Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/Fontainebleau

Napoléon/Fontainebleau
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 287-290).

XL

FONTAINEBLEAU


 
Le serpent a sifflé sous l’épaisse broussaille ;
Et de Fontainebleau le feuillage tressaille ;
Oui, la forêt frissonne ; une meute aux abois
De peuples haletants retentit dans le bois ;
Et par monts et par vaux, ardents à la curée,
Un chasseur les conduit par sa chaîne dorée.
Celui dont rien jamais n’a retardé les pas,
Celui qui de sa flèche a blessé mille états,
Palmyre en son désert, et Tyr sous sa couronne,
Athène après Memphis, Rome après Babylone ;
Celui qui comme l’aigle étreint le passereau,
Et comme l’océan prise la goutte d’eau ;
Le même qui naguère, en sa chasse royale,
Démusela le goth, le franc et le vandale ;

Celui qui dans son gîte a de cent nations,
Pour vêtir sa vieillesse, emporté les toisons ;
Oui, le chasseur divin, qui pend par leur grande aile
Les siècles mutilés à sa porte éternelle.
Ah ! De Fontainebleau, quand la forêt frémit,
Est-ce un cerf aux abois, est-ce un daim qui gémit ?

Non, ce n’est pas un cerf, un daim aux pieds d’ivoire ;
C’est un puissant empire, en son gîte de gloire,
Un empire au front d’or que l’épieu du chasseur
Avec sa meute ardente a blessé jusqu’au cœur.
Écoutez ! La forêt tremble sous son feuillage ;
Le chêne des combats a perdu son ombrage.
De tant d’états brisés sous la main du seigneur,
Rien ne reste qu’un homme (où donc est l’empereur ?),
Un homme pâle, chauve, au jour de la tempête
N’ayant rien que son nom pour abriter sa tête.
Où donc est l’empereur ? Le maître des humains,
Le plus grand roi des rois, et sacré par nos mains ?
Quand son palais est vide et sa porte fermée,
Il ne reste qu’un homme avec sa renommée ;
Vieux laboureur sans soc, moissonneur sans fléau,
Napoléon de Corse ! Un mortel ! Un roseau !
Ouvrier sans salaire, au bout de sa journée,
Qui, sous un triple gond a clos sa destinée,
Il a dit sur son seuil : adieu tous mes combats !
Adieu ! Bruyants clairons ! Drapeaux ! Aigles ! Soldats !
Adieu ! Tout est fini. Je n’ai plus de royaume.
Demain, vous parlerez de mon nom sous le chaume

Votre royaume, sire, est grand comme les cieux.
Où voulez-vous aller ? Commandez-nous des yeux.
—Je vais dans un endroit où la nuit est profonde,
Où finit toute joie, où commence le deuil,
D’où l’on ne revient plus quand on quitte son seuil.

Soldats, le pas de course a fatigué le monde.
Je descends les degrés de mon adversité ;
Je vais parmi les morts dans la postérité ;
Où toute passion se dépouille et s’oublie,
Où le flot sur sa rive abandonne sa lie,
Où le temps immobile éternise un moment ;
Car le malheur manquait à mon couronnement.
Non, non ! Ne pleurez pas ! Je vais dans un abîme
Où le sceptre brisé refleurit à sa cime,
Où le mensonge perd sa flèche et son venin,
Où les cœurs sont de bronze, où les yeux sont d’airain,
Où la haine s’efface aussitôt qu’on la nomme,
Où rien ne peut mourir, et pas même un nom d’homme.

—Ah ! Sire ! Dès ce soir, irons-nous avec vous
Dans ce nouvel empire ? -oui, vous y serez tous,
Autour de moi rangés, sous des tentes de gloire
Aux piliers de granit. Voyez ! Dans ma nuit noire,
Un soleil plus brûlant s’allume dans mon ciel.
Mon aigle prend déjà son essor éternel.
Comme elle, il faut partir. Adieu, chevaux rapides,
Qui si vite traîniez, du pied des pyramides
À la tour du kremlin, mes destins accomplis.
Adieu, sabres luisants d’Arcole et d’Austerlitz,

Dont la pointe d’argile est si vite émoussée
Sitôt qu’on se cuirasse avec une pensée !

Adieu, casques de bronze, aux cimiers chevelus
Que le glaive d’en haut a si vite rompus,
Dès qu’il les a touchés ! Pour une autre blessure,
Mes soldats, revêtez une meilleure armure.
Adieu, mur qui s’écroule autour de ma cité
Sitôt qu’il faut lutter avec l’éternité !
Adieu, fleur des combats sur ta tige flétrie,
Beau pays du clairon ! Adieu, France ! Patrie !
Adieu, peuple-empereur ! Abdique tes destins.
Quitte avec moi l’empire et les vastes desseins.
Montre ce que tu peux, sans guide, en ton ornière ;
Et creuse un peu plus loin ton sillon de misère.
Avec moi, peuple-roi, déchire ton manteau.
Dépouille la couronne et choisis un tombeau.
Efface au bas du mien ton nom sur cette page !
Majesté de néant, reprends ton héritage !
Le voici tout entier ; et sans moi, dès demain,
Va ramper dans la foule avec le genre humain.
Et toi, vieil univers, contente ton envie ;
Dors en paix, désormais, le reste de ta vie.
Repose-toi mille ans, sans t’éveiller la nuit
Pour voir à mon côté si mon glaive reluit.
Ne tremble plus si fort dès que la nue est sombre ;
Le grand Napoléon n’a plus rien que son ombre.