Les œuvres de ses artistes sont généralement du genre religieux, et il s’en fait un commerce considérable dans toute l’Amérique. Quelques-unes ont un certain mérite, mais la plupart, tombées dans le domaine de la spéculation, se recommandent surtout par le bon marché.

Cette école néanmoins a eu des maîtres d’un talent incontestable ; elle serait peut-être devenue célèbre si la pauvreté du pays eût permis d’encourager convenablement les artistes.

Dès le dix-septième siècle, un métis nommé Miguel de Santiago, acquit à Quito une grande réputation. Né avec le génie de la peinture, il sentit sa vocation à la vue d’un chef-d’œuvre : « Et moi aussi, je suis peintre ! » s’écria-t-il comme le Corrége. L’état peu avancé de son pays lui opposait cependant de sérieuses difficultés ; il lui fallut inventer une nouvelle manière de préparer les toiles, composer ses couleurs, fabriquer ses brosses, etc. Rien ne rebuta sa patience, et grâce aux habiles procédés qu’il employa, ses œuvres ont résisté à l’action destructive du temps. Le naturel du dessin, une certaine pureté des formes, l’expression des figures, la vivacité du coloris charment encore aujourd’hui les voyageurs qui visitent Quito ; on ne peut même se défendre de


Intérieur de la cathédrale de Quito. — Dessin de E. Thérond d’après M. Ernest Charton.

quelque admiration quand on songe que Miguel de

Santiago s’était formé lui-même, et qu’il ne possédait même pas les notions les plus élémentaires de la partie mécanique de son art. Sa fécondité n’était pas moins extraordinaire ; à lui seul, il décora tout le couvent de San-Augustin, et composa, dans d’autres églises, un grand nombre de peintures murales.

Une foule de disciples marchèrent dans la voie ouverte par Miguel de Santiago ; les Quiténiens sont naturellement portés aux études qui exigent de la persévérance et de la réflexion ; leur situation isolée au milieu des montagnes fortifie chez eux le goût méditatif et entretient leur goût pour les beautés de la nature. Malheureusement les nécessités de la vie matérielle ont arrêté de bonne heure l’essor de leur génie.


Visite à un atelier. — Histoire tragique d’un peintre. — Ingénieuse péroraison d’un avocat Quiténien.

À l’époque où je visitai Quito, un peintre y jouissait d’une grande renommée : il s’appelait P. Salas. Curieux de voir à l’œuvre un artiste qui, placé en dehors des centres de civilisation, devait avoir une méthode particulière, intéressante pour un praticien, je me fis présenter à lui[3].

À mon arrivée, je trouvai ce patriarche de la peinture occupé à esquisser un portrait en pied de grandeur naturelle. Près de lui se groupaient une dizaine de jeunes gens, courbés sur des chevalets. — Sans doute pensai-je, ce sont-là ses élèves. — Le maître de la maison, vieillard de petite taille, dont les traits fiers et expressifs annonçaient une vivacité d’esprit peu ordinaire à son âge, me reçut avec la plus franche cordialité.

Guidé par lui, je visitai la maison et traversai plusieurs ateliers où des jeunes gens préparaient des toiles, des couleurs, fabriquaient des brosses, etc. Je manifestai à mon hôte l’étonnement que j’éprouvais à la vue d’un personnel si nombreux, et je le félicitai d’avoir acquis assez de réputation pour réunir autant de disciples.

Le vieillard se mit à rire :

« Vos éloges tombent mal, monsieur, me dit-il d’un air de bonne humeur ; personne en notre pays ne se donne la peine de suivre les leçons d’un maître. Un peu de goût et de l’adresse, voilà tout ce qu’il faut pour la peinture de pacotille dont on fait chez nous une si grande consommation. Les jeunes gens que vous venez de voir sont mes enfants.

— Vos enfants ! mais j’en ai compté au moins quinze ?

— J’en ai vingt, monsieur, et sur ce nombre, dix-sept travaillent avec moi. Je vais vous présenter mes aînés ; ce sont des gaillards qui ont profité des exemples de leur père, comme vous pourrez en juger. »

Nous entrâmes dans une pièce voisine, où je trouvai deux jeunes artistes, Raphaël et Domingo, peignant de grandes toiles dont les sujets, empruntés à l’histoire sainte, étaient traités d’une manière assez large et avec un sentiment assez délicat des couleurs. Comme je leur demandais s’ils n’avaient point de modèles, ils me montrèrent des gravures, larges au plus comme la main, d’où ils avaient tiré les sujets qu’ils traitaient.

Grande fut ma surprise.

« Mais comment, m’écriai-je, pouvez-vous, avec ces chétives lithographies, arriver à une telle vérité de couleurs ?

— La différence des coups de burin nous indique les teintes principales, me répondirent-ils, l’imagination fait le reste.

Le talent d’harmoniser les tons est en effet inné chez les Quiténiens ; jamais nul parmi eux, même chez le peuple, ne mettra ensemble deux nuances discordantes. Mais cette intuition artistique aurait besoin d’être fécondée par de sérieuses études, et malheureusement leurs meilleurs maîtres, entraînés par l’exemple, s’appliquent plus à produire beaucoup qu’à bien faire.

Salas, a peint dans le cours de sa vie, plus de onze mille mètres carrés de toile, sans compter ce que ses enfants barbouillent sous sa direction.

Cette visite au vieil artiste, dans une ville perdue sous les tropiques, au milieu des Andes, à trois mille lieues de mon pays, me laisse un des souvenirs les plus agréables de mon voyage. Le bon Salas ne voulut pas me permettre de partir sans m’avoir fait accepter une collation ; sa femme et ses filles se mirent en devoir de préparer à la hâte ce qu’elles avaient de meilleur, tandis que le peintre et ses fils m’entretenaient de mille sujets intéressants, me questionnaient avec une curiosité pleine de sympathie et me témoignaient de la façon la plus affectueuse le plaisir que leur causait ma présence.

Je me retirai, enchanté de mes hôtes, et croyant n’avoir plus rien à apprendre sur cette famille patriarcale. Le front calme, la figure souriante de Salas, cet intérieur paisible et réglé, tout semblait annoncer une vie que n’avait jamais troublée aucun orage. Je fis part de mes réflexions à M. Boursier, consul général de France, qui m’accompagnait dans cette visite.

« Vous vous trompez, me dit-il, ce bon vieillard, dont l’existence douce et tranquille vous paraît si enviable, a été dans sa jeunesse le héros d’une lugubre tragédie. Traduit devant les tribunaux, il a entendu prononcer contre lui une sentence de mort, et peu s’en est fallu qu’il ne fût exécuté comme un meurtrier vulgaire.

— Un meurtrier ! lui, Salas ! C’est impossible. Il s’agit sans doute d’une de ces déplorables erreurs que la justice humaine commet quelquefois. Mais racontez-moi cette histoire, dites-moi comment son innocence fut découverte.

— Il était coupable et il ne cherchait point à nier son crime. Ardent et passionné, il aimait avec toute la fougue du sang méridional une jeune Quiténienne, celle-là même qui est devenue sa femme et que vous avez vue tout à l’heure préparer le thé en bonne ménagère. Salas était sur le point de l’épouser, lorsqu’un soir il rencontra devant sa porte un Espagnol qui lui donnait une sérénade ; une querelle s’engage : Salas exaspéré propose un duel : l’Espagnol refuse, et après une lutte de quelques instants il tombe inanimé.

Le meurtre était flagrant : Salas, condamné à mort, ne dut sa grâce qu’à une inspiration heureuse de son défenseur.

Cet avocat, qui se nommait Salvador, avait en vain fait valoir toutes les considérations qui militaient en faveur de son client. La loi était formelle et les juges restaient inébranlables.

« Rappelez-vous, messieurs, s’écria enfin l’orateur, rappelez-vous, qu’autrefois, alors que la civilisation européenne n’avait pas encore pénétré dans notre pays, les rois, voulant encourager les arts, rendirent un décret que l’on cite encore aujourd’hui avec éloge, car il témoigne de leur zèle intelligent pour la prospérité du royaume. Cet édit graciait tout coupable qui, condamné pour la première fois à la peine de mort, serait unanimement reconnu comme le plus habile dans sa profession. Vos lois seraient-elles plus implacables, plus inhumaines que celles de ces nations primitives ? Vous avez devant vous l’homme que le peuple proclame son premier peintre, dont ses rivaux mêmes avouent la supériorité ; ne vous laisserez-vous pas fléchir, sinon pour lui, au moins dans l’intérêt de l’État qui tire des beaux-arts sa gloire la plus incontestable et sa principale richesse ? »

Émus par ces paroles chaleureuses, les juges firent revivre en faveur de Salas la législation des Incas. La grâce toutefois, ajouta en riant M. Boursier, ne fut pas complète ; on commua la peine du gibet en celle du mariage.


L’industrie de Quito. — Misère. — Richesses végétales. — Tempêtes dans les Andes. — Aventure comique de deux généraux.

Outre les œuvres de ses artistes et les broderies de ses bolsiconas, Quito exporte dans les provinces voisines des toiles de coton appelées tocuyos, des bayados ou tissus de grosse laine, des couvertures et des ponchos. Mais cette industrie, encore peu développée est loin de procurer au pays les ressources dont il aurait besoin. Obligée de recourir à des emprunts onéreux, la république équatorienne n’a pas assez de revenus pour payer ses dettes et faire face à ses dépenses ; aussi est-elle menacée de quelque catastrophe si une sage et prévoyante administration ne parvient pas à fermer cette plaie mortelle aux sociétés comme aux familles, la dette. Par malheur, jusqu’à ce jour, le gouvernement n’a employé que des moyens qui irritent le mal au lieu de le guérir ; quand arrive une lourde échéance, on frappe d’impôts forcés les gens que l’on regarde comme des adversaires politiques, ou bien l’on commet contre les négociants et les propriétaires paisibles des exactions révoltantes. Que de fois n’a-t-on pas vu emprisonner d’honnêtes citoyens pour les obliger à des contributions extraordinaires, hors de toute proportion avec leur fortune, imposées arbitrairement et à l’improviste !

Et cependant, sur ce fertile territoire de l’Équateur, que de biens la nature ne prodiguerait-elle pas aux hommes courageux et forts qui sauraient les mériter par l’intelligence et le travail ! Que de trésors les montagnes et les forêts vierges gardent dans leurs entrailles ? Une quantité d’arbres précieux sont prêts à offrir, les uns le tribut de leurs fruits succulents, les autres, celui de leurs bois que rechercheraient l’ébénisterie et la construction ; ici s’élèvent le cotonnier, l’ébénier, le cèdre, le cascal aux troncs majestueux desquels s’enlacent la savoureuse grenadille ou la vanille odorante ; là, le cannelier, le caoutchouc, les plantes qui donnent les épices et les aromates, les baumes médicinaux, les résines, les gommes, les laques, qui se confondent avec le tabac, le tamarin, le laurier ; les creux des arbres recèlent d’abondants rayons de miel, et à leurs pieds croissent souvent des tubercules et des racines alimentaires.

Toutes ces richesses sont des productions spontanées du sol ; le règne végétal croît et fructifie sans le secours du travail. L’homme semble ignorer ou dédaigner ces dons de la nature, et c’est en vain que retentit au sommet des grands arbres la voix mélodieuse et triste de l’oiseau Dios-té-dé ; c’est en vain que son cri rappelle au voyageur ce qui lui est destiné, offert par la bonté de la providence.

Dios-té-dé ! Dieu te donne ! Quand donc cet appel touchant sera-t-il entendu ? Quand donc les populations de l’Amérique méridionale sauront-elles profiter et jouir de tant de bienfaits !

Il est vrai que la région intertropicale, si admirable et si féconde, exigerait de laborieux efforts pour être complétement et commodément asservie aux besoins de l’homme. Les forêts vierges, par exemple, qui renferment d’incalculables ressources, opposent à l’exploitation et au défrichement des obstacles proportionnés à la grandeur de la récompense. L’immense chaîne des Andes, qui contient des mines si abondantes et donne naissance à tant de grands fleuves, est pour les communications une cause de difficultés dont aurait à triompher l’industrie des Équatoriens. Non-seulement son élévation est considérable, le froid qui y règne excessif, mais pendant la saison des pluies, c’est-à-dire pendant six mois de l’année, elle est exposée à de terribles orages.

Lors d’une excursion que je fis dans les provinces méridionales, je fus témoin d’une de ces tourmentes et ce que je vis ne s’effacera jamais de mon esprit. Je savais que chaque jour, à trois heures de l’après midi, la tempête se déchaînait avec violence dans les montagnes, et, m’étant aventuré une fois assez loin de la ville, je m’étais promis d’être de retour avant l’heure fatale ; mais, désireux d’achever une vue commencée et retardé ensuite par des accidents de terrain, je devins malgré moi le spectateur d’une scène dont la plume ou le crayon sont impuissants à peindre la sublime horreur.’Le soleil avait tout à coup disparu derrière un amas de nuages qui enveloppaient le sommet des Andes de leurs sombres tourbillons. Les flancs des montagnes et leurs mille cavernes rugissaient en vomissant des éclairs, tandis que le ciel, de son côté, lançait des torrents de flammes ; pendant trois heures, je ne vis autour de moi qu’une atmosphère embrasée, j’entendis sans interruption les détonations effrayantes de la foudre que répétait la voix profonde des échos. Celui qui assiste au bombardement et à l’incendie d’une place de guerre n’a devant les yeux que la pâle imitation de cette lutte imposante des éléments. Enfin la tempête épuisée fit un dernier effort ; le tonnerre plus rapide devança la trombe d’air qui marchait ; celle-ci déchira, enleva ou renversa tout ce qui se trouvait sur son passage, elle pénétra dans la forêt et obligea les palmiers et les cèdres à se courber. Le ciel alors ouvrit ses cataractes et versa ses torrents sur les monts enflammés ; la terre n’était plus qu’un océan, l’air apaisé n’avait plus de souffle. Mais ce désordre dura peu : bientôt de tièdes vapeurs s’élevèrent du sol, l’horizon s’éclaircit et une agréable fraîcheur me rendit la vigueur nécessaire pour réagir contre de si terribles impressions.

J’aurais infailliblement péri comme tant d’autres voyageurs imprudents si je n’avais trouvé un refuge dans une caverne. Encore les décharges électriques qui m’entouraient menacèrent-elles plus d’une fois de m’atteindre. Lorsque je rentrai à la posada, l’hôtelier, me croyant mort, racontait déjà ma triste aventure avec force détails qui faisaient le plus grand honneur à son imagination. Le brave homme m’accueillit néanmoins avec joie et, pendant toute la soirée le récit des catastrophes causées par les tempêtes des Cordillères défraya la conversation.

Ces lugubres histoires auraient probablement troublé mon sommeil et m’auraient exposé à d’affreux cauchemars, si un charitable péruvien n’eût changé le cours de nos idées en nous racontant une anecdote comique.

Deux généraux, venant de Lima, traversaient ensemble les difficiles passages des Andes. Engagés dans une conversation animée, ils oubliaient le péril auquel les exposait l’allure paresseuse de leurs mules. Tout à coup, une averse de grêle vint fondre sur eux ; la foudre éclatait à chaque instant, et la terre, mise en contact avec l’électricité des nues, lançait elle-même des flammes. Enfin, la puissance des vents devint si menaçante que nos deux amis craignirent de se voir emportés avec leurs montures. Ils cherchaient des yeux un abri : leurs regards découragés n’en apercevaient nulle part.

Un vaste étang bordait leur chemin.

« Eh ! dit l’un d’eux, si nous nous mettions dans l’eau, nous serions moins exposés au vent et à la foudre !

— Excellente idée ! répliqua l’autre ; entre deux maux, il faut choisir le moindre. »

Là-dessus, nos généraux mettent pied à terre et s’enfoncent jusqu’au cou dans la nappe liquide. Mais si leur corps était préservé, leur tête ne l’était pas, et pour la garantir ils la plongeaient dans l’eau à chaque éclair, enviant le sort des heureux habitants du petit lac que la nécessité de la respiration n’obligeait point à paraître à la surface.

Leur terreur redoubla quand ils virent foudroyer leurs mules à quelques pas de l’humide retraite ; croyant leur dernière heure arrivée, ils recommandèrent leur âme à Dieu.

« Hélas ! s’écria l’un, j’ai, depuis longtemps, oublié mes prières.

— Je vais alors, répliqua l’autre qui avait été élevé dans un couvent, dire à haute voix le Confiteor, et vous n’aurez qu’à répéter mes paroles. »

Tous deux se mirent à réciter d’une voix tremblante les saintes oraisons, accompagnées de vigoureux et fréquents mea culpa.

Quoique résignés à mourir, nos deux voyageurs faisaient maints plongeons entremêlés de signes de croix. Bonne ou mauvaise, l’expérience ne leur fut pas funeste. L’orage cessa et la foudre les avait épargnés. Cependant ils avaient passé plusieurs heures dans un bain glacé ; ils n’avaient plus de montures, point de vivres ni d’habits de rechange ; et ils durent, dans cet état lamentable, faire à pied plusieurs lieues avant d’atteindre une habitation. Lorsqu’ils y arrivèrent, leurs cheveux, dit-on, étaient blancs ; une seule épreuve les avait vieillis plus que vingt campagnes[4].


Une soirée à Quito. — Le mariage impromptu. — La collation. — Papel Quemado ! — Une noce populaire. — Repas, musique et danse.

Revenons à Quito. Sous le rapport de la civilisation, cette ville est, malgré son titre de capitale, beaucoup moins avancée que Guayaquil, Lima, Valparaiso, Buenos-Ayres, Santiago, etc. À l’exception des fonctionnaires publics et des représentants des nations étrangères, on ne compte guère, dans tout Quito, que six ou huit familles considérables par la fortune ou la naissance. Le reste de la population se compose de commerçants, d’artistes et d’artisans peu aisés ; Encore ne faudrait-il point s’imaginer que cette aristocratie équatorienne soit tout entière un type de développement intellectuel et de distinction ; une soirée que je passai dans l’une des maisons les plus opulentes de la ville, m’enleva, dès la première semaine de mon séjour à Quito, toute illusion à cet égard.

Fatigué d’être demeuré de longues heures en tête à tête avec mon crayon, je résolus de rendre visite à une famille à laquelle j’étais recommandé. Ma qualité de Français m’assurait un bon accueil, et, de plus, comme je l’appris ensuite, on me croyait célibataire, titre fort en faveur dans un pays où la société n’est pas assez nombreuse pour que les jeunes filles trouvent aisément des partis avantageux.

À la porte, je rencontrai un ancien compagnon de voyage, fils d’un négociant de Hambourg, qui se donnait effrontément pour un ex-colonel de la garde d’honneur de l’empereur Nicolas, et se faisait appeler le comte de Roval.

Il m’accabla de démonstrations d’amitié, et


Rue et habitants de Quito. — Dessin de Fuchs d’après M. Ernest Charton.

s’avançant vers la maîtresse de la maison avec un aplomb incroyable,

il me présenta comme l’un de ses meilleurs camarades. Trop stupéfait pour réclamer, je pris place au milieu du cercle des visiteurs et je commençai à estropier l’espagnol du moins mal que je pus avec ma voisine, vieille Quiténienne au teint basané. Cette conversation ne m’offrant pas un attrait bien vif, je me mis à observer les singulières physionomies qui m’environnaient et l’aspect étrange de ce salon qu’éclairaient à peine deux maigres bougies enfermées dans deux grands globes de verre.

La société se composait de cinq dames âgée et de deux jeunes filles assises en cercle autour d’un petit paillasson. À l’exception des jolies señoritas, qui laissaient tomber sur leurs épaules de magnifiques tresses d’un noir de jais, nos hôtesses étaient fort mal peignées. Drapées dans de grands châles, elles fumaient à qui mieux mieux d’énormes cigares et faisaient pleuvoir des jets de salive sur le petit paillasson comme sur une cible. Ce qui m’amusait le plus, c’était l’adresse avec laquelle ces dames atteignaient le but, et cela sans faire en apparence le moindre effort, à la manière des marchands de vin quand, après avoir dégusté la liqueur, il la rejettent avec un léger sifflement.

Comme dans tous les pays où les femmes ne pensent guère et ne lisent jamais, la conversation roula sur la pluie et le beau temps et surtout sur les faits et gestes du voisin qui fut déchiré sans pitié.

J’étais à peine arrivé depuis une demi-heure, et déjà l’influence soporifique de cet insignifiant verbiage commençait à engourdir mes membres, quand je fus tiré de ma torpeur par une démangeaison insupportable. Je faisais des efforts surhumains pour contenir l’agitation à laquelle j’étais en proie, croisant et décroisant mes jambes, rajustant mon faux-col et mes manchettes. Cependant le coin du châle de la dame placée en face de moi s’écarta par hasard et me révéla une stratégie que je n’aurais jamais imaginée. La matrone, comme un chasseur à l’affût, glissait sa main dans son corsage, saisissait délicatement entre le pouce et l’index un insecte que je ne nommerai pas, puis le jetait négligemment dans l’espace. Je me rappelai avoir déjà senti ces projectiles animés me frapper au visage et je compris la cause de mon supplice.

La toilette des Quiténiennes leur offre du reste de grandes facilités pour se livrer en public à cet exercice, car elles n’agrafent jamais leur robe ; les femmes du peuple se gênent encore moins ; si quelques-unes d’entre elles ont un corsage, c’est purement un objet de luxe, car elles le laissent pendre devant elles comme un tablier dont les manches seraient les cordons. Le corset, cet engin si nuisible à la santé, si contraire à l’esthétique, est inconnu à Quito ; les jeunes ouvrières, ces bolsiconas réputées pour leur fraîcheur et leur gentillesse, ont une taille élégante et souple, un buste dont la pureté des formes rappelle celle des statues antiques. L’habitude de se plonger tous les matins dans une eau à demi-glacée, provenant de la fonte des neiges du Pinchincha, contribue à leur conserver longtemps les grâces et la santé de la jeunesse.

Honteux comme un renard qu’une poule aurait pris,

je demeurais donc l’oreille basse, maudissant en silence la mauvaise étoile qui m’avait poussé dans cette maison. J’aurais bien voulu m’esquiver, mais la politesse quiténienne ne me permettait pas de me retirer avant minuit. Comme je me livrais à d’amères réflexions, survint une grande femme, fort sèche, au nez long et mince, à la bouche pincée, véritable type de ces commères de province qui exhalent d’une lieue la médisance.

« Oh ! dit l’une des dames, vous avez l’air bien triomphant, mi cara ; que s’est-il donc passé de nouveau dans la ville ?

— Mais rien, je vous assure, répondit la nouvelle venue dont les yeux brillaient d’un méchant plaisir.

— Oh ! si, si, s’écria le chœur féminin, racontez nous cela, Comadre. Vous êtes pour nous une véritable providence ; sans vos piquantes histoires, nous péririons d’ennui.

— Je n’ai pourtant pas la moindre nouvelle à vous apprendre aujourd’hui, à moins que vous n’ignoriez ce que tout Quito connaît déjà !

— Nous ne savons rien, parlez, parlez.

— Comment ! vous n’avez pas entendu dire que D… a épousé la Luisa ?

— La Luisa ! cela n’est pas possible ! Il faisait la cour à Inès.

— L’aventure est originale, j’en conviens ; mais je la tiens de bonne source. Un des témoins du mariage m’en donnait tous les détails il n’y a pas une heure, et il en riait encore jusqu’aux larmes. Vous saurez donc qu’hier il y avait grand dîner chez les parents de Luisa. D… y avait été invité, cela va sans dire, et l’on avait eu soin de le placer auprès de la jeune fille. Le repas était abondant et le vin circulait sans relâche. Quand la tête des convives fut un peu échauffée, on parla mariage et chacun de blâmer la folie des hommes qui jettent au vent leurs plus belles années et laissent vieillir de charmantes filles près desquelles ils pourraient trouver le bonheur. Enfin, passant de la théorie à la pratique, un des oncles de Luisa dit à notre ami D… »

« Pourquoi ne vous mariez-vous pas, vous, par exemple ? Vous êtes venu à Quito chercher la fortune, vous l’avez trouvée, il ne vous manque plus qu’une femme pour être heureux. » Et en achevant ces mots, il versait au Français une ample rasade.

« J’y ai déjà songé, répondit D… Bien certainement, je m’y déciderai un de ces jours.

— Un de ces jours, c’est vague. Prenez tout de suite une bonne résolution ; vous avez auprès de vous une jeune fille charmante, pourquoi ne l’épouseriez-vous pas Nous serions enchantés de vous voir entrer dans notre famille, et si j’en juge par la rougeur de ma nièce, cette proposition ne lui déplaît pas non plus. »

Surpris, troublé de cette attaque imprévue, le Français balbutia un compliment banal que l’amphitryon feignit de prendre pour un consentement. Les vins les plus capiteux furent servis en l’honneur des fiançailles et quand le père de Luisa vit que les idées de son futur gendre commençaient à s’embrouiller un peu :

« À quoi bon retarder votre bonheur, mes chers enfants ? dit-il d’un ton paternel, un curé demeure dans la maison, nous avons ici des témoins en nombre suffisant, le mariage peut être célébré ce soir.

— Bravo ! Bravo ! s’écrièrent les convives. »

Et chacun s’empressa d’entourer l’heureux fiancé, qui obligé de répondre à tous les toast, perdit bientôt complétement conscience de sa situation.

Le lendemain, quand les fumées du vin se furent un peu dissipées, son beau-père entra d’un air souriant dans sa chambre.

« Eh bien ! mon cher gendre, que devenez-vous ce matin ?

— Votre… quoi ? comment avez-vous dit ? répliqua notre homme stupéfait.

— J’ai dit mon gendre. N’en ai-je pas le droit, puisque depuis hier vous êtes marié avec Luisa ?

— Marié ! Que signifie cette mauvaise plaisanterie ?

— Ah ça, vous avez perdu la tête, s’écria le beau-père ; comment vous ne vous rappelez pas qu’hier soir vous avez épousé, bien et dûment épousé notre fille ? Au surplus, ajouta-t-il d’un ton solennel, si vous ne voulez pas croire à mes paroles, vous reconnaîtrez, je pense, votre signature. Regardez cet acte, que vous en semble ? N’est-ce pas un contrat en bonne forme ? Et maintenant répondez, dois-je conclure de vos paroles que vous voulez abandonner déjà votre femme ? »

D… allait protester, mais les sanglots de Luisa, qui entra en ce moment et qui avait honte un peu tard du rôle que ses parents lui avaient fait jouer dans cette comédie, ébranlèrent sa résolution.

Après tout, la jeune fille était jolie, douce et gracieuse ; les timides regards qu’elle jetait sur celui qui sans le vouloir était devenu son mari, exprimaient une touchante tendresse ; comment ne pas essuyer ses larmes ? D… a pris bravement son parti de l’aventure, et voilà comment les parents de Luisa sont parvenus à établir richement une fille sans dot.

Vers onze heures, comme la conteuse achevait son histoire on servit à chacun une tasse de chocolat avec de grands morceaux de fromage blanc que l’on mange ici en guise de pain, le tout suivi d’un copieux verre d’eau. La collation terminée, les dames reprirent leurs cigares, puis recommencèrent la singulière chasse dont j’ai parlé ; pour moi, n’y pouvant plus tenir, je pris congé et me sauvai à toutes jambes afin de chercher un remède à mes souffrances.

Toutefois, le récit de la Comadre m’avait diverti, et tout en m’endormant, je ne pus m’empêcher de penser à l’étrange figure que j’aurais faite si j’avais été dupe d’une semblable mystification. Être exposé à devenir bigame ! Il y avait de quoi frémir à une pareille pensée, et je compris les dangers que court en ce pays le voyageur célibataire ou réputé tel. Cependant quel parti prendre ? Si l’on déclare tout d’abord que l’on est marié, il faut s’attendre partout au plus méchant accueil ; les mères vous tournent le dos, les jeunes filles haussent les épaules à votre approche et l’on entend sortir de leurs jolies bouches ce mot le plus cruel que puisse employer une Quiténienne : Papel quemado ! un papier brûlé ! C’est-à-dire un homme qui n’est plus bon à rien.

Encore si ces unions improvisées avaient l’élasticité de celles que contractent parfois les gens du bas peuple ! Les Indios jouissent ici du singulier privilége du mariage d’épreuve. Si au bout d’une année, ils n’ont pas eu d’enfants, le divorce est permis, et chacun des deux époux devient libre de contracter de nouveaux liens. La cérémonie des noces est du reste fort simple ; la loi civile n’intervenant pas, on se borne à demander au curé une courte bénédiction ; puis les mariés rentrent chez eux ; les parents et les amis y sont rassemblés, et on ferme les portes de la maison pour que personne ne puisse sortir avant que l’on ait vidé l’énorme tonneau de chicha. Les convives prennent place autour d’une table chargée d’un repas pantagruélique ; on apporte d’immenses jattes remplies de choupé, bouillie composée de pommes de terre, de maïs, de riz, de safran, de graisse, le tout assaisonné d’une forte dose de piment ; à côté de ce mets favori de l’Indien s’étalent de monstrueux fromages qui pèsent de 60 a 75 kilogrammes, et dont on fait à Quito une consommation presque aussi considérable que celle de la pomme de terre en Irlande. Ajoutez à ces plats de résistance, de la viande rôtie sur des charbons ardents, du maïs grillé, force rasades d’eau-de-vie et de chicha, et vous aurez l’idée de ces sortes de festins. La musique en est l’accompagnement obligé. À peine les conviés sont-ils réunis que la guitare fait entendre des accords lents et tristes, bientôt suivis de chants dont les paroles mélancoliques semblent rappeler aux Indiens, comme nous l’avons déjà dit, la perte de leur liberté et les malheurs de leurs ancêtres. Après cet hommage rendu à la mémoire de leurs pères viennent les couplets joyeux en l’honneur des mariés, puis commence la zamacuéca qui, animée par la fougue naturelle aux indigènes, se transforme en une danse folle, échevelée, frénétique.

Pendant une semaine entière, les invités boivent, mangent et dansent, sans s’arrêter ni le jour ni la nuit. Enfin les provisions s’épuisent, la gaîté se tarit, et chaque Indien retourne à son logis, n’ayant pas en poche un cuartilla, mais peu soucieux de l’avenir, comme la plupart des intelligences incultes, et satisfait d’avoir soulevé un instant le poids de sa misère.

Bien que la république ait depuis plus de cinquante ans secoué le joug des Espagnols, il ne faut pas croire que le sort des malheureux indigènes se soit notablement modifié. Ils sont toujours employés à porter des fardeaux écrasante ; on les vend comme des bêtes de somme ; on les prive de tout droit civil. Seuls ils sont recrutés de force pour servir comme soldats, les blancs ne voulant entrer dans les armées qu’à titre d’officiers. Par un juste retour, cette tyrannie est devenue funeste aux oppresseurs eux-mêmes : les Espagnols ont cherché à se réserver le privilége exclusif d’exploiter les richesses du pays, ils ont décimé la race indigène, ils ont éloigné les étrangers, et aujourd’hui, sur les trois cents millions d’hectares que possède l’Equateur, on ne compte guère plus d’un million d’habitants de diverses races. Les bras manquent à l’industrie et à l’agriculture ; les entreprises coloniales qui feraient la force et la grandeur du pays, ne peuvent ni se développer, ni même s’établir, et des territoires d’une admirable fertilité demeurent complétement incultes.


Rue d’un faubourg, à Quito. — Dessin de E. Thérond d’après M. Ernest Charton.

On ne saurait douter cependant que ce pays ne soit appelé à devenir l’un des plus prospères de l’Amérique méridionale ; la position stratégique de sa capitale, la douceur de son climat, la fécondité de son sol, les communications que par le fleuve des Amazones il lui serait facile de s’ouvrir avec l’Europe, tout lui promet d’heureuses destinées. Mais il faut que des immigrations nouvelles viennent seconder ou remplacer la population primitive, détruite ou dispersée par une oppression inintelligente. La république équatorienne ne peut fonder aucun espoir sérieux que dans la colonisation.

Ernest Charton.


  1. La république de l’Équateur (Ecuador) se divise en trois départements : — l’Assuay, capitale Cuenca ; — Guayaquil, capitale Guayaquil ; — Quito, dont le chef-lieu est aussi la capitale de la république.

    Guayaquil, principal port de la république, est située au fond d’un golfe qui a le même nom. On y compte environ 25 000 habitants.

  2. On appelle tambo une sorte de hutte construite pour servir d’abri aux voyageurs sur les routes du nouveau monde fort mal pourvues, comme ou sait, d’auberges.
  3. M. Ernest Charton est peintre.
  4. Cette anecdote a pour garant l’excellent livre déjà cité de M. Onffroy de Thoron, qui a longtemps habité la république de l’Équateur, comme militaire et comme ingénieur.