Quinze Jours au Désert souvenirs d’un voyage en Amérique
Écrit sur le steamboat the Superior, août 1831.
Une des choses qui piquaient le plus notre curiosité en venant en Amérique, c’était de parcourir les extrêmes limites de la civilisation européenne, et même, si le temps nous le permettait, de visiter quelques-unes de ces tribus indiennes qui ont mieux aimé fuir dans les solitudes les plus sauvages que de se plier à ce que les blancs appellent les délices de la vie sociale ; mais il est plus difficile qu’on ne croit de rencontrer aujourd’hui le désert. À partir de New-York, et à mesure que nous avancions vers le nord-ouest, le but de notre voyage semblait fuir devant nous. Nous parcourions des lieux célèbres dans l’histoire des Indiens, nous rencontrions des vallées qu’ils ont nommées, nous traversions des fleuves qui portent encore le nom de leurs tribus ; mais partout la hutte du sauvage avait fait place à la maison de l’homme civilisé, les bois étaient tombés, la solitude prenait une vie.
Cependant nous semblions marcher sur les traces des indigènes. Il y a dix ans, nous disait-on, ils étaient ici ; là, cinq ans ; là, deux ans. Au lieu où vous voyez la plus belle église du village, nous racontait celui-ci, j’ai abattu le premier arbre de la forêt. Ici, nous racontait un autre, se tenait le grand conseil de la confédération des Iroquois. — Et que sont devenus les Indiens ? disais-je. — Les Indiens, reprenait notre hôte, ils ont été je ne sais pas trop où, par-delà les grands lacs ; c’est une race qui s’éteint ; ils ne sont pas faits pour la civilisation, elle les tue.
L’homme s’accoutume à tout, à la mort sur les champs de bataille, à la mort dans les hôpitaux, à tuer et à souffrir. Il se fait à tous les spectacles. Un peuple antique, le premier et le légitime maître du continent américain, fond chaque jour comme la neige aux rayons du soleil, et disparaît à vue d’œil de la surface de la terre. Dans les mêmes lieux et à sa place, une autre race grandit avec une rapidité plus surprenante encore ; par elle, les forêts tombent, les marais se dessèchent ; des lacs semblables à des mers, des fleuves immenses s’opposent en vain à sa marche triomphante. Les déserts deviennent des villages, les villages deviennent des villes. Témoin journalier de ces merveilles, l’Américain ne voit dans tout cela rien qui l’étonné. Cette incroyable destruction, cet accroissement plus surprenant encore, lui paraissent la marche habituelle des événemens de ce monde. Il s’y accoutume comme à l’ordre immuable de la nature.
C’est ainsi que, toujours en quête des sauvages et du désert, nous parcourûmes les trois cent soixante milles qui séparent New-York de Buffalo. Le premier objet qui frappa notre vue fut un grand nombre d’Indiens qui s’étaient réunis ce jour-là à Buffalo pour recevoir le paiement des terres qu’ils ont livrées aux États-Unis. Je ne crois pas avoir jamais éprouvé un désappointement plus complet qu’à la vue de ces Indiens. J’étais plein des souvenirs de M. de Chateaubriand et de Cooper, et je m’attendais à voir dans les indigènes de l’Amérique des sauvages sur la figure desquels la nature aurait laissé la trace de quelques-unes de ces vertus hautaines qu’enfante l’esprit de liberté. Je croyais rencontrer en eux des hommes dont le corps avait été développé par la chasse et la guerre, et qui ne perdaient rien à être vus dans leur nudité. On peut juger de mon étonnement en rapprochant ce portrait de celui qui va suivre.
Les Indiens que je vis ce jour-là avaient une petite stature; leurs membres, autant qu’on en pouvait juger sous leurs vêtemens, étaient grêles; leur peau, au lieu de présenter une teinte rouge cuivré, comme on le croit communément, était bronze foncé, de telle sorte qu’au premier abord elle semblait se rapprocher beaucoup de celle des mulâtres. Leurs cheveux noirs et luisans tombaient avec une singulière raideur sur leurs cous et sur leurs épaules. Leurs bouches étaient en général démesurément grandes, l’expression de leur figure ignoble et méchante. Leur physionomie annonçait cette profonde dépravation qu’un long abus des bienfaits de la civilisation peut seul donner. On eût dit des hommes appartenant à la dernière populace de nos grandes villes d’Europe, et cependant c’étaient encore des sauvages. Aux vices qu’ils tenaient de nous se mêlait quelque chose de barbare et d’incivilisé qui les rendait cent fois plus repoussans encore. Ces Indiens ne portaient pas d’armes, ils étaient couverts de vêtemens européens; mais ils ne s’en servaient pas de la même manière que nous. On voyait qu’ils n’étaient point familiarisés à leur usage, et qu’ils se trouvaient comme emprisonnés dans leurs replis. Aux ornemens de l’Europe ils joignaient les produits d’un luxe barbare, des plumes, d’énormes boucles d’oreilles et des colliers de coquillages. Les mouvemens de ces hommes étaient rapides et désordonnés, leur voix aiguë et discordante, leur regard inquiet et sauvage. Au premier abord, on eût été tenté de ne voir dans chacun d’eux qu’une bête des forêts à laquelle l’éducation avait bien pu donner l’apparence d’un homme, mais qui n’en était pas moins resté un animal. Ces êtres faibles et dépravés appartenaient cependant à l’une des tribus les plus renommées de l’ancien monde américain. Nous avions devant nous, et c’est pitié de le dire, les derniers restes de cette célèbre confédération des Iroquois, dont la mâle sagesse n’était pas moins connue que le courage, et qui tinrent longtemps la balance entre les deux plus grandes nations de l’Europe. On aurait tort toutefois de vouloir juger la race indienne sur cet échantillon informe, ce rejeton égaré d’un arbre sauvage qui a crû dans la boue de nos villes. Ce serait renouveler l’erreur que nous venions de commettre nous-mêmes, et que nous eûmes l’occasion de reconnaître plus tard.
Le soir, nous sortîmes de la ville, et à peu de distance des dernières maisons nous aperçûmes un Indien couché sur le bord de la route. C’était un jeune homme. Il était sans mouvement, et nous le crûmes mort. Quelques gémissemens étouffés qui s’échappaient péniblement de sa poitrine nous firent connaître qu’il vivait encore et luttait contre une de ces dangereuses ivresses causées par l’eau-de-vie. Le soleil était déjà couché ; la terre devenait de plus en plus humide. Tout annonçait que ce malheureux rendrait là son dernier soupir, à moins qu’il ne fût secouru. C’était l’heure où les Indiens quittaient Buffalo pour regagner leur village ; de temps en temps un groupe d’entre eux venait à passer près de nous. Ils s’approchaient, retournaient brutalement le corps de leur compatriote pour le reconnaître, et puis reprenaient leur marche sans tenir aucun compte de nos observations. La plupart de ces hommes eux-mêmes étaient ivres. Il vint enfin une jeune Indienne qui d’abord sembla s’approcher avec un certain intérêt. Je crus que c’était la femme ou la sœur du mourant. Elle le considéra attentivement, l’appela à haute voix par son nom, tâta son cœur, et, s’étant assurée qu’il vivait, chercha à le tirer de sa léthargie ; mais, comme ses efforts étaient inutiles, nous la vîmes entrer en fureur contre ce corps inanimé qui gisait devant elle. Elle lui frappait la tête, lui tortillait le visage avec ses mains, le foulait aux pieds. En se livrant à ces actes de férocité, elle poussait des cris inarticulés et sauvages qui, à cette heure, semblent encore vibrer dans mes oreilles. Nous crûmes enfin devoir intervenir, et nous lui ordonnâmes péremptoirement de se retirer. Elle obéit, mais nous l’entendîmes, en s’éloignant, pousser un éclat de rire barbare.
Revenus à la ville, nous entretenons plusieurs personnes du jeune Indien ; nous parlons du danger imminent auquel il est exposé, nous offrons même de payer sa dépense dans une auberge : tout cela est inutile ; nous ne pouvons déterminer personne à s’en occuper. Les uns nous disaient : « Ces hommes sont habitués à boire avec excès et à coucher sur la terre ; ils ne meurent point pour de pareils accidens. » D’autres avouaient que probablement l’Indien mourrait ; mais on lisait sur leurs lèvres cette pensée à moitié exprimée : qu’est-ce que la vie d’un Indien ? C’était là le fond du sentiment général. Au milieu de cette société si jalouse de moralité et de philanthropie, on rencontre une insensibilité complète, une sorte d’égoïsme froid et implacable lorsqu’il s’agit des indigènes de l’Amérique. Les habitans des États-Unis ne chassent pas les Indiens à cor et à cri ainsi que faisaient les Espagnols du Mexique ; mais c’est le même instinct impitoyable qui anime ici comme partout ailleurs la race européenne. Combien de fois, dans le cours de nos voyages, n’avons-nous pas rencontré d’honnêtes citadins qui nous disaient le soir, tranquillement assis au coin de leur foyer : « Chaque jour le nombre des Indiens va décroissant ! Ce n’est pas cependant que nous leur fassions souvent la guerre ; mais l’eau-de-vie, que nous leur vendons à bas prix, en enlève tous les ans plus que ne pourraient faire nos armes. Ce monde-ci nous appartient, ajoutaient-ils ; Dieu, en refusant à ses premiers habitans la faculté de se civiliser, les a destinés par avance à une destruction inévitable. Les véritables propriétaires de ce continent sont ceux qui savent tirer parti de ses richesses. » Satisfait de son raisonnement, l’Américain s’en va au temple, où il entend un ministre de l’Évangile lui répéter que les hommes sont frères, et que l’Être éternel, qui les a tous faits sur le même modèle, leur a donné à tous le devoir de se secourir.
Le 19 juillet, à dix heures du matin, nous montâmes sur le bateau à vapeur Ohio, nous dirigeant vers Détroit ; une brise très forte soufflait du nord-ouest et donnait aux eaux du lac Érié l’apparence des vagues de l’Océan. À droite s’étendait un horizon sans bornes ; à gauche, nous serrions les côtes méridionales du lac, dont souvent nous nous approchions jusqu’à la portée de la voix. Ces côtes sont parfaitement plates, et diffèrent de celles de tous les lacs que j’avais eu l’occasion de visiter en Europe. Elles ne ressemblaient pas non plus aux bords de la mer : d’immenses forêts les ombrageaient et faisaient autour du lac comme une ceinture épaisse et rarement interrompue. De temps en temps cependant le pays change tout à coup d’aspect. Au détour d’un bois, on aperçoit la flèche élégante d’un clocher, des maisons éclatantes de blancheur et de propreté, des boutiques ; deux pas plus loin, la forêt primitive, et en apparence impénétrable, reprend son empire et réfléchit de nouveau son feuillage dans les eaux du lac.
Ceux qui ont parcouru les États-Unis trouveront dans ce tableau un emblème frappant de la société américaine. Tout y est heurté, imprévu ; partout l’extrême civilisation et la nature abandonnée à elle-même se trouvent en présence et en quelque sorte face à face. C’est ce qu’on ne s’imagine point en France. Pour moi, dans mes illusions de voyageur, et quelle classe d’hommes n’a pas les siennes ? je me figurais tout autre chose. J’avais remarqué qu’en Europe l’état plus ou moins retiré dans lequel se trouvait une province ou une ville, sa richesse ou sa pauvreté, sa petitesse ou son étendue, exerçaient une influence immense sur les idées, les mœurs, la civilisation tout entière de ses habitans, et mettaient souvent la différence de plusieurs siècles entre les diverses parties du même territoire. Je m’imaginai qu’il en était ainsi et à plus forte raison dans le Nouveau-Monde, et qu’un pays peuplé d’une manière incomplète et successive comme l’Amérique devait présenter toutes les conditions d’existence et offrir l’image de la société à tous les âges. L’Amérique était donc, suivant moi, le seul pays où l’on pût suivre pas à pas toutes les transformations que l’état social fait subir à l’homme, et où il fût possible d’apercevoir comme une vaste chaîne qui descendît d’anneau en anneau depuis l’opulent patricien des villes jusqu’au sauvage du désert. C’est là, en un mot, qu’entre quelques degrés de longitude je comptais trouver encadrée l’histoire de l’humanité tout entière.
Rien n’est vrai dans ce tableau. De tous le pays du monde, l’Amérique est le moins propre à fournir le spectacle que j’y venais chercher. En Amérique, plus encore qu’en Europe, il n’y a qu’une seule société. Elle peut être riche ou pauvre, humble ou brillante, commerçante ou agricole; mais elle se compose partout des mêmes élémens. Le niveau d’une civilisation égale a passé sur elle. L’homme que vous avez laissé dans les rues de New-York, vous le retrouvez au milieu des solitudes de l’ouest: même habillement, même esprit, même langue, mêmes habitudes, mêmes plaisirs. Rien de rustique, rien de naïf, rien qui sente le désert, rien même qui ressemble à nos villages. La raison de ce singulier état de choses est facile à comprendre. Les portions de territoires le plus anciennement et le plus complètement peuplées sont parvenues à un haut degré de civilisation. L’instruction y a été prodiguée à profusion; l’esprit d’égalité y a répandu une teinte singulièrement uniforme sur les habitudes intérieures de la vie. Or, remarquez-le bien, ce sont précisément ces mêmes hommes qui vont peupler chaque année le désert. En Europe, chacun vit et meurt sur le sol qui l’a vu naître. En Amérique, on ne rencontre nulle part les représentans d’une race qui se serait multipliée dans la solitude après y avoir vécu longtemps ignorée du monde et livrée à ses propres efforts. Ceux qui habitent les lieux isolés y sont arrivés d’hier; ils y sont venus avec les mœurs, les idées, les besoins de la civilisation. Ils ne donnent à la vie sauvage que ce que l’impérieuse nécessité des choses exige d’eux; de là les plus bizarres contrastes. On passe sans transition d’un désert dans la rue d’une cité, des scènes les plus sauvages aux tableaux les plus rians de la vie civilisée. Si la nuit vous surprenant ne vous force pas de prendre gîte au pied d’un arbre, vous avez grande chance d’arriver dans un village où vous trouverez tout, jusqu’aux modes françaises et aux caricatures des boulevards. Le marchand de Buffalo et de Détroit en est aussi bien approvisionné que celui de New-York. Les fabriques de Lyon travaillent pour l’un comme pour l’autre. Vous quittez les grandes routes, vous vous enfoncez dans des sentiers à peine frayés, vous apercevez enfin un champ défriché, une cabane composée de troncs à moitié équarris, où le jour n’entre que par une fenêtre étroite ; vous vous croyez enfin parvenu à la demeure du paysan américain : erreur. Vous pénétrez dans cette cabane qui semble l’asile de toutes les misères; mais le possesseur de ce lieu est couvert des mêmes habits que vous, il parle le langage des villes. Sur sa table grossière sont des livres et des journaux; lui-même se hâte de vous prendre à part pour savoir au juste ce qui se passe dans la vieille Europe, et vous demande compte de ce qui vous a le plus frappé dans son pays. Il vous tracera sur le papier un plan de campagne pour les Belges[2], et vous apprendra gravement ce qui reste à faire pour la prospérité de la France. On croirait voir un riche propriétaire qui est venu habiter momentanément, et pour quelques nuits, un rendez-vous de chasse. Et dans le fait la cabane de bois n’est pour l’Américain qu’un asile momentané, une concession temporaire faite à la nécessité des circonstances. Lorsque les champs qui l’environnent seront entièrement en produit, et que le nouveau propriétaire aura le loisir de s’occuper des choses agréables à la vie, une maison plus spacieuse et mieux appropriée à ses besoins remplacera le log-house et servira d’asile à de nombreux enfans, qui un jour aussi pourront se créer une demeure dans le désert.
Nous arrivâmes à Détroit, petite ville de deux ou trois mille âmes, que les jésuites ont fondée au milieu des bois en 1710, et qui contient encore un très grand nombre de familles françaises. Nous avions traversé tout l’état de New-York et fait cent lieues sur le lac Érié: nous touchions cette fois aux bornes de la civilisation; mais nous ignorions complètement vers quel lieu il fallait nous diriger. S’en informer n’était pas chose aussi aisée qu’on peut le croire. Traverser des forêts presque impénétrables, passer des rivières profondes, braver les marais pestilentiels, dormir exposé à l’humidité des bois, voilà des efforts que l’Américain conçoit sans peine s’il s’agit de gagner un dollar, car c’est là le point; mais qu’on fasse de pareilles courses par curiosité, c’est ce qui n’arrive pas jusqu’à son intelligence. Ajoutez qu’habitant d’un désert il ne prise que l’œuvre de l’homme. Il vous enverra volontiers visiter une route, un pont, un beau village; mais qu’on attache du prix à de grands arbres et à une belle solitude, cela est pour lui absolument incompréhensible. Rien donc de plus difficile que de trouver quelqu’un en état de vous comprendre. — Vous voulez voir des bois, nous disaient en souriant nos hôtes; allez tout droit devant vous, vous trouverez de quoi vous satisfaire. Il y a précisément dans les environs des routes nouvelles et des sentiers bien percés. Quant aux Indiens, vous n’en verrez que trop sur nos places publiques et dans nos rues; il n’est pas besoin pour cela d’aller bien loin. Ceux-là au moins commencent à se civiliser et sont d’un aspect moins sauvage. — Nous ne tardâmes pas à reconnaître qu’il était impossible d’obtenir d’eux la vérité en les attaquant de front, et qu’il fallait manœuvrer.
Nous nous rendîmes donc chez le fonctionnaire chargé par les États-Unis de la vente des terres encore désertes dont se compose en partie le district de Michigan. Nous nous présentâmes à lui comme des gens qui, sans avoir une volonté bien arrêtée de fonder un établissement dans le pays, pourraient cependant avoir un intérêt éloigné à connaître le prix et la situation des terres. M. Le major Biddle, c’était le nom du fonctionnaire, comprit cette fois à merveille ce que nous voulions faire, et entra immédiatement dans une foule de détails que nous écoutâmes avec avidité. — Cette partie-ci, nous dit-il en nous montrant sur la carte la rivière Saint-Joseph, qui, après de longues sinuosités, va se décharger dans le lac Michigan, me paraît la plus propre à répondre à votre dessein : la terre y est bonne, on y a déjà établi de beaux villages, et la route qui y conduit est si bien entretenue que tous les jours des voitures publiques la parcourent. — Bon ! disons-nous en nous-mêmes, nous savons déjà par où il ne faut pas aller, à moins que nous ne voulions visiter le désert en poste. — Nous remercions M. Biddle de ses avis, et nous lui demandons avec un air d’indifférence et une sorte de mépris quelle était la portion du district où, jusqu’à présent, le courant des émigrations s’était fait le moins sentir. — Par ici, nous dit-il, sans attacher à ses paroles plus de prix que nous ne paraissions en mettre à notre question, vers le nord-ouest. Jusqu’à Pontiac, et dans les environs de ce village, il a été fondé depuis peu d’assez beaux établissemens ; mais il ne faut pas penser à se fixer plus loin: le pays est couvert d’une forêt presque impénétrable qui s’étend sans bornes vers le nord-ouest, où l’on ne rencontre que des bêtes fauves et des Indiens. Les États-Unis projettent d’y ouvrir incessamment une route, mais elle n’est encore que commencée et s’arrête à Pontiac ; je vous le répète, c’est un parti auquel il ne faut pas songer. — Nous remerciâmes de nouveau M. Biddle de ses bons conseils, bien déterminés à en prendre tout juste le contre-pied ; nous ne nous possédions pas de joie de connaître enfin un lieu que n’avait pas encore atteint le torrent de la civilisation européenne.
Le lendemain 23 juillet, nous nous hâtons de louer deux chevaux ; comme nous comptons les garder une dizaine de jours, nous voulons déposer dans les mains du propriétaire un certain prix ; mais il refuse de le recevoir, disant que nous paierons à notre retour. Il était sans inquiétude : le Michigan est entouré de tous les côtés par des lacs et des déserts ; il nous lâchait dans une espèce de manège dont il tenait la porte. Après donc avoir acheté une boussole ainsi que des munitions, nous nous mettons en chemin le fusil sur l’épaule avec autant d’insouciance de l’avenir et le cœur aussi léger que deux écoliers qui quittent le collège pour aller passer leurs vacances sous le toit paternel.
A un mille de la ville, la route entre dans la forêt pour n’en plus sortir; le terrain sur lequel elle se trouve est parfaitement plat et souvent marécageux. De temps en temps on rencontre sur son chemin de nouveaux défrichemens. Comme ces établissemens ont entre eux une parfaite ressemblance, soit qu’ils se trouvent au fond du Michigan ou à la porte de New-York, je vais tâcher de les décrire ici une fois pour toutes. La clochette que le pionnier a soin de suspendre au cou de ses bestiaux pour les retrouver dans l’épaisseur du bois annonce de très loin l’approche du défrichement. Bientôt on entend le retentissement de la hache qui abat les arbres de la forêt, et, à mesure qu’on approche, des traces de destruction annoncent plus clairement encore la présence de l’homme. Des branches coupées couvrent le chemin, des troncs à moitié calcinés par le feu ou mutilés par le fer tiennent cependant debout sur votre passage. On continue sa marche, et l’on parvient dans un bois dont tous les arbres semblent avoir été frappés de mort subite; au milieu de l’été, leurs branches desséchées ne présentent plus que l’image de l’hiver. En les examinant de plus près, on s’aperçoit qu’on a tracé dans leur écorce un cercle profond qui, arrêtant la circulation de la sève, n’a pas tardé à les faire périr. C’est en effet par là que débute ordinairement le planteur. Ne pouvant pas la première année couper tous les arbres qui garnissent sa nouvelle propriété, il sème du maïs sous leurs branches, et, en les frappant de mort, il les empêche de faire ombre à sa récolte.
Après ce champ, ébauche incomplète, premier pas de la civilisation dans le désert, on aperçoit tout à coup la cabane du propriétaire; elle est en général placée au centre d’un terrain plus soigneusement cultivé que le reste, mais où cependant l’homme soutient encore une lutte inégale contre la nature. Là, les arbres ont été coupés, mais non arrachés; leurs troncs garnissent encore et embarrassent le terrain qu’ils ombrageaient autrefois; autour de ces débris desséchés, du blé, des rejetons de chêne, des plantes de toute espèce, des herbes de toute nature croissent pêle-mêle et grandissent ensemble sur un sol indocile et encore à demi sauvage. C’est au centre de cette végétation vigoureuse et variée que s’élève la maison du planteur, ou, comme on l’appelle dans le pays, le log-house[3]. Ainsi que le champ qui l’environne, cette demeure rustique annonce une œuvre nouvelle et précipitée. Sa longueur excède rarement trente pieds. Elle est large de vingt, haute de quinze. Ses murs, ainsi que le toit, sont formés de troncs d’arbres non équarris, entre lesquels on a placé de la mousse et de la terre pour empêcher le froid et la pluie de pénétrer dans l’intérieur de la maison. À mesure que le voyageur s’approche, la scène devient plus animée ; avertis par le bruit de ses pas, des enfans qui se roulaient dans les débris environnans se lèvent précipitamment, et fuient vers l’asile paternel comme effrayés à la vue d’un homme, tandis que deux gros chiens à demi sauvages, les oreilles droites et le museau allongé, sortent de la cabane et viennent en grondant couvrir la retraite de leurs jeunes maîtres. C’est alors que le pionnier paraît lui-même à la porte de sa demeure. Il jette un regard scrutateur sur le nouvel arrivant, fait signe à ses chiens de rentrer au logis, et lui-même se hâte de leur en donner l’exemple sans témoigner ni curiosité ni inquiétude.
Parvenu sur le seuil de la log-house, l’Européen ne peut s’empêcher de promener un œil étonné sur le spectacle qu’elle présente. Il n’y a en général à cette cabane qu’une seule fenêtre, à laquelle pend quelquefois un rideau de mousseline, car dans ces lieux, où il n’est pas rare de manquer du nécessaire, le superflu se trouve souvent. Sur le foyer de terre battue pétille un feu résineux qui, mieux que le jour, éclaire le dedans de l’édifice. Au-dessus de ce foyer rustique, on aperçoit des trophées de guerre ou de chasse : une longue carabine rayée, une peau de daim, des plumes d’aigle. À droite de la cheminée est étendue une carte des États-Unis que le vent, en s’introduisant par les interstices du mur, soulève et agite incessamment. Près d’elle, sur un rayon solitaire de planches mal équarries, sont placés quelques volumes dépareillés : là se rencontre une bible dont la piété de deux générations a déjà usé la couverture et les bords, un livre de prières, et parfois un chant de Milton ou une tragédie de Shakspeare. Le long du mur sont rangés quelques sièges grossiers, fruit de l’industrie du propriétaire ; des malles au lieu d’armoires, des instrumens d’agriculture et quelques échantillons de la récolte. Au centre de l’appartement s’élève une table boiteuse dont les pieds, encore garnis de feuillage, semblent avoir poussé d’eux-mêmes sur le sol qu’elle occupe. C’est là que la famille entière se réunit chaque jour pour prendre ses repas. On y voit encore une théière de porcelaine anglaise, des cuillers le plus souvent de bois, quelques tasses ébréchées et des journaux.
L’aspect du maître de cette demeure n’est pas moins remarquable que le lieu qui lui sert d’asile : des muscles anguleux, des membres effilés, font reconnaître au premier coup d’œil l’habitant de la Nouvelle-Angleterre. Cet homme n’est pas né dans la solitude où il habite ; sa constitution seule l’annonce. Ses premières années se sont passées au sein d’une société intellectuelle et raisonnante. C’est sa volonté qui l’a jeté au milieu des travaux du désert, pour lesquels il ne semble point fait ; mais si ses forces physiques paraissent au-dessous de son entreprise, sur ses traits, sillonnés par les soins de la vie, règne un air d’intelligence pratique, de froide et de persévérante énergie qui frappe au premier abord. Sa démarche est lente et compassée, sa parole mesurée et son apparence austère. L’habitude et plus encore l’orgueil ont donné à son visage cette rigidité stoïque que ses actions démentent. Le pionnier méprise, il est vrai, ce qui agite avec le plus de violence le cœur des hommes : ses biens et sa vie ne suivront jamais les chances d’un coup de dé ou les destinées d’une femme ; mais pour acquérir l’aisance il a bravé l’exil, la solitude et les misères sans nombre de la vie sauvage : il a couché sur la terre nue, il s’est exposé à la fièvre des bois et au tomahawk de l’Indien. Il a fait cet effort un jour, il le renouvelle depuis des années ; il le fera vingt ans encore peut-être sans se rebuter et sans se plaindre. Un homme capable de pareils sacrifices est-il donc un être froid et insensible ? Et ne doit-on pas au contraire reconnaître en lui une de ces passions de cerveau si ardentes, si tenaces, si implacables ?
Concentré dans cette pensée unique de faire fortune, l’émigrant a fini par se créer une existence tout individuelle ; les sentimens de famille sont venus se fondre eux-mêmes dans un vaste égoïsme, et il est douteux que dans sa femme et ses enfans il voie autre chose qu’une portion détachée de lui-même. Privé de rapports habituels avec ses semblables, il a appris à se faire un plaisir de la solitude. Lorsqu’on se présente au seuil de sa demeure isolée, le pionnier s’avance à votre rencontre, il vous tend la main selon l’usage ; mais sa physionomie n’exprime ni la bienveillance ni la joie. Il ne prend la parole que pour vous interroger. C’est un besoin de tête et non de cœur qu’il satisfait, et dès qu’il a tiré de vous la nouvelle qu’il désirait apprendre, il retombe dans le silence. On croirait voir un homme qui s’est retiré le soir dans sa demeure, fatigué des importuns et du bruit du monde. Interrogez-le à votre tour : il vous donnera avec intelligence les renseignemens dont vous manquez, il pourvoira même à vos besoins, il veillera à votre sûreté tant que vous serez sous son toit ; mais il règne dans tous ses procédés tant de contrainte et de sécheresse, vous y apercevrez une si profonde indifférence pour le résultat même de vos efforts, que vous sentez se glacer vôtre reconnaissance. Le pionnier cependant est hospitalier à sa manière ; mais son hospitalité n’a rien qui vous touche, parce que lui-même semble, en l’exerçant, se soumettre à une nécessité pénible du désert : il voit en elle un devoir que sa position lui prescrit, non un plaisir. Cet homme inconnu est le représentant d’une race à laquelle appartient l’avenir du nouveau monde : race inquiète, raisonnante, aventureuse, qui fait froidement ce que l’ardeur des passions explique seule; nation de conquérans qui se soumettent à mener la vie sauvage sans se jamais laisser entraîner par ses charmes, qui n’aiment de la civilisation et des lumières que ce qu’elles ont d’utile au bien-être, et qui s’enferment dans les solitudes de l’Amérique avec une hache et des journaux; peuple immense qui, comme tous les grands peuples, n’a qu’une pensée, et qui marche à l’acquisition des richesses, unique but de ses travaux, avec une persévérance et un mépris de la vie qu’on pourrait appeler héroïque, si ce nom convenait à autre chose qu’aux efforts de la vertu; peuple nomade que les fleuves et les lacs n’arrêtent point, devant qui les forêts tombent et les prairies se couvrent d’ombrages, et qui, après avoir touché l’Océan-Pacifique, reviendra sur ses pas pour troubler et détruire les sociétés qu’il aura formées derrière lui.
En parlant du pionnier, on ne peut oublier la compagne de ses misères et de ses dangers. Regardez à l’autre bout du foyer cette jeune femme qui, tout en veillant aux apprêts du repas, berce sur ses genoux son plus jeune fils. Comme l’émigrant, cette femme est dans la force de l’âge; comme lui, elle peut se rappeler l’aisance de ses premières années. Son costume annonce même encore un goût de parure mal éteint; mais le temps a pesé lourdement sur elle : dans ses traits flétris avant l’âge et ses membres amoindris, il est facile de voir que l’existence a été pour elle un fardeau pesant. En effet, cette frêle créature s’est déjà trouvée en butte à d’incroyables misères. A peine entrée dans la vie, il lui a fallu s’arracher à la tendresse de sa mère, et à ces doux liens fraternels que la jeune fille n’abandonne jamais sans verser des larmes, alors même qu’elle les quitte pour aller partager l’opulente demeure d’un nouvel époux. La femme du pionnier, enlevée en un moment et sans espoir de retour à cet innocent berceau de sa jeunesse, a échangé contre la solitude des forêts les charmes de la société et les joies du foyer domestique. C’est sur la terre nue du désert qu’a été placée sa couche nuptiale. Se vouer à ses devoirs austères, se soumettre à des privations qui lui étaient inconnues, embrasser une existence pour laquelle elle n’était point faite, tel fut l’emploi des plus belles années de sa vie, telles ont été pour elle les douceurs de l’union conjugale. Le dénûment, les souffrances et l’ennui ont altéré son organisation fragile, mais non abattu son courage. Au milieu de la profonde tristesse peinte sur ses traits délicats, on remarque sans peine une résignation religieuse, une paix profonde, et je ne sais quelle fermeté naturelle et tranquille qui affronte toutes les misères de la vie sans les craindre ni les braver. Autour de cette femme se pressent des enfans demi-nus, brillans de santé, insoucians du lendemain, véritables fils du désert. Leur mère jette de temps en temps sur eux un regard plein de mélancolie et de joie. A voir leur force et sa faiblesse, on dirait qu’elle s’est épuisée en leur donnant la vie et qu’elle ne regrette pas ce qu’ils lui ont coûté.
La maison habitée par les émigrans n’a point de séparations intérieures ni de grenier. Dans l’unique appartement qu’elle contient, la famille entière vient le soir chercher un asile : cette demeure forme à elle seule comme un petit monde. C’est l’arche de la civilisation perdue au milieu d’un océan de feuillages. Cent pas plus loin, l’éternelle forêt étend autour d’elle son ombrage, et la solitude recommence.
Ce n’est que le soir et après le coucher du soleil que nous arrivâmes à Pontiac. Vingt maisons très propres et fort jolies, formant autant de boutiques bien garnies, un ruisseau transparent, une éclaircie d’un quart de lieue carrée, et alentour la forêt sans bornes : voilà le tableau fidèle de Pontiac, qui, dans vingt ans peut-être, sera une ville. La vue de ce lieu me rappela ce que m’avait dit un mois avant, à New-York, M. Gallatin : « Il n’y a pas de village en Amérique, du moins dans l’acception qu’on donne chez vous à ce mot. » Ici les maisons des cultivateurs sont toutes éparpillées au milieu des champs. On ne se réunit dans un lieu que pour y établir une espèce de marché à l’usage de la population environnante. On ne voit dans ces prétendus villages que des hommes de loi, des imprimeurs et des marchands. Nous nous fîmes conduire à la plus belle auberge de Pontiac (car il y en a deux), et l’on nous introduisit, comme de coutume, dans ce qu’on appelle le bar-room ; c’est une salle où l’on donne à boire, et où le plus simple comme le plus riche commerçant du lieu viennent fumer, boire et parler politique ensemble, sur le pied de l’égalité extérieure la plus parfaite. Le maître du lieu ou le landlord était, je ne dirai pas un gros paysan, il n’y a pas de paysans en Amérique, mais du moins un très gros monsieur, qui portait sur sa figure cette expression de candeur et de simplicité qui distingue les maquignons normands. C’était un homme qui, de peur de vous intimider, ne vous regardait jamais en face en vous parlant, mais attendait, pour vous considérer à son aise, que vous fussiez occupé à converser ailleurs; du reste, profond politique, et, suivant les habitudes américaines, impitoyable questionneur. Cet estimable citoyen, ainsi que le reste de l’assemblée, nous considéra d’abord avec étonnement. Notre costume de voyage et nos fusils n’annonçaient guère des entrepreneurs d’industrie, et voyager pour voir était une chose absolument insolite. Afin de couper court aux explications, nous déclarâmes tout d’abord que nous venions acheter des terres. A peine le mot fut-il prononcé, que nous nous aperçûmes qu’en cherchant à éviter un mal, nous nous étions jetés dans un autre bien plus redoutable. On cessa, il est vrai, de nous traiter comme des êtres extraordinaires, mais chacun voulut entrer en marché avec nous. Pour nous débarrasser d’eux et de leurs offres, nous dîmes à notre hôte qu’avant de rien conclure nous désirions obtenir de lui d’utiles renseignemens sur le prix des terrains et sur la manière de les cultiver. Il nous introduisit aussitôt dans une autre salle, étendit avec la lenteur convenable une carte du Michigan sur la table de chêne qui se trouvait au milieu de la chambre, et, plaçant la chandelle entre nous trois, attendit dans un impassible silence ce que nous avions à lui communiquer. Le lecteur, sans avoir l’intention de s’établir dans l’une des solitudes de l’Amérique, peut cependant être curieux de savoir comment s’y prennent tant de milliers d’Européens et d’Américains qui viennent chaque année y chercher un asile. Je vais donc transcrire ici les renseignemens fournis par notre hôte de Pontiac. Souvent depuis nous avons été à même d’en vérifier la parfaite exactitude.
« Il n’en est pas ici comme en France, nous dit notre hôte après avoir écouté tranquillement toutes nos questions et mouché la chandelle. Chez vous, la main-d’œuvre est à bon marché, et la terre est chère. Ici l’achat de la terre n’est rien, et le travail de l’homme hors de prix : ce que je dis afin de vous faire sentir que, pour s’établir en Amérique comme en Europe, il faut un capital, bien qu’on l’emploie différemment. Pour ma part, je ne conseillerais à qui que ce soit de venir chercher fortune dans nos déserts à moins d’avoir à sa disposition de 150 à 200 dollars (800 à 1,000 francs). L’acre, dans le Michigan[4], ne se paie jamais plus de 4 à 5 shillings (de 5 à 6 francs) lorsque la terre est encore inculte. C’est à peu près le prix d’une journée de travail. Un ouvrier peut donc gagner en un jour de quoi acheter un acre; mais, l’achat fait, la difficulté commence. Voici comme on s’y prend généralement pour la surmonter. Le pionnier se rend sur le lieu qu’il vient d’acquérir avec quelques bestiaux, un cochon salé, deux barils de farine et du thé. Si, près de là, se trouve une cabane, il s’y rend et y reçoit une hospitalité temporaire. Dans le cas contraire, il dresse une tente au milieu même du bois qui doit devenir son champ. Son premier soin est d’abattre les arbres les plus proches, avec lesquels il bâtit à la hâte la maison grossière dont vous avez pu déjà examiner la structure. Chez nous, l’entretien des bestiaux ne coûte guère. L’émigrant les lâche dans la forêt après leur avoir attaché au cou une clochette de fer. Il est très rare que ces animaux, ainsi abandonnés à eux-mêmes, quittent les environs de leur demeure. La plus grande dépense est celle du défrichement. Si le pionnier arrive dans le désert avec une famille en état de l’aider dans ses premiers travaux, sa tâche est assez facile; mais il en est rarement ainsi. En général l’émigrant est jeune, et s’il a déjà des enfans, ils sont en bas âge. Alors il lui faut pourvoir seul à tous les premiers besoins de sa famille ou louer les services de ses voisins. Il en coûte de 4 à 5 dollars (de 20 à 25 francs) pour faire défricher un acre. Le terrain étant préparé, le nouveau propriétaire met un acre en pommes de terre, le reste en froment et en maïs. Le maïs est la providence de ces déserts; il croît dans l’eau de nos marécages, et pousse sous le feuillage de la forêt mieux qu’aux rayons du soleil. C’est le maïs qui sauve la famille de l’émigrant d’une destruction inévitable, lorsque la pauvreté, la maladie ou l’incurie l’a empêché la première année de faire un défrichement suffisant. Il n’y a rien de plus pénible à passer que les premières années qui s’écoulent après le défrichement. Plus tard vient l’aisance, ensuite la richesse. »
Ainsi parlait notre hôte. Pour nous, nous écoutions ces simples détails avec presque autant d’intérêt que si nous eussions voulu les mettre nous-mêmes à profit. Et quand il eut cessé de parler, nous lui dîmes : « Le sol de tous les bois abandonnés à eux-mêmes est en général marécageux et malsain; l’émigrant qui s’expose aux misères de la solitude n’a-t-il du moins rien à craindre pour sa vie? — Tout défrichement est une entreprise périlleuse, repartit l’Américain, et il est presque sans exemple que le pionnier et sa famille échappent, pendant la première année, à la fièvre des bois. Souvent, quand on voyage dans l’automne, on trouve tous les habitans d’une cabane atteints de la fièvre, depuis l’émigrant jusqu’à son plus jeune fils. — Et que deviennent ces malheureux lorsque la Providence les frappe ainsi? — Ils se résignent et attendent un meilleur avenir. — Mais ont-ils quelque assistance à espérer de leurs semblables? — Presque aucune. — Peuvent-ils du moins se procurer les secours de la médecine? — Le médecin le plus proche habite souvent à soixante milles de leur demeure. Ils font comme les Indiens : ils meurent ou guérissent, suivant qu’il plaît à Dieu. » — Nous reprîmes : « La voix de la religion parvient-elle quelquefois jusqu’à eux? — Très rarement. On n’a encore rien pu faire dans nos lois pour assurer l’observation publique d’un culte. Presque tous les étés, il est vrai, quelque prêtres méthodistes viennent parcourir les nouveaux établissemens. Le bruit de leur arrivée se répand avec une incroyable rapidité de cabane en cabane : c’est la grande nouvelle du jour. A l’époque fixée, l’émigrant, sa femme et ses enfans se dirigent, à travers les sentiers à peine frayés de la forêt, vers le rendez-vous indiqué. On vient de cinquante milles à la ronde. Ce n’est point dans une église que se réunissent les fidèles, mais en plein air, sous le feuillage de la forêt. Une chaire composée de troncs mal équarris, de grands arbres renversés pour servir de sièges, tels sont les ornemens de ce temple rustique. Les pionniers et leurs familles campent dans les bois qui l’entourent. C’est là que, pendant trois jours et trois nuits, la foule pratique des exercices religieux rarement interrompus. Il faut voir avec quelle ardeur ces hommes se livrent à la prière, avec quel recueillement on écoute la voix solennelle du prêtre. C’est dans le désert qu’on se montre comme affamé de religion. — Une dernière question : on croit généralement parmi nous que les déserts de l’Amérique se peuplent à l’aide de l’émigration européenne; d’où vient donc que depuis que nous parcourons vos bois, il ne nous est pas arrivé de rencontrer un seul Européen? » À ces paroles, un sourire de supériorité et d’orgueil satisfait se peignit sur les traits de notre hôte. «Il n’y a que des Américains, répondit-il avec emphase, qui puissent avoir le courage de se soumettre à de semblables misères, et qui sachent acheter l’aisance à un pareil prix. L’émigrant d’Europe s’arrête dans les grandes villes qui bordent la mer ou dans les districts qui les avoisinent. Là il devient artisan, garçon de ferme, valet. Il mène une vie plus douce qu’en Europe et se montre satisfait de laisser à ses enfans le même héritage. L’Américain au contraire s’empare de la terre, et cherche à se créer avec elle un grand avenir. »
Le lendemain, nous étions levés avec le jour... On nous avait recommandé de nous adresser à un M. Williams, qui, ayant fait longtemps le commerce avec les Indiens Chippeways et ayant un fils établi à Saginaw-Bay, pourrait nous fournir des renseignemens utiles. Après avoir fait quelques milles dans les bois, et comme nous craignions déjà d’avoir manqué la maison de notre homme, nous rencontrons un vieillard occupé à travailler un petit jardin; nous l’abordons : c’était M. Williams lui-même. Il nous accueillit avec une grande bienveillance et nous donna une lettre pour son fils. Nous lui demandâmes si nous n’avions rien à craindre des peuplades indiennes dont nous allions traverser le territoire. M. Williams rejeta cette idée avec une sorte d’indignation : « Non, non, dit-il, vous pouvez marcher sans crainte. Pour ma part, je dormirais plus tranquille au milieu des Indiens que des blancs. » Je note ceci comme la première impression favorable que j’aie reçue sur les Indiens depuis mon arrivée en Amérique. Dans les pays très habités, on ne parle d’eux qu’avec un mélange de crainte et de mépris, et je crois que là, en effet, ils méritent ces deux sentimens. On a pu voir plus haut ce que j’en pensais moi-même lorsque je rencontrai les premiers d’entre eux à Buffalo. A mesure qu’on avancera dans ce journal et qu’on me suivra au milieu des populations européennes des frontières et des tribus indiennes elles-mêmes, on concevra des premiers habitans de l’Amérique une idée tout à la fois plus honorable et plus juste.
Après avoir quitté M. Williams, nous poursuivons notre route au milieu des bois. De temps en temps, un petit lac (ce district en est plein) apparaît comme une nappe d’argent sous le feuillage de la forêt. Il est difficile de se figurer le charme qui environne ces jolis lieux où l’homme n’a point fixé sa demeure, où règnent encore une paix profonde et un silence non interrompu. J’ai parcouru dans les Alpes des solitudes affreuses où la nature se refuse au travail de l’homme, mais où elle déploie jusque dans ses horreurs mêmes une grandeur qui transporte l’âme et la passionne. Ici la solitude n’est pas moins profonde, mais elle ne fait pas naître les mêmes impressions. Les seuls sentimens qu’on éprouve en parcourant ces déserts fleuris, où, comme dans le Paradis de Milton, tout est préparé pour recevoir l’homme, c’est une admiration tranquille, une émotion douce et mélancolique, un dégoût vague de la vie civilisée, une sorte d’instinct sauvage qui fait penser avec douleur que bientôt cette délicieuse solitude aura cessé d’exister. Déjà, en effet, la race blanche s’avance à travers les bois qui l’entourent, et dans peu d’années l’Européen aura coupé les arbres qui se réfléchissent dans les eaux limpides du lac et forcé les animaux qui peuplent ses rives de se retirer vers de nouveaux déserts.
Toujours cheminant, nous parvenons dans une contrée d’un aspect nouveau. Le sol n’y est plus égal, mais coupé de collines et de vallées. Plusieurs de ces collines présentent l’aspect le plus sauvage. C’est dans un de ces passages pittoresques que, nous étant retournés tout à coup pour contempler le spectacle imposant que nous laissions derrière nous, nous aperçûmes à notre grande surprise, près de la croupe de nos chevaux, un Indien qui semblait nous suivre pas à pas. C’était un homme de trente ans environ, grand et admirablement proportionné dans tous ses membres. Ses cheveux noirs et luisans tombaient le long de ses épaules, à l’exception de deux tresses qui étaient attachées sur le haut de sa tête. Sa figure était barbouillée de noir et de rouge. Il était couvert d’une espèce de blouse bleue très courte. Il portait des mittas rouges : ce sont des espèces de pantalons qui ne vont que jusqu’au haut des cuisses, et ses pieds étaient garnis de mocassins. A son côté pendait un couteau. De la main droite il tenait une longue carabine, et de la gauche deux oiseaux qu’il venait de tuer. La première vue de cet Indien fit sur nous une impression peu agréable. Le lieu eût été mal choisi pour résister à une attaque. A notre droite, une forêt de pins s’élevait à une hauteur immense ; à notre gauche s’étendait un ravin profond, au fond duquel roulait parmi les rochers un ruisseau que l’obscurité du feuillage dérobait à notre vue, et vers lequel nous descendions en aveugles. Mettre la main sur nos fusils, nous retourner et nous placer dans le chemin en face de l’Indien, c’est l’affaire d’un moment. Il s’arrête de même; nous nous tenons pendant une demi-minute en silence. Sa figure présentait tous les traits caractéristiques qui distinguent la race indienne de toutes les autres. Dans ses yeux parfaitement noirs brillait ce feu sauvage qui anime encore le regard du métis et ne se perd qu’à la deuxième ou troisième génération de sang blanc. son nez était arqué par le milieu, légèrement écrasé par le bout, les pommettes de ses joues très élevées, et sa bouche, fortement fendue, laissait voir deux rangées de dents étincelantes de blancheur, qui témoignaient assez que le sauvage, plus propre que son voisin l’Américain, ne passait pas sa journée à mâcher des feuilles de tabac.
J’ai dit qu’au moment où nous nous étions retournés en mettant la main sur nos armes, l’Indien s’était arrêté. Il subit l’examen rapide que nous fîmes de sa personne avec une impassibilité absolue, un regard ferme et immobile. Comme il vit que de notre côté nous n’avions aucun sentiment hostile, il se mit à sourire : probablement il s’apercevait qu’il nous avait alarmés. C’est la première fois que je pus observer à quel point l’expression de la gaieté change complètement la physionomie de ces hommes sauvages. J’ai eu cent fois depuis l’occasion de faire la même remarque. Un Indien sérieux et un Indien qui sourit, ce sont deux hommes entièrement différens. Il règne dans l’immobilité du premier une majesté sauvage qui imprime un sentiment involontaire de terreur. Ce même homme vient-il à sourire, sa figure prend une expression de naïveté et de bienveillance qui lui donne un charme réel.
Quand nous vîmes notre homme se dérider, nous lui adressâmes la parole en anglais; il nous laissa parler tout à notre aise, puis il fit signe qu’il ne comprenait point. Nous lui offrîmes un peu d’eau-de-vie qu’il accepta sans hésitation comme sans remercîment. Parlant toujours par signes, nous lui demandâmes les oiseaux qu’il portait, et il nous les donna moyennant une petite pièce de monnaie. Ayant ainsi fait connaissance, nous le saluâmes de la main, et partîmes au grand trot. Au bout d’un quart d’heure de marche rapide, m’étant retourné de nouveau, je suis confondu d’apercevoir encore l’Indien derrière la croupe de mon cheval. Il courait avec l’agilité d’un animal sauvage, sans prononcer un seul mot ni paraître allonger son allure. Nous nous arrêtons, il s’arrête; nous repartons, il repart. Nous nous lançons à toute course; nos chevaux, élevés dans le désert, franchissaient avec facilité tous les obstacles : l’Indien double sa marche; je l’aperçois tantôt à droite, tantôt à gauche de mon cheval, sautant par-dessus les buissons et retombant sur la terre sans bruit. On eût dit l’un de ces loups du nord de l’Europe, qui suivent les cavaliers dans l’espérance qu’ils tomberont de leurs chevaux et pourront être plus facilement dévorés.
La vue de cette figure étrange, qui, tantôt se perdant dans l’obscurité de la forêt, tantôt reparaissant au grand jour, semblait voltiger à nos côtés, finissait pas nous devenir importune. Ne pouvant concevoir ce qui portait cet homme à nous suivre d’un pas si précipité, et peut-être le faisait-il depuis longtemps lorsque nous le découvrîmes la première fois, il nous vint dans la pensée qu’il nous menait dans une embuscade. Nous étions préoccupés de cette idée, lorsque nous aperçûmes devant nous, dans le bois, le bout d’une autre carabine. Bientôt nous fûmes à côté de celui qui la portait. Nous le prîmes d’abord pour un Indien. Il était couvert d’une espèce de redingote courte qui, serrée autour de ses reins, dessinait une taille droite et bien prise. Son cou était nu, et ses pieds couverts de mocassins. Lorsque nous arrivâmes près de lui et qu’il leva la tête, nous reconnûmes sur-le-champ un Européen, et nous nous arrêtâmes. Il vint à nous, nous secoua la main avec cordialité, et nous entrâmes en conversation. — Est-ce que vous vivez dans le désert?
— Oui, voilà ma maison. — Et il nous montrait, au milieu des feuilles, une hutte beaucoup plus misérable que le log-house ordinaire.
— Seul?
— Seul.
— Et que faites-vous donc ici?
— Je parcours ces bois, et je tue à droite et à gauche le gibier qui se rencontre sur mon chemin ; mais il n’y a pas de bons coups à faire maintenant.
— Et ce genre de vie vous plaît?
— Plus que tout autre.
— Mais ne craignez-vous pas les Indiens?
— Craindre les Indiens! J’aime mieux vivre au milieu d’eux que dans la société des blancs. Non, non, je ne crains pas les Indiens; ils valent mieux que nous, à moins que nous ne les ayons abrutis par les liqueurs fortes, les pauvres créatures! Nous montrâmes alors à notre nouvelle connaissance l’homme qui nous suivait si obstinément, et qui, à ce moment, arrêté à quelques pas de nous, se tenait immobile comme un terme. — C’est un Chippeway, dit-il, ou, comme les Français l’appellent, un sauteur. Je gage qu’il revient du Canada, où il a reçu les présens annuels des Anglais. Sa famille ne doit pas être loin d’ici.
Ayant ainsi parlé, l’Américain fit signe à l’Indien de s’approcher, et commença à lui parler dans sa langue avec une extrême facilité. C’était chose remarquable à voir que le plaisir que ces deux hommes, de race et de mœurs si différentes, trouvaient à échanger entre eux leurs idées. La conversation roulait évidemment sur le mérite respectif de leurs armes. Le blanc, après avoir examiné très attentivement le fusil du sauvage: — Voilà une belle carabine, dit-il; les Anglais la lui ont donnée sans doute pour s’en servir contre nous, et il ne manquera pas de le faire à la première guerre. C’est ainsi que les Indiens attirent sur leurs têtes tous les malheurs qui les accablent; mais ils n’en savent pas plus long, les pauvres gens!
— Les Indiens se servent-ils avec habileté de ces longs et lourds fusils?
— Il n’y a pas de tireurs comme les Indiens, reprit vivement notre nouvel ami avec l’accent de la plus grande admiration. Examinez ces petits oiseaux qu’il vous a vendus, monsieur : ils sont percés d’une balle, et je suis bien sûr qu’il n’a tiré que deux coups pour les avoir... Oh ! ajouta-t-il, il n’y a rien de plus heureux qu’un Indien dans les pays d’où nous n’avons pas encore fait fuir le gibier; mais les gros animaux nous flairent à plus de trois cents milles, et en se retirant ils font devant nous comme un désert où les pauvres Indiens ne peuvent plus vivre s’ils ne cultivent pas la terre.
Comme nous reprenions notre chemin : — Quand vous repasserez, nous cria notre nouvel ami, frappez à ma porte. On a du plaisir à rencontrer des visages blancs dans ces lieux-ci.
J’ai rapporté cette conversation, qui en elle-même ne contient rien de remarquable, pour faire connaître une espèce d’hommes que nous avons souvent rencontrés sur les limites des terres habitées : ce sont les Européens qui, en dépit des habitudes de leur jeunesse, ont fini par trouver dans la liberté du désert un charme inexprimable. Tenant aux solitudes de l’Amérique par leur goût et leurs passions, à l’Europe par leur religion, leurs principes et leurs idées, ils mêlent l’amour de la vie sauvage à l’orgueil de la civilisation, et préfèrent à leurs compatriotes les Indiens, dans lesquels cependant ils ne reconnaissent pas des égaux.
Nous reprîmes donc notre marche. Avançant toujours avec la même rapidité, nous atteignîmes au bout d’une demi-heure la maison d’un pionnier. Devant la porte de cette cabane, une famille indienne avait établi sa demeure passagère. Une vieille femme, deux jeunes filles, plusieurs enfans, se tenaient accroupis autour d’un feu à l’ardeur duquel étaient exposés les membres encore palpitans d’un chevreuil entier. A quelques pas de là, sur l’herbe, un Indien tout nu se chauffait aux rayons du soleil, tandis qu’un petit enfant se roulait près de lui dans la poussière. Ce fut là que s’arrêta notre silencieux compagnon ; il nous quitta sans prendre congé de nous, et fut s’asseoir gravement au milieu de ses compatriotes. Qui avait pu porter cet homme à suivre ainsi pendant deux lieues la course de nos chevaux? C’est ce que nous ne pûmes jamais deviner.
Après avoir déjeuné en cet endroit, nous remontâmes à cheval et poursuivîmes notre marche au milieu d’une haute futaie peu épaisse. Le taillis a été brûlé autrefois, comme on peut l’apercevoir aux restes calcinés de quelques arbres qui sont couchés sur l’herbe. Le sol est aujourd’hui couvert de fougère qu’on voit s’étendre à perte de vue sous le feuillage de la forêt. Quelques lieues plus loin, mon cheval se déferra, ce qui nous causa une vive inquiétude. Près de là heureusement nous rencontrâmes un planteur qui parvint à le referrer. Sans cette rencontre, je doute que nous eussions pu aller plus loin, car nous approchions de l’extrême limite des défrichemens. Ce même homme qui nous mit ainsi en état de poursuivre notre route nous invita à presser le pas, le jour commençant à baisser, et deux grandes lieues nous séparant encore de Flint-River, où nous voulions aller coucher. Bientôt en effet une obscurité profonde commença à nous environner. Il fallait marcher. La nuit était sereine, mais glaciale. Il régnait au fond de ces forêts un silence si profond et un calme si complet, qu’on eût dit que toutes les forces de la nature y étaient comme paralysées. On n’y entendait que le bourdonnement incommode des moustiques et le bruit des pas de nos chevaux. De temps en temps, on apercevait au loin un feu d’Indiens devant lequel un profil austère et immobile se dessinait dans la fumée.
Au bout d’une heure, nous arrivâmes à un lieu où le chemin se divise : deux sentiers s’ouvraient en cet endroit. Lequel des deux prendre ? Le choix était délicat. L’un d’eux aboutissait à un ruisseau dont nous ne connaissions pas la profondeur, l’autre à une éclaircie. La lune, qui se levait alors, nous montrait devant nous une vallée remplie de débris. Plus loin nous apercevions deux maisons. Il était si important de ne point s’égarer dans un pareil lieu et à cette heure, que nous résolûmes de prendre des renseignemens avant d’aller plus loin. Mon compagnon resta pour tenir les chevaux, et moi, jetant mon fusil sur mon épaule, je descendis dans le vallon. Bientôt je m’aperçus que j’entrais dans un défrichement tout récent. Des arbres immenses, non encore débarrassés de leurs branches, couvraient la terre. En sautant de l’un à l’autre, je parvins assez rapidement jusqu’auprès des maisons; mais le même ruisseau que nous avions déjà rencontré m’en séparait. Heureusement son cours se trouvait obstrué dans cet endroit par de grands chênes que la hache du pionnier y avait sans doute précipités. Je réussis à me glisser le long de ces arbres, et j’arrivai enfin sur l’autre bord. J’approchai avec précaution des deux maisons, que je ne voyais que confusément. Je craignais que ce ne fussent des wig-wams indiens. Elles n’étaient point encore finies. J’en trouvai les portes ouvertes, et aucune voix ne répondit à la mienne. Je revins sur les bords du ruisseau, où je ne pus m’empêcher d’admirer pendant quelques minutes la sublime horreur du lieu. Cette vallée semblait former une arène immense qu’environnait de toutes parts, comme une noire draperie, le feuillage des bois, et au centre de laquelle les rayons de la lune, en se brisant, venaient créer mille images fantastiques qui se jouaient en silence au milieu des débris de la forêt. Du reste, aucun son quelconque, aucun bruit de vie ne s’élevait de cette solitude.
Je songeai enfin à mon compagnon, et je l’appelai à grands cris pour lui apprendre le résultat de mes recherches, l’engager à passer le ruisseau et à venir me retrouver. Nous nous remîmes en route, et à trois quarts d’heure de là nous aperçûmes enfin un défrichement, deux ou trois cabanes, et, ce qui nous fit encore plus de plaisir, une lumière. La rivière, qui s’étendait comme un fil violet au bout du vallon, acheva de nous prouver que nous étions arrivés à Flint-River. Bientôt en effet les aboiemens des chiens firent retentir le bois, et nous nous trouvâmes devant un log-house, dont une barrière seule nous séparait. Comme nous nous préparions à la franchir, la lune nous fit apercevoir de l’autre côté un grand ours noir qui, debout sur ses pattes, et tirant à lui sa chaîne, indiquait aussi clairement qu’il le pouvait son intention de nous donner une accolade fraternelle.
— Quel diable de pays est ceci, dis-je, où l’on a des ours pour chiens de garde?
— Il faut appeler, me répliqua mon compagnon; si nous tentions de passer la barrière, nous aurions de la peine à faire entendre raison au portier.
Nous appelons en effet à tue-tête, et si bien qu’un homme enfin se montre à la fenêtre. Après nous avoir examinés au clair de la lune : — Entrez, messieurs, nous dit-il. Trink, allez vous coucher! Au chenil, vous dis-je! ce ne sont pas des voleurs. — L’ours recula en se dandinant, et nous entrâmes. Nous étions à moitié morts de fatigue. Nous demandâmes à notre hôte si on pouvait avoir de l’avoine pour nos chevaux. — Sans doute, répondit-il, et il se mit à faucher le champ le plus voisin avec toute la tranquillité américaine et comme il aurait pu le faire en plein midi. Pendant ce temps, nous dessellions nos montures, et nous les attachions, faute d’écurie, aux barrières à travers lesquelles nous venions de passer.
Le lendemain 25 juillet, notre premier soin fut de nous enquérir d’un guide. Un désert de quinze lieues sépare Flint-River de Saginaw, et le chemin qui y conduit est un sentier étroit, à peine reconnaissable à l’œil. Notre hôte approuva notre dessein, et bientôt après il nous amena deux Indiens dans lesquels il nous assura que nous pouvions avoir toute confiance. L’un était un enfant de treize à quatorze ans, l’autre un jeune homme de dix-huit ans. Le corps de ce dernier, sans avoir encore acquis les formes vigoureuses de l’âge mûr, donnait cependant déjà l’idée de l’agilité unie à la force. Il était de moyenne grandeur; sa taille était droite et élancée, ses membres flexibles et bien proportionnés. De longues tresses tombaient de sa tête nue. De plus, il avait eu soin de peindre sur sa figure des lignes noires et rouges de la manière la plus symétrique; un anneau passé dans la cloison du nez, un collier et des boucles d’oreilles complétaient sa parure. Son attirail de guerre n’était pas moins remarquable : d’un côté, la hache de bataille, le célèbre tomahawk; de l’autre, un couteau long et acéré, à l’aide duquel les sauvages enlèvent la chevelure du vaincu. A son cou était suspendue une corne de taureau qui lui servait de poire à poudre, et il tenait dans sa main droite une carabine rayée. Comme chez la plupart des Indiens, son regard était farouche et son sourire bienveillant. A côté de lui, comme pour compléter le tableau, marchait un chien à oreilles droites, à museau allongé, beaucoup plus semblable à un renard qu’à aucune autre espèce d’animal, et dont l’air farouche était en parfaite harmonie avec la contenance de son maître.
Après avoir examiné notre nouveau compagnon avec une attention dont il ne parut pas un seul moment s’apercevoir, nous lui demandâmes ce qu’il désirait de nous pour prix du service qu’il allait nous rendre. L’Indien répondit quelques mots dans sa langue, et l’Américain, se hâtant de prendre la parole, nous apprit que ce que demandait le sauvage pouvait être évalué à deux dollars. — Comme ces pauvres Indiens, ajouta charitablement notre hôte, ne savent pas le prix de l’argent, vous me donnerez les dollars, et je me chargerai volontiers de lui fournir l’équivalent.
Je fus curieux de voir ce que le digne homme appelait l’équivalent de deux dollars, et je le suivis tout doucement dans le lieu où se faisait le marché. Je le vis délivrer à notre guide une paire de mocassins et un mouchoir de poche, objets dont la valeur totale ne montait certainement pas à la moitié de la somme. L’Indien se retira fort satisfait, et moi je m’en fus sans bruit, disant comme La Fontaine : Ah! si les lions savaient peindre! Au reste ce ne sont pas seulement les Indiens que les pionniers américains prennent pour dupes. Nous étions tous les jours nous-mêmes victimes de leur extrême avidité pour le gain. Il est très vrai qu’ils ne volent point : ils ont trop de lumières pour commettre une dangereuse infraction aux lois; mais je n’ai jamais vu un aubergiste de grande ville surfaire avec plus d’impudeur que ces habitans du désert, chez lesquels je me figurais trouver l’honnêteté primitive et la simplicité des mœurs patriarcales.
Tout était prêt : nous montâmes à cheval, et, passant à gué le ruisseau (Flint-River) qui forme l’extrême limite entre la civilisation et le désert, nous entrâmes pour tout de bon dans la solitude. Nos deux guides marchaient ou plutôt sautaient comme des chats sauvages à travers les obstacles du chemin. Qu’un arbre renversé, un ruisseau, un marais vînt à se rencontrer, ils indiquaient du doigt le meilleur chemin, et ne se retournaient même point pour nous voir sortir du mauvais pas. Habitué à ne compter que sur lui-même, l’Indien conçoit difficilement qu’un autre ait besoin d’aide : il sait vous rendre un service à propos; mais personne ne lui a encore appris l’art de le faire valoir par des prévenances et des soins. Cette manière d’agir aurait peut-être amené quelques observations de notre part; mais il nous était impossible de faire comprendre un seul mot à nos compagnons, et puis nous nous sentions complètement en leur pouvoir. Là en effet, l’échelle était renversée. Plongé dans une obscurité profonde, réduit à ses propres forces, l’homme civilisé marchait en aveugle, incapable non-seulement de se guider dans le labyrinthe qu’il parcourait, mais même d’y trouver les moyens de soutenir sa vie. C’est au milieu des mêmes difficultés que triomphait le sauvage. Pour lui, la forêt n’avait point de voile; il s’y trouvait comme dans sa patrie; il y marchait la tête haute, guidé par un instinct plus sûr que la boussole du navigateur. Au sommet du plus grand arbre, sous les feuillages les plus épais, son œil découvrait le gibier près duquel l’Européen eût passé et repassé cent fois en vain. De temps en temps, nos Indiens s’arrêtaient. Ils mettaient le doigt sur leurs lèvres pour nous inviter au silence, et nous faisaient signe de descendre de cheval: guidés par eux, nous parvenions jusqu’au lieu d’où ils nous montraient l’oiseau que nous cherchions, et que nous n’avions encore pu découvrir. C’était chose curieuse à voir que le sourire méprisant avec lequel ils nous guidaient par la main comme des enfans, et nous amenaient enfin près de l’objet qu’eux-mêmes apercevaient depuis longtemps. A mesure cependant que nous avancions, les dernières traces de l’homme s’effaçaient. Bientôt tout cessa d’annoncer même la présence du sauvage, et nous eûmes devant nous le spectacle après lequel nous courions depuis si longtemps : l’intérieur d’une forêt vierge. Au milieu d’un taillis peu épais, et à travers lequel on peut apercevoir les objets à une assez grande distance, s’élevait d’un seul jet une haute futaie composée presque en totalité de plus et de chênes. Obligé de croître sur un terrain très circonscrit et privé des rayons du soleil, chacun de ces arbres monte rapidement pour chercher l’air et la lumière. Aussi droit que le mât d’un vaisseau, il s’élance au-dessus de tout ce qui l’environne. C’est seulement quand il est parvenu à une région supérieure, qu’il étend tranquillement ses branches et s’enveloppe de leur ombre. D’autres le suivent bientôt dans cette sphère élevée, et tous, entrelaçant leurs rameaux, forment comme un dais immense. Au-dessous de cette voûte humide et immobile, l’aspect change et prend un caractère nouveau.
Un ordre majestueux règne au-dessus de votre tête. Près du sol au contraire, tout offre l’image de la confusion et du chaos : des troncs incapables de supporter plus longtemps leurs branches se sont fendus dans la moitié de leur hauteur, et ne présentent plus à l’œil qu’un sommet aigu et déchiré. D’autres, longtemps ébranlés par le vent, ont été précipités d’une seule pièce sur la terre. Arrachées du sol, leurs racines forment comme autant de remparts naturels derrière lesquels plusieurs hommes pourraient facilement se mettre à couvert. Des arbres immenses, retenus par les branches qui les environnent, restent suspendus dans les airs et tombent en poussière sans toucher le sol. Il n’y a pas parmi nous de pays si peu peuplé où une forêt soit assez abandonnée à elle-même pour que les arbres, après y avoir suivi tranquillement leur carrière, y tombent enfin de décrépitude. C’est l’homme qui les frappe dans la force de leur âge et qui débarrasse la forêt de leurs débris. Dans les solitudes de l’Amérique, la nature toute-puissante est le seul agent de ruine comme le seul pouvoir de reproduction. Ainsi que dans les forêts soumises au domaine de l’homme, la mort frappe ici sans cesse; mais personne n’enlève les débris qu’elle a faits : chaque jour ajoute à leur nombre. Ils tombent, ils s’accumulent les uns sur les autres; le temps ne peut suffire à les réduire assez vite en poussière et à préparer de nouvelles places. Là se trouvent couchées côte à côte plusieurs générations de morts. Les uns, arrivés au dernier terme de dissolution, ne présentent plus à l’œil qu’un long trait de poussière rouge tracé dans l’herbe; d’autres, déjà consumés à moitié par le temps, conservent cependant leur forme. Il en est enfin qui, tombés d’hier, étendent encore leurs longs rameaux sur la terre et arrêtent à chaque instant les pas du voyageur. Il nous est souvent arrivé d’admirer sur l’Océan une de ces soirées calmes et sereines, alors que les voiles, flottant paisiblement le long des mâts, laissent ignorer au matelot de quel côté s’élèvera la brise. Ce repos de la nature entière n’est pas moins imposant dans les solitudes du Nouveau-Monde que sur l’immensité des mers. Lorsqu’au milieu du jour le soleil darde ses rayons sur la forêt, on entend souvent retentir dans ses profondeurs comme un long gémissement, un cri plaintif qui se prolonge au loin. C’est le dernier effort du vent qui expire; tout rentre alors autour de vous dans un silence si profond, une immobilité si complète, que l’âme se sent pénétrée d’une sorte de terreur religieuse; le voyageur s’arrête, il regarde. Pressés les uns contre les autres, entrelacés dans leurs rameaux, les arbres de la forêt semblent ne former qu’un seul tout, un édifice immense et indestructible sous les voûtes duquel règne une obscurité éternelle. De quelque côté qu’on porte ses regards, on n’aperçoit qu’une scène de violence et de destruction : des arbres rompus, des troncs déchirés ; tout annonce que les élémens se font ici perpétuellement la guerre, mais la lutte est interrompue. On dirait que, sur l’ordre d’un pouvoir surnaturel, le mouvement s’est subitement arrêté. Des branches à moitié brisées semblent tenir encore par quelques liens secrets au tronc qui ne leur offre plus d’appui; des arbres déjà déracinés n’ont pas eu le temps d’arriver jusqu’à terre, et sont restés suspendus dans les airs. On écoute, on retient sa respiration avec crainte pour mieux saisir le moindre retentissement de l’existence; aucun son, aucun murmure ne parvient jusqu’à vous. Il nous est arrivé quelquefois en Europe de nous trouver égaré au fond d’un bois; mais toujours quelques bruits de vie venaient y frapper notre oreille. C’était le tintement éloigné de la cloche du village le plus voisin, les pas d’un voyageur, la hache du bûcheron, l’explosion d’une arme à feu, les aboiemens d’un chien, ou seulement cette rumeur confuse qui s’élève d’un pays civilisé. Ici non-seulement l’homme manque, mais la voix même des animaux ne se fait pas entendre. Les plus petits d’entre eux ont quitté ces lieux pour se rapprocher des habitations humaines, les plus grands pour s’en éloigner encore davantage; ceux qui restent se tiennent cachés à l’abri des rayons du soleil. Ainsi tout est immobile, tout dans les bois est silencieux sous leur feuillage; on dirait que le Créateur a, pour un moment, détourné sa face, et que les forces de la nature sont paralysées.
Ce n’est pas au reste dans ce seul cas que nous avons remarqué la singulière analogie qui existe entre la vue de l’Océan et l’aspect d’une forêt sauvage. Dans l’un comme dans l’autre spectacle, l’idée de l’immensité vous assiège. La continuité, la monotonie des mêmes scènes étonne et accable l’imagination. Nous avons retrouvé, plus fort et plus poignant peut-être, dans les solitudes du Nouveau-Monde le sentiment d’isolement et d’abandon qui nous avait semblé si pesant au milieu de l’Atlantique. Sur la mer du moins, le voyageur contemple un vaste horizon vers lequel il dirige toujours sa vue avec espérance : il voit devant lui jusqu’où son œil peut atteindre, et il aperçoit le ciel; mais dans cet océan de feuillage, qui peut indiquer le chemin? Vers quels objets tourner ses regards? En vain s’élève-t-on sur le sommet des plus grands arbres, d’autres plus élevés encore vous environnent. Inutilement gravit-on les collines, partout la forêt semble marcher avec vous, et cette même forêt s’étend devant vos pas jusqu’au pôle arctique et jusqu’à l’Océan-Pacifique. Vous pouvez parcourir des milliers de lieues sous son ombrage, et vous avancez toujours sans paraître changer de place...
...Mais il est temps de revenir à la route de Saginaw. Nous marchions déjà depuis cinq heures dans une complète ignorance des lieux où nous nous trouvions, lorsque nos Indiens s’arrêtèrent, et l’aîné, qui s’appelait Sagan-Cuisco, fit une ligne sur le sable. Il en montra l’un des bouts en s’écriant : Michi-Couté-ouinque (c’est le nom indien de Flint-River), et l’extrémité opposée en prononçant le nom de Saginaw, puis, marquant un point au milieu de la ligne, il nous indiqua que nous étions parvenus à la moitié du chemin et qu’il fallait se reposer quelques instans.
Le soleil était déjà haut sur l’horizon, et nous eussions accepté avec plaisir l’invitation qui nous était faite, si nous eussions aperçu de l’eau à notre portée; mais, n’en voyant pas aux environs, nous fîmes signe à l’Indien que nous voulions manger et boire en même temps. Il nous comprit aussitôt, et se mit en marche avec la même rapidité qu’auparavant. A une heure de là, il s’arrêta de nouveau, et nous montra à trente pas dans le bois un endroit où il fit signe qu’il y avait de l’eau. Sans attendre notre réponse et sans nous aider à desseller nos chevaux, il s’y rendit lui-même; nous nous hâtâmes de le suivre. Le vent avait renversé depuis peu un grand arbre en cet endroit; dans le trou qu’avaient occupé ses racines se trouvait un peu d’eau de pluie. C’était la fontaine à laquelle nous conduisit notre guide, sans avoir l’air de penser qu’on pût hésiter à user d’un pareil breuvage. Nous ouvrîmes notre sac. Autre infortune, la chaleur avait absolument gâté nos provisions, et nous nous vîmes réduits pour tout dîner à un très petit morceau de pain, le seul que nous eussions pu trouver à Flint-River. Qu’on ajoute à cela une nuée de moustiques qu’attirait le voisinage de l’eau, et qu’il fallait combattre d’une main en portant de l’autre le morceau à la bouche, et l’on aura l’idée d’un dîner champêtre dans une forêt vierge. Tant que nous mangeâmes, nos Indiens se tinrent assis les bras croisés sur le tronc abattu dont j’ai parlé. Quand ils virent que nous avions fini, ils nous firent signe qu’eux aussi avaient faim. Nous leur montrâmes notre sac vide : ils secouèrent la tête sans mot dire. L’Indien ne sait pas ce que c’est que des heures réglées pour ses repas : il se gorge de nourriture quand il le peut, et jeûne ensuite jusqu’à ce qu’il trouve de quoi satisfaire son appétit; les loups agissent de même en pareille circonstance.
Bientôt nous pensons à remonter à cheval ; mais nous nous apercevons avec une grande frayeur que nos montures ont disparu. Sans doute aiguillonnées par la faim, elles se sont éloignées du sentier où nous les avions laissées, et ce n’est qu’avec peine que nous parvenons à nous remettre sur leurs traces; alors nous bénissons les moustiques qui nous ont fait songer au départ, et nous continuons notre route. Le sentier que nous suivons ne tarde pas à devenir de plus en plus difficile à reconnaître. A chaque instant, nos chevaux ont à forcer le passage à travers d’épais buissons, ou à sauter par-dessus des troncs d’arbres immenses qui nous barrent le chemin. Au bout de deux heures d’une route extrêmement pénible, nous arrivons enfin sur le bord d’une rivière peu profonde, mais très encaissée. Nous la traversons à gué, et, parvenus sur le haut de la berge opposée, nous voyons un champ de maïs et deux cabanes assez semblables à des log-houses. Nous reconnaissons en approchant que nous sommes dans un petit établissement indien : les log-houses sont des wig-wams. Du reste, la plus profonde solitude règne là comme dans la forêt environnante.
Parvenu devant la première de ces demeures abandonnées, Sagan-Cuisco s’arrête. Il examine attentivement tous les objets alentour; déposant sa carabine et s’approchant de nous, il trace d’abord une ligne sur le sable, nous indiquant de la même manière qu’auparavant que nous n’avons encore fait que les deux tiers du chemin; puis se relevant, il nous montre le soleil, faisant signe qu’il descendait rapidement vers le couchant; il regarde ensuite le wig-wam et ferme les yeux. Ce langage était fort intelligible : il voulait nous faire coucher en cet endroit. J’avoue que la proposition nous surprit fort et ne nous plut guère. Nous n’avions pas mangé depuis longtemps et n’étions que médiocrement tentés de nous coucher sans souper. La majesté sombre et sauvage des scènes dont nous étions témoins depuis le matin, l’isolement complet où nous nous trouvions, la contenance farouche de nos conducteurs, avec lesquels il était impossible d’entrer en rapport, rien de tout cela d’ailleurs n’était de nature à faire naître en nous la confiance. Il y avait de plus dans la conduite des Indiens quelque chose de singulier qui ne nous rassurait point. La route que nous venions de suivre depuis deux heures semblait encore moins fréquentée que celle que nous avions parcourue auparavant. Personne ne nous avait jamais dit que nous dussions traverser un village indien, et chacun nous avait assuré au contraire qu’on pouvait aller en un seul jour de Flint-River <à Saginaw. Nous ne pouvions donc concevoir pourquoi nos guides voulaient nous retenir la nuit dans ce désert.
Nous insistâmes pour marcher. L’Indien fit signe que nous serions surpris par l’obscurité dans les bois. Forcer nos guides à continuer leur route eût été une tentative dangereuse. Je me décidai à tenter leur cupidité; mais l’Indien est le plus philosophe de tous les hommes : il a peu de besoins, et partant peu de désirs. La civilisation n’a point de prise sur lui, il ignore et il méprise ses douceurs. Je m’étais cependant aperçu que Sagan-Cuisco avait fait une attention particulière à une petite bouteille d’osier qui pendait à mon côté. Une bouteille qui ne se casse pas ! Voilà une chose dont l’utilité lui était tombée sous le sens et qui avait excité chez lui une admiration réelle. Mon fusil et ma bouteille étaient les seules parties de mon attirail européen qui eussent paru exciter son envie. Je lui fis signe que je lui donnerais ma bouteille, s’il nous conduisait sur-le-champ à Saginaw. L’Indien parut alors violemment combattu; il regarda encore le soleil, puis la terre ; enfin, prenant son parti, il saisit sa carabine, poussa deux fois, en mettant la main sur sa bouche, le cri : ouh !l ouh! et il s’élança devant nous dans les broussailles. Nous le suivîmes au grand trot et nous eûmes bientôt perdu de vue les demeures indiennes. Nos guides coururent ainsi pendant deux heures avec plus de rapidité qu’ils n’avaient encore fait.
Cependant la nuit nous gagnait, et les derniers rayons du soleil venaient de disparaître dans les cimes de la forêt, lorsque Sagan-Cuisco fut surpris par un violent saignement de nez qui le força de s’arrêter. Quelque habitué que ce jeune homme parût être, ainsi que son frère, aux exercices du corps, il était évident que la fatigue et le manque de nourriture avaient épuisé ses forces. Nous commencions à craindre que nos guides ne renonçassent à l’entreprise et ne voulussent coucher au pied d’un arbre; nous prîmes donc le parti de les faire monter alternativement sur nos chevaux. Les Indiens acceptèrent notre offre sans étonnement ni humilité. C’était une chose bizarre à voir que ces hommes à moitié nus établis gravement sur une selle anglaise et portant nos carnassières et nos fusils en bandoulière, tandis que nous cheminions péniblement à pied devant eux.
La nuit vint enfin. Une humidité glaciale commença à se répandre sous le feuillage. L’obscurité donnait alors à la forêt un aspect nouveau et terrible. L’œil n’apercevait plus autour de lui que des masses confusément amoncelées sans ordre ni symétrie, des formes étranges et disproportionnées, des scènes incohérentes, des images fantastiques qui semblaient empruntées à l’imagination malade d’un fiévreux. Jamais nos pas n’avaient réveillé plus d’échos, jamais le silence de la forêt ne nous avait paru si formidable. On eût dit que le bourdonnement des moustiques était la seule respiration de ce monde endormi.
A mesure que nous avancions, les ténèbres devenaient plus profondes; seulement de temps en temps une mouche à feu traversant le bois traçait comme un fil lumineux dans ses profondeurs. Nous reconnaissions trop tard la justesse des conseils de l’Indien, mais il ne s’agissait plus de reculer. Nous continuons donc à marcher aussi rapidement que nos forces et la nuit peuvent nous le permettre. Au bout d’une heure, nous arrivons à la fin du bois, et nous nous trouvons dans une vaste prairie. Nos guides poussent trois fois un cri sauvage qui retentit comme les notes discordantes d’un tam-tam. On y répond dans le lointain. Cinq minutes après, nous sommes sur le bord d’une rivière dont l’obscurité nous empêche d’apercevoir la rive opposée. Les Indiens font halte en cet endroit. Ils s’entourent de leurs couvertures pour éviter la piqûre des moustiques, et, se cachant dans l’herbe, ils ne forment bientôt plus qu’une boule de laine à peine perceptible, et dans laquelle il serait impossible de reconnaître la forme d’un homme.
Nous mettons nous-mêmes pied à terre et attendons patiemment ce qui va suivre. Au bout de quelques minutes, un léger bruit se fait entendre, et quelque chose s’approche du rivage. C’était un canot indien long de dix pieds environ et formé d’un seul arbre. L’homme qui était accroupi au fond de cette fragile embarcation portait le costume et avait toute l’apparence d’un Indien. Il adressa la parole à nos guides, qui, à son commandement, se hâtèrent d’enlever les selles de nos chevaux et de les disposer dans la pirogue. Comme je me préparais moi-même à y monter, le prétendu Indien s’avança vers moi, me plaça deux doigts sur l’épaule et me dit avec un accent normand qui me fit tressaillir : « — Ah ! vous venez de la vieille France!... Attendez, n’allez pas trop vitement; y en a des fois ici qui s’y noient. » Mon cheval m’aurait adressé la parole que je n’aurais pas, je crois, été plus surpris. J’envisageai celui qui m’avait parlé, et dont la figure, frappée des premiers rayons de la lune, reluisait alors comme une boule de cuivre. — Qui êtes-vous donc? lui dis-je; vous parlez français et vous avez l’air d’un Indien? Il me répondit qu’il était un bois-brûlé, c’est-à-dire le fils d’un Canadien et d’une Indienne. J’aurai souvent occasion de parler de cette singulière race de métis qui couvre toutes les frontières du Canada et une partie de celles des États-Unis. Pour le moment, je ne songeai qu’au plaisir de parler ma langue maternelle.
Suivant les conseils de notre compatriote le sauvage, je m’assis au fond du canot et me tins aussi en équilibre qu’il m’était possible; mon cheval, que je tenais seulement par la bride, entra dans la rivière, nageant à côté de moi, tandis que le Canadien poussait la nacelle de l’aviron, tout en chantant à demi-voix sur un vieil air français le couplet suivant dont je ne saisis que les deux premiers vers :
Entre Paris et Saint-Denis
Il était une fille, etc.
Nous arrivâmes ainsi sans accident sur l’autre bord; le canot retourna aussitôt chercher mon compagnon. Je me rappellerai toute ma vie le moment où pour la seconde fois il s’approcha du rivage. La lune, qui était dans son plein, se levait précisément alors au-dessus de la prairie que nous venions de traverser, la moitié de son disque apparaissait seule sur l’horizon; on eût dit une porte mystérieuse à travers laquelle s’échappait vers nous la lumière d’une autre sphère. Les rayons qui en sortaient venaient se refléter dans les eaux du fleuve, et arrivaient en scintillant jusqu’à moi. Sur la ligne même où vacillait cette pâle clarté, s’avançait la pirogue indienne. On n’apercevait pas de rames, on n’entendait point le bruit des avirons. Elle glissait rapidement et sans effort, longue, étroite et noire, semblable à un alligator du Mississipi qui s’allonge sur la rive pour y saisir sa proie. Accroupi sur la pointe du canot, Sagan-Cuisco, la tête appuyée contre ses genoux, ne laissait voir que les tresses luisantes de sa chevelure; à l’autre extrémité, le Canadien ramait en silence, tandis que derrière lui, le cheval de Beaumont faisait rejaillir l’eau de la Saginaw sous l’effort de sa puissante poitrine. Il y avait dans l’ensemble de ce spectacle une grandeur sauvage qui fit alors et qui a laissé depuis une impression profonde dans notre âme.
Débarqués sur le rivage, nous nous hâtâmes de nous rendre à une maison que la lune venait de nous faire apercevoir à cent pas du fleuve, et où le Canadien nous assura que nous pouvions trouver un gîte. Nous parvînmes en effet à nous y établir convenablement, et nous y aurions probablement réparé nos forces par un profond sommeil, si nous avions pu nous débarrasser des myriades de moustiques dont la maison était remplie; mais c’est ce à quoi nous ne pûmes jamais parvenir. L’animal qu’en anglais on appelle mosquito, et maringouin en français canadien, est un petit insecte semblable en tout au cousin de France, dont il diffère seulement par la grosseur. Il est généralement plus grand, et sa trompe est si forte et si acérée que les étoffes de laine peuvent seules garantir de ses piqûres. Ces petits moucherons sont le fléau des solitudes de l’Amérique. Leur présence suffirait pour y rendre un long séjour insupportable. Quant à moi, je déclare n’avoir jamais éprouvé un tourment semblable à celui qu’ils m’ont fait souffrir pendant tout le cours de ce voyage, et particulièrement durant notre séjour à Saginaw. Le jour, ils nous empêchaient de dessiner, d’écrire, de rester un seul moment en place; la nuit, ils circulaient par milliers autour de nous; chaque endroit du corps que nous laissions découvert leur servait à l’instant de rendez-vous. Réveillés par la douleur que causait la piqûre, nous nous couvrions la tête de nos draps; leur aiguillon passait à travers. Chassés, poursuivis ainsi par eux, nous nous levions et nous allions respirer l’air du dehors jusqu’à ce que l’excès de la fatigue nous procurât enfin un sommeil pénible et interrompu.
Nous sortîmes de très bonne heure, et le premier spectacle qui nous frappa en quittant la maison, ce fut la vue de nos Indiens qui, roulés dans leurs couvertures près de la porte, dormaient à côté de leurs chiens. Nous apercevions alors pour la première fois au grand jour le village de Saginaw, que nous étions venus chercher de si loin. Une petite plaine cultivée, bordée au sud par une belle et tranquille rivière, à l’est, à l’ouest et au nord par la forêt, composait tout le territoire de la cité naissante. Près de nous s’élevait une maison dont la structure annonçait l’aisance du propriétaire. C’était celle où nous venions de passer la nuit. Une demeure de même espèce s’apercevait à l’autre extrémité du défrichement. Dans l’intervalle et le long de la lisière du bois, deux ou trois log-houses se perdaient à moitié dans le feuillage.
Sur la rive opposée du fleuve s’étendait la prairie comme un océan sans bornes dans un jour de calme. Une colonne de fumée s’en échappait alors et montait paisiblement vers le ciel. En ramenant l’œil au point d’où elle venait, on découvrait enfin deux ou trois wig-wams, dont la forme conique et le sommet aigu se confondaient avec les herbes de la prairie. Une charrue renversée, des bœufs regagnant d’eux-mêmes le labour, quelques chevaux à moitié sauvages complétaient le tableau.
De quelque côté que s’étendît la vue, l’œil cherchait en vain la flèche d’un clocher gothique, la croix de bois qui marque le chemin ou le seuil couvert de mousse du presbytère. Ces vénérables restes de l’antique civilisation chrétienne n’ont point été transportés dans le désert. Rien n’y réveille encore l’idée du passé ni de l’avenir. On ne rencontre même pas d’asiles consacrés à ceux qui ne sont plus. La mort n’a pas eu le temps de réclamer son domaine ni de faire borner son champ. Ici l’homme semble encore s’introduire furtivement dans la vie. Plusieurs générations ne se réunissent point autour d’un berceau pour exprimer des espérances souvent trompeuses et se livrer à des joies prématurées que dément l’avenir. Son nom n’est point inscrit sur les registres de la cité; la religion ne vient point mêler ses touchantes solennités aux sollicitudes de la famille. Les prières d’une femme, quelques gouttes d’eau versées sur la tête d’un enfant par la main de son père, lui ouvrent sans bruit les portes du ciel.
Le village de Saginaw est le dernier point habité par les Européens au nord-ouest de la vaste presqu’île de Michigan. On peut le considérer comme un poste avancé, une sorte de guérite que les blancs sont venus planter au milieu des nations indiennes. Les révolutions de l’Europe, les clameurs tumultueuses qui s’élèvent sans cesse de l’univers policé n’arrivent ici que de loin en loin et comme le retentissement d’un son dont l’oreille ne peut plus percevoir la nature ni l’origine. Tantôt ce sera un Indien qui, en passant, racontera avec la poésie du désert quelques-unes des tristes réalités de la vie sociale, tantôt un journal oublié dans le havresac d’un chasseur, ou seulement cette rumeur vague qui se propage par des voies inconnues, et ne manque presque jamais d’avertir les hommes qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire sous le soleil. Une fois par an un vaisseau, remontant le cours de la Saginaw, vient renouer cet anneau détaché de la grande chaîne européenne qui déjà enveloppe le monde de ses replis. Il apporte au nouvel établissement des produits divers de l’industrie et enlève en retour les fruits du sol.
Trente personnes, hommes, femmes, vieillards et enfans, composaient seuls, lors de notre passage, cette petite société, embryon à peine formé, germe naissant confié au désert, et que le désert doit féconder. Le hasard, l’intérêt ou les passions avaient réuni dans cet espace étroit ces trente personnes. Du reste, il n’existait point entre elles de liens communs, et elles différaient profondément les unes des autres. On y remarquait des Canadiens, des Américains, des Indiens et des métis.
Des philosophes ont cru que la nature humaine, partout la même, ne variait que suivant les institutions et les lois des différentes sociétés. C’est là une de ces opinions que semble démentir à chaque page l’histoire du monde. Les nations et les individus s’y montrent tous avec une physionomie qui leur est propre. Les traits caractéristiques de leur visage se reproduisent à travers toutes les transformations qu’ils subissent. Les lois, les mœurs, les religions changent, la puissance et la richesse se déplacent, le costume varie, l’aspect extérieur change, les préjugés s’effacent ou se substituent les uns aux autres. Parmi ces changemens divers, vous reconnaissez toujours le même peuple. Quelque chose d’inflexible apparaît au milieu de la flexibilité humaine. Les hommes qui habitent cette petite plaine cultivée appartiennent à deux races qui, depuis plus d’un siècle, existent sur le sol américain et y obéissent aux mêmes lois. Ils n’ont pourtant rien de commun entre eux. Ce sont encore des Anglais et des Français tels qu’ils se montrent aux bords de la Seine et de la Tamise.
Pénétrez sous cette cabane de feuillage; vous y rencontrerez un homme dont l’accueil cordial et la figure ouverte vous annonceront dès l’abord le goût des plaisirs sociaux et l’insouciance de la vie. Dans le premier moment, vous le prendrez peut-être pour un Indien. Soumis à la vie sauvage, il en a volontairement adopté les habits, les usages et presque les mœurs : il porte des mocassins, le bonnet de loutre et le manteau de laine. Il est infatigable chasseur, couche à l’affût, vit de miel sauvage et de chair de bison.
Cet homme n’en est pas moins resté un Français gai, entreprenant, fier de son origine, amant passionné de la gloire militaire, plus vaniteux qu’intéressé, homme d’instinct, obéissant à son premier mouvement moins qu’à sa raison, préférant le bruit à l’argent. Pour venir au désert, il semble avoir brisé tous les liens qui l’attachaient à la vie. On ne lui voit ni femme ni enfans. Cet état est contraire à ses mœurs, mais il s’y soumet facilement comme à toute chose. Livré à lui-même, il se sentirait naturellement l’humeur casanière. Nul plus que lui n’a le goût du foyer domestique. Nul n’aime mieux à réjouir sa vue par l’aspect du clocher paternel ; mais on l’a arraché à ses habitudes tranquilles, on a frappé son imagination par des tableaux nouveaux, on l’a transporté sous un autre ciel : ce même homme s’est senti tout à coup possédé d’un besoin insatiable d’émotions violentes, de vicissitudes et de dangers. L’Européen le plus civilisé est devenu l’adorateur de la vie sauvage. Il préférera les savanes aux rues des villes, la chasse à l’agriculture. Il se jouera de l’existence et vivra sans nul souci de l’avenir. Les blancs de France, disaient les Indiens du Canada, sont aussi bons chasseurs que nous. Comme nous, ils méprisent les commodités de la vie et bravent les terreurs de la mort; Dieu les avait créés pour habiter la cabane du sauvage et vivre dans le désert.
A quelques pas de cet homme habite un autre européen qui, soumis aux mêmes difficultés, s’est raidi contre elles. Celui-ci est froid, tenace, impitoyable argumentateur. Il s’attache à la terre et arrache à la vie sauvage tout ce qu’il peut lui ôter. Il lutte sans cesse contre elle, il la dépouille chaque jour de quelques-uns de ses attributs. Il transporte, pièce à pièce, dans le désert ses lois, ses habitudes, ses usages, et, s’il se peut, jusqu’aux moindres recherches de sa civilisation avancée. L’émigrant des États-Unis n’estime de la victoire que ses résultats; il tient que la gloire est un vain bruit, et que l’homme ne vient au monde que pour y acquérir l’aisance et les commodités de la vie : brave pourtant, mais brave par calcul; brave parce qu’il a découvert qu’il y avait plusieurs choses plus difficiles à supporter que la mort; aventurier entouré de sa famille, et qui cependant prise peu les plaisirs intellectuels et les charmes de la vie sociale.
Placé de l’autre côté du fleuve, au milieu des roseaux de la Saginaw, l’Indien jette de temps en temps un regard stoïque sur les habitations de ses frères d’Europe. N’allez pas croire qu’il admire leurs travaux ou envie leur sort. Depuis bientôt trois cents ans que le sauvage de l’Amérique se débat contre la civilisation qui le pousse et l’enveloppe, il n’a point encore appris à connaître et à estimer son ennemi. Les générations se succèdent en vain chez les deux races. Comme deux fleuves parallèles, elles coulent depuis trois siècles vers un abîme commun. Un espace étroit les sépare, mais elles ne mêlent point leurs flots. Ce n’est pas que l’aptitude naturelle manque à l’indigène du Nouveau-Monde; mais sa nature semble repousser obstinément nos idées et nos arts. Couché sur son manteau, au milieu de la fumée de sa hutte, l’Indien regarde avec mépris la demeure commode de l’Européen. Pour lui, il se complaît avec orgueil dans sa misère, et son cœur se gonfle et s’élève aux images de son indépendance barbare. Il sourit amèrement en nous voyant tourmenter notre vie pour acquérir des richesses inutiles. Ce que nous appelons industrie, il l’appelle sujétion honteuse. Il compare le laboureur au bœuf qui trace péniblement son sillon. Ce que nous nommons les commodités de la vie, il les nomme des jouets d’enfant ou des recherches de femme. Il ne nous envie que nos armes. Quand l’homme peut abriter la nuit sa tête sous une tente de feuillage, allumer du feu pour chasser les moustiques en été et se garantir du froid en hiver, lorsque ses chiens sont bons et la contrée giboyeuse, que saurait-il demander de plus à l’Être éternel?
A l’autre bord de la Saginaw, près des défrichemens européens, et pour ainsi dire sur les confins de l’ancien monde et du nouveau, s’élève une cabane rustique plus commode que le wig-wam du sauvage, plus grossière que la maison de l’homme policé : c’est la demeure du métis. Lorsque nous nous présentâmes pour la première fois à la porte de cette hutte à demi civilisée, nous fûmes tout surpris d’entendre dans l’intérieur une voix douce qui psalmodiait sur un air indien les cantiques de la pénitence. Nous nous arrêtâmes un moment pour écouter. Les modulations des sons étaient lentes et profondément mélancoliques; on reconnaissait aisément cette harmonie plaintive qui caractérise tous les chants de l’homme au désert. Nous entrâmes : le maître était absent. Assise au milieu de l’appartement, les jambes croisées sur une natte, une jeune femme travaillait à faire des mocassins. Du pied, elle berçait un enfant dont le teint cuivré et les traits annonçaient la double origine. Cette femme était habillée comme une de nos paysannes, sinon que ses pieds étaient nus et que ses cheveux tombaient librement sur ses épaules. En nous apercevant, elle se tut avec une sorte de crainte respectueuse. Nous lui demandâmes si elle était Française. — Non, répondit-elle en souriant. — Anglaise? — Non plus, dit-elle. Elle baissa les yeux et ajouta : — Je ne suis qu’une sauvage.
Enfant des deux races, élevé dans l’usage de deux langues, nourri dans des croyances diverses et bercé dans des préjugés contraires, le métis forme un composé aussi inexplicable aux autres qu’à lui-même. Les images du monde, lorsqu’elles viennent se réfléchir sur son cerveau grossier, ne lui apparaissent que comme un chaos inextricable, dont son esprit ne saurait sortir. Fier de son origine européenne, il méprise le désert, et pourtant il aime la liberté sauvage qui y règne; il admire la civilisation, et ne peut complètement se soumettre à son empire. Ses goûts sont en contradiction avec ses idées, ses opinions avec ses mœurs. Ne sachant comment se guider au jour incertain qui l’éclaire, son âme se débat péniblement dans les langes d’un doute universel : il adopte des usages opposés, il prie à deux autels, il croit au rédempteur du monde et aux amulettes du jongleur, et il arrive au bout de sa carrière sans avoir pu débrouiller le problème obscur de son existence.
Ainsi donc, dans ce coin de terre ignoré du monde, la main de Dieu avait déjà jeté les semences de nations diverses. Déjà plusieurs races différentes, plusieurs peuples distincts, se trouvent ici en présence. Quelques membres exilés de la grande famille humaine se sont rencontrés dans l’immensité des bois. Leurs besoins sont communs : ils ont à lutter contre les hôtes de la forêt, la faim, l’inclémence des saisons. Ils sont trente à peine au milieu d’un désert où tout se refuse à leur effort, et ils ne jettent les uns sur les autres que des regards de haine et de soupçon. La couleur de la peau, la pauvreté ou l’aisance, l’ignorance ou les lumières, ont déjà établi parmi eux des classifications indestructibles : des préjugés nationaux, des préjugés d’éducation et de naissance, les divisent et les isolent. Où trouver dans un cadre plus étroit un plus complet tableau des misères de notre nature? Il y manque cependant encore un trait.
Les lignes profondes que la naissance et l’opinion ont tracées entre la destinée de ces hommes ne cessent point avec la vie, mais s’étendent au-delà du tombeau. Six religions ou sectes diverses se partagent la foi de cette société naissante. Le catholicisme avec son immobilité formidable, ses dogmes absolus, ses terribles anathèmes et ses immenses récompenses, la réformation avec son mouvement incessant et ses variations continues, l’antique paganisme, trouvent ici leurs représentans. On y adore déjà en six manières différentes l’Être unique et éternel qui a créé tous les hommes à son mage. On s’y dispute avec ardeur le ciel, que chacun prétend exclusivement son héritage. Bien plus, au milieu des misères de la solitude et des maux du présent, l’imagination humaine s’y épuise encore à enfanter pour l’avenir d’inexprimables douleurs. Le luthérien condamne au feu éternel le calviniste, le calviniste l’unitaire, et le catholique les enveloppe tous dans une réprobation commune. Plus tolérant dans sa foi grossière, l’Indien se borne à exiler son frère d’Europe des campagnes heureuses qu’il se réserve pour lui. Fidèle aux traditions confuses que lui ont léguées ses pères, il se console aisément des maux de la vie, et meurt tranquille en rêvant aux forêts toujours vertes que n’ébranlera jamais la hache du pionnier, et où le daim et le castor viendront s’offrir à ses coups durant les jours sans nombre de l’éternité.
Après déjeuner, nous allâmes voir le plus riche propriétaire du village, M. Williams. Nous le trouvâmes dans sa boutique, occupé à vendre à des Indiens une multitude d’objets de peu de valeur, tels que couteaux, colliers de verre, pendans d’oreilles, etc. C’était pitié de voir comme ces malheureux étaient traités par leurs frères civilisés d’Europe. Du reste, tous ceux que nous vîmes là rendaient une justice éclatante aux sauvages. Ils étaient bons, inoffensifs, mille fois moins enclins au vol que le blanc; c’était dommage seulement qu’ils commençassent à s’éclairer sur le prix des choses. Et pourquoi cela, s’il vous plaît? Parce que les bénéfices dans le commerce qu’on faisait avec eux devenaient tous les jours moins considérables. Apercevez-vous ici la supériorité de l’homme civilisé? L’Indien aurait dit, dans sa simplicité grossière, qu’il trouvait tous les jours plus de difficultés à tromper son voisin ; mais le blanc découvre dans le perfectionnement du langage une nuance heureuse qui exprime la chose et sauve la honte.
En revenant de chez M. Williams, nous eûmes l’idée de remonter la Saginaw à quelque distance, pour aller tirer les canards sauvages qui peuplent ses rives. Comme nous étions occupés à cette chasse, une pirogue se détacha d’entre les roseaux du fleuve, et des Indiens vinrent à notre rencontre pour considérer mon fusil, qu’ils avaient aperçu de loin. J’ai toujours remarqué que cette arme, qui n’a cependant rien d’extraordinaire, m’attirait parmi les sauvages une considération toute spéciale. Un fusil qui pout tuer deux hommes en une seconde et part dans l’humidité, c’était, suivant eux, une merveille au-dessus de toute évaluation, un chef-d’œuvre sans prix. Ceux qui nous abordèrent témoignèrent, suivant l’habitude, une grande admiration. Ils demandèrent d’où venait mon fusil; notre jeune guide répondit qu’il avait été fait de l’autre côté de la grande eau, chez les pères des Canadiens, ce qui ne le rendit pas, comme on peut le croire, moins précieux à leurs yeux. Ils firent observer cependant que, comme le point de mire n’était pas placé au milieu de chaque canon, on ne devait pas être aussi sûr de son coup : remarque à laquelle j’avoue que je ne sus trop que répondre.
Le soir étant venu, nous remontâmes dans le canot, et, nous fiant à l’expérience que nous avions acquise le matin, nous partîmes seuls pour remonter un bras de la Saginaw, que nous n’avions fait qu’entrevoir. Le ciel était sans nuages, l’atmosphère pure et immobile. Le fleuve conduisait ses eaux à travers une immense forêt, mais si lentement qu’il eût été presque impossible de dire de quel côté allait le courant. Nous avons toujours pensé que, pour se faire une idée juste des forêts du Nouveau-Monde, il fallait suivre quelques-unes des rivières qui coulent sous leur ombrage. Les fleuves sont comme de grandes voies par lesquelles la Providence a pris soin, dès le commencement du monde, de percer le désert pour le rendre accessible à l’homme. Lorsqu’on se fraie un passage à travers le bois, la vue est le plus souvent fort bornée. D’ailleurs le sentier même où vous marchez est une œuvre humaine. Les fleuves au contraire sont des chemins qui ne gardent point de traces, et leurs rives laissent voir librement tout ce qu’une végétation vigoureuse et abandonnée à elle-même peut offrir de grands et de curieux spectacles.
Le désert était là tel qu’il s’offrit, il y a six mille ans, aux regards de nos premiers pères: une solitude fleurie, délicieuse, embaumée, magnifique demeure, palais vivant, bâti pour l’homme, mais où le maître n’avait pas encore pénétré. Le canot glissait sans effort et sans bruit. Il régnait autour de nous une sérénité, une quiétude universelle. Nous-mêmes nous ne tardons pas à nous sentir comme amollis à la vue d’un pareil spectacle. Nos paroles commencent à devenir de plus en plus rares. Bientôt nous n’exprimons nos pensées qu’à voix basse, nous nous taisons enfin, et, relevant simultanément les avirons, nous tombons l’un et l’autre dans une tranquille rêverie pleine d’un charme inexprimable.
D’où vient que les langues humaines, qui trouvent des mots pour toutes les douleurs, rencontrent un invincible obstacle à faire comprendre les plus douces et les plus naturelles émotions du cœur? Qui peindra jamais avec fidélité ces momens si rares dans la vie, où le bien-être physique vous prépare à la tranquillité morale, et où il s’établit devant vos yeux comme un équilibre parfait dans l’univers, alors que l’âme, à moitié endormie, se balance entre le présent et l’avenir, entre le réel et le possible, quand, entouré d’une belle nature, respirant un air tranquille et tiède, en paix avec lui-même au milieu d’une paix universelle, l’homme prête l’oreille aux battemens égaux de ses artères, dont chaque pulsation marque le passage du temps, qui, pour lui, semble ainsi s’écouler goutte à goutte dans l’éternité? Beaucoup d’hommes peut-être ont vu s’accumuler les années d’une longue existence sans éprouver une seule fois rien de semblable à ce que nous venons de décrire. Ceux-là ne sauraient nous comprendre; mais il en est plusieurs, nous en sommes assuré, qui trouveront dans leur mémoire et au fond de leur cœur de quoi colorer nos images, et sentiront se réveiller, en nous lisant, le souvenir de quelques heures fugitives que le temps ni les soins positifs de la vie n’ont pu effacer. Un coup de fusil qui retentit tout à coup dans les bois nous tira de notre rêverie. Le bruit sembla d’abord rouler avec fracas sur les deux rives du fleuve, puis il s’éloigna en grondant jusqu’à ce qu’il fût entièrement perdu dans la profondeur des forêts environnantes. On eût dit un long et formidable cri de guerre que poussait la civilisation dans sa marche.
Un soir, en Sicile, il nous arriva de nous perdre dans un vaste marais qui occupe maintenant la place où jadis était bâtie la ville d’Hymère. L’impression que fit naître en nous la vue de cette fameuse cité devenue un désert sauvage fut grande et profonde. Jamais nous n’avions rencontré sur nos pas un plus magnifique témoignage de l’instabilité des choses humaines et des misères de notre nature. Ici c’était bien encore une solitude; mais l’imagination, au lieu d’aller en arrière et de chercher à remonter vers le passé, s’élançait au contraire en avant, et se perdait dans un immense avenir. Nous nous demandions par quelle singulière loi de la destinée nous qui avions pu contempler les ruines d’empires qui n’existent plus et marcher dans des déserts de fabrique humaine, nous enfans d’un vieux peuple, nous étions conduits à assister à l’une des scènes du monde primitif, et à voir le berceau encore vide d’une grande nation. Ce ne sont point là les prévisions plus ou moins hasardées de la sagesse; ce sont des faits aussi certains que s’ils étaient accomplis : dans peu d’années, ces forêts impénétrables seront tombées, le bruit de la civilisation et de l’industrie rompra le silence de la Saginaw. Son écho se taira; des quais emprisonneront ses rives : ses eaux qui coulent aujourd’hui ignorées et tranquilles au milieu d’un désert sans nom seront refoulées dans leur cours par la proue des vaisseaux. Cinquante lieues séparent encore cette solitude des grands établissemens européens, et nous sommes peut-être les derniers voyageurs auxquels il ait été donné de la contempler dans sa primitive splendeur : tant est grande l’impulsion qui entraîne la race blanche vers la conquête entière du Nouveau-Monde ! C’est cette idée de destruction, cette arrière-pensée d’un changement prochain et inévitable qui donne, suivant nous, aux solitudes de l’Amérique un caractère si original et une si touchante beauté. On les voit avec un plaisir mélancolique. On se hâte en quelque sorte de les admirer. L’idée de cette grandeur naturelle et sauvage qui va finir se mêle aux magnifiques images que la marche de la civilisation fait naître. On se sent fier d’être homme, et l’on éprouve en même temps je ne sais quel amer regret du pouvoir que Dieu vous a accordé sur la nature. L’âme est agitée par des idées, des sentimens contraires ; mais toutes les impressions qu’elle reçoit sont grandes, et laissent une trace profonde.
Nous voulions quitter Saginaw le lendemain 27 juillet ; mais, un de nos chevaux ayant été blessé par sa selle, nous nous décidâmes à rester un jour de plus. Faute d’autre manière de passer le temps, nous fûmes chasser dans les prairies qui bordent la Saginaw au-dessous des défrichemens. Ces prairies ne sont point marécageuses, comme on pourrait le croire. Ce sont des plaines plus ou moins larges où le bois ne vient point, quoique la terre soit excellente ; l’herbe y est dure et haute de trois à quatre pieds. Nous ne trouvâmes que peu de gibier, et revînmes de bonne heure. La chaleur était étouffante comme à l’approche d’un orage, et les moustiques plus gênans encore que de coutume. Nous ne marchions qu’environnés par une nuée de ces insectes, auxquels il fallait faire une guerre perpétuelle. Malheur à celui qui s’arrêtait ! il se livrait alors sans défense à un ennemi impitoyable. Je me rappelle avoir été contraint de charger mon fusil en courant, tant il était difficile de tenir un instant en place.
La nuit qui suivit ce jour brûlant fut une des plus pénibles que j’aie passées dans ma vie ; les moustiques étaient devenus si incommodes que, bien qu’accablé de fatigue, il me fut impossible de fermer l’œil. Vers minuit, l’orage qui menaçait depuis longtemps éclata enfin. Ne pouvant plus espérer de m’endormir, je me levai et allai ouvrir la porte de notre cabane pour respirer au moins la fraîcheur de la nuit. Il ne pleuvait point encore, l’air paraissait calme ; mais la forêt s’ébranlait déjà, et il en sortait de profonds gémissemens et de longues clameurs. De temps en temps un éclair venait à illuminer le ciel. Le cours tranquille de la Saginaw, le petit défrichement qui borde ses rives, les toits de cinq ou six cabanes et la ceinture de feuillage qui nous enveloppait, apparaissaient un instant comme une évocation de l’avenir ; tout se perdait ensuite dans l’obscurité la plus profonde, et la voix formidable du désert recommençait à se faire entendre.
J’assistais avec émotion à ce grand spectacle lorsque j’entendis soupirer à mes côtés, et à la lueur d’un éclair j’aperçus un Indien appuyé comme moi sur le mur de notre demeure. L’orage venait sans doute d’interrompre son sommeil, car il promenait un œil fixe et troublé sur les objets qui l’environnaient. Cet homme craignait-il la foudre, ou voyait-il dans le choc des élémens autre chose qu’une convulsion passagère de la nature? Ces fugitives images de civilisation qui surgissaient comme d’elles-mêmes au milieu du tumulte du désert avaient-elles pour lui un sens prophétique? Ces gémissemens de la forêt, qui semblait se débattre dans une lutte inégale, arrivaient-ils à son oreille comme un secret avertissement de Dieu, une solennelle révélation du sort final réservé aux races sauvages? Je ne saurais le dire ; mais ses lèvres agitées paraissaient murmurer quelques prières, et tous ses traits semblaient empreints d’une terreur superstitieuse.
A cinq heures du matin, nous songeâmes au départ. Tous les Indiens des environs de Saginaw étaient absens; ils étaient partis pour aller recevoir les présens que leur font annuellement les Anglais, et les Européens se livraient aux travaux de la moisson. Il fallut nous résoudre à repasser la forêt sans guide. L’entreprise n’était pas aussi difficile qu’on pourrait le croire; il n’y a en général qu’un seul sentier dans ces vastes solitudes, et il ne s’agit que de n’en pas perdre la trace pour arriver au but du voyage. A cinq heures du matin donc, nous repassâmes la Saginaw; nous reçûmes les adieux et les derniers conseils de nos hôtes, et, ayant tourné la tête de nos chevaux, nous nous trouvâmes seuls au milieu de la forêt.
Ce n’est pas, je l’avoue, sans une impression grave que nous commençâmes à pénétrer sous ses humides profondeurs. Cette même forêt qui nous environnait alors s’étendait derrière nous jusqu’au pôle et à l’Océan-Pacifique. Un seul point habité nous séparait du désert sans bornes, et nous venions de le quitter. Ces pensées, au reste, ne nous portèrent qu’à presser le pas de nos chevaux, et au bout de trois heures nous arrivâmes près d’un wig-wam abandonné, sur les bords solitaires de la rivière Cass. Une pointe de gazon qui s’avance sur le fleuve à l’ombre de grands arbres nous servit de table, et nous nous mîmes à déjeuner, ayant en perspective la rivière dont les eaux limpides comme le cristal serpentaient à travers le bois.
Au sortir du wig-wam de Cass-River, nous rencontrâmes plusieurs sentiers; on nous avait indiqué celui qu’il fallait prendre; mais il est facile d’oublier quelques points ou d’être mal compris dans de pareilles explications. C’est ce que nous ne manquâmes pas d’éprouver ce jour-là. On nous avait parlé de deux chemins, il s’en trouvait trois; il est très vrai que parmi ces trois chemins il en était deux qui se réunissaient plus loin en un seul, comme nous le sûmes depuis; mais nous l’ignorions alors et notre embarras était grand. Après avoir bien examiné, bien discuté, nous ne vîmes rien de plus sage à faire que d’abandonner à nos chevaux, en leur laissant la bride sur le cou, la solution de la difficulté. Nous passâmes ainsi le mieux que nous pûmes la rivière à gué, et nous nous enfonçâmes rapidement vers le sud-ouest. Plus d’une fois le sentier nous sembla près de disparaître au milieu du taillis. Dans d’autres endroits, le chemin paraissait si peu fréquenté que nous avions peine à croire qu’il conduisît autre part qu’à quelque wig-wam abandonné : notre boussole, il est vrai, nous montrait que nous marchions toujours dans notre direction, toutefois nous ne fûmes complètement rassurés qu’en découvrant le lieu où nous avions dîné trois jours auparavant, un pin gigantesque dont nous avions admiré le tronc déchiré par le vent nous le fit reconnaître. Nous n’en continuâmes pas cependant notre course avec moins de rapidité, car le soleil commençait à baisser. Bientôt nous parvînmes à la clairière qui précède d’ordinaire les défrichemens. Comme la nuit allait nous surprendre, nous aperçûmes la rivière Flint; une demi-heure après, nous nous trouvions à la porte de notre hôte. Cette fois l’ours nous accueillit comme de vieux amis et ne se dressa sur ses pieds que pour célébrer sa joie de notre heureux retour.
Durant cette journée tout entière, nous ne rencontrâmes aucune figure humaine; de leur côté, les animaux avaient disparu. Ils s’étaient retirés sans doute sous le feuillage pour fuir la chaleur du jour. Seulement de loin en loin nous découvrions, à la sommité dépouillée de quelque arbre mort, un épervier qui, immobile sur une seule patte et dormant tranquillement aux rayons du soleil, semblait sculpté dans le bois même dont il avait fait son appui. C’est au milieu de cette profonde solitude que nous songeâmes tout à coup à la révolution de 1830, dont nous venions d’atteindre le premier anniversaire (29 juillet 1831). Je ne puis dire avec quelle impétuosité les souvenirs du 29 juillet s’emparèrent de mon esprit. Les cris et la fumée du combat, le bruit du canon, les roulemens de la mousqueterie, les tintemens plus horribles encore du tocsin, ce jour entier avec son atmosphère enflammée semblait sortir tout à coup du passé et se replacer comme un tableau vivant devant moi. Ce ne fut là qu’une illumination subite, un rêve passager : quand, relevant la tête, je portai autour de moi mes regards, l’apparition s’était déjà évanouie; mais jamais le silence de la forêt ne n’avait paru plus glacé, ses ombrages plus sombres, ni sa solitude si complète.
A. DE TOCQUEVILLE.
- ↑ Plus d’un an s’est écoulé déjà depuis qu’une mort prématurée enlevait, le 16 avril 1859, Alexis de Tocqueville à la France. Chacun regrettait dans l’auteur de la Démocratie en Amérique et de l’Ancien Régime et la Révolution un des penseurs les plus profonds, un des publicistes les plus généreux de notre temps. Faut-il ajouter qu’on ignorait encore tout ce qu’on avait perdu ? Il y avait en effet chez Tocqueville plus qu’une noble intelligence, mûrie par de sévères études ; il y avait aussi le charmant assemblage des plus aimables qualités de l’esprit et du cœur. Ce dernier aspect de l’écrivain, il appartenait au digne compagnon de ses travaux, à M. Gustave de Beaumont, de nous le révéler. On connaîtra bientôt, grâce à M. de Beaumont, tout un ensemble d’écrits posthumes recueillis par ses soins et précédés d’une introduction que nul ne pouvait faire plus complète et plus pieusement sympathique. Divers épisodes et récits de voyage, une partie de l’ouvrage qui devait faire suite à l’Ancien Régime, une correspondance étendue, tels sont les principaux élémens de cette importante publication, qui doit paraître chez l’éditeur Michel Lévy. On Jugera suffisamment de l’intérêt des deux volumes par le morceau qu’on va lire. Alexis de Tocqueville s’y montre sous une face nouvelle, observateur intelligent et peintre gracieux des beautés d’une nature vierge, des bizarreries d’une société naissante, — voyageur humoriste en un mot, s’il est permis de le dire. Ainsi se complète heureusement l’œuvre commencée par la Démocratie en Amérique, et l’écrivain qu’on admirait déjà, on va désormais apprendre à l’aimer.
- ↑ A l’époque de ce voyage, la France faisait l’entreprise qui a abouti à la fondation du royaume de Belgique.
- ↑ Mot à mot : maison de bûches ou de troncs d’arbres.
- ↑ L’acre a 330 pieds anglais de long sur 132 de large.