Quinze Jours de campagne/Chapitre 7

Hachette (p. 153-190).


CHAPITRE VII


Notre séjour en Belgique. – Coup d’œil sur l’ensemble de la guerre. – Guerre autour de Metz. – Borny, Rezonville, Gravelotte. – Paris, bataille de Champigny. – Strasbourg. – Les armées de la Loire. – Châteaudun. – Violences et cruautés des Allemands. – Rôle de la marine pendant la guerre. – Combat autour d’Orléans, Coulmiers. – L’armée du Nord. – L’armée de l’Est. – Belfort. – Signature de l’armistice et du traité de Francfort.


Plus heureux que nos infortunés camarades prisonniers des Prussiens, nous échappâmes aux traitements barbares et à la dure captivité qu’ils eurent à subir. Dès que nous eûmes mis le pied sur le sol hospitalier de la Belgique, nos épreuves furent terminées.

Après nous avoir laissé prendre quelques jours de repos à Bouillon, l’autorité militaire belge donna l’ordre de nous conduire au camp de Beverloo. Nous partîmes de Bouillon de bon matin pour nous rendre à Saint-Hubert, village où nous devions prendre le chemin de fer. L’étape était longue, et, vers 4 heures de l’après-midi, le capitaine belge qui commandait notre escorte, voyant l’épuisement de beau coup d’entre nous, voulut nous faire bivouaquer en plein champ. Il pleuvait à verse, un vent violent et froid soufflait sans interruption depuis le matin ; nous étions transpercés et transis. On lui représenta qu’une marche forcée, si longue qu’elle fût, aurait encore moins d’inconvénients pour nous qu’une nuit passée dans de telles conditions, sans tentes, sans couvertures, sans aliments chauds. Il se rendit à ces raisons ; nous reprîmes notre marche et nous arrivâmes vers dix heures du soir à Saint-Hubert, où un train spécial avait été préparé pour nous emmener. On nous installa dans des wagons à bestiaux. Le sommeil m’était revenu. Je m’étends sur une banquette et je dors à poings fermés jusqu’au jour.

Dans la matinée, nous arrivons à Beverloo. Beverloo est un petit village situé au nord-est de la Belgique, au milieu de landes immenses, couvertes de bruyères et de marécages ; de différents côtés se trouvent quelques bouquets de bois, chênes, bouleaux et sapins mélangés qui ont l’air chétif et rabougri. Le pays, plat, sablonneux, stérile, inspire un profond sentiment de tristesse ; il était à peu près désert avant qu’on eût l’idée d’y installer un camp. Les baraquements des soldats sont en brique et bois, spacieux ; bien aérés et propres.

Au bout de huit longs jours, mon ami et moi nous obtînmes, en échange de notre parole d’honneur de ne pas quitter le territoire où nous étions réfugiés, l’autorisation de vivre dans une ville qui nous fut désignée : c’était Gand. En passant à Bruxelles, nous y retrouvâmes un de nos camarades, jeune ingénieur civil de grand talent. C’était un Lorrain fixé à Paris. Il s’était engagé sans prévenir sa famille. Son père, ayant appris qu’il s’était battu dans les rangs des Lafon-Mocquard à la Chapelle, s’y rendit pour avoir de ses nouvelles. Personne ne put lui en donner dans le village, personne ne le connaissait. Le malheureux père fit ouvrir la tranchée où l’on avait rangé côte côte les cadavres de nos camarades tués dans le combat. Arrivé au quatorzième corps, il se trouva mal et, brisé par l’émotion, il n’eut pas le courage de continuer son effroyable recherche. Une lettre de son fils vint heureusement, quelques jours après, le tirer de son angoisse. À notre arrivée à Gand, nous fûmes littéralement enlevés, en descendant de chemin de fer, par un négociant, M. Alphonse Janssen, Français de cœur, qui avait servi dans la légion étrangère et fait la campagne de Crimée. Il nous ouvrit sa maison, nous admit dans sa famille : sa franche et cordiale hospitalité est restée dans notre cœur comme l’un de nos meilleurs et de nos plus doux souvenirs. Son père, vieillard de quatre-vingts ans, vert et alerte comme un jeune homme, avait fait la campagne de Russie et les campagnes de France. Nos désastres le faisaient fondre en larmes.

Au lendemain de Sedan nous croyions que tout était fini et que la paix ne tarderait pas à se conclure. Notre épuisement d’ailleurs ne nous permettait pas de songer à rentrer immédiatement en France et nous dûmes passer en Belgique, prisonniers, prisonniers sur parole, tout le temps qui s’écoula jusqu’à la fin de la guerre. Nous suivions ses péripéties avec une anxiété poignante dans les journaux français et étrangers que l’hospitalité gantoise avait mis à notre disposition en nous ouvrant gracieusement l’entrée des deux meilleurs cercles de la ville. Chaque jour nous venions, le matin et le soir, chercher les nouvelles et savoir où en était la fortune de la France. La Prusse était-elle décidée à poursuivre impitoyablement sa victoire ? l’Europe nous laisserait-elle écraser ? En cas d’une lutte suprême, le peuple français se lèverait-il tout entier pour défendre l’intégrité de son territoire, et ses efforts seraient-ils couronnés de succès ?

Et à mesure que les jours s’écoulaient, nous voyions le roi de Prusse, oublieux d’une parole solennellement donnée, faire la guerre, non pas à l’Empereur, mais au peuple français ; les Allemands occuper méthodiquement le tiers de la France, bloquer Metz, Strasbourg, Paris, Belfort. Nous voyions nos armées échouer l’une après l’autre ; l’Europe intimidée ou complice assister, impassible et railleuse, à notre abaissement ; des journaux de tous pays se réjouir de nos désastres, les uns vomissant l’outrage, car il ne manque jamais d’âmes basses et viles pour insulter au malheur, les autres nous accordant une pitié dédaigneuse, peut-être plus blessante encore que l’insulte. Alors nos cœurs se serraient et nous passions de longues heures, immobiles et silencieux, à méditer, le désespoir et la colère au cœur, sur les malheurs de la patrie, de notre pauvre chère France, livrée à l’envahisseur. Les regrets les plus amers, je dirai presque le remords, nous rongeaient. Ah ! si, à Sedan, nous avions pu croire que la guerre allait continuer, si nos forces ne nous avaient pas trahis, nous eussions tout fait, tout, pour rentrer en France et combattre encore.

Le 4 septembre, un nouveau gouvernement avait pris la direction des affaires ; il paraissait décidé à une résistance énergique. Metz tenait encore avec sa belle armée ; Strasbourg bombardé résistait avec énergie ; Paris, bien approvisionné, entouré de sa ceinture de forts, devait arrêter longtemps l’ennemi. Pendant ce temps la province se lèverait, s’organiserait et arriverait à faire reculer les envahisseurs. Telles étaient nos patriotiques espérances, que les événements devaient si cruellement tromper.

Environs de Metz

Dans le courant d’août, l’armée de Metz avait livré d’abord la bataille de Borny (14 août), qui n’avait d’autre objet que d’assurer la retraite de nos troupes inquiétées par Steinmetz et Manteuffel et qui, bien qu’à notre avantage, n’eut pour nous aucun résultat. Elle profita même à l’ennemi en retardant notre mouvement en arrière. Pendant ce temps, en effet, l’armée. prussienne, décrivant un immense arc de cercle, venait se placer en grande partie entre Metz et Paris.

Tandis que les Allemands pressaient fiévreusement leur marche, les Français n’avançaient qu’avec une lenteur désespérante. On ne savait pas profiter des diverses routes que l’on avait à sa disposition, et un encombrement inouï régnait sur celle où l’on faisait passer toutes les troupes. Un corps mit une journée à faire deux kilomètres.

Le 16, le maréchal Bazaine fit marcher l’armée sur Verdun et rencontra l’ennemi qui l’avait devancé dans cette direction. De sanglants combats eurent lieu autour de Rezonville, Vionville, Doncourt, Saint-Marcel, Mars-la-Tour. Au début de l’action, un corps avancé de cavalerie fut, comme toujours, surpris par l’ennemi et s’enfuit en désordre. Mais l’infanterie soutint bravement le choc et rétablit les affaires. Les Allemands, engagés témérairement, subirent des pertes considérables. Vers la fin de la bataille, une batterie de mitrailleuses, habilement dissimulée, anéantit un régiment, dont on vit les hommes, subitement arrêtés par la mort, rester debout appuyés les uns contre les autres dans l’attitude martiale du combat.

Le soir nous gardions toutes les positions conquises. L’armée était pleine d’entrain et d’espoir, quand tout à coup l’ordre vint de se replier sous Metz. Cette fatale mesure provenait-elle des indécisions du général en chef, qui ne se sentait pas à la hauteur de la situation, ou Bazaine avait-il déjà conçu le dessein de rester sous Metz ? Quoiqu’il en soit, les troupes reçurent avec consternation et colère cet ordre singulier, qui fut exécuté dans la nuit. On abandonna toutes les positions et on brûla un immense convoi de vivres, qui devait, disait-on, retarder la retraite. Le lendemain au matin les Allemands épuisés, qui s’attendaient à être vigoureusement refoulés et appelaient à eux tous les renforts, occupèrent sans coup férir des positions qu’ils n’avaient pu prendre de vive force, tout étonnés de voir qu’on leur cédait un terrain qu’ils n’avaient pas conquis, et qu’au lieu de contrecarrer leurs plans, l’armée française semblait leur en faciliter l’exécution.

La bataille avait été, eu égard au nombre des troupes engagées, l’une des plus meurtrières du siècle. Un seul régiment allemand perdit 1785 hommes, dont 552 morts. Le total des pertes était pour les Allemands de 15 970 hommes dont 4421 morts, pour nous de 16 859 hommes dont 1367 morts seulement et 5472 disparus.

Le 18, le maréchal Bazaine, dirigeant de nouveau l’armée sur la route de Verdun, rencontra les Allemands aux environs de Gravelotte et de Saint-Privat. Là eut lieu une lutte effroyable. Les Allemands, qui avaient eu le temps de masser leurs troupes, attaquèrent, avec 250 000 hommes et 700 canons, les 150 000 hommes de l’armée française. Le maréchal Canrobert, qui défendait Saint-Privat avec le 6e corps, fut entouré par 80 000 ennemis. Il tint jusqu’à 8 heures du soir. Enfin, écrasé sous le nombre, sans réserves, sans espoir d’être secouru, malgré les demandes les plus pressantes, il abandonna Saint-Privat. Sa retraite fut protégée par la garde, qui n’avait pas pris part au combat et était demeurée l’arme au bras à quelques kilomètres du champ de bataille, où gisaient 32 000 hommes tués ou blessés.

Le maréchal Bazaine ne parut pas sur le champ de bataille. Il donna négligemment ses ordres du haut des forts de Metz, refusant, malgré les plus pressantes instances du général Bourbaki, de laisser engager la garde, s’obstinant à considérer comme un engagement sans conséquence cette grande bataille, où nos troupes montrèrent tant de solidité, tant d’entrain, une si héroïque bravoure et qui, conduite avec énergie et ténacité, pouvait nous ouvrir la route de Paris.

Les Allemands avaient atteint leur but. L’armée française était rejetée sous les murs de Metz, où elle allait s’immobiliser.

Dès lors en effet, sauf le combat de Noisseville, conduit par Bazaine, les 31 août et 1er septembre, avec une mollesse incroyable, et un simulacre d’opérations qui eurent lieu les 27 septembre, 2 et 7 octobre, le maréchal se renferma dans une inaction absolue. Dominé par des préoccupations étrangères à son rôle de général en chef de la meilleure, de la seule véritable armée de France, une des plus belles qu’un général en chef ait jamais eue sous la main, il ne fit rien pour sortir de son camp retranché. Il permit aux Prussiens de construire autour de lui les retranchements, les lignes qu’ils jugèrent nécessaires, de fortifier les hauteurs, d’y établir les batteries, de créneler les maisons des villages, les fermes, de se rendre inattaquables. De plus il se laissa jouer par eux. Sur les instances d’un négociateur interlope du nom de Régnier, il autorisa Bourbaki à sortir de Metz, perdit du temps, laissa la famine arriver, et quand il n’eut plus de vivres, il jugea qu’il avait suffisamment résisté et il capitula !

Le 27 octobre, le maréchal livra aux Allemands les 173 000 hommes qui lui restaient et dont 100 000 étaient encore en état de porter les armes, 1341 canons, 300 000 fusils, les drapeaux de l’armée ! « ces lambeaux d’étoffe, comme il les appelait, qui n’ont de valeur morale que quand ils sont pris sur le champ de bataille », et la ville de Metz, Metz l’imprenable, vierge encore de toute souillure de l’étranger !

La France refusa d’abord de croire à la reddition de Metz, à cette capitulation sans combat, à cette honte. Il fallut cependant se rendre à l’évidence. Un cri d’indignation et de désespoir accueillit cette fatale nouvelle, qui venait paralyser tous nos efforts et rendre certaine notre défaite. En effet, tandis que nos vaillants soldats prenaient la route d’Allemagne, maudissant le nom de Bazaine, les troupes du prince Frédéric-Charles, libres désormais, venaient désorganiser la défense et assurer la ruine de notre pays.

Après leur victoire de Sedan, les Prussiens avaient précipité leur marche sur Paris. Le 17 septembre, ils occupaient les hauteurs de Villeneuve-Saint-Georges. Le 19, ils entraient à Versailles et s’emparaient, après une courte affaire, du plateau de Châtillon, qu’on avait essayé de fortifier, mais qui ne put être défendu.

Le même jour eut lieu une entrevue de Jules Favre, notre ministre des affaires étrangères, avec M. de Bismarck, au château de Ferrières. On essaya vainement de discuter les conditions d’un armistice ; le chancelier prussien se montra résolu à pousser jusqu’au bout les conséquences des victoires de la Prusse.

Le 22, un fort détachement de l’armée de Paris occupait le Moulin-Saquet, Villejuif et le plateau des Hautes-Bruyères. Le 30, avaient lieu quelques affaires à l’Hay, Thiais et Chevilly. Le 13 octobre, le général Vinoy conduisait une grande reconnaissance sur le plateau de Châtillon. Le 21, le général Ducrot livrait le combat de Rueil ou de la Malmaison ; malheureusement il avait l’ordre de ne pas s’engager à fond, et cette affaire n’eut d’autre résultat que de montrer aux Prussiens les points faibles de leurs lignes de ce côté et ils s’empressèrent de les fortifier.

Pendant ce temps, les Allemands s’étendaient autour de Paris, coupaient tous les chemins de fer, les routes, suspendaient toutes les communications et établissaient autour de la capitale un blocus si rigoureux qu’elle se trouva absolument isolée. Les ballons et les pigeons voyageurs devinrent le seul mode de communication entre cette grande ville et le reste du monde. Les Parisiens se décidèrent à une résistance opiniâtre. Les quinze forts de Paris, bien armés, furent confiés à la marine. Les remparts se garnirent de canons, et la garde nationale fit avec zèle son service. Paris renfermait des éléments sérieux sur lesquels on pouvait compter pour la défense : 60 000 soldats, 100 000 mobiles et la partie la plus active et la plus jeune de la garde nationale, avec laquelle on forma des régiments de marche. On fondit des canons, on prépara des munitions, et sans hésitation, sans murmure, la population tout entière se disposa à tous les sacrifices et à une lutte acharnée.

Les Allemands ne paraissaient pas se soucier d’attaquer la capitale de vive force. Ils comptaient sur le terrible auxiliaire qui leur avait livré Metz : la faim ! Paris, étroitement bloqué, ne pouvait se ravitailler. Il leur suffisait donc, pour le prendre, de maintenir cet état de choses pendant le temps nécessaire pour l’affamer. Il fallut aller les chercher.

Quand le général Trochu crut avoir suffisamment réorganisé l’armée de Paris, il résolut de tenter une sortie, et, bien que la direction de l’ouest lui parût la plus favorable pour percer les lignes d’investissement, ravitailler Paris et entreprendre des opérations ultérieures s’il parvenait à sortir, il se décida à livrer bataille au sud, dans le dessein de combiner ses mouvements avec ceux de l’armée de la Loire.

Le 1er décembre, 60 000 hommes, conduits par le général Ducrot, s’avancèrent dans la direction de Joinville-le-Pont, d’abord sous le canon des forts, ensuite sous la protection, de puissantes batteries établies sur le plateau d’Avron. Ils s’emparèrent de Petit-Dry, de Champigny et arrivèrent jusqu’à Villiers. Les Prussiens perdaient du terrain et les Français couchèrent sur le champ de bataille.

Dans la nuit d’importants renforts arrivèrent aux Allemands. Le 2 au matin, ils prirent l’offensive à leur tour et regagnèrent quelques positions. Mais, dans l’après-midi, nos troupes les firent de nouveau reculer et reprirent le terrain perdu. Malheureusement le froid devenait extrêmement vif, les troupes souffraient ; une crue subite de la Marne n’avait pas permis d’exécuter l’opération avec la rapidité nécessaire, les Allemands accouraient en foule, ils occupaient les positions en arrière du champ de bataille. Opérer la trouée devenait impossible, et, le 3 décembre, l’armée rentra sous le canon des forts. Nous avions perdu 6000 hommes. Les Allemands de leur côté avaient 5000 tués ou blessés. Malheureusement, cette action, qui fit le plus grand honneur à nos jeunes troupes, ne modifia en rien notre situation et le blocus continua. Paris souffrait. Les vivres diminuaient rapidement. Le combustible, bois et charbon, manquait et le froid était vif, mais la population fit preuve d’une incomparable énergie ; elle supporta avec un courage et une patience à toute épreuve les privations les plus dures, et le bombardement, par lequel le comte de Moltke espérait la réduire et qui commença le 5 janvier, ne parvint pas à ébranler sa constance.

Montmédy

Tandis que Paris assiégé résistait, la lutte continuait en province. Les Allemands se répandaient dans le pays, s’emparant des villes ouvertes, des villages même, auxquels ils faisaient payer d’énormes contributions de guerre sous les plus futiles prétextes et souvent sans prétexte ; livrant au pillage et aux flammes les localités où ils croyaient apercevoir quelques symptômes d’hostilité ; fusillant les paysans qui refusaient des renseignements sur les mouvements de nos troupes ou de leur servir de guides ; empêchant enfin, par un système de répressions impitoyables et de cruautés sans nom, la résistance des populations. Ils bombardaient sans pitié les places fortifiées. Toul, Verdun, Thionville, Montmédy, Mézières, Laon, Soissons, Phalsbourg et bien d’autres se rendirent après avoir vu les obus prussiens semer l’incendie dans tous leurs quartiers et faire périr indistinctement les militaires et la population civile, femmes, enfants, vieillards inoffensifs. Le bombardement était un des moyens d’action favoris de nos sauvages ennemis, qui, foulant aux pieds toutes les considérations d’humanité qui règlent la guerre entre les peuples civilisés, le commencèrent souvent sans même en prévenir les commandants des places assiégées.

Une des villes le plus cruellement traitées fut certainement Strasbourg.

Strasbourg, rangée parmi les places fortes de première classe, était pourvue de fortifications, excellentes autrefois, mais devenues insuffisantes en raison des perfectionnements apportés à l’artillerie moderne. Depuis plusieurs années les militaires les plus distingués avaient en vain demandé qu’on entourât cette ville d’une ceinture de forts qui, en en faisant un vaste camp retranché, auraient rendu le bombardement impossible et en auraient fait le lieu de ralliement d’une armée vaincue en Alsace ou sur la rive droite du Rhin. Si ce projet eût été exécuté, les débris de l’armée du maréchal de Mac-Mahon, au lieu de se replier en désordre au delà des Vosges, sans point de concentration déterminé, seraient venus se reformer à l’abri de ses forts. On aurait pu de la sorte arrêter l’armée du prince royal, après son succès de Wœrth, en la menaçant d’une attaque sur ses derrières si elle s’engageait dans les défilés des Vosges pour envahir la France ou d’une attaque de flanc si elle essayait de les tourner. Rien ne fut fait. On se contenta de maintenir en bon état les fortifications existantes.

Au début de la guerre, le général Uhrich fut chargé de la défense de la ville. La garnison était peu nombreuse, mais elle s’accrut de quelques fuyards de Reichshoffen et elle comptait environ 10 000 hommes lorsque l’ennemi vint l’investir.

Dès le 11 août, les troupes chargées de cette opération commencèrent leur mouvement. Toutefois l’investissement ne fut complet que le 20. L’ennemi avait plus de 50 000 hommes, 108 canons de campagne et 240 pièces de siège.

Le 14, l’ennemi put lancer quelques projectiles dans la ville. Dès ce jour le bombardement commencé continua sans interruption et la ville fut écrasée par un feu terrible qui ne cessa qu’à la capitulation. La cathédrale, qui servait de cible aux artilleurs allemands, fut mutilée. La grande bibliothèque, qui renfermait une foule de livres et de manuscrits rares et précieux, le Musée, la Préfecture, les hôpitaux, les casernes, plus de 400 maisons, devinrent la proie des flammes. Quelques sorties furent inutilement tentées par la garnison et par les francs-tireurs de Strasbourg commandés par M. Liès-Bodard, professeur à la Faculté des sciences, aujourd’hui inspecteur général de l’instruction publique, homme de cœur et ardent patriote. L’ennemi, couvert par des travaux de défense, protégé par sa puissante artillerie et bien supérieur en nombre, les repoussa facilement. Elles ne produisirent que peu de résultats et le général se renferma bientôt dans une défense passive.

Le 28 septembre, Strasbourg capitula, après cinquante jours de siège. La ville avait reçu 193 000 projectiles, dont les débris jonchaient le sol ; 1100 habitants civils avaient été tués ou blessés par le bombardement. Pas une rue n’était intacte, partout des ruines ! De toutes parts les étrangers accoururent pour contempler ce lamentable spectacle ; les uns, comme les Suisses, pour soulager les misères les plus intéressantes ; les autres, comme les Badois et les juifs prussiens, pour s’en réjouir et en profiter.

Peu de jours avant l’investissement de Paris, trois membres du gouvernement, MM. Crémieux, Fourichon et Glais-Bizoin, avaient été envoyés à Tours pour organiser la défense dans la province. Ils furent rejoints le 10 octobre par M. Gambetta, qui sortit de Paris en ballon, et formèrent avec lui la délégation de Tours.

Tandis que M. Thiers se chargeait d’aller à Florence, à Vienne, à Saint-Pétersbourg, à Londres, pour obtenir l’intervention de l’Italie, de l’Autriche, de la Russie et de l’Angleterre, ou tout au moins leurs bons offices pour entrer en négociations avec le vainqueur, la délégation de Tours se mettait activement à l’œuvre et organisait, entre Orléans et Tours, un corps de 25 000 hommes, dont le commandement fut confié au général de La Motterouge.

Aussitôt que l’existence de cette armée fut constatée, le prince royal de Prusse détacha des environs de Paris le 1er corps bavarois, commandé par le général Von der Tann et composé de 40 000 hommes, pour occuper la Beauce et protéger l’armée d’investissement contre toute attaque de ce côté. Le 10 octobre, Von der Tann battit les Français à Artenay, le 11 à Chevilly, et, le 13, il entrait à Orléans, après avoir bombardé et pillé un des faubourgs.

Le 11, ce fut le tour de Châteaudun.

Notre second bataillon, commandé par Lipowski, occupait Châteaudun. Informé de l’arrivée des Prussiens, Lipowski fit mettre la ville en état de défense, barricada les rues, crénela les maisons, occupa quelques postes et distribua avec habileté le peu d’hommes dont il disposait. Il fut d’ailleurs admirablement secondé par la garde nationale de la ville, qui, jointe aux francs-tireurs de Paris et à quelques soldats de divers corps, formait un effectif de 1800 hommes environ, tous braves et résolus.

La 22e division d’infanterie prussienne, commandée par le général de Wittich, arriva, le 18 au matin, en vue de Châteaudun. Le général ne s’attendait pas, avec ses 15 000 hommes, à trouver une grande résistance devant une ville ouverte, dont les défenseurs étaient si peu nombreux et ne disposaient pas d’une seule pièce de canon ; mais, toute la journée, ses efforts échouèrent devant l’héroïque résistance qui lui fut opposée. Son artillerie, 30 pièces, en position à 500 mètres, couvre la ville d’obus, des incendies se déclarent dans plusieurs quartiers, les attaques se succèdent, se multiplient avec fureur. Les francs-tireurs tiennent toujours. Cependant l’infanterie allemande pénètre dans la ville. Là, chaque barricade est défendue avec la même bravoure ; chaque maison devient le théâtre d’une lutte acharnée. Enfin à huit heures du soir, après sept heures de combat, toute résistance devient impossible, il faut céder au nombre. Lipowski fait sonner la retraite et, par une manœuvre habile et hardie, sauve ce qui lui reste de ses braves francs-tireurs en se retirant sur Nogent-le-Rotrou.

Les Prussiens étaient maîtres de la ville. Effrayés de ces symptômes d’une guerre nationale, irrités de leurs pertes, ils se vengèrent en barbares et semèrent dans la malheureuse petite ville, coupable de patriotisme et d’énergie, le pillage, l’incendie et la mort.

Les Allemands allument le feu de différents côtés ; ils y versent à flots le pétrole. Favorisé par un vent violent, l’incendie se propage. Les femmes, les enfants sont écrasés par la chute des murs, atteints par les flammes. Qu’importe ! Les Allemands tiennent leur vengeance et ils la savourent. Il est défendu de combattre le feu, et les habitants, contenus par les baïonnettes, doivent assister, immobiles et silencieux, à leur ruine.

235 maisons, dans lesquelles on retrouva douze cadavres carbonisés, brûlèrent. Dans onze endroits seulement l’incendie avait été allumé par des obus.

En voyant arriver les vainqueurs, un pauvre homme de la rue du Bel-Air essaye de fermer sa porte ; ils l’obligent à mettre lui-même le feu à sa maison. Une vieille femme veillait auprès de son mari paralysé ; les Allemands, à coups de crosse, la forcent à s’éloigner et mettent eux-mêmes le feu au lit du malade, qui est brûlé vif et expire dans d’affreuses tortures. Révolté de ces infamies, un vieux soldat, le capitaine Michaud, qui avait fait les guerres du premier Empire, apostrophe ces barbares. « J’ai fait la guerre autrefois, leur dit-il, mais j’aurais rougi de me conduire comme vous. » Ils le tuent à coups de revolver et jettent son cadavre dans les flammes. Les officiers dînent à l’hôtel du Grand-Monarque. À la fin du repas, l’hôtesse leur demande de vouloir bien protéger sa maison contre les fureurs de leurs soldats. Ils répondent en mettant le feu à la salle à manger. La malheureuse femme s’efforce de l’éteindre. « C’est bien inutile, lui disent-ils en riant, nous l’avons fait mettre aux étages supérieurs. »

Le lendemain au matin, le général exige une énorme contribution de guerre dont on lui verse immédiatement le quart, et il s’éloigne, satisfait sans doute de son noble exploit, tandis que ses victimes s’efforcent d’éteindre l’incendie qui durait encore et couvrent son nom d’exécrations.

Les Bavarois retournèrent à Orléans et prirent part aux nombreux combats qui se livrèrent plus tard autour de cette ville. Les incendiaires de Bazeilles et de Châteaudun furent décimés dans cette lutte, et des 30 000 hommes que le général Von der Tann commandait au début de la guerre, 5000 seulement purent rentrer dans leurs foyers pour y dépeindre « le magnifique spectacle que présente une ville en flammes » et y raconter les atrocités qu’ils avaient commises !

Ajoutons, pour être justes, que toutes les armées allemandes ne se conduisirent pas avec cette barbarie. Les Bavarois se distinguèrent entre tous par leur inhumanité.

Et cependant, s’il nous fallait rappeler ici tous les forfaits accomplis, même par les armées qui furent relativement modérées dans leurs violences, l’énumération serait bien longue. Malgré la présence du roi de Prusse et de l’état-major général à Versailles, la ville de Saint-Cloud fut presque entièrement brûlée au pétrole, avec la méthode calme et réfléchie que les Allemands savaient mettre à leurs barbaries. L’incendie dura du 20 janvier au 3 février. L’armistice fut signé le 28 janvier, et les négociations avaient été entamées le 23. Ce fut donc après la cessation des hostilités, sans provocation, dans un moment où l’équité la plus vulgaire imposait aux Prussiens une réserve absolue, que fut accompli cet acte odieux et infâme. 600 maisons furent la proie des flammes !

Quelques francs-tireurs ayant fait sauter le pont de Fontenoy, près de Toul, les communications des Prussiens avec l’Allemagne furent coupées pendant quelques jours. Par ordre supérieur, le village de Fontenoy tout entier, bien que complètement étranger à cette action de guerre, fut incendié, les habitants chassés, et le gouverneur de la Lorraine infligea à la province une amende de dix millions de francs.

Et ce sont là des mesures réfléchies, prises de sang-froid par le roi de Prusse et ses principaux fonctionnaires. Il est facile d’après cela de s’imaginer ce que pouvaient être les mesures arbitraires, les exactions, les violences, les cruautés des chefs de corps ou de détachements exaspérés par leurs pertes, rendus méfiants et cruels par le danger et disposant sur les populations d’une autorité sans contrôle et sans frein.

Au début de la guerre, l’opinion publique pensait que nos flottes seraient appelées à jouer un rôle actif. On le croyait si bien que l’on prépara et que l’on mit en vente à l’avance une image, grossièrement enluminée, représentant le bombardement de Dantzig par les Français en 1870. L’amiral Bouet-Willaumez fut nommé au commandement de l’escadre réunie à Cherbourg. Le général Trochu devait être chargé de commander un corps de débarquement de 40 000 hommes. Nos premières défaites firent modifier ce plan, et l’amiral partit seul, le 24 juillet, sans ordres précis.

Le 2 août seulement, on lui enjoignit d’entrer dans la Baltique, tandis que la flotte ennemie était dans la mer du Nord, réfugiée dans le golfe de Jahde.

L’amiral entra dans la Baltique et se présenta devant plusieurs ports, mais le peu de profondeur des eaux ne lui permit pas d’opérer le bombardement. Il eût pu bombarder Kolberg ; la Surveillante, qui portait le pavillon amiral, s’en approcha à portée ; mais Bouet– Willaumez, plus humain que ne le furent nos ennemis, ne put se résoudre à couvrir de projectiles une ville incapable de se défendre et à massacrer la population inoffensive qui accourait sur les quais et sur les jetées pour regarder les vaisseaux français.

La première escadre fut suivie dans la mer du Nord par une seconde, que commandait l’amiral Fourichon ; la flotte prussienne refusa de sortir de la baie de Jahde. Quelques canonnades sans importance, un engagement dans les eaux de la Havane entre l’aviso le Bouvet et la canonnière prussienne le Météore furent les seules actions navales de cette guerre.

Inutiles à la mer, nos marins furent appelés à venir renforcer les troupes de terre. Ces hommes braves, disciplinés, endurcis à la fatigue, formèrent le véritable noyau de la résistance. Qu’ils ne regrettent pas de n’avoir pu faire triompher notre pavillon, dans quelque bataille navale ; ils ont soutenu notre honneur et bien mérité de la patrie.

Le commerce maritime allemand eut beaucoup à. souffrir pendant la guerre. Des prises importantes furent faites par nos croiseurs. Il nous souvient d’aviir vu à Gand le capitaine d’un trois-mâts hambourgeois qui avait réussi à faire entrer à temps son bâtiment dans les eaux belges. Son vocabulaire, pourtant très riche, ne lui suffisait pas pour couvrir d’injures les Français qui le ruinaient.

Au commencement de novembre, l’armée qui s’organisait en Sologne avec quelques régiments venus d’Afrique, des marins, des mobiles et des bataillons de dépôts, se trouva prête à tenir la campagne et commença son mouvement en avant sous le commandement du général d’Aurelle de Paladines. Elle passa la Loire à Beaugency, tourna Orléans, que le général Von der Tann fut obligé d’évacuer, et livra, le 9 novembre, une bataille des plus honorables pour nous. Le village de Baccon fut emporté avec entrain, et, vers 4 heures du soir, une charge à la baïonnette, conduite par le général Barry, nous donna celui de Coulmiers. Les Bavarois reculèrent en désordre. Malheureusement l’aile gauche n’opéra pas le mouvement qui lui avait été prescrit et laissa libres les routes de Chartres et de Paris. L’ennemi put battre en retraite sans être trop inquiété. Il perdait 5000 hommes, dont 2000 prisonniers. On lui enleva en outre un convoi et deux canons.

C’était une victoire, mais on ne sut pas en profiter. On n’osa pas prendre l’offensive avec des troupes jeunes et inexpérimentées. On recula sur Orléans, dont on couvrit les approches par des retranchements et des batteries, et l’on attendit. Dans d’autres circonstances on pourrait approuver cette réserve, mais dans l’état où étaient nos affaires on est porté à la blâmer.

En effet, Metz venait de capituler. Dans quelques jours le prince Frédéric-Charles allait arriver avec 100 000 hommes de troupes aguerries. Il fanait agir sans retard. Et quand on sait qu’à Versailles les ordres étaient donnés pour le départ des troupes d’investissement dans le cas où l’armée de la Loire accentuerait son mouvement en avant, on ne peut que regretter l’inaction dans laquelle cette armée se renferma après son succès de Coulmiers.

Le moment était décisif. Faire lever le siège de Paris, c’était tout remettre en question. Les Prussiens le sentaient bien et le prince Frédéric-Charles arrivait à marche forcée. Le 24 novembre, il battait le général Crouzat à Ladon.

Le 28, le général Crouzat, prenant l’offensive, attaqua vigoureusement le 10e corps prussien retranché à Beaune-la-Rolande. L’ennemi ayant reçu des renforts, les nôtres durent reculer après un combat des plus honorables.

Pithiviers fut occupé par les Prussiens, qui assuraient ainsi la communication du prince Frédéric-Charles avec les troupes placées précédemment sous les ordres de Von der Tann et dont le grand-duc de Mecklembourg avait pris le commandement. Pour reprendre cette importante position, l’armée de la Loire fit un mouvement en avant, mais son front était beaucoup trop étendu. La difficulté de transmettre les ordres, des tiraillements dans le commandement, amenèrent des contremarches, des attaques isolées, et, grâce à ce défaut d’entente, les Prussiens restèrent dans leurs positions, malgré une série de combats livrés dans les premiers jours de décembre à Villeprévost, Château-Goury, Artenay, Chevilly, Loigny, Patay, Bricy, Boulay.

Passant de la défensive à l’offensive, les Allemands marchèrent en avant, rentrèrent à Orléans et coupèrent en deux l’armée française. Une partie alla se reformer à Bourges sous le commandement du général Bourbaki. Elle prit le nom d’armée de l’Est. L’autre, l’armée de l’Ouest ou la deuxième armée de la Loire, fut placée sous les ordres du général Chanzy.

Résolu à ne pas repasser la Loire, le général Chanzy recula lentement vers Beaugency. Les Prussiens allèrent le chercher, tandis qu’un de leurs corps exécutait un vaste mouvement tournant pour l’envelopper. Du 7 au 11 décembre, le général livra, auprès de Villorceau et de Josnes, une série de combats où nos jeunes troupes firent preuve d’une vigueur remarquable. Le 15 décembre, il fut vaincu à Vendôme par les troupes du prince Frédéric-Charles et dut exécuter, par un temps affreux, une retraite désastreuse sur le Mans, où les soldats arrivèrent épuisés et démoralisés.

Le général essaya de couvrir le Mans et le défendit jusqu’au 11 janvier. Mais les Prussiens réussirent à forcer le passage et y entrèrent le 12. Chanzy dut reculer jusqu’à Laval, où il s’occupa à refaire ses troupes, à les ravitailler et à y rétablir la discipline. Dans le Nord, la résistance s’organisait aussi. L’armée qui se formait aux environs d’Amiens fut d’abord confiée au général Bourbaki, puis, le 19 novembre, au général Faidherbe, qui était encore au Sénégal. En attendant son arrivée, le général Farre en prit le commandement et livra au général Manteuffel le combat de Villers-Bretonneux. Il fut vaincu et dut reculer, découvrant Amiens, où les Prussiens entrèrent le 28 novembre, mais la lutte avait été des plus vives. Nos troupes s’étaient bien battues et l’ennemi avait fait des pertes sensibles.

Au commencement du mois de décembre le général Faidherbe arriva. Cet officier, qui avait montré comme gouverneur du Sénégal de hautes capacités d’administrateur, allait déployer les qualités d un véritable homme de guerre. Avec une armée peu solide dont les marins et quelques officiers, sous-officiers et soldats de différentes armes échappés au désastre de Sedan formaient le seul noyau sérieux, il adopta le plan qui pouvait lui faire tirer le meilleur parti des troupes qu’il avait à commander. Se tenir le plus possible près des places fortes, nombreuses dans le Nord, tenter de temps en temps quelques pointes hardies, attaquer vivement et se replier de même, tenir sans cesse l’ennemi en haleine, le fatiguer, l’inquiéter, sans s’exposer à un grave échec dont les conséquences eussent pu être fatales, tel était son système.

Au moment de son arrivée, la Normandie était envahie. Rouen allait être occupé. Cette grande et belle cité, entourée de collines qu’il eût été facile de fortifier, tomba sans combat, le 6 décembre, aux mains de l’ennemi, qui y trouva de grands approvisionnements et en fit un solide point d’appui pour ses opérations. Le 9, les Allemands entraient à Dieppe. Le Havre était menacé. Ce port riche et important, convoité par les Allemands, pouvait devenir un centre de résistance et d’approvisionnement. Le général Loysel y formait une armée qui arriva à réunir une trentaine de mille hommes. Il était nécessaire de le protéger.

Comprenant toute l’importance du Havre, le général Faidherbe résolut de tenter une puissante diversion pour, en détourner Manteuffel. Il hâta l’organisation de son armée, et, dès qu’il eut sous la main 30 000 hommes et 60 pièces de canon, il se mit en mouvement, reprit, le 10 décembre, Ham aux Allemands et marcha sur Amiens.

Le 23, il livra bataille près de Pont-Noyelles. Ses troupes occupaient des collines en demi-cercle couronnées par de l’artillerie et qu’il avait fait fortifier avec soin. Il fit occuper quelques villages dans la plaine et donna l’ordre aux troupes qui s’y trouvaient placées de se replier pour attirer l’ennemi sous le feu de l’artillerie et des lignes de tirailleurs qui garnissaient les pentes. L’ordre fut exécuté, les ennemis subirent de fortes pertes, les villages évacués furent réoccupés, et le lendemain Manteuffel n’osa pas renouveler le combat.

C’était une véritable victoire, puisque nos troupes bivouaquèrent sur leurs positions, où elles restèrent deux nuits et un jour pour bien constater leur succès. Faidherbe fit alors lever le camp et rentra dans ses cantonnements. Il avait atteint son but ; il avait déjoué les plans que l’ennemi avait formés pour s’emparer du Havre. Ne croyant pas pouvoir tenir la campagne, avec des troupes nouvellement formées, par un hiver exceptionnellement rigoureux, et fidèle d’ailleurs à son principe, il se replia entre Arras et Douai et s’y reforma, tandis que l’ennemi allait assiéger Péronne.

Faidherbe n’hésita pas à marcher au secours de cette ville, et, le 3 janvier 1871, il battit complètement le général Von Gœben, successeur de Manteuffel, à Bapaume. Les suites de cette victoire eussent pu être considérables si Faidherbe avait poursuivi l’ennemi en déroute. II ne crut pas pouvoir le faire et il se replia derrière la Scarpe : Le siège continua, et Péronne, vivement pressé, capitula le 10 janvier.

Enfin, informé que Paris allait tenter un suprême effort, Faidherbe se porta de nouveau en avant au sud de Saint-Quentin pour attirer à lui une partie des forces allemandes et remporta le 18 un succès à Vermand. Battu le lendemain, il fut obligé de reculer devant des forces supérieures.

Tandis que le général Bourbaki organisait une armée à Bourges et que le général Chanzy était refoulé sur Laval, les Allemands, après avoir réduit l’Alsace et la Lorraine, s’étendaient vers la Haute-Saône et le Doubs, où ils rencontrèrent le général Cambriels, qui les empêcha de s’emparer de Besançon.

Le général Cremer opérait dans les environs de Beaune ; Garibaldi entre Autun et Dijon. Malheureusement leurs mouvements n’étaient pas combinés. Garibaldi fit tête aux Badois et obtint quelques succès à Pasques et à Lantenay, mais il ne put délivrer Dijon de l’occupation allemande. Cremer battit les Prussiens à Châteauneuf, le 3 décembre, mais il perdit, le 18, la bataille de Nuits.

Le gouvernement résolut de tenter un vigoureux effort pour débloquer Belfort, espérant, s’il y réussissait, couper les communications de l’ennemi et menacer sa ligne de retraite.

Citadelle de Belfort

Belfort, la seule place qui, avec la petite forteresse de Bitche, tint jusqu’à la fin de la guerre, était commandé par le colonel Denfert-Rochereau. La ville est très forte ; elle était bien approvisionnée et possédait une garnison de 16 000 hommes. Déterminé à une résistance énergique, le commandant fit fortifier et occuper les villages et les collines environnantes et achever des ouvrages commencés sur la hauteur des Perches.

Le 2 novembre, le général de Treskow commença l’investissement, mais le colonel Denfert, secondé par le courage de ses troupes, l’énergie et le patriotisme de la population, dérangea ses projets par des sorties incessantes, repoussa toutes ses attaques, et l’ennemi dut recourir au bombardement, qui dura 73 jours. Malgré la fièvre typhoïde et la petite vérole qui décimaient les défenseurs, malgré un bombardement terrible qui fit de la ville un monceau de ruines, on ne put triompher de la résistance des Français. Ce ne fut que le 17 février, sur un ordre précis du gouvernement de la Défense nationale, que le colonel Denfert se décida à évacuer Belfort. Il sortit fièrement avec ses armes, ses bagages, ses drapeaux et le droit de combattre si la guerre continuait.

Église de Belfort après le bombardement

Le siège avait duré 103 jours, et plus de 500 000 projectiles avaient été lancés sur la ville !

L’armée de Bourbaki, que les Prussiens croyaient devoir se porter sur Paris ou aller au secours de l’armée de l’Ouest, reçut tout à coup une destination nouvelle.

Le 15e corps resta entre Vierzon et Bourges pour protéger Bourges et son arsenal ; le reste, 70 000 hommes environ, fut dirigé sur Dijon pour y rallier les corps de Garibaldi et de Cremer, marcher au secours de Belfort et pousser, si l’on réussissait, une pointe dans le duché de Bade.

Pour cette opération il aurait fallu des troupes solides, rompues à la fatigue, et l’on n’avait que des recrues. Le mouvement, qui aurait dû s’exécuter avec une très grande célérité, s’effectua au contraire avec une extrême lenteur. Werder, prévenu, évacua Dijon et rassembla toutes les troupes disponibles à Vesoul. Le 9 janvier, Bourbaki rencontra l’ennemi à Villersexel. Après un combat de dix heures, Werder se mit en retraite et se dirigea sur Belfort. Il fortifia les hauteurs d’Héricourt et se décida à livrer une bataille défensive.

Le 15, le 16 et le 17, l’armée de Bourbaki attaqua avec courage les positions prussiennes. Elle ne put les enlever, et, le 18, on battit en retraite sur Besançon. Il faisait 18 degrés de froid et l’armée souffrait cruellement.

Le maréchal de Moltke forma rapidement une armée de 50 000 hommes et l’envoya au secours de Werder sous les ordres de Manteuffel. Ce général trompa Garibaldi en lançant sur Dijon une brigade contre laquelle on se battit trois jours et qui fut réduite de moitié par le feu. Mais pendant ce temps, Manteuffel arrivait à Dôle et se dirigeait sur Besançon, nous coupant la retraite.

Le 24, Bourbaki, jugeant la partie perdue, essaya de se faire sauter la cervelle, et le commandement passa au général Clinchant, qui se dirigea immédiatement sur Pontarlier. Manteuffel porta sur cette ville le gros de ses forces, tout en faisant occuper par de forts détachements la route de Lyon. La retraite était coupée. Garibaldi essaya une diversion Sur les derrières de Manteuffel pour rétablir les communications ; il ne réussit pas.

Le 30, les mouvements de nos troupes furent arrêtés par la nouvelle d’un armistice, mais cette convention excluait Belfort et l’armée de l’Est. Manteuffel poursuivit ses opérations. Il ne restait à l’armée, pour échapper à la captivité, qu’à se jeter en Suisse. Le général Clinchant, ne voyant aucun autre moyen de salut, obtint de la Confédération helvétique l’autorisation de faire entrer ses troupes sur son territoire. Elles comptaient encore 86 000 hommes et 250 canons.

Nos jeunes soldats, à peine vêtus, presque sans nourriture, durent faire des marches forcées dans la neige par un froid terrible. La route était jonchée des cadavres de ceux qui ne pouvaient supporter de pareilles souffrances. Les Suisses firent un accueil admirable à nos pauvres compatriotes ; leur hospitalité sut faire face aux immenses besoins de cette armée et ils l’accueillirent avec une compassion et des soins qui ont laissé dans tous les cœurs français de profonds, d’impérissables souvenirs.

Paris, à bout de vivres, allait bientôt se rendre. Le pain n’était plus qu’un mélange sans nom de substances diverses où manquait totalement la farine de blé. La mortalité devenait effrayante. Le chiffre des décès s’éleva progressivement jusqu’à 4671 dans la dernière semaine de janvier ; il est d’un millier environ en temps ordinaire. Du 18 septembre 1870 au 24 février 1871, Paris perdit 63 725 habitants. Dans la période correspondante de l’année précédente le chiffre des décès n’avait été que de 21 883. Cependant la population demandait à combattre avant de capituler. Pour « donner une satisfaction à l’opinion publique », le général Trochu prépara une sortie dans la direction de Versailles.

Le 18 janvier, le roi de Prusse s’y était fait proclamer empereur d’Allemagne dans l’ancien palais témoin des splendeurs et des gloires de la royauté française. Le 19, l’armée d’opération, composée de 85 000 hommes, se porta en avant.

La nuit avait été pluvieuse. Les chemins étaient détrempés les mouvements difficiles. L’attaque, qui devait commencer de grand matin, fut retardée de deux heures.

À dix heures seulement, la gauche, sous les ordres du général Vinoy, enleva la redoute de Montretout et s’y maintint ; mais elle ne put pousser plus loin son succès ; le général Ducrot, qui commandait la droite, et qui devait attaquer le château de Buzenval et le parc de Longboyau, n’étant pas arrivé, elle fut obligée d’attendre, pour ne pas être débordée. Le général Ducrot entre enfin en ligne, mais il se heurte à des positions infranchissables. L’ennemi avait multiplié sur ce terrain les obstacles de toute nature et trouvait lui-même ses précautions excessives. Nos soldats s’élancèrent intrépidement sur des murs crénelés dont ils ne purent même approcher. L’ennemi à couvert les fusillait à coup sûr, et l’artillerie n’était pas là pour leur frayer le chemin. On n’avait emmené que des pièces lourdes qui s’embourbèrent et qu’on ne put mettre en batterie.

Pendant cette attaque infructueuse et meurtrière, les Prussiens réunissent leurs réserves à Garches, que le centre, sous le général de Bellemare, avait attaqué et enlevé. La droite étant contenue, tout l’effort des Allemands se porte sur le centre et la gauche, qui commencent à plier. La nuit venait, un brouillard épais gênait les opérations, nous ne pouvions songer à tenir ; le général Trochu prescrivit la retraite, qui ne put s’accomplir que très difficilement. Un bataillon de mobiles, commandé par M. de Lareinty, fut oublié et fait prisonnier. Nous avions environ 3000 morts, parmi lesquels bien des hommes distingués, entre autres Henri Regnault, jeune peintre déjà célèbre ; Gustave Lambert, le voyageur, qui préparait une expédition au pôle nord, et tant d’autres. Les Allemands n’avaient que 800 hommes hors de combat.

Le général Trochu se démit de ses fonctions de commandant en chef de l’armée de Paris, qui passèrent au général Vinoy, mais il était trop tard pour rien entreprendre.

Le 23 janvier, M. Jules Favre se mit en rapport avec M. de Bismarck et signa, le 28, un armistice de 21 jours qui décidait la cessation des hostilités sauf autour de Belfort et dans trois départements, la Côte-d’Or, le Doubs et le Jura, et stipulait que l’on procéderait immédiatement à l’élection d’une Assemblée nationale qui se réunirait à Bordeaux pour décider si la guerre devait être continuée et à quelles conditions la paix, s’il y avait lieu, devrait être faite.

Le,17 février, l’Assemblée réunie à Bordeaux chargea M. Thiers de négocier avec la Prusse. Il se rendit à Versailles avec une commission de 15 membres et signa, le 26, les préliminaires de la paix, en même temps qu’une convention prorogeant l’armistice jusqu’au 12 mars.

Le 1er mars des détachements prussiens pénétrèrent dans une partie de Paris. Ils passèrent par l’Arc de Triomphe, descendirent les Champs-Élysées et arrivèrent aux Tuileries. Quelques soldats, sans armes, furent conduits au Louvre. Il avait été stipulé que les soldats allemands pourraient aussi visiter l’Hôtel des Invalides. L’attitude des vieux soldats qui s’y trouvaient fut telle que, par prudence, on renonça à cette visite.

Le lendemain, la nouvelle officielle de la ratification des préliminaires de la paix par l’Assemblée de Bordeaux étant arrivée au quartier général allemand, les vainqueurs évacuèrent la ville et les forts de la rive gauche comme ils y étaient tenus par cette convention.

Pour arriver à la conclusion définitive de la paix, les deux gouvernements envoyèrent à Bruxelles des délégués chargés de préparer le traité. Ces négociations traînant en longueur, M. de Bismarck, qui venait de recevoir le titre de prince, se rencontra à Francfort-sur-le-Mein avec MM. Pouyer-Quertier et Jules Favre. Le traité de paix fut signé le 10 mai et ratifié le 20.

Aux termes de ce traité, le plus humiliant et le plus désastreux qui ait jamais été signé par la France, nous perdions l’Alsace, moins Belfort, et la partie de la Lorraine que nos vainqueurs désignent sous le nom d’allemande, bien qu’on n’y parle pas allemand et que l’amour de la France y soit vif et profond, c’est-à-dire les arrondissements de Metz et de Thionville dans la Moselle, ceux de Château-Salins et de Sarrebourg dans la Meurthe, le canton de Schirmeck dans les Vosges.

L’Alsace formait, avant la guerre de 1870, deux beaux et riches départements : le Haut-Rhin, chef-lieu Colmar ; sous-préfectures Belfort,et Mulhouse, ville industrielle renommée dans le monde entier pour ses fabriques de draps, de toiles, de soieries, de cotonnades peintes ; le Bas-Rhin, chef-lieu Strasbourg ; sous-préfectures Saverne, Schlestadt et Wissembourg.

Nos frontières de l’Est étaient ouvertes. Nous perdions la ligne du Rhin et celle des Vosges. De Metz l’ennemi n’est qu’à quelques journées de marche de Paris et aucun obstacle naturel ne vient l’arrêter. Nous restions à la merci d’une invasion nouvelle.

La superficie du territoire français était diminuée de 52 856 000 hectares. Nous devions payer une indemnité de guerre de cinq milliards. En vertu du triste et trop célèbre axiome que « la force prime le droit », 1 800 000 Français devenaient contre leur gré citoyens allemands.

Non, il n’est pas vrai que la force prime le droit. Selon la belle maxime de Mirabeau, c’est le droit qui est le souverain du monde. La justice a toujours son heure, et cette heure viendra. L’Empire d’Allemagne expiera alors et payera de larmes de sang les crimes odieux dont Bazeilles, Châteaudun, Fontenoy, Saint-Cloud, Strasbourg, et mille autres endroits, rappellent le lugubre et douloureux souvenir.


FIN