Quinze Ans de combat/Prologue

Rieder (p. v-viii).


PROLOGUE[1]


Ce n’est qu’en août 1914 que je suis entré, bien malgré moi, dans la politique. Jusqu’alors, j’étais imprégné de l’idéologie de mon temps et de ma classe, que je dénonce, à la fin de cette Introduction, l’idéologie de l’homme abstrait, détaché (on disait alors, libéré) des contingences de la vie politique et sociale. Il n’eût pas semblé digne à un écrivain de s’en occuper. Dans ma jeunesse, j’avais vu en France les maîtres des lettres : Alphonse Daudet, Goncourt, Zola lui-même, répondre dédaigneusement à une enquête, que peu leur importaient la paix, la guerre, l’Alsace-Lorraine, tous les débats de la politique : l’art était seul leur intérêt et leur devoir. — Si les passions de l’affaire Dreyfus les arrachèrent, un moment, à cette olympienne indifférence — (ce n’est pas ici le lieu d’analyser les raisons exceptionnelles, qui ne furent pas toutes de raison pure, de leur participation à cette mêlée) — ils eurent bientôt fait d’y replonger, à part ceux qui, comme Maurras et Barrès, se sont taillé dans la politique une carrière.

J’étais de ceux que touchaient le plus les préoccupations sociales ; et la critique, bon chien de garde de la société, me faisait grief de les introduire illicitement dans la propriété réservée de l’art. Mon Jean-Christophe et son Pylade, au fond du cœur, eussent été peut-être du même avis, ils n’eussent peut-être pas demandé mieux que de se renfermer, l’un dans ses livres, l’autre dans ses notes de musique, si les préoccupations sociales ne fussent venues forcer leur porte, si elles ne les avaient pris à la gorge, sans leur permettre de respirer… Non, il n’est pas si facile à qui est seul et pauvre et indépendant, et veut parler et se faire entendre — ou, tout simplement, à qui veut vivre — il n’est pas si facile de s’abstraire d’un état social et politique, qui vous dispense (ou vous refuse) les moyens d’exister, qui vous octroie, donnant-donnant, contre l’indépendance la misère, et, quand il plaît à ses marchands de canons, qui vous impose la guerre, « la dernière des guerres », contre ceux-là mêmes que votre cœur a choisis comme amis ! Il a bien fallu que Jean-Christophe et Olivier se frayent passage au travers de la foire politique et sociale ; et c’est en lui rendant coups pour coups. Mais ils n’avaient qu’un désir — comme leur auteur en ces temps-là — c’était d’en sortir et de se retrouver dans leur empire : — Mein Reich ist in der Luft… — l’empire de l’air, le rêve de l’art.

Ils croyaient bien, à la fin du voyage, avoir gagné le droit de s’y reposer. Et quand la guerre de 1914 vint en déloger l’auteur, déjà au seuil de la cinquantaine, veuf de Christophe et d’Olivier, son premier élan de résistance fut pour défendre leur royaume, la cité de l’esprit, menacée, et pour la rebâtir au-dessus de la mêlée. Cette seule revendication le fit entrer, sans qu’il s’en doutât, dans la mêlée. Il apprenait, à ses dépens, que la liberté de l’esprit, dont se targuaient les écrivains de sa démocratie, n’existait pas plus en fait que les autres libertés abstraites, dont lui avait fait don (« ah ! le bon billet !… ») la Déclaration des Droits de l’Homme abstrait, patenté par la Révolution bourgeoise. Il ne fut pas long à dénoncer la duplicité de cette idéologie, dont la pire tyrannie se masquait. Mais il le fut à se dégager lui-même des abstractions, à l’ombre desquelles ces abus s’exerçaient. Il s’obstina, pendant des années, à défendre cette liberté abstraite de l’esprit, sans prendre garde que, pour que ce fantôme prît substance, il fallait d’abord lui conquérir, lui labourer le terrain où l’idée-plante s’enracinât. Il n’était pourtant pas sans le pressentir : car, dans le même temps, il avait pris parti pour la Révolution qui prenait d’assaut et retournait rudement la vaste terre. Mais il persistait à revendiquer, pour l’arbre-liberté, le droit de ne pas dépendre de ce champ de labour — autant dire : de demeurer, les racines en l’air ! Il est terriblement difficile à un intellectuel de renoncer à ses trésors imaginaires : il lui serait bien plus aisé de sacrifier les réels, le tout (le peu) qu’il possède, et sa vie même. Mais ses idées ? Il lui semblerait qu’en les perdant, il perdrait toutes ses raisons d’exister. Dans son entêtement à les garder, il ne s’aperçoit pas que ce qu’il serre contre sa poitrine, ce sont beaucoup moins des idées que des mots : la noix est vide, il ne tient plus que la coque. Où donc l’amande a-t-elle passé ?

C’est toute l’histoire de cette illusion obstinée, puis des premiers doutes qui y font fissure, et de la découverte que le panier de noix n’a plus gardé que les coquilles, des mots sans substance… Et on les rejette, irrité, pour se mettre à la recherche des idées vivantes. Et on les retrouve sous l’écorce de ce monde nouveau, dont la rugosité nous écartait : cette dureté même était nécessaire pour les protéger… C’est cette histoire que je raconte, au cours de ce livre d’articles écrits depuis quinze ans, et dont je veux résumer ici les grandes lignes[2]. Afin de leur garder leur entière sincérité, j’épouserai, dans le résumé même, au fur et à mesure, leurs convictions, leurs illusions, leur obstination, depuis vaincues et surmontées, en sorte qu’on suive le cours de l’esprit, ses méandres, ses coudes brusques, jusqu’aux écluses, à partir desquelles sa voie est droite.

L’évolution n’est pas encore terminée, à l’heure actuelle ; mais elle se poursuit avec courage. Il en faut beaucoup, pour reviser toute l’idéologie dont on a vécu, quand on a fait sa vie de la religion des idées, et qu’on a passé les soixante ans. Ce n’est pas le moment, pour se dépouiller de son manteau de préjugés, qui vous fait chaud !… C’est toujours le moment, quand on est fier et que le cœur est chaud. Il faut, d’abord, la vérité. Il faut être loyal avec soi-même. Un inflexible examen de notre pensée nous oblige, d’honneur, à arracher par lambeaux les préjugés les plus tenaces, les plus chers, qui nous collaient à la peau : ces superstructures idéologiques, comme dit Marx, qui font une caste de l’esprit et de ses servants — qui les scindent du milieu vivant… La Pensée, l’idée, le Concept…, toute cette Théodicée à la Hegel, dont est nourrie l’intelligence de l’ère bourgeoise. Il faut que l’Esprit rentre dans le rang. C’est une condition même, pour qu’il reprenne vie dans l’homme vivant… L’homme intégral, non plus abstrait, mais retrempé dans la fontaine de la vie réelle, de la vie complète, consciente, de l’espèce, l’homme social, l’homme humain


Et qu’on me pardonne l’abus du moi, dans ce Journal d’un homme de soixante ans ! J’en suis moi-même rassasié. Mais, comme l’a rappelé mon ami Jean Guéhenno, en épinglant, à la première page de sa poignante Confession[3], la pensée du sage Hugo, vilipendé par les pense-petit de notre temps : Nul de nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui. Le « moi », dont je conte l’évolution n’est pas à moi ; il est celui de notre temps. Une génération y pourra, j’espère, reconnaître une partie de sa propre route, de ses élans, de ses tourments, de ses erreurs, de ses ténèbres — et sa lumière retrouvée.

R. R.


  1. Les notes de l’Introduction, formant un commentaire historique assez long, ont été reportées à la fin.
  2. J’ai dû, pour des raisons matérielles, écarter de ce livre d’articles toute une suite de discussions sur le Pacifisme, sur le Désarmement, sur l’alliance nécessaire, dans le combat contre la guerre et contre le fascisme, des Non-violents, des Non-acceptants Gandhistes, des Objecteurs de conscience, avec les partis de la Révolution. Comme j’attribue à ces questions une grande importance, à l’heure actuelle, et qu’une de mes tâches propres a été de travailler au rapprochement entre ces deux formes de l’action Révolutionnaire, je publierai, en brochure séparée, aux Éditions sociales internationales, ce groupe d’articles. On trouvera leur liste, à la fin de ce volume, à la suite de la Table des Matières.
    R. R.
  3. Journal d’un homme de quarante ans.