Quinze Jours de campagne/Chapitre 5

Hachette (p. 99-123).


CHAPITRE V


La Chapelle. – Déménagement des habitants. – Un souvenir de Gœthe. – Indécisions. – Le combat. – Effet du bruit du canon sur les chèvres. – Le drapeau improvisé. – La situation devient grave. – En retraite. – Dans la forêt. – Un héros. – Entrée en Belgique. – Une commission inutile.


La Chapelle est un tout petit village situé à deux lieues de la frontière, sur la route qui conduit de Sedan en Belgique. En avant de la Chapelle, le pays est accidenté, coupé de haies, de petits bois et de ravins ; à l’entrée du village s’élève une jolie église toute neuve, au clocher élancé et coquet ; derrière, touchant presque aux dernières maisons, commence une vaste forêt qui couronne les Ardennes et s’étend jusqu’en Belgique.

Nous sommes là en vedette, loin du gros de l’armée, seuls. On nous avait promis, si nous venions à être attaqués, un bataillon de zouaves et un de chasseurs de Vincennes pour renfort.

Le matin, vers quatre heures, des reconnaissances faites par quelques-uns d’entre nous et dont bien peu revinrent, signalèrent l’ennemi de différents côtés.

On fait en hâte demander le renfort promis, mais il ne vient pas. On répond simplement à l’envoyé : « Les francs-tireurs sont à la Chapelle, qu’ils y restent. »

Nous avons compris : nous devons, quel que soit l’ennemi qui se présente, accepter la lutte et la prolonger le plus longtemps possible. Nous sommes un peu plus de trois cents : trois compagnies entières et quelques soldats de plusieurs corps, turcos, zouaves, chasseurs de Vincennes qui, perdus dans la cohue de la veille et ne pouvant, dans l’immense désordre qui régnait, retrouver leurs régiments, se sont rattachés au premier corps organisé qu’ils ont rencontré ; deux de nos compagnies, emportées par le torrent ; étaient allées, la veille, se jeter dans Sedan. Elles firent bravement leur devoir ; plusieurs de nos camarades moururent sur les remparts ; les autres, envoyés en reconnaissance dans la direction de Mézières, dépassèrent Vrigne-aux-Bois et campèrent entre ce village et Ville-sur-Lumes. Le jour de la bataille de Sedan, de fortes colonnes de cavalerie ennemie s’étant montrées près de Ville-sur-Lumes, les francs-tireurs gagnèrent un bois qui commande la route et reçurent à coups de fusil un escadron de hussards prussiens qui se retira, mais un fort détachement de uhlans pénétra d’un autre côté dans le village et y mit le feu. Mon ami et moi, nous étions descendus vers quatre heures et demie, transis de froid, d’une grange où nous avions passé une nuit sans sommeil. Déjà l’action était engagée autour de Sedan. On entendait à peu de distance, et augmentant d’intensité à mesure que le jour avançait, le bruit sinistre des batailles, le grondement du canon, le roulement des mitrailleuses, le pétillement de la fusillade.

Tout nous annonçait que le destin de la France se jouait en ce moment, et, malgré nos funestes pressentiments, la confiance était si vivace en nous que nous voulions encore croire à un succès.
Uhlans faisant une réquisition dans une ferme

Les paysans dans le grenier desquels nous avons passé la nuit prennent peur en entendant cet effroyable vacarme et se décident à fuir. Ils commencent à la hâte leur déménagement. On attelle le chariot à foin et on y entasse pêle-mêle quelques-uns des meubles de la pauvre demeure. On prend les deux cochons par la tête et par la queue et, malgré leurs cris, on les jette, l’un après l’autre, dans la voiture ; on attache la vache à l’arrière ; puis, cela fait, on vient chercher la vieille mère pour l’emmener. Elle était à demi morte. Assise ou plutôt affaissée sur elle-même, au coin de la vaste cheminée, elle récitait en tremblant toutes les prières qu’elle connaissait, et se cachait la tête dans son tablier. Au moment de partir cependant, elle sortit un peu de sa stupeur et s’aperçut qu’on n’

avait pas chargé deux vieilles chaises au dossier large et haut qu’elle avait dans sa chaumière depuis son mariage. Les larmes aux yeux, elle supplia son fils de les emporter. Elle tenait à ces vieux meubles, témoins de sa vie entière, de ses douleurs et de ses joies ; elle s’y était assise pour allaiter ses enfants et bercer ses petits-fils ; elle s’y était assise pour veiller ceux qu’elle avait perdus, ses parents, son mari, son fils aîné. Il lui semblait qu’en les laissant, elle laissait en arrière une partie d’elle-même.

Mais elle supplia vainement ; il fallait partir et sans retard ; le danger approchait. On l’entraîne, on la place sur la voiture, nous lui disons adieu et le chariot prend lentement la roule de la Belgique. En voyant ces malheureux s’éloigner et prendre le chemin de l’exil, les admirables vers d’Hermann et Dorothée, où Gœthe dépeint, chargé de si sombres couleurs, un tableau pareil, me revinrent en mémoire. Je me rappelais la magnifique description du poète, dont je pouvais, hélas ! vérifier l’exactitude ; je me rappelais les paroles qui commencent cet émouvant récit. : « Après, tout ce dont j’ai été témoin aujourd’hui, la joie n’entrera pas de sitôt dans mon cœur. » Je me rappelais aussi les vers patriotiques qui finissent cet ouvrage et qui ont contribué à jeter dans l’esprit des Allemands cette haine du nom français dont nous avons, après soixante ans, pu voir les terribles effets. Nous aussi, je l’espère, nous saurons nous souvenir ; mes fils du moins le sauront.

À peine la voiture avait-elle disparu au tournant, de la route, que nous voyons revenir un de nos camarades, un caporal aux traits accentués, à la figure énergique. Je ne saurais rendre l’impression qu’il fit sur moi ; le malheureux avait eu, dans une reconnaissance, la poitrine traversée de part en part par une balle. Le sang ruisselait sur sa poitrine et sur son dos.

Malgré cette terrible blessure, il marchait ferme et droit, légèrement appuyé sur l’épaule de deux camarades. En passant près de mon ami et près de moi : « Attention, nous dit-il, les voilà. » Je le regardais passer avec respect, admirant en silence sa noble attitude, son patriotisme et son courage. C’était certes là un bel exemple pour des conscrits. Allons, pensai-je, tout n’est pas perdu. Il y a encore en France des hommes qui savent mourir debout.

Pour que la cavalerie ennemie ne puisse venir nous sabrer à l’improviste pendant que nous serons occupés avec l’infanterie, on traîne rapidement à chacune des deux extrémités du village une grande charrette remplie de fagots que l’on met en travers de la route et qui barre le passage ; puis, cela fait, nous descendons auprès de l’ église, du côté où les Prussiens arrivent.

À peine sommes-nous installés, non pas protégés, mais un peu dissimulés par une petite haie et quelques fagots, que l’ennemi commence son mouvement devant nous. Un régiment d’infanterie, puis un de cavalerie apparaissent et se déploient tranquillement à 5 ou 600 mètres de nous. Ils s’avançaient entre notre armée et nous avec un tel calme que, ne soupçonnant pas que l’armée française pût laisser, sans résistance, occuper ces positions, nous voulions absolument nous persuader que nous avions devant nous des forces françaises. Au bout d’un instant, cependant, une batterie vint prendre position dans un bouquet de bois. Son feu se dirige vers Sedan. Cela commence à nous troubler. « Ce sont les Allemands. Non…, si… » – « Ce sont nos batteries. Mais non…, mais si… » Nous perdons dans l’indécision un long moment qui aurait pu nous être bien profitable. À ma gauche se trouve un turco qui enrage. Il avait été à Wissembourg et à Wœrth. « Ce sont les Allemands, crie-t-il ; jamais les Français ne se cachent dans les bois comme les chacals. » Entre le turco et moi, pâle, silencieux, serrant de ses mains crispées un chassepot admirablement fourbi, un chasseur de Vincennes dévore les régiments des yeux pour tâcher de résoudre le problème et grommelle par intervalles : « Si ce sont des Prussiens pourtant, comme on les démolirait ! C’est la bonne portée pour le chassepot. – À coup sûr, quoi ! – Est-il possible d’être commandé comme ça ! »

Il y avait du vrai dans le reproche. Le commandant, brave comme un lion, était à cheval à côté de nous. Il se creusait la tête et se mettait l’esprit à la torture pour découvrir quelles troupes il avait en face de lui. Par malheur, ni lui ni ses officiers n’avaient de lorgnettes. Mon ami avait emporté une excellente lunette d’approche. Un jour un officier la lui avait empruntée, l’avait gaiement passée en sautoir et la lui avait rendue le soir cassée, hors d’usage. Un autre de nos camarades, jeune peintre de mérite et de cœur, en avait une, mais il était entré à Sedan, où il se fit tuer aux remparts. C’étaient les seules que j’eusse vues dans le bataillon.

Les Allemands nous ont aperçus depuis longtemps, mais, méprisant notre petit nombre, ils ne se donnent pas la peine de s’occuper de nous. Au moment cependant d’accentuer leur marche en avant, il veulent savoir au juste à quoi s’en tenir sur notre compte, et un peloton de cuirassiers s’avance au petit pas pour nous reconnaître et s’informer si nous étions disposés à nous rendre. Ils sont à deux cents mètres et nos discussions continuent toujours.

Le turco se démène et crie de plus en plus fort : « Ce sont des cuirassiers blancs, je les ai vus à Reichshoffen. » – « Silence ! disait le commandant, ne tirez pas, ne vous exposez pas à tirer sur vos frères. » Fatigué de cette incertitude, un des nôtres se lève, met la crosse de son fusil en l’air et s’avance vers le peloton. De très loin on lui tire un coup de pistolet et il revient. Nous n’étions pas plus avancés.

Alors un capitaine fait cinquante pas en avant, et, d’une voix ferme et nette : « Êtes-vous Allemands ou Français ? » Nous entendons distinctement la réponse : « Deutsch. » C’était bien en effet à des Allemands que nous avions affaire. Nous avions en face de nous la droite de la première division de la garde prussienne, qui, venue de Pouru-aux-Bois, se dirigeait vers Givonne, tandis que la seconde division, partie de Pouru-Saint-Rémy, marchait sur Daigny. Arrivés au bois Chevalier, situé à moitié chemin entre la Chapelle et Bazeilles, la garde trouva les chemins du bois en mauvais état, et la première division obliqua de notre côté sur sa gauche pour passer par Villers-Cernay et y établir son artillerie. Ses batteries venaient prendre position les unes le long de la lisière orientale du bois Chevalier, les autres derrière un rideau d’arbres qui fait saillie au nord du bois. C’étaient ces dernières que nous voyions. Les unes et les autres dirigeaient leur feu sur les troupes placées vers le bois de la Garenne, entre le Calvaire d’Illy et Sedan.

Nous savions enfin à quoi nous en tenir, et nous saluons par une décharge générale la réponse des Allemands.

Le gant était jeté. Trois compagnies venaient de défier au combat une division entière, appuyée par une artillerie formidable. Les Prussiens acceptèrent. Les cuirassiers tournent bride, enlèvent leurs chevaux et courent prévenir la batterie ennemie. Celle-ci se détourne, se met en position de manière à pouvoir enfiler la rue du village et commence à l’inonder de boîtes à balles, tandis que les obus pleuvent sur l’église et les maisons.

J’ai là une excellente occasion d’admirer la précision du tir prussien. Le premier obus tombe sur la route, au pied d’un arbre, à vingt mètres environ en avant du village, le deuxième juste dans la première maison. Presque toutes les habitations sont visitées les unes après les autres, et ravagées par ces hôtes incommodes. L’un d’eux vient s’enfoncer à trois pas de moi dans un trou de fumier ; fort heureusement, la résistance qu’il rencontre n’est pas suffisante ; il pénètre. profondément et n’éclate pas. « C’est de la chance, dit un camarade qui se penche pour regarder le trou, deux pouces de plus et nous y étions. » En effet, le projectile était tombé à quelques centimètres seulement du petit mur qui entourait la fosse.

Je jette en ce moment un rapide regard autour de moi. Tous ces vieux troupiers sont superbes ; la fièvre du combat les a saisis. Calmes en apparence, mais pleins d’une activité fébrile, l’œil enflammé, les narines largement ouvertes, les lèvres serrées, ils chargent, épaulent, tirent, sans perdre une seconde, et n’ouvrent la bouche que pour lancer quelque brocard soldatesque qui n’est pas sans doute d’un goût très délicat, mais qui, sans les détourner de leur affaire, entretient leur gaieté et leur courage.

Un peu en avant de nous, je vois deux petites chèvres blanches attachées au même piquet ; le mouvement insolite qui se faisait autour d’elles et le bruit lointain du canon les avaient bien un peu effarouchées, mais, au moment où la lutte s’est engagée près d’elles, elles ont été prises d’une terreur folle dont rien ne peut donner une idée, et je les vois se livrer à des gambades et à des bonds prodigieux pour briser leurs liens, sans pouvoir y parvenir, Je ne vous dirai pas ce qu’elles sont devenues, nous avions d’autres préoccupations, et mon attention ne s’arrêta pas longtemps sur les pauvres bêtes ni sur mes voisins. Un coup d’œil m’avait suffi pour voir tout cela et je revins bien vite aux Prussiens.

La situation devenait grave, Secondée par l’artillerie, l’infanterie prussienne s’ébranle et se rapproche de nous. Je dois avouer que j’ai éprouvé en ce moment un profond sentiment d’admiration pour la discipline prussienne. Sous un feu meurtrier, le régiment s’avance lentement, régulièrement, comme à la parade, tirant au commandement, serrant les rangs avec précision quand nos balles y font des vides.

À 150 mètres environ du village le régiment s’arrête. Les deux premiers rangs se jettent ventre à terre. Ils tiraient à volonté, lentement, presque à coup sûr, visant toujours avec soin. Le reste du régiment se contente de faire un feu extrêmement vif sans tenter d’approcher ; les soldats n’épaulaient pas et tiraient trop haut heureusement. Nous ne comprenions pas leur inaction. Dans une position semblable, des Français se seraient rués, baïonnette en avant, sur le village ; les Allemands attendaient, calmes, impassibles, immobiles, et cependant notre feu plongeant et assuré les décimait avec une régularité effrayante.

Nous avons bientôt la clef de l’énigme. Un second régiment, masqué par un petit bois, s’avançait sur notre extrême gauche, opérant un mouvement pour nous tourner et nous mettre dans un sac. Nous étions déjà pris de trois côtés dans une sorte de fer à cheval ; si le mouvement réussissait, nous étions perdus. Je sentis, je dois l’avouer, un frisson me passer dans le dos. Les Prussiens, à ce moment, ne reconnaissaient pas les francs-tireurs comme belligérants ; autant de pris, autant de fusillés. La mort dans le combat, très bien : j’étais fait à cette idée, elle ne m’effrayait pas ; mais être tué après le combat, tué de sang-froid comme un criminel qu’on exécute, sans lutte ! cela me paraissait épouvantable.

Si grande cependant est encore la confiance d’un certain nombre d’entre nous qu’en apercevant ce régiment le doute s’élève dans quelques cœurs. On s’écrie autour de moi : « Des chasseurs de Vincennes ; il faut nous faire reconnaître. » C’était facile à dire, mais à faire ? Nous n’avions pas de drapeau. Le soldat français heureusement ne s’embarrasse pas pour si peu, et, dans cette circonstance, les plus grands débrouillards du monde ne faillirent pas à leur réputation. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, sous un feu d’enfer, au milieu de plaisanteries incessantes, on improvise ce drapeau qui doit mettre immédiatement un terme à une erreur fatale et faire cesser en même temps les effroyables décharges de boîte à balles que nous envoie l’artillerie et le feu d’infanterie qui nous décime. Une ceinture rouge, un mouchoir, une cravate bleue font l’affaire. En un tour de main, avec la lucidité d’esprit et le sang-froid que le vieux soldat conserve sous le feu, on les attache ensemble au bout d’une gaule. Nous avons un drapeau. Un brave saisit l’étendard tricolore, grimpe dans la plus haute maison du village, mairie et école à la fois, où était installée notre ambulance, et se met à agiter de toutes ses forces le drapeau improvisé.

Vous dire l’effroyable grêle de projectiles qui nous arriva à ce moment serait impossible. Les Prussiens avaient pris notre démonstration pour une bravade, pour un acte insensé de désespoir et d’audace. Les couleurs nationales déployées par une poignée d’hommes réduits déjà de moitié en face d’une division entière leur semblent une sanglante insulte. Ils attendaient le drapeau parlementaire ; exaspérés par le drapeau tricolore, comme le taureau par les bandelettes rouges, ils reprennent ou plutôt continuent leur feu avec une fureur et une intensité inouïes.

Mais si ce drapeau improvisé avait doublé l’ardeur de l’attaque, il centupla l’énergie de la défense. Oui, ces trois lambeaux d’étoffe réunis et flottant au-dessus de nos têtes au bout d’un bâton firent sur nous un prodigieux effet. Ils surexcitèrent en nous le sentiment de l’honneur et du devoir ; ils nous rappelèrent notre responsabilité, la sainte mission à laquelle nous nous étions dévoués. Oui, dans ce moment, si l’on avait demandé à tous ceux qui survivaient encore le sacrifice de leurs vies pour défendre ce drapeau, pas un n’eût hésité ; non, pas un, je le jure en mon nom, je le jure au nom de mes camarades. Quant à moi, j’aurais combattu jusqu’au dernier soupir. Resté seul, je me serais enveloppé de ces haillons aux trois couleurs françaises et je serais tombé joyeux dans leurs plis sacrés comme dans le linceul le plus magnifique que puisse rêver un soldat.

Ah ! c’est que le drapeau, ce n’est pas un morceau d’étoffe qu’on puisse, surtout en un jour de bataille, regarder d’un œil froid. Le drapeau, pour tout homme de cœur, c’est la patrie, notre chère France, c’est son honneur militaire avec son glorieux passé, c’est le sol sacré de la patrie, notre village, le foyer paternel ; ce sont les mères, nos fiancées, nos sœurs. Oui, le drapeau est le symbole de tout ce que nous aimons. Tout cela passe confusément dans l’esprit du soldat qui regarde son drapeau et vient ranimer son courage et le disposer au sacrifice. Malheur à l’homme qui ne comprendrait pas ces nobles sentiments ! Malheur au peuple chez lequel périrait l’amour du drapeau national ! Le jour où un peuple en arriverait là, sa décadence serait certaine et sa ruine imminente.

Le combat continua donc. Officiers et soldats, chacun faisait le coup de feu avec fureur. Cependant le régiment qui voulait nous tourner exécutait son mouvement, et bientôt il parvint à l’extrémité du village. Notre capitaine [1] avait parié, juré d’abattre le premier homme qui y mettrait le pied. Il tint son serment et gagna. son pari. Lorsqu’un uniforme prussien apparut au-dessus de la barricade qui fermait la route, un coup de feu retentit, l’homme tomba. Le capitaine alors, un grand diable sec, à la figure noire de poudre, fit un moulinet avec son chassepot et s’écria, je le vois, je l’entends encore : « Il y est, il y est, hein ! qu’est-ce que j’avais dit ? Allons, les enfants, tirez, tirez ; » et il se mit à recharger.

Mais le commandant, voyant un régiment ennemi. pénétrer dans le village et deux autres qui se disposaient à y entrer aussi, jugea le moment venu de faire cesser une lutte désormais inutile. Nous avions combattu jusqu’à la dernière extrémité. Il voit qu’il ne doit pas nous laisser prendre et livrer à une mort certaine des hommes qui, s’il le jugeait nécessaire, se feraient tous sans exception hacher sur place. Il fait sonner la retraite.

L’instant d’après nous sommes autour de lui.

Un danger nous attend encore. Il faut franchir l’espace qui sépare le village de la forêt. C’était un champ large seulement d’une centaine de mètres, mais à découvert et en plein sous le feu prussien. Nous reprenons haleine un instant, puis, courbés en deux, le fusil à la main, nous nous élançons au pas de course. Les balles sifflent à nos côtés ; l’une d’elles atteint auprès de moi un jeune Polonais et lui traverse la bouche. Il fait entendre un cri étouffé et chancelle. « On ne peut pas laisser le camarade là, » s’écrie un vieux zouave, et il le prend par un bras ; un autre le saisit d’un autre côté ; ils le soutiennent et l’entraînent un instant, mais il s’alourdissait, un caillot de sang noir se formait sur ses lèvres ; au bout de vingt pas il tombe. « C’est un homme mort, dit le zouave, filons, » et nous reprenons notre course. Nous atteignons heureusement la lisière de la forêt et nous nous dissimulons derrière des troncs d’arbres et quelques arbustes ! attendant ceux des camarades qui, barricadés dans les maisons, les disputaient encore une à une à l’ennemi et dont quelques-uns parvenaient à s’échapper par les jardins et à nous rejoindre.

Enfin le bruit de la fusillade s’éteignit, les Prussiens étaient maîtres du village. Aucun des nôtres n’arrivant plus, nous nous comptâmes : nous étions quatre-vingt-sept. Ce fut alors pour la première fois que j’eus peur en regardant autour de moi et en voyant combien il en manquait à l’appel ; heureusement mon ami était là ; nous nous embrassons en songeant aux vieux parents et en bénissant Dieu. Deux ou trois camarades, auxquels je montre mon képi traversé par une balle, me serrent la main.

Je l’avais échappé belle. Le projectile avait passé à quelques millimètres au-dessus. Il avait frappé l’un de nous.

C’était un tout jeune homme, dont je crois revoir la figure imberbe et timide. Me voyant agenouillé au premier rang, il s’était placé derrière moi et sa tête s’élevait un peu au-dessus de la mienne. Après avoir traversé mon képi, la balle le frappa au milieu du front. Il se redressa comme un ressort qui se détend, puis il retomba ; il était mort.

Mézières

Cependant il est temps de partir. Les chefs tiennent conseil. Ignorant la tournure que prenait à cette heure la fatale bataille de Sedan, ils désiraient regagner Mézières et rejoindre l’armée, qui devait, pensaient-ils, opérer un mouvement de retraite sur cette ville. Un paysan de la Chapelle leur propose de nous y conduire par les bois. Son offre est acceptée. Il était environ neuf heures du matin ; le temps était superbe, le soleil radieux. Nous nous mettons en marche. Nous suivons de petits sentiers, à peine frayés ; parfois même nous entrons sous bois dans les futaies de cette magnifique forêt. Nous marchions en file indienne, le fusil chargé sur l’épaule, silencieux, le cœur serré, l’âme émue, écoutant avec tristesse l’effroyable concert que faisaient sur notre gauche le grondement sourd du canon, le grincement sinistre et saccadé de la mitrailleuse et le pétillement des feux d’infanterie. Au bout d’une heure, nous arrivons sur la lisière de la forêt, près d’une batterie que nous entendions tonner avec rage et que nous croyions française. Les Français, nous le savions, étaient là le matin. Cependant, par excès de prudence, au moment de déboucher du bois, deux hommes sont envoyés pour reconnaître. Ils reviennent en courant. La batterie était prussienne et des forces ennemies considérables étaient à deux pas de nous. Nous rentrons sous bois pour faire un nouveau détour. Au bout d’un instant nous nous engageons dans une ravissante vallée pleine de fraîcheur, d’ombre et de paix. Au fond un joli ruisseau coulait sur un lit de cailloux que les arbres de la forêt recouvraient d’un berceau de verdure ; quelques rochers, arrêtant son cours, lui faisaient, de temps en temps, faire de charmantes petites cascades. La délicieuse vallée ! Je me rappelai mes voyages en Suisse. Étrange rapprochement ! J’y étais en 1866, et ce fut dans la riante et belle vallée de l’Aar que j’appris Sadowa.

Il y avait à peine un moment que nous revenions sur nos pas quand nous rencontrâmes un sous-officier qui nous demanda quelques paquets de cartouches, que nous lui donnâmes. C’était un vieux sergent. Sur sa poitrine brillaient de nombreuses médailles. Sa belle figure bronzée, la coupe de sa barbe et de ses cheveux grisonnants, son attitude martiale, tout annonçait un vétéran blanchi sous le harnais.

« Que voulez-vous faire ? lui demanda un de nos chefs, l’ennemi est près d’ici ; vous ne pouvez rejoindre de ce côté aucune troupe française, la bataille est perdue, restez avec vous. Où voulez-vous aller ? »

Le vieux sergent se redressa, promena lentement sur nous ses regards perçants et, après un instant de silence : « Je vais me faire tuer, » dit-il en jetant son fusil sur son épaule.

Le ton dont ces mots furent dits n’admettait pas de réplique. On sentait là une détermination inflexible. Nul ne le suivit, mais nos rangs s’ouvrirent ; chacun se découvrit et s’écarta avec respect pour laisser passer ce héros ignoré qui allait mourir.

Certes bien des défaillances, disons le mot, bien des lâchetés, ont attristé nos cœurs dans cette funeste guerre de 1870, mais aussi que de traits d’héroïsme sont restés dans l’ombre, oubliés ou inconnus, Salut à vous ! soldat généreux, qui n’avez pas voulu survivre au désastre de la patrie, bon et fidèle serviteur qui êtes mort en combattant pour elle. Que je voudrais savoir le nom de cet homme et pouvoir le faire connaître à la France entière ! Il est digne de passer à la postérité.

En remontant le cours du ruisseau, nous rencontrons des soldats atteints par le feu qui viennent y laver leurs blessures et y étancher leur soif ; l’un d’eux a la jambe traversée par une balle ; l’autre (c’est un artilleur) le haut de la cuisse enlevé par un éclat d’obus. Un peu plus loin nous apercevons un paysan. Nous l’appelons, et, sur nos vives instances, sur l’assurance maintes fois répétée qu’il n’y a pas de danger, il se décide à aller chercher ces malheureux dans sa charrette bien garnie de paille et à les transporter en Belgique. C’est tout ce que nous pouvions faire pour eux.

Notre médecin et notre ambulance étaient restés à la Chapelle, où les Prussiens, entre parenthèses, ne permirent pas que l’on s’occupât de nos blessés avant que le pansement de tous les Allemands frappés par nos balles eût été entièrement achevé. Cette opération dura près de trois heures et demie et fut faite en grande partie par notre médecin et nos ambulances, et avec nos médicaments, tandis qu’à deux pas des Français mouraient faute de soins ! Il est vrai que ces Français étaient des francs-tireurs et que les Allemands, s’il faut les en croire et d’après leurs principes sur la manière de faire la guerre, eussent été en conscience obligés de les achever, bien loin de les laisser mourir des suites de leurs blessures, tout franc-tireur devant être abattu sans jugement. Il faudrait être de bien mauvaise foi pour ne pas avouer qu’en somme les Allemands se sont montrés, dans cette circonstance, bien compatissants et bien humains en ne fusillant que ceux d’entre nous qu’ils avaient pris les armes à la main, sans blessures, et en permettant, quatre heures après le combat, que l’on pansât les autres.

Près de la frontière nous rencontrons quelques paysans. Mon ami déchire une feuille de son carnet, met dans une enveloppe à l’adresse de sa mère les mots suivants écrits au crayon : «

A. et moi sommes saufs, 1er septembre, au soir, » et il donne le tout à l’un de ces paysans pour le porter à la poste en Belgique. Pour être courtes, ces lettres-là n’en font pas moins plaisir.

Après avoir longtemps marché, nous rejoignons enfin la route que nous voulions suivre pour gagner Mézières ; elle était coupée. Une ambulance française, que nous rencontrons, nous avertit que l’ennemi est à deux cents mètres de nous et que des patrouilles de uhlans et de cuirassiers allemands parcourent toutes les avenues de la forêt en faisant prisonniers ou en sabrant les soldats isolés ou peu nombreux qu’ils rencontrent. Nous rentrons de nouveau dans les taillis, et, jusqu’à ce que le jour tombe, c’est-à-dire jusqu’à neuf heures du soir, sans manger, sans boire, le corps brisé et l’âme remplie de pensées désolantes, nous restons sur le territoire français. De temps en temps, quelques fuyards nous rejoignent ; ils nous donnent de vagues renseignements qui font pressentir un immense désastre et qui jettent parmi nous la terreur, une terreur folle. En ce moment, chose étrange, bizarre, contradiction de la nature humaine, ces hommes tout à l’heure si braves, ces lions qui avaient vu, sans s’émouvoir, les deux tiers d’entre eux tomber sous la mitraille ou sous les balles, qui seraient tous morts sans reculer d’un pouce, s’enfuyaient à la moindre alerte.

La fièvre du combat était tombée ; l’instinct de la conservation reprenait le dessus. Ils étaient troublés à la voix de l’ennemi ; ils voyaient leur perle prochaine et personne qui put les secourir ; la crainte de la mort s’était abattue sur eux. Un de nos camarades, ayant fait partir par mégarde son fusil qu’il portait tout chargé sur l’épaule, je vis le moment où il allait être écharpé. Il voulait nous mettre les Allemands sur les bras : c’était un espion chargé de nous conduire dans un traquenard. Le pauvre diable en fut quitte heureusement pour quelques horions sans gravité et nous eûmes le bonheur de ne pas être poursuivis.

Enfin, le soir, tombant de fatigue et d’inanition, nous entrons en Belgique et nous déposons nos munitions et nos armes entre les mains du bourgmestre du petit village de Corbion.

Nous sommes reçus avec des témoignages de sympathie profonde. On nous distribue du pain et du fromage et on nous conduit dans l’école, où nous nous disposons à passer la nuit les uns sur les autres. À onze heures on nous réveille. Les Prussiens ont fait dire qu’ils voulaient bien ne pas nous réclamer, mais qu’ils voyaient un danger dans la présence, si rapprochée des frontières, d’un aussi grand nombre de soldats français ; si, le lendemain, au point du jour, nous sommes encore à Corbion, ils brûleront le village. La menace était un peu forte : il est à croire qu’ils ne l’auraient pas mise à exécution ; mais pour ne causer aucun désagrément aux braves paysans qui nous avaient si bien accueillis, nous nous remettons en marche, et, sous la conduite de deux soldats belges, nous partons pour Bouillon, petite ville où se trouve un antique château fort ayant appartenu à la célèbre famille de ce nom. Le temps était doux, la nuit noire, de gros nuages gris couraient dans le ciel. Nous avions trois grandes lieues à faire par d’horribles sentiers de montagnes, taillés parfois dans le roc et semés presque partout de pierres qui roulaient et blessaient nos pieds endoloris. Nous traversions par moments un bout de prairie. C’était plaisir alors de marcher sur le gazon. Mon pauvre ami avait la peau du pied droit enlevée par la marche : tout le talon était à vif ; chaque pas lui causait une cuisante souffrance. J’étais en ce moment le plus vaillant des deux, je le soutenais de mon mieux et j’essayais de le distraire, mais lui faire oublier son mal n’était pas chose facile.

Enfin, au tournant d’une montagne, nous voyons brusquement se découper sur le ciel la silhouette de la sombre forteresse où nous allions être enfermés. Nous arrivons à Bouillon. Le bourgmestre, prévenu, se lève en hâte, nous fait donner à chacun un petit verre d’une eau-de-vie de marc dont je ne pus avaler une gorgée, puis nous nous rendons au château.

Nous passons le pont-levis, toujours abaissé et même, si je ne me trompe, actuellement converti en pont fixe ; mais nous trouvons la poterne fermée. Le bourgmestre soulève le lourd marteau et fait retentir la porte bardée de fer. On n’ouvre pas. Le gardien, couché dans un petit bâtiment éloigné, n’a pas entendu. Il frappe de nouveau. Les soldats belges heurtent aussi avec la crosse de leurs fusils ; même silence. Alors le bourgmestre envoie à l’hôtel de ville chercher les grosses clefs ; elles sont rouillées ; depuis 1853, on ne s’en était pas servi ; on n’entre jamais qu’en compagnie du gardien. De guerre lasse on va chercher un serrurier. Pendant ce temps-là, trois bons quarts d’heure au moins, assis sur le parapet du pont des fossés, nous pensions à ceux que nous avions perdus, à nos parents, à nos amis, aux malheurs de la patrie. Certes nous n’avions jamais rêvé d’aller à Berlin, mais nous avions pensé du moins que notre sacrifice serait utile, et nous nous trouvions désarmés, vaincus, épuisés, à la porte d’une prison, et cela au soir d’un immense désastre.

Le serrurier arrive. On réussit à ouvrir la porte ; on réveille le gardien, et à trois heures et demie nous étendons nos membres fatigués sur le plancher poudreux et couvert de toiles d’araignée de quelques vieilles salles.

Malgré ma fatigue, je ne pus dormir. Le lendemain, j’écrivis quelques mots à mes parents pour les rassurer. Des dames de la ville obtinrent l’autorisation d’entrer dans le château où nous étions renfermés. Elles nous donnèrent du papier et des plumes, écrivirent pour ceux d’entre nous qui ne savaient pas le faire et montrèrent une bonté, un dévouement rares. C’est à peine si je pus donner de mes nouvelles à ma famille. J’étais dans un tel état de prostration par suite de toutes ces fatigues, du défaut de nourriture et de la privation de sommeil, que je passai quarante-huit heures dans un état de torpeur et d’hébétement. Le sommeil me revint heureusement et, la nourriture aidant, je me remis.

Pendant notre séjour à Bouillon, nous fûmes rejoints par des soldats de toutes armes et une vingtaine de nos camarades qui, égarés après le combat, s’étaient réunis et étaient parvenus à passer en Belgique.

Au moment où ils franchissaient la frontière, un chef d’escadron des hussards de la reine qui les poursuivait arrivait au galop avec ses hommes. Il réclame avec arrogance ces francs-tireurs comme ses prisonniers. L’officier belge auquel ils étaient en train de rendre les armes s’approche de l’Allemand et lui fait remarquer que « ses prisonniers » sont sur le territoire belge, qu’ils ont déposé les armes et que, par conséquent, les Prussiens n’ont aucun droit sur eux. Le cavalier prussien s’arrête, tire sa carte, vérifie avec une grande précision et une suprême impertinence si réellement la frontière est franchie, et la constatation faite, se dispose à partir. « Je m’estimerais heureux, monsieur, lui dit avec courtoisie l’officier belge, si je pouvais vous être utile en quelque chose. » Le Prussien salue sans mot dire, tourne bride, fait quelques pas et revient. « J’accepte, » dit-il, et il tire sa carte. « Veuillez envoyer une dépêche à ma femme pour lui dire que la bataille est gagnée, finie, et que je n’ai pas une égratignure. » Il s’appelait Von der Greuben. Faisant alors signe à ses hommes, il rentre avec eux sur le territoire français. Il y avait à peine fait vingt pas qu’un coup de feu retentit. M. Von der Greuben tomba. Un franc-tireur, resté en arrière et caché dans le bois, venait de descendre le bel officier d’une balle en plein cœur.

La dépêche ne partit pas.

  1. Le capitaine Guillaume. C’est un homme de cœur, d’une énergie indomptable, et qui s’est admirablement conduit pendant toute la campagne. Il ne voulut jamais entrer en Belgique avec nous, et gagna Méziéres par des chemins détournés, avec quelques hommes. Poursuivi par les Prussiens dans cette retraite, il reçut une balle dans le gras de la jambe. Un peu plus tard il fut envoyé en Normandie et fit campagne dans la basse Seine. Il eut le bras gauche emporté près de Gaillon. À peine remis, il reprit encore du service et fut dirigé sur Toulouse, où on lui confia d’importantes fonctions et où il reçut le grade, si dignement mérité, d’officier de la Légion d’honneur.