Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/Le Te Deum

Napoléon/Le Te Deum
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 223-226).



XX

LE TE DEUM

 
Ainsi tout se taisait. Mais de la vieille église
La porte pour un jour se rouvrit sous la brise ;
Et la cloche des morts appela les vivants.
Sous le porche oublié les peuples s’entassèrent ;
En chantant au tombeau les morts se réveillèrent,
Le sanglant Te Deum s’éleva sur les vents.

" Grand Dieu ! Nous te louons dans notre cendre obscure,
Dans la main qui nous fit l’éternelle blessure,
         Dans notre tombe et notre nuit.
Grand Dieu ! Nous t’adorons quand les vivants t’oublient ;
Leurs yeux dans la mêlée, où leurs cœurs te renient,
         Ne voient plus ton glaive qui luit.

Les vivants ont quitté tes fêtes éternelles ;
Mais les morts, ô grand Dieu ! Te sont restés fidèles.
         Pour eux sont les siéges d’airain,
Pour eux les pavillons, les tentes embaumées
Que parmi les combats le seigneur des armées
         A toujours dressés de sa main.

C’est toi sous ton courroux qui brisais les cuirasses ;
C’est toi, vaillant Jacob, qui guidais sur tes traces

Le glaive en son chemin de sang.
C’est toi, toi, Sébaoth, archange des archanges,
Qui, le soir des combats, dans leurs livides langes
         Couchais les peuples sur le flanc.

C’est toi qui pour voler avais donné des ailes
Aux chevaux effarés. Comme des sauterelles
         Ton pied foulait les nations.
C’est toi, roi de la gloire, en sa gloire usurpée,
Qui du vainqueur à Tyr réjouissais l’épée,
         Et brisais la dent des lions.

Les séraphins poussaient le char de ta colère ;
Les chérubins de l’aile abritaient sur ton aire
         Les nouveaux-nés de tes combats.
De ton urne d’airain tu versais l’épouvante.
Comme après le chasseur vient la meute hurlante,
         Les ténèbres suivaient tes pas.

Tu partageais d’abord, comme une toile neuve,
La bataille en deux parts ; et comme pour un fleuve
         Tu creusais son lit à l’effroi.
Des peuples le matin la joie était comblée ;
Puis tu disais un mot, le soir, dans la mêlée ;
         Et tout avait fui devant toi.

Aujourd’hui notre œil voit, aux clartés de la tombe,
Ta colère assouvie, et ton bras qui retombe,
         Sanglant, sur ton glaive lassé.
Celui-là s’est assis, tranquille en sa victoire,
Que, dans sa nudité, tu vêtis de ta gloire.
         Grand Dieu ! Ton courroux est passé.


Et désormais les morts, en leur tombe muette,
Ne s’éveilleront plus au cri de la trompette.
         Chacun jusqu’à son lendemain
Dormira son sommeil. Dépouillant son armure,
Le siècle, à pas légers, foulera sans murmure
         Nos os qui marquent son chemin.

La paix au front de vierge a clos les funérailles.
Les mères, en berçant l’enfant de leurs entrailles,
         Ne pleureront plus leur aîné.
La famille au foyer, comme un nid d’hirondelle,
Ne sera plus ravie à l’aile paternelle,
         Ni le printemps trop tôt fané.

Seigneur, fais que ton nom jusqu’à nous retentisse !
Sous les pas des chevaux que l’herbe reverdisse !
         Relève les épis foulés.
Donne, donne aux vivants ce que les morts possèdent !
De frères nouveau-nés qui l’un l’autre s’entr’aident
         Remplis les états dépeuplés.

Fais, désormais, grand Dieu, les nations jumelles.
Que leur joug soit léger à leurs têtes rebelles
         Comme nos couronnes de fleurs !
Et nous, dans notre nuit, grand Dieu, Dieu des armées,
Nous bénirons ton sceau sur nos lèvres fermées,
         Et ta blessure dans nos cœurs. "

Ainsi les morts chantaient. Les vivants, sur leurs dalles,
Se taisaient, et raillaient les vieilles cathédrales ;
Car ils avaient alors oublié de prier.
Ils pensaient : qui croira, sans nous injurier,

Qu’un homme vive encor sous ses cendres semées,
Et qu’il soit dans les cieux un dieu, dieu des armées ?