Qui perd gagne (Capus)/Texte entier

Librairie Paul Ollendorff (p. 1-310).

I

En 1887, Farjolle se décida à épouser sa blanchisseuse. À l’âge de trente ans, c’est une des plus graves, résolutions que puisse prendre un homme. Mais, vraiment, cette existence d’hôtels meublés, de garnis vagues d’où on l’expulsait sans pitié dès qu’il n’avait plus d’argent devenait intolérable. Ainsi, depuis des années, il traînait du quartier Latin à Montmartre, et parfois jusque dans les ruelles des extrêmes faubourgs, une vieille malle, seul objet au monde dont il fût propriétaire. Cette malle eût contenu, à la rigueur, douze chemises, un habit noir et deux vêtements complets, en forçant un peu. Des circonstances indépendantes de sa volonté avaient toujours empêché Farjolle de faire cette expérience.

Lorsqu’il abandonna ses études de médecine, après un examen malheureux, il vécut d’abord dans les tripots qui, à ce moment-là, pullulaient. Le long des boulevards, leurs larges fenêtres aux rideaux rouges raccrochaient les passants, et de la Madeleine à la Bastille, un pstt ! continuel vous attirait autour des cagnottes profondes. Il suffisait, pour entrer, de présenter poliment sa carte au valet de pied.

Farjolle se nourrit quelques mois des miettes qui tombaient de la table de baccarat, empruntant, jouant, truquant. Puis il se lia avec des agents de publicité et esquissa ce métier de la réclame fantastique et indéfinissable. Cela lui procurait, de temps en temps, un billet de banque qu’il risquait aussitôt.

À vingt-cinq ans, il retourna chez lui, à Rouen, où sa mère venait de mourir ; il y resta trois mois pour liquider la situation et rentra à Paris avec quinze cents francs environ. Pendant le trajet en chemin de fer, l’idée lui surgit d’employer cette somme à une œuvre pratique, comme l’achat d’un mobilier et le payement des dettes pressantes. À la deuxième station, il se voyait installé dans un petit entresol de la rue de Douai qu’il avait visité jadis par curiosité ; à Mantes, son projet lui parut irréalisable, et, lorsqu’il franchit les fortifications, il ne se faisait plus aucune illusion sur le sort de son héritage. En effet, le même fiacre qui porta ses bagages dans un hôtel le conduisit à son tripot familier où il perdit, à quelques sous près, les quinze cents francs, dans la nuit.

Le lendemain, il se réveilla à cinq heures de l’après-midi et sourit sans amertume en pensant à l’entresol de la rue de Douai. Il se rappela qu’il avait rendu la veille un louis à un garçon de jeu et il se hâta d’aller le lui réemprunter. Son existence ordinaire recommença.

Ses histoires de femmes étaient fort simples, ses intrigues ne variant que suivant le prix qu’il y mettait et la rue qu’il choisissait. Une fois, pourtant, il se crut amoureux d’une modiste, lui fit la cour et le soir du rendez-vous définitif n’eut pas d’argent pour lui payer à dîner. Il ne sut jamais où avait dîné la modiste ce soir-là. Le souvenir de cette aventure s’effaça bientôt.

La trentième année le surprit sans qu’il lui fût arrivé quelque chose de saillant ou d’imprévu, un grand chagrin, une joie, une émotion.

Il avait essayé de plusieurs professions sans s’y appliquer et sans réussir. Trois ou quatre mois reporter au journal l’Informé où il gagnait par-ci par-là vingt-cinq francs les jours d’incendie ou de catastrophe ; quelques mois aussi employé chez Letourneur, le grand banquier.

L’habitude de passer la nuit au cercle et de se lever à l’heure du dîner étant incompatible avec un travail assidu, il renonça bientôt à toute occupation régulière et se borna à traiter de menues affaires de publicité, suivant l’occasion. Il ne montrait une apparence de volonté et d’audace que dans cette lutte avec le client, et les rares fois qu’il se leva avant midi, ce fut pour forcer des industriels à « faire de la réclame » dans l’Informé.

Un hasard heureux — la publicité de Bretelles écossaises, conquise par un vigoureux boniment — lui permit de payer quatre-vingts francs par mois deux pièces meublées dans la rue des Martyrs. Une suite de coïncidences fortuites lui fit solder son loyer exactement et il eut, pour la première fois de sa vie, la sensation d’un crédit quelconque dans un quartier.

La conquête de la patronne de la Blanchisserie des Martyrs le récompensa de sa sage conduite et de sa bonne tenue. Certes, elle était désirable, Mme Emma Favard, vue surtout au milieu des cinq chétives et maigrelettes ouvrières qui, toute la journée, dans la boutique, s’éreintaient le fer à la main. Celles-ci ne parlaient de la patronne qu’avec respect et aucune n’eût osé risquer la moindre gouaillerie à son sujet, car elle imposait par son allure résolue et la hardiesse de ses yeux noirs.

Non pas qu’Emma Favard étalât avec une ostentation de mauvais goût une vertu d’ailleurs inusitée sur la butte Montmartre.

— Tiens ! mes petites, leur disait-elle en leur offrant, après le travail, du vin blanc et des marrons, vous pensez bien qu’à vingt-neuf ans, je n’en suis pas à ma première bêtise. Mais je n’ai jamais pris le premier venu et je ne me suis pas donnée à tort et à travers, comme Joséphine que voici.

— Oh ! Madame, hasarda Joséphine, une grande de vingt-deux ans, très paresseuse.

— Vous êtes idiote, ma chère, à votre âge et avec une figure pareille… mais oui, un brin de toilette, vous seriez gentille.. Vous êtes idiote de traîner dans les bals avec des pas grand’chose. Je ne vous conseille pas la vertu, ça ne me regarde pas, et d’ailleurs il est trop tard. Seulement soyez raisonnable et ménagez-vous. Un jour, vous aurez peut-être besoin de votre frimousse, et vous l’aurez usée dans les bastringues. Vous ne supposez pas que vous vous tirerez d’affaire en repassant des chemises, n’est-ce pas ?

Les ouvrières, attentives et intéressées, souriaient :

— Voulez-vous que je vous avoue tout, continua la patronne. Eh bien ! j’ai vingt-neuf ans, je suis plutôt bien, hein ?…

— Rudement bien ! murmura Joséphine.

— Et vous me croirez si vous voulez, j’ai eu quatre hommes, pas un de plus, pas un de moins. Le premier, à dix-huit ans, pour commencer, quand je travaillais chez une modiste, rue Nollet, aux Batignolles. Il m’a duré trois ans ; il était très gentil : je ne sais pas ce qu’il est devenu. De vingt et un à vingt-cinq ans, deux autres. Je ne vous donne pas de détails, c’est toujours la même chose. À vingt-cinq ans, un chef de bureau du ministère est devenu amoureux de moi ; j’ai demeuré avec lui jusqu’à l’année dernière. Il n’avait pas beaucoup d’argent, mais j’ai tout de même trouvé le moyen de faire des économies, quatre mille francs. Et quatre mille francs qu’il m’a donnés quand il s’est marié, ça fait huit mille. Je ne l’ai pas trompé, parce que les difficultés dans l’existence, ça m’ennuie. Alors, j’ai pris cette boutique pour m’occuper, et voilà un an que ça marche.

— Et depuis le chef de bureau, Madame ? Rien ?… demanda une des ouvrières.

La patronne réfléchit un instant.

— Rien, jusqu’à il y a huit jours.

— Le monsieur du quinze, un brun ! s’écria Joséphine.

— Monsieur Farjolle ! Je l’avais deviné, dit une autre.

Elle avoua sans réticences.

— Oui, M. Farjolle, M. René Farjolle… Je me suis laissée aller.

— Il est très gai, fit remarquer Joséphine, et il a l’air d’un bon garçon.

— Maintenant, bonsoir, mes enfants. Mon amoureux va venir : c’est son heure. Il faut fermer la boutique.

Au début de leur liaison, Farjolle arrivait vers dix heures du soir et il couchait dans la chambre de la patronne, située à l’entresol au fond de la cour. Il s’en allait le matin avant déjeuner pour surveiller quelques clients, mettre en train des affaires, voir des camarades dans un café de la rue Montmartre. Ils couchaient parfois chez lui à l’hôtel et, alors, Emma réparait un peu le désordre de son installation sommaire de garni, cousait des boutons à ses vêtements, enlevait des taches.

Ils se plaisaient l’un à l’autre beaucoup et n’avaient pas, au courant de leurs nuits communes, une minute de regret ni d’amertume : lui, délivré enfin de l’écœurement de ses amours ordinaires ; elle, désennuyée par la bonne humeur de Farjolle et le sans-gêne de ses façons.

Il lui raconta sa misère, sa décave, comme il disait d’un mot plus élégant, qu’il s’était souvent passé de dîner et qu’il avait couché sur les canapés des tripots. Ces histoires l’amusaient.

— Oh ! moi, s’il me fallait être inquiète du lendemain, je crois que j’en finirais avec l’existence… Je n’ai jamais souhaité de faire la fête et j’aurais pu, cependant… Être tranquille et m’amuser gentiment quand l’envie m’en prendra, je ne désire rien de plus.

Leur liaison durait depuis trois mois. Ils dînaient maintenant tous les soirs ensemble, tantôt au restaurant, tantôt chez Emma par économie. Car la patronne connaissait la cuisine, le ménage et tout ce que comporte l’éducation des femmes à Montmartre.

Un matin, de bonne heure, ils furent réveillés par des coups très violents frappés contre la porte de la chambre. Farjolle sauta à bas du lit, pris de la vague inquiétude de quelque chose de désagréable.

— Qui est là ?

— Ah ! c’est vous, monsieur Farjolle ! cria une voix bourrue. Je vous trouve enfin, ouvrez donc.

— Je ne peux pas, je ne suis pas seul ; mais je passerai chez vous cette après-midi… à trois heures juste, répondit Farjolle, croyant se débarrasser de son créancier par la précision de sa promesse.

Le visiteur tourna le bouton de la porte et appuya. En même temps, il chassait du pied les deux bottines disposées le long du mur, et ce geste brutal signifiait évidemment : « Quand on a des bottines comme ça, on paye ses dettes, »

— Je resterai ici tant que vous n’ouvrirez pas. J’en ai assez, à la fin, eh ! Monsieur !… Si ça n’est pas honteux de ne pas payer sa nourriture… Voulez-vous ouvrir, oui ou non ?

Emma se leva brusquement, en colère :

— Qu’est-ce que c’est que ce monsieur-là ?

— C’est le patron d’une table d’hôte où j’ai mangé l’année dernière… Je lui dois une note.

— Beaucoup ?

— Deux cents francs, je crois, à peu près.

— Il faut le payer, c’est assommant, ce potin !

Elle ouvrit la porte. Le créancier se précipita dans la chambre et s’arrêta court en voyant Emma, en camisole, qui le regardait courageusement. Il tendit un papier qu’elle lui arracha des mains.

— Asseyez-vous là, et tâchez de vous tenir tranquille. Je vais chercher de la monnaie… Vous n’aurez pas beaucoup de clients, vous, avec ces manières-là…

Elle traversa la rue, rentra chez elle et revint bientôt.

— Acquittez votre note, on va vous payer, dit-elle au créancier qui s’empressa de remplir cette formalité. Et il disparut, avec le remords de n’avoir pas fait à Farjolle un crédit plus important… Alors, Emma s’approcha de son amant, qui, assis sur le bord du lit, semblait tout penaud, et l’embrassa.

— Es-tu bête de te faire de la bile pour cette misère ! murmura-t-elle doucement. Tu me dois deux cents francs : voilà un malheur !

— Je les trouverai cette après-midi, je m’arrangerai, répliqua Farjolle, je ne veux pas de ça…

— Tais-toi donc, ce n’est rien. Tiens ! tu ne sais pas, si j’étais riche ? Je payerais tes petites dettes, les plus ennuyeuses, celles qui gênent dans la rue. Je suis sûre que c’est ça qui t’empêche de gagner de l’argent et de te créer une position…

— Peut-être.

— Tu es gentil, au fond, et je t’aime bien. Quand tu serais riche, ce serait ton tour, n’est-ce pas ?

Elle répéta à plusieurs reprises :

— Je t’aime bien, va, je t’aime bien. Nous sommes très amis, nous deux, mon chéri.

Cette circonstance rendit leur union plus intime. Le soir, Farjolle lui tendit cinquante francs, empruntés au cercle, en lui disant :

— C’est tout ce que j’ai pu trouver. J’aurai le reste demain.

Elle refusa de les prendre et il consentit à les garder. Les jours suivants, ils eurent des conversations sérieuses. Elle l’interrogea sur son métier et lui demanda en quoi il consistait.

— La publicité, en quoi ça consiste ? Hum ! ce n’est pas commode à t’expliquer. On fait un peu de tout… Il lui montra la quatrième page d’un journal qu’il avait dans sa poche.

— Regarde là : Bretelles écossaises, les seules qui ne rétrécissent pas. C’est moi qui ai levé cette affaire-là, ça me rapporte cent cinquante francs par mois. Mais c’est une bagatelle : on peut gagner énormément d’argent.

— Il y a de l’avenir alors ? fit-elle.

— Je connais des gens qui gagnent deux cent mille francs par an les bonnes années… Un tas d’affaires autour… C’est le meilleur métier aujourd’hui… Fichus, les autres ! Seulement il faut de la chance, des relations. Ça viendra…

— Deux cent mille francs par an ! C’est trop, mon chéri. On serait si heureux avec dix ou douze mille, vingt mille au plus.

— Vingt mille ! le petit Velard, que je vois au cercle et qui a vingt-cinq ans, les gagne les vingt mille, et il commence à peine… Ah ! on va vite, mais les débuts sont joliment durs quand on n’a pas de relations.

Emma voulait des détails. Comment des négociants, des industriels, dépensaient-ils tant d’argent pour que leurs noms soient dans les journaux ou sur les murs ? quel intérêt ?…

— Quel intérêt ? ma pauvre enfant, tu n’es pas assez au courant pour te rendre compte de ces choses-là… Sans la réclame, la publicité, personne ne vivrait plus maintenant. Il n’y a qu’à en profiter.

Elle restait interdite sous le mystère de ce métier bizarre et sentait confusément que Farjolle avait raison.

Ils ne se quittèrent presque plus et combinèrent des projets pour l’avenir. Emma négligeait la blanchisserie, ce qui inspira à Joséphine cette réflexion : « La patronne se dérange. » Ses soupçons s’aggravèrent lorsque la patronne l’envoya en tournée chez les clients, réclamer les notes et réaliser. Enfin, Emma avoua ses nouvelles dispositions. Décidément elle lâchait la blanchisserie et le commerce ; elle avait trouvé un acquéreur.

— Oui, ma petite Joséphine, je me marie…

Joséphine et les autres ouvrières furent subitement émues par la gravité de ce mot.

— Vous vous mariez sérieusement ?

— À la mairie et à l’église ; je deviens Mme  Farjolle. Le mariage avait été décidé entre eux, très rapidement. Au fait, pourquoi se « coller » et se priver des avantages d’une situation régulière ? Ça résolvait aussi la question d’argent qui aurai fini par se compliquer. Le passé d’Emma et le passé de Farjolle se valaient et l’indulgence réciproque pour les petits accidents de l’existence n’est-ce pas ce qu’il y a de plus commode en ménage ? Et puis, qui le saurait ? Farjolle n’était rien, et personne n’avait intérêt à connaître sa vie. D’ailleurs ils allaient s’installer dans un autre quartier.

Le mariage eut lieu dans le plus bref délai. Emma prit comme témoins deux clients, et lui, deux anciens camarades de la rive gauche qu’il rencontrait de temps en temps au café. À cette occasion, la patronne offrit à dîner à ses anciennes ouvrières et les quitta en leur recommandant de ne pas trop se galvauder. La nuit de leurs noces, ils ne se crurent pas obligés de faire des excentricités.


II

Ils louèrent, avenue de Clichy, un appartement sur la cour, au quatrième, composé de trois pièces exiguës et mal éclairées. Emma préleva deux mille francs sur ses économies pour acheter des meubles et subvenir aux premiers frais. Ils s’offrirent même une bonne. Farjolle, moyennant un acompte, se réconcilia avec un tailleur de sa jeunesse, qui le voyant revenir solvable après tant d’années, se sentit saisi d’une immense considération et lui prédit un grand avenir. Il lui confectionna une redingote, sous laquelle Farjolle prit tout de suite un air cossu et sérieux. Il avait un peu de ventre, malgré ses privations antérieures, phénomène qu’il expliquait par sa vie paresseuse et certaines habitudes d’alcoolisme. Un commencement de calvitie, qui accentuait jadis son aspect misérable, lui alla bien dès qu’il eut des vêtements neufs. Il fut désormais rasé avec soin, sauf la moustache. Quoique de taille médiocre, court de jambes et carré d’épaules, il ne manquait pas d’une distinction facile et extérieure.

Les deux mille francs ne durèrent pas longtemps, mais Emma l’avait prévu, et, pleine de confiance, versa résolument dans le ménage un supplément de fonds.

Farjolle montrait d’ailleurs une activité extraordinaire. Il sortait tous les matins, courant de client en client. À l’époque où, continuellement décavé, il s’agitait des heures pour trouver cent sous, il admirait ceux qui ont toujours quelques louis en poche et savent où dîner chaque soir. Il en était là, par un brusque changement du sort. Il ne tenait plus qu’à lui de monter et de grandir.

Il restait encore à Emma trois ou quatre mille francs, six mois d’assurés. La chance se prononcerait d’ici là, et, certainement, il gagnerait leur vie à tous deux avant que les provisions soient épuisées. Emma non plus n’en doutait pas. Les nouvelles conditions de son existence ne la trouvèrent ni inquiète ni effarée : elle apportait, à la conduite de leur intérieur, cet ordre précis, cette implacable patience des femmes résolues à se défendre contre le hasard. Sentant qu’elle venait de risquer sa vie dans cette aventure, elle voulut, au moins, n’avoir aucune maladresse à se reprocher.

Avec une subtile intelligence, elle comprit que Farjolle ne changerait pas de mœurs du jour au lendemain, par le seul fait de la cérémonie matrimoniale, et ne passerait pas de l’extrême vagabondage à l’extrême régularité sans quelques oscillations.

— Tâche de jouer le moins possible, lui dit-elle. Tu sais que tu n’as guère de chance. Un louis par-ci, par-là, c’est bien assez…

Mais Farjolle n’était pas vraiment joueur. Il avait vu de trop près la duperie du jeu, tel qu’il est organisé à Paris dans les tripots, pour y engager de l’argent, « solide et honnêtement acquis », comme il se disait à lui-même, non sans fierté. « Jouer, pensait-il, c’est bon quand on n’a pas le sou. » Et peu à peu, il n’alla plus au cercle que pour voir des camarades utiles, donner des rendez-vous, écrire une lettre ; il traversait dédaigneusement les salles de baccarat, visant plus haut que les vulgaires combinaisons des cartes.

S’aimaient-ils, les deux époux de ce ménage hasardeux ? Ils n’étaient ni l’un ni l’autre de nature à se poser cette question. Emma était trop rangée et trop pratique pour tenir compte d’une chose qui ne se prêtait pas à des calculs faciles, et lui avait cessé d’être sentimental depuis sa première communion. Ils ne s’ennuyaient pas ensemble et s’embrassaient parfois violemment. Mais les étreintes ne leur laissaient pas cette reconnaissance attendrie qui semble le sillage de l’amour. Ils n’y prenaient qu’un plaisir instantané, sitôt disparu, délayé dans les préoccupations quotidiennes.

Cependant la patronne de la blanchisserie des Martyrs, qui n’était dans sa boutique qu’une forte fille, aimable à voir, devenait délicieuse sous la forme bourgeoise. Sa vigueur s’adoucissait dans des vêtements plus gracieux ; et à la chaleur de l’intimité, sa beauté un peu sombre prit du charme et de la tendresse.

Quant au passé d’Emma, à ces petites aventures ordinairement pénibles pour un mari, Farjolle avait beau s’interroger, songer au chef de bureau à qui il devait son installation : ça lui était égal. C’était une lointaine légende dont le souvenir n’excitait en lui aucun trouble. Ils n’en furent jamais gênés et en parlèrent à diverses reprises sans rancune : « Bah ! pensait Farjolle, ces machines-là n’ont plus d’importance, et qui est-ce qui n’a pas aujourd’hui quelque mauvaise histoire dans sa vie ? On n’y fait plus attention »

Emma, quoique bourgeoise, ne devint ni prude ni maniérée. Son libre langage de Montmartre s’atténua à peine, et juste ce qu’il fallait pour éviter le scandale. Et si, parfois, elle n’hésitait pas à dire devant Farjolle, en parlant d’une de leurs connaissances : « C’est un salaud » ou : « C’est un cochon », elle ménageait ses expressions dès qu’il y avait quelqu’un. Ainsi, elle passa bientôt dans Batignolles pour une femme maligne, élégante et distinguée.

Deux mois après leur emménagement, l’homme des Bretelles écossaises irrétrécissables, Borck, un Hollandais, cessa la publicité de ce produit, qui n’allait plus du tout. On s’était aperçu que les bretelles ne rétrécissaient pas, mais qu’elles cassaient, et cela avait suffi pour éloigner les acheteurs.

— La publicité a été mal faite, c’est sûr, dit Borck à Farjolle.

Celui-ci se rebiffa…

— Allons donc ! c’est de votre faute. Il ne fallait pas lésiner sur la réclame. Et puis elles cassent les bretelles… j’en ai fait l’expérience moi-même, vous ne pouvez pas dire le contraire.

— Possible, mais si la publicité avait été mieux menée, ça n’aurait rien fait, continua Borck, très entêté…

Et il ajouta :

— Je vais essayer une autre affaire.

— Bonne idée, excellente idée, répliqua Farjolle. Oh ! pour celle-là, vous pouvez être tranquille, je vais vous la soigner… J’en réponds de celle-là… Qu’est-ce que c’est ?

Borck parut contrarié :

— Ah ! voilà… C’est que l’idée n’est pas de moi… Il s’agit de lancer un corset… C’est un de vos collègues qui me l’a proposée et j’ai accepté.

— Un collègue ! s’écria Farjolle, navré de voir lui échapper un de ses rares clients. Vous ne me donnez pas votre publicité ?

— Puisque l’idée n’est pas de moi, je ne puis guère…

— Et qui est-ce, ce collègue ?

— Velard, un petit, mince. Il est venu me trouver ce matin… Il a une belle voiture.

— Je le connais, votre Velard, parbleu ! Il se fourre partout…

— Il était ici à huit heures…

— Monsieur Borck, monsieur Borck, je n’ai pas de conseil à vous donner. Mais vous avez eu tort de manquer de confiance en moi. Tant pis pour vous !

Farjolle fit mine de s’en aller, Borck qui craignait de s’être fait un ennemi, le rattrapa.

— Écoutez, mon cher monsieur Farjolle, l’affaire n’est pas encore conclue. Voyez Velard, entendez-vous avec lui… Enfin, arrangez-vous. Si vous pouviez faire l’affaire à vous deux, ça vaudrait mieux. Revenez me trouver demain…

Farjolle sortit du magasin, un peu consolé. Mais ce petit Velard, vingt-cinq ans, imberbe, quel aplomb tout de même ! Il l’admirait malgré sa déception. En dînant, il raconta tout à Emma, qui lui dit :

— Il n’est pas plus fort que toi, ce Velard. Seulement, il a plus l’habitude du métier, il est plus actif. Tâche de te lier avec ce garçon. Voilà de bonnes relations dans ta partie.

— Je le connais un peu, j’ai joué à l’écarté contre lui, au cercle où il déjeune presque tous les matins. J’irai demain, à onze heures…

On déjeunait dans la vaste salle à manger du cercle, par petites tables de deux, de quatre, de huit. Le repas coûtait quatre francs, café compris. On prenait un ticket, en entrant, et on le remettait après les hors-d’œuvre au maître d’hôtel. L’administration avait renoncé au crédit à cause de l’abus. Les membres du cercle sérieux, ceux qui exerçaient une profession, les gens d’affaires, déjeunaient à onze heures ; à midi et demi ou une heure, arrivaient les oisifs, couchés tard, ayant joué au baccarat une partie de la nuit, éreintés. Ordinairement, ils causaient, pendant tout le repas, des coups surprenants qu’ils avaient subis la veille et échangeaient des considérations sur le jeu.

La table la plus bruyante était près de la porte, en entrant. Les habitués, des remisiers, deux rédacteurs d’un journal du soir qui sortaient de l’imprimerie et Brasier, qui avait au cercle une grande réputation d’esprit, se plaignaient à haute voix des imperfections du service et exigeaient des plats supplémentaires. Dès qu’un membre du cercle pénétrait dans la salle à manger, ils racontaient immédiatement sur son compte quelque histoire malpropre qui égayait le repas. Brasier surtout excellait dans ces sortes de récits et il les disait d’une façon froide très comique. Il passait pour un homme roublard parce qu’il possédait des rentes et ne les perdait pas au jeu. Il les augmentait, au contraire, par une conduite habile et prudente au baccarat, et de la veine.

Il était grand, brun, très vigoureux et ne craignait pas les bagarres… Farjolle arriva, donna deux ou trois poignées de main, et demanda à quelqu’un :

— Avez-vous vu Paul Velard, ce matin ? J’ai à lui parler.

Brasier répondit :

— Non, il n’est pas encore venu, mais il ne tardera pas. Déjeunez donc avec nous, en attendant. Comment se fait-il qu’on ne vous rencontre jamais, vous ? Rangé ?

— Marié depuis un mois.

— Compliments : ça ne se voit pas trop.

Brasier entama sa côtelette et déclara avec dégoût qu’elle était immangeable. Puis se tournant vers Farjolle :

— Il est en retard, le petit, aujourd’hui.

Et, suivant le penchant naturel de son esprit, il ajouta :

— Il doit être en train de terminer quelque canaillerie.

— Oh ! fit Farjolle.

Les autres sourirent, prêts à approuver.

— Je ne peux expliquer son retard que comme ça, car il est très régulier, continua-t-il de sa voix brève et méchante. Étonnant, ce gamin ! levé à huit heures du matin ; à l’heure du déjeuner, il a déjà f… dix personnes dedans ! Ça ne traîne pas avec lui. Je l’aime beaucoup, mais quelle fripouille !

C’était le mot favori de Brasier et il l’appliquait à peu près à tout le monde.

— Auriez-vous une affaire avec lui, Farjolle ? Dans ce cas, vous êtes flambé. D’ailleurs vous êtes marié maintenant, vous n’avez plus aucune défense…

Farjolle protesta.

— Allons donc, mon cher. Ça saute aux yeux : vous n’êtes pas de force avec Velard. Il ira loin, ce gosse ! Indélicat, cynique et d’une fripouillerie.

Il y eut, soudain, un silence. Brasier, étonné, leva les yeux, et vit Paul Velard très pâle, à un pas de lui. Il avait certainement entendu la dernière phrase, prononcée à haute voix. Les convives cessèrent de manger : un garçon qui passait un plat s’arrêta, curieux.

Brasier retroussa tranquillement sa moustache et attendit, tandis que Velard, tout décontenancé, songeait : « Il y a vraiment des situations stupides. Qu’est-ce que ça peut me faire qu’on m’appelle canaille ? » Il fut tiré d’embarras par Farjolle qui lui tendit la main.

— Comment allez-vous, mon cher ? Justement, je vous

cherchais.
Ces quelques paroles rompant le silence général

suffirent à lui rendre son habituel aplomb. Il serra la main de Farjolle avec effusion.

— Tiens ! puisque vous êtes là, mon cher ami, vous allez me rendre un service…

Et il le prit ostensiblement par le bras et l’entraîna. Tout le monde en conclut qu’une affaire d’honneur s’engageait. Il ne restait plus qu’à patienter. Farjolle revint au bout de dix minutes et se rassit à côté de Brasier qui buvait lentement son café.

— Nous allons arranger ça, hein ? voulez-vous ?…

— Vous êtes son témoin ? Voici les miens, répondit Brasier.

Et il désigna d’un geste Radowski le remisier et Jean Dartot le journaliste, qui s’inclinèrent.

— Finissons notre café, nous causerons après déjeuner, en fumant un cigare, dit Farjolle.

Il pria le commandant Baret de l’assister. Le commandant, homme d’une cinquantaine d’années, rond et jovial, décoré de la Légion d’honneur, accepta sans même demander de détails. C’était le témoin naturel des membres du cercle : on l’appelait commandant à cause de cela et aussi parce qu’il connaissait à fond l’histoire de la guerre de 1870. Entre autres campagnes, il avait présidé le fameux duel au pistolet de l’an dernier, toujours entre deux membres du cercle, à la suite d’un scandale de jeu. Dans cette rencontre, le baron D. … accusé de tricher, logea une balle sous la sixième côte de son adversaire, laquelle balle fut extraite par le propre médecin du cercle, et la blessure elle-même fut pansée avec de la charpie appartenant à l’administration. Tout se passa donc en famille.

Les quatre témoins réunis, le journaliste parla le premier :

— Messieurs, je suppose que vous êtes résolus à arranger cette affaire, qui ne repose sur rien…

— Le fait est, fit remarquer le commandant, qu’il n’y a pas eu insulte directe, comme l’année dernière, au pistolet… pan ! c’était autre chose.

Farjolle intervint :

— Brasier a traité de fripouille… à haute voix…

— Tout est dans les circonstances, affirma le journaliste… D’abord, lorsqu’on l’a traité de fripouille. Velard n’était pas présent, Il y a là une nuance : quand les gens sont absents, on exagère toujours. Notez que Brasier n’a jamais eu avec lui que d’excellents rapports … Vingt fois je l’ai entendu dire de Velard que c’était une fripouille, mais ils dînent souvent ensemble… Je prétends donc qu’il y a, dans ce cas, débinage, blague, plaisanterie. Insulte, non.

Farjolle fit : « Hum ! »

— Et la preuve, c’est que Brasier a dit, devant nous tous, avant que Velard n’entrât dans la salle à manger… Vous vous le rappelez, n’est-ce pas, Radowski ?… « C’est une fripouille, mais je l’aime beaucoup. » Donc, plaisanterie, tout simplement…

— Je veux bien admettre, déclara Farjolle, que nous sommes en présence d’une simple plaisanterie. Alors, vous ne ferez aucune difficulté de l’inscrire dans un procès-verbal.

Le commandant rédigeait les procès-verbaux comme personne. Il se mit en avant :

— Parfaitement, un petit procès-verbal qui arrangera tout. M. Brasier ne fait pas d’excuses… jamais d’excuses, ça ne se fait plus ; il reconnaît seulement qu’il y a eu malentendu… fausse interprétation… Je vais vous rédiger ça en cinq minutes.

Les quatre témoins signèrent.

— Il n’est pas trop tard, dit Dartot, j’ai le temps de le porter à la feuille. Il paraîtra ce soir.

Farjolle avait rendez-vous dans un café, près de la Bourse, avec Velard qui le remercia chaleureusement.

— Nous dînons ce soir ensemble, je vais envoyer un mot au commandant, au cercle.

— Il faut que je prévienne chez moi, alors ? dit Farjolle. Velard sourit :

— Une femme ? Bon ! mais j’ai une idée… Emmenez-la, j’emmènerai ma bonne amie, Jeanne d’Estrelle… Elle est très chic, vous devez avoir lu son nom dans les journaux…

Farjolle hésita à lui dire qu’il était marié, véritablement marié. D’ailleurs, une occasion superbe de se lier tout à fait avec Velard, si malin ! Et puis, si Emma ne voulait pas, il trouverait un prétexte.

— Entendu ! je monte jusqu’à la maison. Rendez-vous au restaurant…

— Je retiendrai un cabinet.


III

Mise au courant des événements de la journée, Emma approuva la conduite de son mari et augura favorablement de la manière pacifique dont l’affaire s’était terminée. Elle accepta le dîner, et se hâta de revêtir sa toilette la plus convenable, une toilette de bourgeoise modeste mais qui ne se prive de rien. Comment avait-il pu supposer qu’elle serait froissée de dîner avec Jeanne d’Estrelle, une cocotte ? Quelle importance cela a-t-il ? Est-ce que tout le monde n’est pas mêlé maintenant ?

— Nous sommes mariés, parce que ça s’est trouvé « comme ça ». C’est plus commode, je ne dis pas ; avoue cependant qu’il faudrait être bien bête pour s’en vanter et mépriser les autres. Nous avons besoin de gagner de l’argent et de vivre à notre aise… après, nous verrons.

— Oh ! je ne fais pas le difficile et je m’en moque autant que toi. Tu l’as dit : ça n’a pas d’importance.

Il employait souvent cette expression qui lui rendait de grands services dans ses raisonnements. Grâce à elle, il tranchait bien des petites difficultés intimes, par exemple la question des premiers amants d’Emma, du chef de bureau… Pas d’importance le chef de bureau : elle le lui montrerait dans la rue, il ne se détournerait même pas. Velard venait d’être traité de « fripouille », il n’y songeait déjà plus, sûrement. Demain, lui et Brasier se serreraient la main… Pas d’importance.

— Au fait, dit il, en arrivant devant la porte du restaurant, achetons le journal de Dartot. Il vient de paraître, il contient sans doute le procès-verbal.

Au même instant, un coupé s’arrêta. Paul Velard et une dame en descendirent.

Paul tenait le journal à la main et sa figure marquait une grande satisfaction.

— Nous présenterons ces dames là-haut. Le commandant doit y être déjà, il est très exact.

Le commandant, en effet, fumait depuis un quart d’heure des cigarettes sur le sofa de velours rouge du cabinet. Il s’était mis en habit noir. « Toujours en frac, dans les dîners de duel, même s’il n’y avait pas eu rencontre effective. » C’était son principe.

Il fit des compliments aux femmes, avec sa galanterie raffinée de témoin. Paul les présenta.

— Madame Jeanne d’Estrelle… Madame Farjolle… Emma pensa : « Elle a bien l’air d’une cocotte, mais bonne fille. » L’autre ne pensa rien et se mit à bavarder en enlevant son chapeau devant la glace. Les deux jeunes gens étalèrent le journal sur la table et se penchèrent pour lire le procès-verbal imprimé, parmi les échos de Paris.

« On nous communique le procès-verbal suivant… »

— Parfait ! dit Velard, on ne peut mieux rédigé, décidément. Plus je le relis… Le commandant a un chic pour ces choses-là !

Le commandant, par modestie, déclara que c’était très facile, « une tournure de phrase à prendre, seulement ». Puis il ajouta :

— C’est autrement délicat de rédiger un menu. Supérieur, le vôtre, mon cher. J’ai jeté un coup d’œil… Il n’y a à changer que le clos-vougeot en chambertin. Le chambertin, ici, est le meilleur vin de la cave.

Pendant le repas qui dura jusqu’à onze heures du soir, le commandant raconta des histoires de duels où il avait servi de témoin, le fameux de l’an dernier, une balle dans le flanc… pan ! Un de ses favoris, celui-là.

Après le potage, Jeanne d’Estrelle et Emma causaient familièrement. Jeanne, les cheveux blonds ébouriffés, gesticulait et éclatait de rire presque à chaque mot. Elle était célèbre par sa gaieté et son entrain dans le monde de la fête : aussi on l’invitait à toutes les parties de plaisir afin de ne pas s’ennuyer.

— Hier, ma chère, figurez-vous, je me suis couchée à six heures du matin. Paul était éreinté… Oh ! il est solide pourtant… On a joué au poker toute la nuit : cette Léa est si joueuse ! Dès qu’on arrive chez elle, il faut cartonner. Je ne me rappelle plus si j’ai gagné ou perdu…

— Tu as perdu, j’en suis sûr, affirma Paul.

— Tu crois ? Vous connaissez Léa, n’est-ce pas, ma chère ?

Emma répondit, d’un air négligent :

— Non.

— Non ? C’est étonnant. Vous êtes la seule. Il n’y a pas longtemps que vous vous amusez alors ?

— Je ne m’amuse pas beaucoup, dit Emma, et nous ne sortons guère.

— Un vrai collage, quoi ! s’écria Jeanne d’Estrelle, éclatant de rire.

Farjolle fit un geste. Emma sentit qu’il allait se lancer dans des histoires, un tas de détails oiseux ; au milieu d’un dîner, en cabinet particulier, ce n’était guère le moment. Elle l’arrêta d’un regard qui voulait dire : « N’embêtons pas ces gens-là, avec nos affaires de ménage. » Et elle éclata de rire, comme Jeanne.

On déboucha une bouteille de champagne. Jeanne tendit son verre, trempa son nez dans la mousse, et, tout à coup, sans raison, dévisageant Emma :

— Vous ne savez pas ce que vous devriez faire, vous ? Vous devriez vous teindre les cheveux en blond ! Ça vous irait parfaitement bien… Ma parole, avec vos yeux noirs, vous seriez épatante…

— Ça, c’est drôle, dit Farjolle.

Tout le monde se mit à rire, surtout Paul Velard, car il était amoureux de sa maîtresse, à cause de la réputation universelle d’esprit qu’elle avait.

— Bonne idée, Madame, la mode n’est plus aux brunes.

— D’autant plus, ajouta Jeanne, qui se leva de table et passa sa main sur la tête d’Emma, d’autant plus que vous avez des cheveux superbes ma chère… Vous, ne vous imaginez pas ce que ça donnerait, en blond, ces cheveux-là.

Le commandant fut de cet avis et Emma déclara qu’elle réfléchirait.

Ils sortirent du restaurant très gais. À la porte, le commandant quitta la société pour aller au cercle. Velard proposa de marcher jusqu’à la Madeleine et de boire un bock dans une brasserie qui devenait chic à partir de minuit. Des gommeux mettaient même l’habit noir ou le smoking pour y être vus mangeant des sandwiches.

La difficulté survenue entre les deux jeunes gens, à propos des Bretelles écossaises, fut tranchée à l’amiable. Le lancement du nouveau corset échut à Farjolle.

— C’est une machine de rien du tout, d’ailleurs, lui dit son concurrent, et vous aurez de la peine à tirer de l’argent de ce Borck qui est d’une avarice sordide. N’ayez aucun égard pour lui, c’est un conseil que je vous donne.

— Une machine de rien du tout ! Vous en parlez à votre aise. Vous gagnez des sommes énormes, vous, et quelques centaines de francs de plus ou de moins ne vous comptent pas… Mais, moi, je commence…

— Encore un bock, Mesdames ? répondit Velard.

— Je te crois ! fit Jeanne d’Estrelle. Les conversations sérieuses m’altèrent. Vous avez raison, monsieur Farjolle, de vouloir gagner de l’argent. Ce que c’est utile ! Tenez, ce gosse-là, à vingt-cinq ans, il roule sur l’or… Il est vrai que tu es malin, mon chéri. L’autre jour, il m’a donné une broche en diamants qui ne lui coûtait pas un sou… Ce n’est pas un reproche… Une affaire de publicité, comme il dit ! Vlan ! ça y était. Sont-ils bêtes, les bijoutiers !

— Je te prie de ne pas débiner mon état, Jeanne, dit Velard.

— Allez, ma petite Emma, ne vous inquiétez pas. Paul est un bon garçon, quoique roublard : il fera gagner de l’argent à votre homme et vous n’habiterez plus les Batignolles !… Oh ! là là, s’il me fallait habiter les Batignolles !

Paul Velard, fatigué des émotions de la journée, fit observer qu’il était temps de s’aller coucher, et les deux couples se séparèrent après un grand nombre de poignées de main. Emma promit à Jeanne de dîner avec elle « un de ces soirs », et les deux jeunes gens fixèrent un nouveau rendez-vous pour le lendemain.


IV

La réclame de l’Informé était une des plus coûteuses de Paris, car l’Informé passait pour un journal indépendant et bien renseigné, ainsi que son titre l’indiquait explicitement. Les spéculateurs, les boursiers, les « hommes d’affaires » de toute catégorie, gens sérieux et qui n’aiment pas les blagues, composaient sa clientèle assidue et nombreuse. Il affectait de mépriser la politique et de n’avoir pas d’opinion. Cela faisait partie de son programme, de ce fameux programme qui avait presque déterminé une révolution dans le journalisme parisien : « L’Informé n’aura pas d’opinions, il n’aura que des nouvelles. » Et les nouvelles qu’il recevait, il les donnait avec ostentation, en gros caractères. Personne n’en doutait. « L’Informé n’a pas d’opinion politique. Dans quel intérêt lancerait-il de fausses nouvelles ? » Si, par hasard, il en lançait une, il ne la rectifiait jamais et il n’en faut souvent pas davantage pour qu’une fausse nouvelle devienne exacte.

Borck, l’homme aux bretelles, tenait, par-dessus tout, à la publicité de l’Informé. Extrêmement chère, cette publicité ; mais, pour imposer son corset il ne reculait devant aucun sacrifice… N’était-ce pas l’Informé qui avait fait, l’an dernier, la vogue fabuleuse des Pastilles anti-névralgiques, dont la propriété constituait aujourd’hui une fortune ?

— Arrangez-vous d’abord avec lui, avait dit Borck à Farjolle. Nous nous occuperons des autres journaux ensuite. Je veux des articles et de grandes réclames à la quatrième page. Vous connaissez Verugna, le directeur ?

— Certes, répondit Farjolle. Et je le connais encore mieux que Velard, attendu qu’à mes débuts, j’ai été rédacteur à son journal.

Il avait autrefois, en effet, rédigé des accidents de voiture dans l’Informé et collaboré à un incendie important. Néanmoins, il pria Paul Velard de le représenter à Verugna, qui ne se souvenait peut-être plus de lui. Ils se rendirent, à six heures du soir, la seule heure où l’on trouvait le directeur, à l’hôtel de l’Informé. Ils s’assirent dans l’antichambre et Velard tendit sa carte au garçon.

— Monsieur le directeur n’est pas encore arrivé.

À ce moment, le secrétaire de Verugna traversa l’antichambre et aperçut Velard.

— Bonsoir, vous. Vous attendez Verugna ?

Et, à l’oreille, il lui dit :

— Ne restez pas ici au milieu de tous ces gens-là, montez à la rédaction. Le patron est en retard ; il a fait la noce toute la nuit.

— Ah bah !

— Je l’ai vu, à midi, couché. Il avait une sale mine et il m’a dit qu’il dormirait jusqu’au dîner. Il mène depuis quelques jours une existence idiote avec cette femme !

— Une nouvelle ?

— Une espèce de fille, pas mal d’ailleurs, qu’il a ramassée dans un bal de Montmartre. Toujours un peu crapules, ses goûts, vous savez… Il dépense beaucoup d’argent pour elle…

Il n’y avait pas de meilleure expression pour caractériser les goûts de Verugna : ils étaient « crapule ». Il aimait les filles dégingandées, tapageuses et grossières.

Personnellement, il avait l’air très distingué ; petit, brun, l’œil ironique, des dents superbes, élégant de costume. C’était une surprise de l’entendre, dès qu’il ouvrait la bouche, proférer des paroles d’une malpropreté extraordinaire, des jurons et des imprécations de barrière. Il n’allait pas dans la bonne société, à cause de cela.

Il parlait d’une voix douce, d’un timbre agréable, et ses gestes étaient gracieux.

Il ne se contentait pas de dire des saletés, à tout propos, entre deux phrases sérieuses ; il en faisait. On citait de lui des actions dégoûtantes, qui écœuraient tout le monde autour de lui, mais le réjouissaient énormément. Et quand il riait de ces choses, son rire était enfantin et communicatif.

Il changeait souvent de maîtresses et ne s’attachait pas à elles. Cependant il fut amoureux plusieurs fois : l’amour se devinait chez lui à la façon particulièrement ordurière dont il s’exprimait devant sa maîtresse. Il faillit même avoir une passion pour une danseuse d’un établissement public, jolie fille, maigre et pâle, qui se grisait chaque soir. Il la lâcha parce qu’elle devint tellement malade de la poitrine qu’elle ne pouvait plus boire. Mais il se conduisit bien avec elle, lui paya une chambre séparée de la salle commune à l’hôpital et assista à ses obsèques, dont il fit les frais.

Il était très riche. Son père était mort, en France, quand il avait seize ans. Il en profita pour ne pas terminer son éducation et s’amuser uniquement. Sa mère lui donna de l’argent sans récriminer.

À trente ans, il s’ennuyait dans la vie, autant que possible. Tous ses camarades de fête lui avaient emprunté de l’argent, aucun ne le lui avait rendu, et cela lui suffit pour mépriser l’humanité. Il se mit à être impertinent et volontaire ; il ne put plus fréquenter que des êtres inférieurs à lui par la fortune et qui l’approuvaient pour ne pas se fâcher avec un homme si riche.

Il avait une extrême pénétration des gens qui l’entouraient et on ne le « roulait » plus que difficilement. Il s’en vantait volontiers, et s’il secourait un camarade dans la misère, il lui faisait cyniquement comprendre qu’il n’attendait de lui aucune reconnaissance. Il entreprenait des affaires pour s’occuper, pour brutaliser des hommes, manier des intérêts, montrer la force et la grandeur de sa fortune.

Il aimait assez Brasier, dont le cynisme excitait le sien. Ils se tutoyaient et, dans des soupers intimes, faisaient assauts d’injures et de gros mots.

Ce fut Brasier qui lui suggéra l’idée de fonder un journal :

— Voilà l’occupation qu’il te faut, car si tu continues, tu finiras par être complètement abruti et tu me répugneras trop pour que je continue à te fréquenter. Le principal élément du succès, c’est l’argent, et tu en as cent fois plus que ne mériterait un voyou de ton espèce.

Cette idée l’emballa. Oui, fonder un journal, remuer des capitaux, avoir de l’influence, dominer des employés de toute sorte, voilà ce qui lui convenait…

— Tu pourras être grossier et impertinent à ton aise… tu auras un prétexte, au moins, tu seras quelque chose.

Sa première conception fut simplement de créer un journal d’affaires ; peu à peu il l’élargit, voulut un journal complet, plein d’informations, jetées pêle-mêle ; — pas de littérature ; trop difficiles à manier les littérateurs, trop exigeants, trop susceptibles, — le vrai journal nécessaire à des gens pressés, indifférents, pratiques. L’Informé parut, précédé par une réclame gigantesque, et son succès fut énorme, tout de suite.

Verugna ne tarda pas à être un personnage considérable. Sa mère avait eu l’ingénieuse idée de le faire naturaliser Français à vingt et un ans. Il était né au Brésil, comme Verugna le père.

La pauvre femme parlait peu de son époux. Les rares occasions où elle prononçait son nom, c’était pour dire : « Nous étions alors à Rio-de-Janeiro, à la Plata, à San-Franscisco, aux Indes. » Évidemment toute leur existence s’était écoulée très loin. Son mari avait dû la trimballer dans les cinq parties du monde, et aujourd’hui, grasse, fatiguée, indolente, elle n’aspirait qu’à se reposer sur des chaises longues, sans songer à rien. Le fait certain est que le père Verugna avait réalisé une fortune immense. Quelles en étaient les origines ? Il ne restait pas de témoin pour les raconter. Les uns parlaient de mines d’argent, d’autres de bénéfices fantastiques dans des commerces inavouables, d’autres de jeu.

Brasier, suivant sa coutume, prétendait que la fortune de Verugna était le résultat de formidables canailleries, de ces canailleries dont les canailleries parisiennes ne sauraient même donner une idée approximative. « Des crimes inouïs dans des déserts… Ça se rencontre tous les jours, là-bas… C’est très naturel, on ne le remarque pas. Ni justice, ni responsabilités, un pays de sauvages. »

Cette opinion ne l’empêchait pas d’être fort lié avec Verugna, et ils ressentaient l’un pour l’autre une réelle sympathie.

Brasier lui faisait parfois des plaisanteries de mauvais goût. Ils avaient joué une nuit au baccarat et Verugna lui avait gagné une somme assez ronde. Depuis lors, Brasier refusa de jouer avec lui, et quand Verugna proposait une partie :

— Ah ! non, par exemple, tu es trop heureux au jeu. Je ne dis pas que tu triches, mais tu as dû avoir un ancêtre qui trichait… Tu triches par atavisme… Tu n’y es pour rien, toi, tu es honnête, c’est l’ancêtre qui est coupable.

Verugna adorait ces façons-là.

Tous les mois, Brasier rendait visite à la mère qui occupait, dans l’avenue des Champs-Élysées, un somptueux appartement avec quatre salons en enfilade où elle ne recevait jamais personne. Il l’aimait beaucoup, elle aussi. « Avoir eu un mari et un fils comme ceux-là, ce n’était pas d’une femme ordinaire, certainement. » Elle était atteinte de la manie du whist, et pendant cette soirée mensuelle, où elle faisait un mort entre son fils et Brasier, elle sortait de son alanguissement habituel. Elle riait, elle racontait des histoires. À minuit, quand ses partners disparaissaient, elle retombait dans son rêve.

Verugna allait chaque soir au journal, sur lequel il exerçait un contrôle actif, surveillant l’administration, la rédaction, les garçons de bureau. De nombreux visiteurs le guettaient dans l’antichambre : des journalistes, des courtiers d’annonces, jusqu’à des hommes politiques. Il recevait les courtiers d’annonces d’abord, les affaires avant tout.

Ce jour-là, comme il était en retard, il fit prier tous ces messieurs de repasser, sauf Paul Velard, qui ne venait jamais pour rien.

— Quoi de nouveau, hein ? Vous avez quelque chose en train… Dites vite… J’ai mené une vie de patachon, cette nuit, je n’en puis plus.

Velard lui présenta Farjolle.

— Mon cher, voici un de mes amis, un garçon un peu timide, mais très intelligent. Il commence à peine et ne connaît pas grand monde… Il a besoin de vous pour une affaire…

— Asseyez-vous donc, jeune homme, dit Verugna. Il me semble que je vous ai vu quelque part ?

Farjolle, interdit, murmura :

— J’ai fait un peu de reportage, chez vous, il y a deux ans.

— Ah ! c’est ça, s’écria Verugna. J’ai une mémoire des gueules…

Paul Velard rit aux éclats et Farjolle qui comprit immédiatement la situation, se tordit.

Verugna, joyeux, le regarda d’un air tout à fait sympathique.

— Vous avez bien fait de lâcher le reportage, jeune homme… La publicité vous mènera joliment plus loin. Maintenant, allez-y de votre boniment.

Le directeur de l’Informé était en belle humeur. Il proposa à Farjolle des conditions d’un bon marché exceptionnel.

— Vous ferez payer le maximum à votre client, ça va de soi, et vous garderez la différence pour vous, plus la commission : vous avez une bonne tête, je veux être gentil avec vous.

Farjolle se confondit en remerciements. Une véritable aubaine pour lui !

Quand il avait affaire à de pauvres diables de courtiers, crevant la faim, Verugna ne se montrait pas trop féroce : souvent même il se laissait entraîner par de véritables mouvements de générosité. Mais il aimait qu’on le remarquât, qu’on le remerciât avec force démonstrations. Il ne devenait impitoyable qu’avec les industriels riches, les banquiers qui lançaient une affaire et avaient besoin de son journal. Ceux-là il les faisait « marcher ferme », il les « salait », il les écrasait de la puissance de sa publicité, moins par avarice que pour satisfaire son goût de domination et son immense mépris de tout le monde.

Il se moquait bien du mince bénéfice de la réclame des Bretelles écossaises ! Et que lui importait d’humilier Farjolle, si peu de chose, si misérable devant lui ? L’an dernier, lorsque Letourneur avait lancé sa fameuse émission, le jeu en valait la peine. Aussi quel acharnement après ce financier ! quel orgueil de l’avoir vaincu et réduit à merci ! Letourneur n’oublierait jamais ce que lui avait coûté sa rencontre avec Verugna, dans la forêt des affaires.

— Nous vous quittons, et merci encore, dit Velard en tendant la main au directeur.

— Certes oui, merci, ajouta Farjolle. Vous ne pouvez pas vous figurer, Monsieur, quel service vous m’avez rendu…

Et, comme se parlant à soi-même :

— C’est inouï ce qu’on peut faire, d’un mot !

Paul Velard regarda son camarade à la dérobée, cet enthousiasme lui paraissant exagéré.

— Diable ! il est plus malin qu’il n’en a l’air, l’ami !

Verugna tire sa montre.

— Allons, bon ! elle est en retard, cette sacrée femme ! sept heures et demie.

— Ah ! ah ! vous attendez… madame, dit Velard. Adieu, nous partons !

— Au contraire, fit Verugna. Restez tous les deux avec moi… Nous allons simplement dîner au restaurant, puis au Châtelet voir une féerie. Elle adore les féeries, Joséphine.

— Impossible, répliqua Velard, je dîne chez Jeanne. Nous traitons des rastaquouères.

— Voyons, mes enfants, ne m’abandonnez pas. Si vous croyez que c’est drôle de manger en tête à tête avec une femme et d’aller à une féerie idiote !… Vous, Farjolle, vous êtes libre, j’espère… Restez donc avec moi.


Farjolle répondit :

— Oh ! moi, je suis libre…

— Entendu, alors, je vous garde. Je vais vous présenter à Joséphine. Vous verrez, elle est « rigolotte ». Bonsoir, mon petit Velard, à bientôt.

Un coupé s’arrêta à la porte de l’hôtel.

— La voilà justement, Joséphine !

Elle entra dans le bureau de Verugna et embrassa bruyamment le directeur.

— Nous avons un convive, ce soir, M. Farjolle, que je te présente… Attendez-moi une seconde, je monte à la rédaction et je suis à vous.

Dès que Verugna fut sorti, Joséphine s’avança rapidement vers Farjolle et, souriant :

— La patronne va bien ?

— Hein ?

— Vous ne me reconnaissez pas, monsieur Farjolle ?… Joséphine, l’ouvrière de Mme Favard, la blanchisserie des Martyrs.

— Oui, il me semble… en effet.

— Oh ! mais rassurez-vous, monsieur Farjolle, je suis bonne fille et je ne dirai rien à Verugna…

— Je ne m’en cache pas, dit Farjolle.

— Je serais si contente de la revoir, Madame.

— Venez à la maison, ça nous fera plaisir. Il lui donna son adresse.

— J’ai connu Verugna à l’Élysée-Montmartre, ajouta Joséphine, et il y a un mois que nous sommes ensemble.

Verugna revint.

— Dépêchons-nous de dîner. Tu vas rater le commencement de la féerie.

— Je m’en fiche de la féerie, déclara Joséphine. Je suis très contente, ce soir, et je veux bien dîner d’abord. Je verrai le commencement une autre fois.

Ils montèrent tous les trois dans le coupé et Joséphine s’assit sur les genoux de son amant. Pendant le trajet, Farjolle réfléchit :

« Prévenir Emma par un commissionnaire qu’il ne rentrerait que très tard… Hum ! il faudrait faire arrêter le coupé, déranger Verugna. Mauvais ! Emma ne serait pas inquiète : elle comprendrait qu’il était arrivé quelque chose d’important. Car enfin, c’était important pour lui, excessivement important. Qui lui aurait dit ce matin qu’il dînerait avec Verugna ? Quelle veine ! Quand Emma saurait ça !… »

Ils descendirent devant un restaurant célèbre du quartier du Châtelet, sur les quais. Verugna leur offrit un dîner luxueux, car ce fut Joséphine qui le commanda et elle choisit les vins les plus coûteux de la carte, sans se soucier aucunement de leurs crus. En fait de plats, elle demanda ce qu’il y avait de plus compliqué ; Verugna l’excitait dans ce débordement de gourmandise et Farjolle manifestait une grande admiration d’une telle magnificence.

— Vous n’avez jamais dîné ici, Farjolle !

— Jamais. Je ne suis pas allé dix fois dans ma vie dans des restaurants chics. Dame ! vous savez, c’est bigrement cher.

Il reprit d’un vin qui coûtait vingt francs la bouteille, et Verugna, enchanté, en fit venir un autre, encore plus cher. Lui, buvait très peu, ayant l’estomac affaibli.

— Vous arriverez à vous tirer d’affaire, vous aussi. Il ne s’agit que de guetter l’occasion. Voyez Moussac, une de vos gloires…

— Moussac, de chez Letourneur, le banquier… Eh bien ?

— Vous ne savez pas la cause de la fortune de Moussac ?

— Non.

— Ah ! ça, mais vous ignorez l’histoire de France, mon cher !… Moussac, il y a trois ans, était plus décavé que vous, il mourait de faim, positivement ; il ne gagnait pas cent francs par mois à des métiers fantastiques… il m’a tapé de cent sous je ne sais combien de fois… Un beau jour, sur le boulevard, il voit un monsieur qui allait être renversé par un omnibus. Il était tout près du monsieur, il le prend par le bras et l’écarte, sans courir le moindre danger. Le monsieur avait eu une peur horrible. Il appelle Moussac son sauveur, et lui donne sa carte. C’était Letourneur, le banquier, tout bonnement. Le lendemain, Moussac va prendre de ses nouvelles ; Letourneur s’informe de sa situation et lui accorde la publicité de toutes ses affaires… Aujourd’hui, ça lui rapporte dans les deux cent mille francs par an… Qu’est-ce que vous dites de ça ?

— Je dis, répondit Farjolle, que, dorénavant, je regarderai attentivement les omnibus dans Paris.

Le directeur de l’Informé, qui aimait les plaisanteries faciles, se mit à rire, et Joséphine également.

— Croyez-vous, continua Verugna en montrant sa maîtresse, que cette gamine-là aussi n’ait pas eu de la chance de se trouver à l’Élysée-Montmartre il y a trois semaines ? Elle était blanchisseuse, n’est-ce pas, Joséphine ?

Joséphine pour ne pas gêner Farjolle, essaya de détourner la conversation, mais celui-ci dit tranquillement :

— J’ai eu l’avantage de voir Madame plusieurs fois dans sa boutique, rue des Martyrs. Je demeurais vis-à-vis avant mon mariage.

Joséphine, très étonnée, balbutia simplement :

— Oui.

— Vous êtes marié, vous ? fit Verugna.

— Et j’ai même épousé la patronne de la blanchisserie où Mlle Joséphine travaillait.

— C’est vrai, affirma Joséphine, il a épousé la patronne.

Verugna, à ces mots, fut pris d’un accès d’hilarité indescriptible. Il ne pouvait plus se retenir, tant il était joyeux de cette révélation, et il jetait dans la salle silencieuse du restaurant des éclats de rire sonores. Des dîneurs s’arrêtèrent pour le regarder, et le patron passa sa tête à travers la porte.

— Vous avez épousé la patronne de Joséphine ? Oh ! oh ! c’est exquis, très drôle ! Vous avez joliment bien fait… Oh ! oh ! oh ! Tu me plais beaucoup, décidément !

Joséphine pensa que Verugna manquait de tact et froissait Farjolle. Celui-ci, au contraire, riait de bon cœur, et le dîner se termina d’une façon gaie et cordiale. Le directeur de l’Informé continua de tutoyer le courtier qui ne cessa de lui parler respectueusement. Il l’appela cependant Verugna tout court.

Ils allèrent au spectacle, puis souper. Farjolle rentra chez lui à deux heures du matin.

Il traversa rapidement la salle à manger et pénétra dans la chambre, éclairée par une bougie placée sur la table de nuit. Emma était couchée, elle lisait. Farjolle, avec une légère appréhension, s’avança vers le lit et embrassa sa femme au front.

— Je dormais presque, dit-elle. Qu’est-ce que tu as fait ?

— Je vais t’expliquer ça ! Tu n’as pas été trop inquiète ?

— J’ai été inquiète jusqu’à neuf heures. Puis j’ai supposé que si tu ne me prévenais pas, il devait y avoir quelque chose d’important… Pas d’ennui, hein ?

— Au contraire…

— Bon. Je me suis couchée un peu plus tôt et j’ai lu ce roman. Il est très ennuyeux. Tu es tout rouge, qu’est-ce que tu as ?

— J’ai été obligé de souper, je n’ai plus l’habitude, j’ai un peu mal à la tête. Je suis allé au théâtre… Devine avec qui j’ai dîné ?

— Déshabille-toi d’abord, mon chéri. Tu me raconteras tout ça dans le lit.

Il but un verre d’eau sucrée, enleva ses vêtements et se coucha. Emma se recula pour lui faire de la place. Il ressentit aussitôt l’inexprimable bien-être que provoque la tiédeur d’un lit déjà chauffé et il s’étira en murmurant :

— Dieu ! qu’on est bien chez soi !

— Maintenant, demanda Emma, et ton affaire ?

Farjolle s’étira de nouveau, ronronnant sous les couvertures, car il gelait dehors et il avait pris froid aux pieds. Il chercha une position commode pour raconter son histoire, se mit sur le dos, sur le ventre, et finalement de côté, regardant sa femme. Alors il s’allongea tout à fait, enfoui jusqu’au nez Emma arrangea l’oreiller qui glissait.

— Eh bien ! je t’écoute.

Il sortit la tête, cachée entre les draps.

— Devine avec qui j’ai dîné ?

— Comment veux-tu que je devine ça ? Avec Velard ? Il est gentil, ce gamin. Il a une maîtresse stupide, j’irai la voir.

— Non, pas avec Velard, reprit-il,

— Avec qui ? Tu m’impatientes, à la fin. Dis-moi avec qui ! Il n’y a pas besoin de tant de façons pour me dire avec qui tu as dîné !

Et d’un brusque mouvement, elle tira son bras, moitié nu. Il était rond, mat et robuste.

— J’ai dîné, articula Farjolle avec un homme qui a plus de trente millions à lui… avec Verugna, le directeur de l’Informé.

Emma l’avait souvent entendu parler de Verugna comme d’un homme extraordinairement riche et puissant. Elle sourit, se pencha sur lui, très intéressée :

— Allons donc !

Ils se rapprochèrent. Farjolle l’embrassa sur la joue et lui raconta les détails de son entrevue dans le cabinet du directeur, l’invitation à dîner, lui seul, Velard dînant en ville.

— Sais-tu qu’il t’a rendu un rude service, ce petit ? s’écria Emma.

Pendant une seconde, l’image de Velard, imberbe, pâle, élégant, lui traversa l’esprit.

— Très grand, je n’en disconviens pas, dit Farjolle. Mais le plus drôle de l’histoire, c’est que la maîtresse de Verugna… tu la connais beaucoup, la maîtresse de Verugna.

— Moi !

— C’est cette ouvrière, mince, que tu avais au magasin.

— Joséphine !

— C’est ça ! Joséphine. Verugna l’a rencontrée à l’Elysée-Montmartre.

— Elle ne le quittait pas, observa Emma. Elle était d’une paresse !

— Et il en est devenu amoureux fou. Il lui a meublé un appartenant dans le quartier des Champs-Élysées.

Emma se releva, s’assit sur son lit, croisa les bras et dit.

— Ça, par exemple, c’est épatant !

— Recouche toi ma chérie, tu vas t’enrhumer. Il n’y a rien d’épatant à ça, c’est très commun, à Paris.

Elle n’en revenait pas.

— Cette Joséphine ! Elle qui était déjà noceuse, elle va pouvoir s’en payer… Il lui donne beaucoup d’argent ?

— Tu penses ! Trente millions de fortune… Elle est vêtue comme une duchesse.

Emma se recoucha.

— Elle a de la veine.

— Euh ! il ne doit pas être commode tous les jours pour une femme, Verugna !

— Ah ! voilà, fit-elle. C’est le mauvais côté de cette existence… Il faut supporter tout le monde, faire la noce, souper avec le premier venu. L’argent qu’on gagne est vite englouti. Sans ça, tiens ! Combien y en a-t-il qui puissent mettre quelques sous de côté et vieillir à leur aise ?

— Aucune, ma chérie.

— Au fond, il vaut mieux faire comme nous : être tranquilles et ne pas se lancer dans des aventures.

— Tu as raison. À propos elle m’a demandé de tes nouvelles, Joséphine. Elle veut te voir, je lui ai donné notre adresse.

— Je la reverrai avec plaisir. Voilà bien deux mois, au moins, que nous avons quitté le magasin.

— Il me semble qu’il y a des années. Tu te rappelles, hein ! rue des Martyrs ? Je ne pourrais plus mener cette vie-là. Comme on s’habitue à la tranquillité !

Emma regarda le coucou qui marquait trois heures.

— Oh ! qu’il est tard, dit-elle, bonsoir, mon chéri, je m’endors.

Elle l’embrassa et lui tourna le dos, emportant, dans le mouvement de ses hanches qui bombaient, une partie des couvertures.

Farjolle reprit de la couverture et lui tourna le dos également.


V

Emma se teignit en blonde. Préalablement elle consulta son mari. Croyait-il que ça lui irait, ainsi que le prétendait la « cocotte de Velard » ? Farjolle n’avait pas d’opinion sur ces détails de toilette et la laissa libre d’agir à sa guise. Elle se décida.

L’opération dura deux jours. Assise devant le poêle, elle fit sécher ses cheveux dont les nattes épaisses roulaient jusqu’à terre. Farjolle n’avait jamais aussi bien remarqué qu’ils étaient magnifiques : il le lui dit. Elle hésita entre plusieurs genres de coiffure et, après un grand nombre de comparaisons et d’expériences, choisit les cheveux frisés sur le front, légèrement ébouriffés. La cocotte ne s’était pas trompée : cela lui adoucissait le teint et, avec ses yeux noirs, composait une physionomie plus distinguée, plus attirante. Même elle observa qu’elle portait mieux la toilette et que, maintenant, dans la rue, les passants la regardaient davantage.

La semaine qui suivit, une voiture à deux chevaux s’arrêta avenue de Clichy, à leur porte. Une dame vêtue d’un manteau de loutre demanda Mme  Farjolle à la concierge. C’était Joséphine qui venait embrasser la patronne. Elle manifesta une joie immense et Emma la reçut cordialement.

— Êtes-vous heureuse, patronne ? interrogea Joséphine. Ça vous est égal que je vous appelle patronne, entre nous ?

— Appelle-moi donc Emma, simplement. Je suis très heureuse : tu sais que je ne souhaitais pas les falbalas, le luxe. Et toi ?

— Oh ! moi, c’est un rêve. J’ai des chevaux et deux voitures.

— Il est gentil avec toi, ton amant ?

— Extrêmement gentil. Mais vous êtes changée, vous ? Qu’est-ce que vous avez ?

— Je suis teinte, répliqua Emma en souriant. Trouves-tu que ça me va ?

— Écoutez, patronne — je ne peux pas vous appeler Emma, c’est plus fort que moi — depuis quelque temps, j’en vois des femmes chics, des femmes qui ont des hôtels… Eh bien ? ma parole, il n’y en a pas une qui vous arrive à la cheville. Vous êtes cent fois mieux.

Ce compliment lui fit plaisir, intérieurement.

— Sais-tu que j’ai vingt-neuf ans passés ?

— Vingt-neuf ans ? s’écria Joséphine. En voilà une affaire ! Si vous croyez qu’elles ont vingt-neuf ans, toutes ces femmes ? Elles voudraient bien. Les plus chics en ont quarante ou quarante-cinq. Mais, vous, patronne, vous ne ferez jamais des bêtises : on voit que vous vous plaisez ici. Moi, je n’aurais pas pu épouser quelqu’un.

Emma lui parla de Verugna, de son journal.

— Il lui plaît beaucoup, à Verugna, M. Farjolle, dit Joséphine. Vous pensez si je l’encourage…

— Tu es bien mignonne et tu es une bonne fille. Un mot par-ci, par-là, ça aidera joliment.

— Il a un drôle de caractère, Verugna, un caractère de fille : il aime qu’on reste avec lui, qu’on lui fasse la cour, qu’on rie quand il dit des blagues. Votre mari l’a deviné ; il est malin sous son air rangé et convenable, votre mari. Vous avez bien fait de vous mettre avec cet homme-là.

Emma l’invita à dîner pour le soir ; elle refusa. Elle allait à une première avec Verugna dans une baignoire. Mais ce n’était qu’une partie remise ; un jour que Verugna dînerait en ville, elle « s’amènerait ». Elle organiserait aussi une dînette, chez elle. On tâcherait de s’amuser.

Elle proposa d’envoyer des billets de théâtre. Emma accepta : « Nous n’allons jamais au spectacle, dit-elle, parce que c’est trop cher. » Elle descendit avec Joséphine, pour acheter quelque chose dans le quartier, et quand celle-ci monta en voiture, elle lui fit, de la main, un geste gracieux.

Elle suivit la voiture des yeux, sans éprouver un sentiment de jalousie ou de colère. Elle entra dans la mercerie, prit deux sous de fil, jeta un regard sur des journaux illustrés étalés à la vitrine d’un papetier, puis remonta.

Depuis qu’il fréquentait Verugna, son mari rentrait souvent en retard pour dîner.

Il arrivait, frileux, enlevait son pardessus, embrassait Emma, approchait ses pieds du poêle. Il mangeait avec un gros appétit, n’importe quoi. Il n’était pas gourmand et sa femme avait renoncé à lui préparer des plats sucrés. Il préférait des plats sérieux, des plats de ménage, des ragoûts. À l’époque où il se voyait réduit à la nourriture fade des tripots de bas étage, ou à la ratatouille des gargotes borgnes, il avait toujours envié la cuisine bourgeoise de la famille, n’étant vagabond que par nécessité, par paresse, non par goût.

Une de ses plus grandes satisfactions quand il se maria, fut de manger du pot-au-feu régulièrement. Emma lui en servait tous les dimanches et il ne manquait jamais de prononcer, à ce sujet, des paroles de contentement. Il n’aimait pas le dessert, mais buvait, après chaque repas, deux tasses de café où il versait quelques gouttes de cognac.

En deux mois il n’avait pas gagné un sou. Les Corsets de Borck lui donnèrent son premier bénéfice, cinq cents francs de commission, grâce à la complaisance et à l’appui de Verugna. Le soir où il les toucha, il y eut entre les deux époux un épanchement de tendresse. Il apporta à sa femme un bouquet de fleurs, sorte d’attention qui n’était pas dans ses habitudes ; elle le prit par la taille et l’embrassa au cou en riant. Ils firent des projets pour l’été.

— Si ça marche encore un peu, lui dit-elle, nous louerons quelque chose sur le bord de la Seine, pendant les grandes chaleurs. Il n’y a rien à faire à Paris, à ce moment-là, et la vie sera plus économique.

Il garda, sur les cinq cents francs, cinquante francs d’argent de poche, et versa le reste dans le budget du ménage.

Le directeur de l’Informé éprouvait décidément pour Farjolle une assez vive sympathie. Il lui envoya gratuitement le journal, faveur dont il était avare. Emma le lisait au lit chaque matin, s’intéressant aux articles, demandant combien ils rapportaient, étudiant surtout la quatrième page, les réclames. Elle montrait à son mari de grands clichés : vastes magasins du … ou bons d’épargne de

— Hein ! si tu avais eu cette affaire-là ?

— Ça viendra, répondait Farjolle.

Elle s’imaginait que tous les articles cachaient quelque réclame et s’ingéniait à la trouver. Farjolle lui expliqua qu’il fallait bien remplir le journal avec un tas de choses : elle eut un sourire dédaigneux et déclara que la plupart des articles n’avaient aucun intérêt. Son mari l’approuva.

Elle acheta quelques bibelots, des japonaiseries bon marché, pour orner leur logement ; elle acquit aussi, d’occasion, à l’Hôtel des ventes, un canapé rouge très propre qu’elle mit dans la salle à manger ; et se fit confectionner, avenue de Clichy, deux peignoirs, un blanc et un bleu, qui lui allaient à merveille.

Le bruit de l’intimité de Farjolle avec le directeur de l’Informé se répandit parmi le petit monde où circulent ces potins. Des conversations s’engagèrent au cercle, à ce sujet. Brasier qui, par ses relations avec Verugna, se trouvait être plus au courant que personne, affirma que Farjolle était un garçon très intelligent :

— Au fond, il est peut-être aussi canaille que les autres ; mais au moins il n’est ni prétentieux, ni malotru, ni arrogant.

— Au contraire, même il paraît, dit quelqu’un…

— Mettons qu’il soit un peu plat avec Verugna. Un détail exquis, tenez ! Verugna le tutoie et il ne tutoie pas Verugna.

— Allons donc !

— Qu’est-ce que ça fait ? reprit Brasier, tout le monde a besoin de vivre.

Jusqu’à ce moment, on n’avait jamais parlé de Farjolle, à la table du cercle. Il n’existait pas, étant un ponte quelconque, qui risque de temps en temps, au baccarat, un louis divisé en quatre pièces de cent sous. On ne songeait pas à lui demander sa profession. D’ailleurs, disait Brasier, on n’a plus besoin de profession, ça ne sert à rien.

— Que faisait-il donc avant, Farjolle ?

— Avant quoi ?

— Avant Verugna.

— Je l’ai rencontré dans tous les tripots de Paris.

— Qui n’a-t-on pas rencontré dans tous les tripots de Paris ? s’écriait Brasier.

— Il crevait de faim.

— Qui est-ce qui n’a pas crevé de faim ?

Et Brasier haussait les épaules. Quelle manie de s’informer d’où venaient les gens qu’on fréquentait ?

À cause de Verugna, lui et Farjolle se lièrent davantage. Brasier amusait Joséphine et il lui faisait la cour. Verugna, qui n’était pas jaloux, s’en « fichait » absolument. Vis-à-vis de la maîtresse du directeur, l’attitude de Farjolle était paternelle, familière, avec une pointe de respect. Quand Brasier et Verugna s’injuriaient « pour rire », il acquiesçait alternativement aux saillies de l’un et de l’autre.

Il connut, grouillant autour de l’Informé, le nombreux personnel de la publicité, depuis des êtres faméliques et déguenillés jusqu’à Moussac, un des héros du métier, auquel il fut présenté dans le cabinet du directeur. Il vit là des gens étonnants, entre autres un bossu nommé Piquetot qui se démenait comme un diable et courait toute la journée par les trottoirs, cherchant des idées. C’est lui qui avait inventé d’intercaler des réclames dans le titre du journal, trouvaille ingénieuse qui le mit en évidence immédiatement.

Farjolle fut bientôt classé, raccrocha deux ou trois clients, gagna en un mois quelques centaines de francs. Rien de sûr encore, rien de fixe, une bonne posture seulement pour guetter de plus grosses affaires. Il était enfin dans la circulation.

Il rencontrait souvent Paul Velard, qui le traitait maintenant d’égal à égal.

Velard lui demandait des nouvelles de Mme Farjolle, qu’il n’apercevait nulle part, ni aux premières, ni au Cirque.

— Oh ! nous avons une existence très simple et nous ne sortons guère.

Une fois, Farjolle lui dit :

— Où dînez-vous ce soir ?

— Je n’en sais rien, je n’ai pas d’invitation, Jeanne dîne chez des amies…

— Si vous étiez bien gentil, vous viendriez à la maison. Ma femme sera enchantée de vous revoir ; elle sait que vous m’avez aidé beaucoup et vous garde de la reconnaissance. Dame ! vous savez, nous avons un intérieur modeste, un intérieur des Batignolles. Si ça ne vous effraye pas ?

— Comment donc ! mon cher, mais j’accepte avec plaisir, répliqua Velard. Mme Farjolle est charmante…

Ils prirent un pâté.

— Il n’y a peut-être pas assez à manger, dit Farjolle. Nous ne recevons jamais personne.

Emma, surprise, reprocha à son mari de ne l’avoir pas prévenue.

— Nous venons d’arranger ça à l’instant, ma chérie.

Elle disparut, alla mettre son peignoir, le bleu, celui qu’elle préférait et où elle se trouvait plus jolie :

— Vous m’excuserez, n’est-ce pas, monsieur Velard ?

Elle était vraiment charmante avec le peignoir bleu, et Paul Velard s’inclina devant elle, la trouvant très bien.

— Vous ne remarquez pas quelque chose ? lui dit-elle. Regardez mes cheveux.

— Tiens ! en effet, je me disais aussi… N’est-ce pas que nous avions raison, Jeanne et moi : avouez, Farjolle, que nous avions raison ?

— Certainement, répondit celui-ci.

— À propos, elle va bien, Mlle Jeanne d’Estrelle ? demanda Emma.

Velard répondit :

— Nous sommes en froid. Elle fait trop la noce, c’est fatigant. D’abord, Madame, Jeanne et moi il ne faudrait pas croire que ce soit une de ces liaisons… Ah ! non, par exemple. Nous sommes plusieurs de Paris, dans ses relations, sans compter les Brésiliens…

— Quels Brésiliens ? fit Emma, ne comprenant pas.

— Des Brésiliens quelconques. Ils sont là pour les diamants. Trop décavés, les Parisiens, pour offrir des diamants aux femmes…

— Ah ! bon ! j’y suis, dit Emma en riant.

Farjolle découpa le pâté et Velard se lança dans des histoires légères. Il avait de la blague et devenait très gai dès qu’il ne s’agissait plus d’affaires. Son visage, imberbe et jeune, impassible quand il causait sérieusement, se détendait dans l’intimité entre camarades. Sa gaminerie de vingt-cinq ans reparaissait.

Il avait un nez pointu, cruel avec les clients, mais farceur avec les amis. Il marchait raide dans la rue, sous un pardessus étroit, serré à la taille ; mais il n’avait pas son pareil pour chahuter ou faire des grimaces à l’occasion.

Il amusa Emma, qui ne riait pas aux éclats, ordinairement. Quant à Farjolle, qui ne se tordait pas pour si peu, il se contenta de sourire avec bonhomie.

À un détour de conversation, il fut amené à dire :

— C’était avant notre mariage…

Velard eut une figure étonnée et les regarda tous les deux.

— Mais oui, Monsieur, fit Emma… C’était avant notre mariage. Qu’y a-t-il d’extraordinaire à ce que nous soyons mariés, mariés tout à fait ? Ça se voit, ces choses-là.

Elle était enchantée de cet incident. Velard s’excusa.

— De quoi donc vous excusez-vous ? ajouta Emma.

— Ma foi, Madame, je m’excuse… J’aime autant tout vous avouer. Je vous croyais — tant pis, je lâche le mot, — je vous croyais collés. Vous ne m’en voulez pas ?

— Pourquoi vous en voudrais-je ?

— Et moi qui vous présente Jeanne d’Estrelle et qui vous fais dîner avec elle en cabinet particulier ?

— J’ai fait la connaissance de Mlle d’Estrelle avec le plus grand plaisir.

— Elle est idiote, cette fille ! s’écria Velard.

— Pas du tout : elle est charmante, répliqua Emma.

— Aussi, que diable ! quand on est marié, on prévient les gens.

Une joie générale s’ensuivit et l’on servit le café au milieu des propos les plus gais. Velard continuait de s’excuser d’une façon comique qui réjouissait beaucoup Emma.

À minuit, ils accompagnèrent leur convive jusqu’à la station de voitures de la place Clichy. Velard offrit son bras à Emma. Il faisait très froid. À l’angle des rues étroites qui débouchent sur l’avenue, un vent sec et glacial cinglait tout à coup le visage. À chaque instant, Velard s’écriait : Brr ! et se retournait du côté d’Emma qui riait de cette exclamation. Elle affirmait que le froid était excellent pour la santé et qu’il n’y avait pas d’exercice plus réconfortant que de marcher par ce temps-là. Farjolle les suivait à peine, tant elle allait vite, entraînant le petit. « Sapristi, dit-il, ne vous dépêchez pas comme ça. » Ils s’arrêtèrent net pour l’attendre, et, imperceptiblement, machinalement, se serrèrent l’un contre l’autre, son coude, à elle, touchant sa poitrine. Ils se regardèrent…

Place Clichy, à la station, Velard lui serra la main.

— Vous ne m’en voulez plus, Madame, j’espère ?

Elle eut un gentil mouvement de tête, et Velard frappa avec sa canne le coffre d’un fiacre dont le cocher, qui buvait du punch chez le marchand de vins, accourut.

Il demeurait rue Clément-Marot, dans un entre-sol. Il avait choisi le quartier des Champs-Élysées, loin des boulevards et des cercles, pour être à l’abri des importuns, des raseurs, des gens qui viennent fumer une cigarette au coin de votre feu, parce que vous êtes sur leur chemin, et qui vous disent des banalités en attendant qu’il ne pleuve plus.

Après qu’il eut allumé le bec de gaz de son cabinet de toilette, il regarda sa montre. Minuit et demi. Une heure absurde pour se coucher. Il sentait qu’il ne dormirait pas. Qui est-ce qui peut dormir à minuit et demi ? Eux, peut-être, là-bas, aux Batignolles. Ils devaient être déjà au lit. Il imagina Emma enlevant son peignoir, se déshabillant, montrant ses jambes nues. Elle avait à coup sûr des jambes magnifiques. Cela se devinait à la façon décidée, alerte, crâne, dont elle marchait. Lui qui était maigre et sans mollets, il adorait cette beauté chez la femme. Jeanne d’Estrelle lui plaisait fort, mais il ne s’était jamais « emballé » tout à fait sur elle, à cause de ses cuisses qu’elle avait plates et mal conformées. Jolie figure, certainement, mais voilà tout. Bon pour les rastaquouères de se laisser attraper par ça.

— Non, je ne me coucherai pas à cette heure-ci.

Il redescendit la rue Clément-Marot. Il entra dans la rue de la Trémoille. Aux fenêtres de trois ou quatre maisons, des lumières glissaient par les fentes des rideaux.

— Tiens ! pensa-t-il, il y a du monde chez Sylvia.

Il se rappela que Sylvia donnait une fête et qu’il était même invité.

« Je ne suis pas en habit, mais, tant pis, je monte. Je ne vais pas me gêner avec Sylvia. »

D’ailleurs, à Paris, personne ne se gênait avec Sylvia. Il fut accueilli dans le salon par des hourras ; deux femmes se jetèrent à son cou et lui firent boire du champagne. Après quoi, il alla s’excuser auprès de la maîtresse de la maison.

Il but encore du champagne, fit un tour de valse, mangea une sandwiche au foie gras. Il regarda sa montre.

— Quatre heures du matin ! C’est-il bête de se coucher si tard.

Et il disparut à l’anglaise.

Le lendemain il se brouilla avec Jeanne d’Estrelle, sous prétexte qu’elle fréquentait trop de rastaquouères, ce qui était exact. Il s’ennuya toute la journée.

Il chercha un moyen de revoir Emma et songea à la formalité de la visite de digestion. Par malheur, Farjolle lui avait dit positivement en le quittant :

— Il est entendu, mon cher, que vous ne vous croirez pas obligé de faire à Emma une visite de digestion. Nous sommes des gens sans cérémonie, et vous n’allez pas grimper aux Batignolles pour cette bêtise.

Oui, une visite, avenue de Clichy, eût été exagérée. Le théâtre valait mieux et, dès qu’il rencontra Farjolle, il lui dit :

— J’ai une loge pour demain aux Variétés. Avez-vous vu la pièce ?

— Je ne vais jamais au théâtre.

— Je la mets à votre disposition, mon cher ami.

— Je vous remercie, ma femme sera enchantée.

— Vous la recevrez demain matin.

— Viendrez-vous avec nous ?

— J’irai, dans la soirée, faire un tour au théâtre, et présenter mes respects à Mme Farjolle.

Il loua une loge et l’envoya par la poste.

À l’occasion de cette sortie, Emma mit un chapeau neuf, des boucles d’oreille en diamant, présent du chef de bureau, et deux bracelets qui avaient la même origine. Elle sortait rarement ses bijoux qui étaient peu nombreux et de mince valeur, se contentant d’une alliance. La veille de leur mariage elle en avait acheté deux, une pour Farjolle et une pour elle.

Ils arrivèrent au lever du rideau. Au deuxième entr’acte, la porte de la loge s’ouvrit et Paul Velard se présenta, un sac de bonbons à la main. Farjolle et Emma ne s’amusaient guère. Lui songeait à ses clients ; elle, n’aimait pas la musique d’opérette ni aucune musique. Elle accueillit Velard très gracieusement, mangea coup sur coup plusieurs bonbons. Il s’assit à côté d’elle.

Le rideau se leva, Emma demanda à son voisin le nom d’une actrice qui lui paraissait jolie. Velard répondit qu’à la ville elle était plutôt vilaine et sans distinction.

— Vous la connaissez donc ? demanda-t-elle.

— Je l’ai rencontrée dans des soupers.

Ils écoutèrent. Velard cherchait, pour renouer la conversation à voix basse, derrière l’éventail rapproché, une tournure de phrase qui ne fût pas banale, indiquât qu’il l’avait remarquée, qu’il n’était pas venu au théâtre écouter simplement de la musique, comme tous ces imbéciles, bouche bée. Il ne trouvait pas. Il n’avait pas l’habitude de la galanterie discrète, détournée, composée d’allusions, de réticences et de sourires. Il se sentait plein d’inexpérience à ce jeu-là. C’était sa première affaire d’amour dans la bourgeoisie. Ah ! certes, si Emma eût été « collée » avec Farjolle, il n’aurait pas été embarrassé. Celui-là de jeu, il le savait, et par cœur. Il le jouait souvent avec succès. Parbleu ! il avait eu pour maîtresses des femmes mariées. Mais c’étaient des femmes mariées qui trompaient leur mari de fondation, ayant toujours au moins un amant, qu’elles changeaient deux ou trois fois l’année. Dans ce cas-là, il n’y a qu’à se mettre sur les rangs, le tour de chacun arrive fatalement un jour ou l’autre.

— Oh ! le joli costume ! dit Emma en se penchant et en lui désignant une artiste.

— Elle en a bien besoin, la pauvre petite, répliqua Velard, car elle est très mal faite.

Emma dit ironiquement : « Ah ! »

— Du moins, c’est le bruit qui court… Je n’en sais rien.

Elle mangea un bonbon. La conversation tomba de nouveau. Le rideau baissa. Pendant l’entr’acte, Velard proposa de faire un tour au foyer et continua de chercher dans son esprit la tournure de phrase qui ne vint pas. Il dut se contenter de galanteries quelconques. Au dernier acte, il prit une résolution.

Il avança légèrement son pied, effleura le pied d’Emma et s’arrêta. Le pied ne remua pas. Sans avoir l’air de s’en apercevoir, elle lui dit :

— Il y a trop de calembours dans la pièce, c’est fatigant.

Il pressa un peu plus fort et, tout le temps que dura l’acte, resta dans cette position, parlant à peine, envahi d’une vague émotion. Le visage d’Emma semblait pareil, souriant sans contrainte. À la fin de la pièce Velard était troublé et heureux. Mais lorsqu’elle se leva, il constata avec stupéfaction qu’il touchait le pied de la chaise et non celui d’Emma, et il fut étonné des résultats auxquels on parvient avec un morceau de bois et de l’imagination.

Il en ressentit un violent découragement, comme si elle l’eût méprisé et repoussé.

— Je suis trop bête, vraiment !

Farjolle s’était ennuyé durant tout le spectacle, et Velard les ayant quittés sur le boulevard, il s’écria :

— Quel plaisir peut-on trouver à écouter toutes ces sottises !

— Que veux-tu, mon chéri ? répondit Emma, il faut bien passer le temps. Moi, je me suis moins ennuyée que je ne croyais.

Elle plaça le sac de bonbons de Velard sur la cheminée de la chambre à coucher. Il en restait plusieurs qu’elle mangea le lendemain après déjeuner, en disant :

— Il est gentil de m’avoir apporté ça, ce petit.

— Oui, dit Farjolle, il est très poli avec les femmes et il change de maîtresse à chaque instant. C’est un garçon sérieux, mais il s’occupe trop de ces choses-là.

— Dame ! il est libre, ce gamin. Il faut bien qu’il s’amuse. Il a vingt-cinq ans, n’est-ce pas ?

— À peine.

— Il ne les parait même pas. Il en paraît vingt-deux, au plus. Est-ce vrai qu’il est brouillé avec Jeanne d’Estrelle ?

— Il me l’a dit, je crois. Mais j’avoue que ça ne m’intéresse pas énormément,

Ce qui l’intéressa davantage fut une scène épouvantable, qui eut lieu un dimanche, dans le cabinet du directeur de l’Informé, entre Verugna et Joséphine. Il y avait Brasier, Moussac et lui. Ils causaient affaires et échangeaient des considérations à propos de la situation politique et de son influence sur les cours actuels de la Bourse. Verugna connaissait personnellement les ministres et les déclarait tous idiots.

Joséphine arriva en retard, suivant sa coutume. Elle était toute rouge et un peu dépeignée. Verugna lui demanda :

— Qu’est-ce que tu as fichu cette après-midi ?

Elle tomba sur un fauteuil, essoufflée :

— Je me suis rudement amusée. Je suis allée au Moulin de la Galette, et ce que j’ai dansé, vrai !

— Tu as dansé dans ce bouge ! s’écria Verugna, en donnant un grand coup de poing sur un tome du Dictionnaire de Larousse qui tramait sur la table.

— Mais oui, quel mal y a-t-il ?

Il commença de jurer cinq ou six fois de suite, puis il cria :

— Tu sais que je t’ai défendu d’aller danser dans les bastringues, quand je n’y suis pas. Tu as probablement tutoyé un tas de marlous, sales comme des peignes…

Joséphine, froissée, répliqua sèchement :

— Je les tutoyais déjà lorsque tu m’as connue.

— Quand je t’ai connue, tu roulais dans Montmartre en savates, je le sais bien, — et il lui donna à la file les noms les plus injurieux de son répertoire. — Mais comprends donc une chose : tu peux me tromper tant que tu voudras avec tous mes amis, je m’en f…, seulement je te défends d’aller danser sur les boulevards extérieurs quand je n’y serai pas, tu entends !

Elle haussa les épaules et répondit :

— C’est bon ! on n’ira plus, fiche-moi la paix.

Cette parole calma Verugna, et d’un ton plus doux il ajouta :

— Écoute, mon enfant : que tu me trompes avec Brasier, ici présent, qu’est-ce que ça peut me faire ? Brasier est mon ami, je l’aime bien…

Joséphine se dressa furieuse :

— Je te trompe avec Brasier, moi ! Ah ! par exemple, elle est trop forte, celle-là…

— Tu ne me trompes pas avec Brasier ? fit Verugna, étonné.

Brasier, alors, intervint :

— Espèce de crétin, est-ce que tu crois que si je te trompais, je m’en cacherais ? Mais je te l’aurais dit le jour même, espèce d’abruti ! Je te tromperai si je veux, d’abord : ça ne te regarde pas.

Ce langage avait le privilège de ravir Verugna dont la bonne humeur reparut immédiatement.

Pendant ce dialogue, Moussac et Farjolle, témoins muets, faisaient des gestes de pacification.

C’était toujours une aventure fort désagréable pour l’entourage de Verugna, lorsque celui-ci rompait avec sa maîtresse. Tant qu’il n’en avait pas trouvé une autre, il était grincheux, injuste, inquiet. Il renvoyait les rédacteurs, criait après les typographes, brutalisait tout le monde. Son secrétaire passait de mauvais moments, aussi s’employait-il à raccommoder le ménage dans l’intérêt du journal.

— Allons ! allons ! dit Moussac, cette petite discussion est terminée, n’en parlons plus. Vous venez tous les deux à la maison jeudi. Ce sera assez gai, je suppose. Il invita aussi Brasier et Farjolle.

— J’espère que vous me ferez le plaisir d’amener Mme Farjolle ?

Joséphine n’avait pas menti en affirmant qu’elle ne trompait pas Verugna avec Brasier. Cette trahison n’eut lieu, en effet, que vingt-quatre heures après.


VI

Les soirées de Moussac jouissaient sur le boulevard d’une réputation extraordinaire. Il n’en donnait que trois par hiver dans son magnifique appartement de l’avenue de l’Opéra : dix fenêtres de salons sur l’avenue. Le compte rendu en paraissait dans les journaux. Moussac avait de vastes bureaux, place de la Bourse, car il s’occupait, en outre des émissions de Letourneur, de banque et d’opérations financières de toutes sortes.

Comme il n’avait jamais compté, pour arriver, que sur le hasard, la veine, sa fortune subite et prodigieuse ne le surprenait pas, ni personne à Paris… Il la portait aisément. Des journalistes célèbres, des banquiers, le personnel riche de la Bourse, des clubmen en vue, des actrices, des horizontales chics, assistaient à ses fêtes. Brasier n’en manquait pas une. Il adorait ce mélange exquis d’hommes et de femmes, de tant d’êtres différents et mutuellement hostiles.

La maîtresse de la maison était pour le moment Noëlle. Elle avait quitté le théâtre et vivait avec Moussac. Sa carrière d’artiste se bornait à des figurations dans les revues et des pièces à costume, où elle dévoilait un corps merveilleux. Moussac l’enleva à un Russe qui l’entretenait, et elle préféra une situation solide de femme presque légitime, avec un Parisien aimable, à l’argent capricieux de l’étranger. Ce qu’elle en avait vu de femmes laissées dans la misère par de grands seigneurs russes !

Elle allait partout au bras de son amant et on lui témoignait un grand respect. C’était d’ailleurs une justice à rendre à Moussac qu’il ne choisissait ses maîtresses qu’au théâtre ou parmi les horizontales d’un certain niveau. Avoir été la maîtresse de Moussac, constituait une bonne note dans la carrière d’une dame et servait à son placement ultérieur. Aucune de celles qu’il avait eues ne se trouvait actuellement dans une position médiocre et il en invitait à ses soirées avec leurs nouveaux amants.

On arrivait vers onze heures. Des tables de jeu dressées dans un salon étaient vite entourées. On y jouait le baccarat, l’écarté et le poker jusqu’au matin ; dans deux autres salons, des couples dansaient au piano. Le buffet, très soigné, offrait des mets raffinés et les meilleures marques de champagne ; les boîtes de cigares et de cigarettes ne se comptaient pas. On soupait quand on voulait, assis ou debout, au hasard.

Ce qui faisait le charme de ces réunions, c’est que Moussac en écartait soigneusement les intrus, les coureurs de fête et les amis trop décavés. Rien de gênant, dans une soirée, comme d’être « tapé » par un invité, opération que Brasier qualifiait de « tapage » nocturne. Certes, Moussac connaissait sur le pavé de Paris une quantité de pauvres diables besogneux, agents de publicité sans clients, journalistes sans place, compagnons de sa misère d’autrefois ; à l’occasion même il les secourait de cent sous ou d’un louis et leur promettait de s’occuper d’eux, mais il les tenait à distance le plus aimablement du monde. S’il traitait quelque ancien camarade, c’était au restaurant, jamais chez lui. Avenue de l’Opéra, il ne venait que des gens ayant une situation, de la fortune, de la tenue, un nom enfin dans une spécialité, théâtre, finance, journalisme, courses. Tous les invités étaient plus ou moins liés entre eux, beaucoup se tutoyaient. Ils se retrouvaient au cercle, aux premières, à la Bourse.

Par les femmes, les fêtes de Moussac méritaient aussi leur incontestable réputation parisienne. Pas de nouvelles venues, pas d’aventurières, sorties on ne sait d’où, éclaboussant les passants un jour et sur la paille le lendemain. Les femmes se connaissaient toutes entre elles, ainsi que les hommes ; elles vivaient en commun depuis des années, et leur histoire ne contenait pas de mystères. La plupart avaient eu les mêmes amants et les transitions s’étaient généralement effectuées sans scandale. Un ou deux duels par-ci par-là, mais pas d’issue fâcheuse, les deux adversaires réconciliés sur le terrain ; en somme, une réparation suffisante pour des personnes civilisées.

On savait bien, par exemple, que Loïsa Vely, qui avait eu tant de succès après la guerre au théâtre des Folies-Dramatiques, actuellement avec Matignon, était l’an dernier avec le gros Block, de la Bourse. Le gros Block l’avait enlevée à Bridou, le propriétaire d’un journal de courses, lequel en avait privé, quelques mois auparavant, un membre du cercle des Mirlitons qui l’entretenait depuis sa rupture définitive avec Sigismond, le directeur du théâtre des Bouffes du Centre.

Il est clair que Loïsa n’avait pas quitté le gros Block pour Matignon, brusquement. Non. Block avait empiété pendant quelques jours sur son successeur, attendu que les fins de liaison sont comme les carrefours : il y a toujours de l’encombrement Cela n’empêchait Matignon, le gros Block, Bridou et Sigismond de se tutoyer et de s’estimer.

Aucun Parisien réellement digne de ce nom ne pouvait ignorer ces détails d’histoire, sous peine de s’exposer à toutes sortes de gaffes et de désagréments. Loïsa Vely était une assidue des salons de l’avenue de l’Opéra. Elle jouait très cher et soupait très fort, appartenant à cette génération de femmes qui a encore de l’appétit.

Baudouin, le coulissier, venait de se marier avec Ki-Ki. Mais il fallait savoir que, depuis son mariage, elle ne supportait plus qu’on l’appelât Ki-Ki, nom qu’elle avait lucrativement porté pendant quinze ans, à Paris, en province, et à l’étranger. Ses intimes lui disaient « Madame » ou « Louise ». Quand Baudouin, par distraction, prononçait le nom de Ki-Ki, il payait une amende.

Un cas sur lequel il importait de ne pas commettre d’erreur était celui de Totote. À la dernière soirée de Moussac, Totote était avec Steck, le bookmaker ; mais depuis, elle l’avait souffleté en plein pesage et, à cette soirée-ci, ce n’était plus Steck, mais Criquet, le grand comique parisien. Criquet était jaloux comme un tigre.

Sur toutes ces histoires de ménage, il n’y avait qu’à consulter Brasier. Il ne se trompait jamais, lui. Il connaissait les dessous, les dates de liaison et les dates de rupture, l’ordre des successions, la chronologie des amants.

— Monsieur et Madame X… sont-ils mariés ou « collés » ?

Brasier répondait :

— Ils sont collés, seulement. Ils ont failli se marier en 1882. Mais au dernier moment, il a réfléchi qu’elle avait trop fait la fête et il s’est contenté de vivre avec elle maritalement. Ces gens-là ne se marieront pas avant l’année prochaine.

— Avec qui est Lionel maintenant ?

— Il est avec la femme de Sigismond, déclarait Brasier.

Lorsqu’il apprit que Farjolle emmenait sa femme chez Moussac, Brasier lui dit :

— On va la débiner ferme, Mme Farjolle, je vous préviens.

— Bah ! répondit Farjolle, tout le monde se débine à Paris. Ça n’a pas d’importance.

Brasier admira cette philosophie.

Emma avait confectionné à la hâte une toilette de soirée, très simple, en noir. Dans l’antichambre de
Moussac, Farjolle fut heureux de rencontrer le directeur de l’Informé et sa maîtresse. Il aimait mieux ne pas entrer seul au milieu d’invités malveillants et sous l’éclat des lumières. Il présenta sa femme.

— Madame Farjolle. Monsieur Verugna, directeur de l’Informé.

Verugna secoua la tête plutôt qu’il ne l’inclina. Emma et Joséphine se serrèrent la main.

On n’annonçait plus chez Moussac. Le maître de la maison avait supprimé cette formalité, à cause des chuchotements et parfois des éclats de rire scandaleux qu’elle provoquait.

Un domestique ouvrit la porte, Joséphine murmura :

— Ce qu’on va se « raser » là dedans !

Les deux couples traversèrent ensemble les salons, Farjolle adressant la parole ostensiblement à Verugna qui souriait à droite et à gauche. Moussac vint à leur rencontre. Farjolle lui présenta Emma et il la présenta à son tour à la maîtresse de la maison, Noëlle, que des hommes entouraient.

— Ne me quitte pas, je t’en prie, dit Emma à Joséphine.

Alors Verugna et Farjolle s’éloignèrent, les laissant ensemble. Elles acceptèrent un verre de champagne et, comme Emma le portait à ses lèvres, elle vit Paul Velard. Un monsieur invita Joséphine à son tour de valse ; Emma chuchota à l’oreille de sa compagne :

— Je n’ai plus besoin de toi ; voici un ami de mon mari.

— Vous allez bien, Madame, depuis l’autre soir ? demanda Velard.

— Et vous ? Avez-vous revu Mlle d’Estrelle, vous êtes-vous réconcilié avec elle ?

— Oh ! ne me parlez plus de cette fille-là : elle me dégoûte.

— Est-elle ici ?

— Non pas. J’ai prié Moussac de ne pas l’inviter.

— Avez-vous rencontré mon mari ?

— Oui, il m’a dit que vous étiez là. Je me suis dépêché.

Elle ressentit un plaisir assez vif de ce mot, qu’il prononça doucement de sa voix jeune et claire. Elle le remercia.

— Vous êtes bien aimable, monsieur Velard ; je ne connais personne et je suis un peu gênée.

— Ce n’est pas étonnant ! répliqua Velard.

Farjolle arriva. Sa figure était ouverte et joyeuse.

— Tu ne sais pas ? dit-il à Emma. Tu as fait une conquête…

— Ah !

— Et pas la première conquête venue. Celle de Letourneur.

— Qui est-ce, Letourneur ?

— Letourneur, fit Brasier qui, en passant, son claque à la main, se mêla à la conversation ; Letourneur, c’est le maître de la maison, ou plutôt c’est le maître du maître de la maison.

— Oui, ajouta Velard, c’est un banquier.

— Donc, continua Farjolle, Letourneur, avec qui je causais, — Verugna nous avait présentés, — m’a dit en te désignant : « Connaissez-vous cette jolie femme, je ne l’ai jamais vue ici. » Je lui ai répondu que c’était ma femme et il m’a félicité.

— Bon, cela ! s’écria Brasier.

— Et j’allais te l’amener lorsque Moussac l’a pris par le bras et l’a entraîné. Ce sera pour tout à l’heure. J’ai une soif du diable, je vais boire un verre de champagne.

Velard et Emma restèrent seuls de nouveau.

— Monsieur Velard, pourquoi m’avez-vous répondu : « Ça n’est pas étonnant, » lorsque je vous ai dit que j’étais gênée ici ?

Velard hésita, eut un léger battement de cœur :

— Parce que, Madame, toutes ces femmes qui vous entourent, ça ne vaut pas grand’chose, et qu’une femme comme vous, cent fois plus intelligente, cent fois plus jolie, cent fois plus distinguée…

— En voilà des compliments ! dit-elle.

— Allons donc ! toutes des grues ici, sauf deux ou trois, et vous surtout. Je vous en prie, venez faire un tour de valse…

Il l’entraîna dans un salon où l’on dansait. Il lui passa le bras autour de la taille. Il n’était pas plus grand qu’elle, et, à la même hauteur, leurs regards se croisaient. À la serrer contre lui, il éprouva une sensation différente de ses désirs ordinaires, une émotion instantanée qui le surprit. Leurs jambes, un instant, se frôlèrent et alors, tout d’un coup, il lui dit :

— Je ne pense plus qu’à vous… Oui, plus qu’à vous depuis le dîner…

Elle murmura :

— Vraiment ?

Ils firent encore deux ou trois tours, très vite. La valse cessa. Elle s’appuya sur son bras et alla s’asseoir dans un coin. Farjolle les rejoignit :

— Tiens ! tu as dansé. Tu as bien fait. Danse-t-elle bien, ma femme ?

— Fort bien, dit Velard.

— Monsieur Velard, donnez-moi un verre de sirop. Et s’adressant à son mari :

— Je vais me promener un peu avec toi, mon chéri, et puis, si tu veux, je danserai encore une valse. Voilà longtemps que je n’ai pas dansé, et ça m’amuse beaucoup. Monsieur Velard, si vous êtes disposé…

— Comment donc ?

Velard s’éloigna. Il se sentait soulagé d’une vive inquiétude. Enfin la conversation était engagée, il pourrait recommencer, savoir à quoi s’en tenir bientôt. Car il n’y avait pas à se dissimuler la vérité : il pensait maintenant à Emma toute la journée, à la Bourse, dans la rue, chez lui, le soir.

« Quel âge pouvait-elle avoir ? Trente ans, oui, elle avait trente ans et elle devait être sensuelle. Pourquoi supposait-il ça ? Aimait-elle son mari ? Un étranger voit-il jamais ces choses-là ? Elle l’aimait peut-être follement, peut-être pas du tout. C’est le mystère. Il avait vu dans cet ordre d’idées-là des situations extraordinaires, des femmes qui n’avaient l’air de rien du tout, douces, timides en présence du monde et qui devenaient enragées dans l’intimité… »

Il marcha dans le bal, la suivant de loin des yeux. Farjolle, en ce moment-ci, lui présentait Letourneur, le banquier. Letourneur s’inclinait d’un air galant. Velard fut froissé. « Quelle idée il a de présenter sa femme à Letourneur, cet idiot-là ? La gloriole ! Quel serin, ce Farjolle ! » Il avait poussé son rêve jusqu’à faire des projets pour le cas où elle deviendrait sa maîtresse. Mentalement, il disposait son entresol de la rue Clément-Marot pour la recevoir. Tout à fait commode, le quartier des Champs-Élysées…

— Suis-je naïf ! Elle ne sera probablement jamais ma maîtresse…

Un domestique qui portait un plateau le heurta, et aussitôt ses réflexions s’arrêtèrent. Néanmoins il avait réfléchi dix minutes consécutivement ; son cerveau était comme brouillé, et pour la première fois de sa vie il se surprenait en flagrant délit de rêve. Il ne se souvenait pas de s’être abandonné si longtemps à d’aussi vagues songeries. Seul, quand il marchait par les rues, le nez guettant et flairant, il combinait parfois, mais il ne rêvait jamais.

Il se rappela pourtant qu’il y a quelques années, lorsqu’il fut refusé à son baccalauréat, il avait éprouvé une sensation analogue de lassitude et de découragement. Le soir de son examen, il s’était grisé et, en vingt-quatre heures, malgré le désespoir de sa famille, il renonçait aux carrières libérales pour se consacrer à la publicité. Drôle de chose de penser à tout ça dans un bal chez Moussac !

Emma, au bras de son mari, revenait vers lui. Velard se dit : « Après cette valse, d’une manière ou d’une autre, je saurai à quoi m’en tenir. Je vais brusquer les choses : cette situation-là ne peut pas se prolonger. »

— Allons ! monsieur Velard, un tour de valse. Nous partirons ensuite.

— Oui, dit Farjolle, nous commençons à être fatigués.

— Veux-tu partir tout de suite ? Monsieur Velard m’excusera.

— Non, non. Dansez, je vais dire un mot à quelqu’un. Aux premières mesures, Velard se décida : il lui pressa la main et murmura la même phrase dont il s’était servi tout à l’heure.

— Je pense à vous toute la journée.

— Vous le dites ? monsieur Velard.

— Oui, je pense à vous toute la journée et je suis amoureux de vous.

Il fit un faux pas et manqua la mesure. Emma lui répondit, en souriant :

— Eh bien, que voulez-vous que j’y fasse ? Velard rattrapa la mesure.

— Je veux que vous ne me désespériez pas tout à fait… Que vous me laissiez entendre qu’un jour ou l’autre, si je suis bien gentil…

— Je tromperai mon mari ? Je ne l’ai pas encore trompé, mon mari, vous savez ?

— Tant mieux ! dit-il.

Elle ne répliqua rien ; il continua :

— Vraiment ? Vous ne voudrez jamais, jamais ?

— Je l’ignore, monsieur Velard, nous verrons plus tard…

— Alors, si je vous demandais… oh ! pas un rendez-vous… si je vous demandais de vous serrer la main de temps en temps… vous me diriez dans quelles rues vous passez et je serais là… Un bonjour, une poignée de main, un mot… Ce n’est pas bien difficile.

— Oh ! ce n’est pas bien difficile, en effet.

— Vous consentez ?

— Je consens pour vous être agréable, entendez-vous, uniquement parce que vous êtes gentil et que je me figure que ça vous fera plaisir… Mais voilà tout, ça ne m’engage en rien, vous comprenez.

— À rien, non, ça ne vous engagera à rien.

— Je passerai place Blanche, après-demain à quatre heures. Arrêtons-nous… Mon mari nous fait signe.

Les trois salons étaient bruyants, et personne, évidemment, ne s’ennuyait. Déjà des invités soupaient. Une discussion s’éleva dans la salle de jeu à propos d’un coup de baccarat : deux dames se dirent des mots blessants, et leurs amants, pour ne pas être obligés de s’en mêler, s’éloignèrent. Moussac arrangea l’affaire à l’amiable. Dans un coin Verugna parlait très haut, au milieu d’un groupe attentif : il racontait une histoire obscène, qui provoquait de grands éclats de rire.

Il était trois heures. Farjolle et Emma disparurent.

Le compte rendu de la fête parut dans l’Informé le lendemain matin et Emma le lut à son réveil.

— Il est rudement bien renseigné, l’Informé ! s’écria-t-elle. Vois donc…

— J’étais là, répondit Farjolle, quand le secrétaire de Verugna a envoyé le compte rendu au journal.

Emma lut :

« Remarqué parmi les invités… M.  et Mme Farjolle… »

— Ce compte rendu, dit Farjolle, sera reproduit demain dans tous les journaux. C’est excellent pour moi. Cela fait de la réclame et montre qu’on n’est pas le premier venu. Il y a beaucoup de gens à Paris qui sont arrivés ainsi à des situations extraordinaires.

— Je le crois, mon chéri.

— Il faut savoir se remuer, aller un peu partout, assister à des enterrements de personnes connues. Je vais me mettre à fréquenter de temps en temps les premières représentations. Tu viendras avec moi. Verugna a une loge qui est à notre disposition.

— Oh ! je ne demande pas mieux, quoique le théâtre ne m’amuse pas.

— Nous ferons encore quelques sacrifices pour tes toilettes.

Emma hésita une seconde :

— Oui, il n’y a pas moyen d’agir autrement… Mais je n’ai pas besoin de toilettes dans le genre de toutes ces femmes d’hier soir. Je m’arrangerai, tu verras… Je serai très convenablement habillée. Je ne les envie pas, ces femmes-là !

— Il y en a beaucoup, dit Farjolle, qui doivent des sommes énormes à leurs couturières.

— Oh ! les dettes, mon chéri. Surtout, ne faisons jamais de dettes… Nous serions perdus. Je ne pourrais pas supporter de devoir un sou… Pour le moment, je n’ai qu’une ambition, c’est de rester deux mois, cet été, à la campagne.

— Si ça continue, nous y arriverons.

— Écoute : j’ai encore un millier de francs. Il ne faut pas y toucher ; nous les consacrerons à louer une petite maison avec un jardin. J’aime mieux ça que les premières représentations, je t’assure.

— Et moi donc, crois-tu que j’ai une autre ambition que de me retirer avec toi à la campagne et de lâcher Paris ?

Il se promena de long en large dans la chambre.

— Si j’avais seulement la dixième partie de l’argent de Moussac, c’est moi qui ne mènerais pas une existence aussi bête… Je me demande quelquefois ce qu’ils veulent, ces gens-là… Il y en a qui se ruinent en chemin et recommencent à s’éreinter à cinquante ans, à soixante ans… Ah ! si j’avais deux cent mille francs… Ce que je te lâcherai Paris, les premières représentations, les soirées de chez Moussac, les cercles, le boulevard et la publicité, oh ! là là !

— Ah ! oui, par exemple, dit Emma ! Quel rêve ! Mais deux cent mille francs, mon chéri, deux cent mille francs…

— Dans le métier, c’est une affaire de hasard, de veine. Il ne s’agit que d’être là au bon moment, de trouver un coup. À la Bourse, en une heure, on gagne deux cent mille francs. Verugna les a gagnés à la liquidation du mois dernier.

Emma était émue de ces paroles. Farjolle s’assit : elle se mit sur ses genoux, et, lui passant le bras autour du cou, l’embrassa tendrement.

— Va, mon chéri, ne te décourage pas, je t’aime bien. Pourquoi ne les gagnerais-tu pas, les deux cent mille francs, un jour ? Nous serions heureux à la campagne ; tu sais, nous deux, très heureux.

Lorsque Emma et son mari parlaient affaires, invariablement des mots de tendresse finissaient par leur monter aux lèvres. Alors ils sentaient qu’ils auraient de la peine à vivre séparément, que leurs existences étaient liées pour une lutte commune contre le hasard.

Elle ne songea pas une seconde, ce jour-là, que le lendemain elle avait un rendez-vous avec Paul Velard.

Cette idée lui revint à peu près à l’heure fixée chez Moussac, en valsant. Elle commandait le dîner à la bonne quand elle pensa tout d’un coup : « Tiens ! j’allais oublier que le petit m’attend place Blanche ! Je serai très en retard. »

Une demi-heure pour s’habiller, un quart pour arriver, une heure de pose, quoi ! Si elle n’y allait pas ? Pourtant il avait l’air bien amoureux, le petit, et, en tout cas, c’était amusant d’inspirer une vraie passion à un gamin de vingt-cinq ans, roublard, vicieux, effronté avec toutes les autres femmes et devant elle, au contraire, presque tremblant. Car elle le revoyait, avant-hier au bal, pendant qu’il la tenait par la taille et lui pressait la main : ses yeux papillotaient, il était tout rouge.

— Oui, c’est rigolo ; tant pis, j’y vais.

Elle mit son chapeau et ses gants, et sortit.

— Je vais y aller à pied.

Le petit attendait depuis trois quarts d’heure, le collet de sa fourrure relevé jusqu’aux oreilles. Son nez, tout blanc, dépassait à peine. Il avait laissé le fiacre au coin de la rue Blanche et arpentait héroïquement la place, balayée d’un vent glacial. On commençait, aux devantures des boutiques, à allumer les becs de gaz, Velard se demandait combien de temps il resterait si elle ne venait pas.

Toute la journée, il s’était tourmenté avec cette question. Ayant rencontré Farjolle à la Bourse, il lui avait offert des consommations dans un café, éprouvant le besoin d’être aimable comme s’il dépendait du mari que sa femme vînt ou ne vînt pas. Deux heures avant le rendez-vous, il avait traité une affaire de publicité à des conditions ridicules. Il s’était positivement fait rouler par énervement et dégoût de discuter.

— Enfin ! la voilà ; oui, c’est elle, je la reconnais…

Il s’avança rapidement à sa rencontre.

— Oh ! je désespérais…

— Je vous l’avais promis… Vous voyez, je tiens ma promesse.

Il garda sa main dans la sienne.

— Vous restez quelques minutes avec moi, n’est-ce pas ?

Elle répondit :

— Oh ! un instant seulement ; il faut que je retourne à la maison, il est tard.

— Vous devez avoir froid, entrons dans ce petit café-là… Voulez-vous ?

— Je veux bien.

Ils prirent des grogs. Velard se rapprocha d’elle, cherchant à prendre son bras, à toucher sa main.

— Faites attention au garçon, fit-elle.

Le grog le réchauffa ; et il dit :

— Je n’ai jamais aimé personne, jamais, jamais… que vous.

— Vous m’aimez, alors, c’est convenu ?

— Je vous aime, oui ; je ne pense qu’à vous, à vous seule, toujours.

Elle le regarda, il était tout ému. Elle songea : « Pauvre gosse ! il est gentil. » Il appuya son genou contre sa jambe et elle ne recula pas. Il resta dans cette position, sans parler. Emma but son grog à petites gorgées.

— Allons-nous-en maintenant…

— Je vais vous accompagner un peu, par les boulevards extérieurs. Personne ne peut nous voir.

Il fit signe au cocher de le suivre. « Accepterait-elle si je lui proposais de monter en voiture ? Non, je le sens, se dit-il. Je ne veux pas m’exposer à un refus. »

Il prit la main d’Emma et la mit dans la poche de sa fourrure, au chaud, leurs doigts entrelacés. Ils marchèrent ainsi quelques pas.

— Quand vous reverrai-je ? Quand reviendrez-vous ?

— Après-demain, au même endroit.

Il lui dit encore qu’il l’aimait et ils se quittèrent, vite, au détour du boulevard de Clichy.

Ils eurent dans la semaine deux autres rendez-vous où rien de grave ne se passa. Ils burent des grogs au café, ils se regardèrent. Velard lui baisa la main en la quittant. Il n’osait pas lui demander des faveurs plus concluantes, trouvant à cette situation, pour lui si nouvelle, un charme étrange et délicat. Ils fixèrent encore des rendez-vous à la semaine suivante.

L’heure était commode pour Emma. En général, elle ne savait pas à quoi s’occuper l’après-midi, de quatre à six, et s’ennuyait. Farjolle ne rentrait jamais avant dîner et, d’ailleurs, il n’avait pas la manie de l’interroger sur l’emploi de son temps. Il lui parlait de ses affaires à lui.

Pas une fois il ne se posa cette question : « Est-elle capable de me tromper ? » Il sentait d’instinct que sa vie n’était pas menacée de ce côté-là. Autour de lui, dans le monde qu’il fréquentait, il voyait la plupart des hommes et des femmes se tromper réciproquement sans qu’il en résultât des catastrophes. « À Paris, songeait- il, ces choses-là ne comptent plus dans l’existence. »

Pour Emma, ses rendez-vous avec Velard, au café, ne constituaient pas un acte anormal dans un ménage régulier. Elle ne se montrait envers son mari ni moins attentive ni moins bonne conseillère. Souvent elle pensait à Farjolle, au bras de Velard ; rarement à Velard, dès qu’elle entrait dans son appartement soigné et convenable.

Velard était, pour le moment, un but de promenade, une distraction au dehors. Elle allait, auparavant, dans l’après-midi, lorsque les travaux d’intérieur le lui permettaient, visiter les rayons d’un magasin de nouveautés du quartier. Elle examinait, marchandait, maniait des étoffes. Aujourd’hui avec la même tranquillité et à la même heure, elle retrouvait Velard. Ces rendez-vous ne lui apparaissaient pas comme une démarche d’une autre espèce. Elle causait, riait, s’amusait, enfin. Elle était si peu coupable que si elle avait dit à son mari :

— Mon chéri, j’aime autant t’avouer tout. Ce petit nigaud de Velard est amoureux fou de moi : nous nous voyons presque tous les jours au café, il m’offre des consommations, il roule des yeux tendres en me regardant et il n’a obtenu de moi que des poignées de main.

Eh bien ! si elle avait dit cela à son mari, Farjolle lui aurait certainement répondu :

— Est-il bête, ce Velard !… Tu as eu raison de faire ça si ça t’amusait ; mais ne va pas trop loin ; il vaudrait peut-être mieux t’arrêter là, car il finira par t’embêter.

Oui, en se figurant cette scène, elle entendait la voix indulgente et raisonnable de Farjolle : « J’ai confiance en toi, va, ma chère Emma. Je sais bien que tu ne seras pas assez maladroite pour me distraire de mes affaires, quand nous avons tant besoin de nous débrouiller tous les deux. C’est un peu inconséquent d’avoir accepté des rendez-vous dans un café ; mais enfin, il n’y a pas grand mal. Arrête-toi et n’en parlons plus. »

Quant à l’idée qu’elle pourrait succomber un jour, par entraînement ou inadvertance, entre les bras de Velard, elle ne s’en inquiétait guère ; elle était sûre de son sang-froid : elle ne s’abandonnerait que si elle le voulait bien, si cela venait à lui plaire beaucoup.

Pour le moment, il n’y avait aucun danger. Le petit était dompté. Il ne demandait rien autre chose que de lui baiser la main, de l’appeler Emma tout court. Emma lui accorda cette faveur à leur troisième rendez-vous.

Loin de vouloir brusquer le dénouement, Velard s’attardait dans un alanguissement délicieux, il s’exagérait encore son amour, se persuadant que jamais personne au monde n’avait ressenti un amour aussi dévoué, aussi profond, aussi pur. Il méprisait tous ses amis parce qu’il les supposait incapables d’un pareil sentiment. « Ce Moussac, qui vit avec des cabotines usées, traînant depuis des années d’homme en homme ; ce Verugna, qui racole des danseuses dans les bals des boulevards extérieurs, qui les habille et les étale à son bras ; tant d’autres qui s’abrutissent avec des créatures nulles, vaniteuses, détraquées, bêtes comme des oies. »

Il se trouvait supérieur à tous ces gens-là d’aimer éperdument une femme comme Emma et de la conquérir lentement.

Son amour lui servait même d’excuse pour toutes les canailleries que, si jeune, il avait déjà commises, pour tous les clients qu’il avait jetés dans des affaires véreuses, pour la manière ignoble dont il s’était conduit avec d’autres femmes.

C’était justement la docilité amoureuse de Velard qui rendait cette aventure agréable à Emma. Elle ne vint pas un jour, et elle le retrouva au rendez-vous suivant, plus ému et plus empressé. Velard devait toujours l’attendre une heure, au cas où quelque incident imprévu la retarderait.

Et quand il se promenait ainsi le long du trottoir, inquiet et énervé, il se rappelait qu’il venait de rouler abominablement un malheureux client, pas très fort Ce contraste dans sa vie le réjouissait par instants.

Il l’embrassa pour la première fois sur la joue, au coin des lèvres, dans un fiacre où elle consentit à monter. Elle avait une course à faire dans le quartier :
il lui proposa de l’accompagner en voiture, elle accepta.

Il s’assit tout contre elle, et Emma, gentiment, prit son bras. Les mouvements du fiacre les rapprochaient. Le cocher heurta un trottoir, et Emma, secouée, se laissa embrasser par le petit. Comme elle restait, sa figure appuyée à ses lèvres, il l’embrassa encore. Il l’embrassa ensuite sur l’oreille. Mais quand il voulut embrasser sa bouche, elle s’éloigna.

— Vous ne consentirez donc jamais, murmura-t-il… Dites-moi peut-être, seulement peut-être…

— Hé bien, oui, peut-être, plus tard. Faites arrêter le fiacre, je vais descendre là.

Dorénavant, à presque tous leurs rendez-vous, ils firent une petite promenade en voiture. Il la dégantait et couvrait ses mains de baisers. En le quittant, Emma lui tendait la joue. Elle lui permettait maintenant ces caresses légères, ainsi qu’un joueur augmente son enjeu pour prendre plus de goût à une partie.

À la fin de mars, Farjolle toucha huit cents francs de commission à la caisse de l’Informé.

— Verugna est excellent pour nous, dit-il à sa femme. Il me procure un tas d’affaires…

— Il est toujours avec Joséphine, n’est-ce pas ? demanda Emma.

— Toujours. Je m’entends très bien avec eux deux : elle est charmante aussi, Joséphine. Hier, à cinq heures, elle a failli venir te voir, mais elle a été empêchée. Étais-tu chez toi à cinq heures ?

Cette question banale et sans portée aucune la gêna. À cinq heures, elle était en fiacre à côté de Velard. Elle répondit machinalement :

— Oui, je crois.

Farjolle devint sérieux.

— Par exemple, il y a un détail qui m’ennuie. J’ai la certitude que Joséphine trompe Verugna avec Brasier. Ils ne prennent même aucune précaution et à chaque instant ils s’embrassent ; dès que Verugna a le dos tourné, ils s’embrassent devant moi, sans se troubler.

— Qu’est-ce que ça peut te faire ?

— Tu penses que ça m’est égal. Seulement, s’ils se faisaient pincer ça me mettrait dans une fausse situation.

— Verugna la quitterait, voilà tout.

— Oh ! non, il ne la quitterait pas pour ça… mais enfin, nous sommes bien comme nous sommes, il vaut mieux que rien ne change. Je le lui ai dit, à Brasier ; tu ne sais pas ce qu’il m’a répondu ? Il m’a répondu :

« Mon cher, j’ai trompé Verugna avec toutes ses maîtresses, je ne vais pas faire une exception pour Joséphine, qui est une des plus gentilles. »

Emma répliqua…

— Dame ! si c’est son idée, à ce garçon !

Elle fut mécontente d’avoir été obligée de dire un mensonge à son mari : non pas qu’un mensonge choquât sa conscience, mais cela complique la vie, vous embarque dans des histoires où l’on se perd. Il faut inventer, chercher, se creuser la tête. Elle n’aimait pas les contrariétés. Afin d’éviter des désagréments inutiles, elle avait été jusqu’à présent d’une franchise absolue, et Farjolle n’ignorait rien de son existence.

Elle prévit que son intrigue, quoique à peine ébauchée, allait la contraindre à modifier ses habitudes et elle resta soucieuse. Au rendez-vous suivant, elle se montra maussade avec Velard et ne lui permit pas de l’embrasser. L’amoureux, tout mortifié, ne comprit pas. Pourtant cette brouille ne dura guère. Velard était si docile et se prêtait si bien à ses fantaisies !

Elle pensait à Joséphine.

« Sont-elles assez maladroites, ces dindes-là ! Risquer leur position pour embrasser un homme entre deux portes. Qu’est-ce qu’elle deviendrait donc si Verugna la lâchait…? Elle, si jamais elle se décidait à tromper Farjolle, ce serait pour passer le temps, pour se distraire. Personne ne serait dans la confidence, ne la soupçonnerait jamais. Ça ne l’empêcherait pas de surveiller son ménage, d’aider son mari à sortir de la position précaire où ils se trouvaient. L’avait-elle assez bien préparé, le petit ? en avait-elle assez fait un amant attentionné, commode ? Dans ces conditions-là, on ne risque rien et on rompt un peu la monotonie de la vie.

— Voilà un mois que je vous aime, Emma, lui dit à l’oreille Velard dans une de leurs excursions sur les
boulevards extérieurs. Un mois ! un grand mois… Quand cesserez-vous d’être aussi méchante ?… Venez chez moi, un jour… aucune femme n’y est entrée depuis que je vous connais.

— Nous verrons, répondit-elle.

— Chez moi, Emma, vous serez aussi libre qu’ici et vous ferez ce que vous voudrez.

— C’est bien délicat, d’aller chez vous, mon ami.

— Mais non… une voiture vous amène, une voiture vous ramène. J’ai une maison idéale, on ne voit monter personne.

Il ajouta :

— Nous allons peut-être être seuls, pendant quelques jours.

Elle eut l’air étonné.

— Oui. Écoutez, Emma. Vous ne m’en voudrez pas ! J’ai trouvé un moyen de faire partir votre mari pour l’Angleterre. Il vous le dira ce soir : l’affaire s’est arrangée cette après-midi.

— Comment ? pour l’Angleterre, s’écria-t-elle, qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? Farjolle va en Angleterre ?

— Rassurez-vous. Il s’agit d’une affaire excellente pour lui et qui lui rapportera de l’argent.

— Il ignorait ça hier, Farjolle ?

— Parfaitement ! je lui en ai parlé tout à l’heure.

— Expliquez-moi un peu…

— Un imprésario anglais extrêmement riche, avec qui j’ai déjà eu des rapports, va installer à Paris un immense établissement… Je ne vous donne pas de détails, vous les lirez dans les journaux… Je devais aller à Londres et m’entendre avec lui pour la publicité. Mais il faudrait rester absent une huitaine et je ne veux pas vous quitter, Emma. J’ai prié Farjolle de partir, sous prétexte que je n’ai pas le temps, et de traiter l’affaire à ma place. Nous partagerons, Farjolle a été enchanté… Je vous le répète, Emma, c’est une affaire excellente pour lui.

Emma alors le remercia :

— Vous êtes gentil, oui, tout plein gentil.

— Vous ne m’en voulez pas trop, de vous priver de votre mari, brusquement ?

— Mon ami, les affaires sont les affaires, et un voyage en Angleterre n’est pas un déplacement bien douloureux.

— Et pendant son absence, vous viendrez dîner avec moi une ou deux fois, vous me le promettez ?

— Je vous le promets, là, êtes-vous content ?

— Et… chez moi, viendrez-vous ?

Elle répondit :

— Oui.

Et elle ajouta :

— Quand faut-il qu’il parte, Farjolle ?

— Il faut qu’il parte demain matin. Et vous, Emma, vous, quand vous reverrai-je ?

— Eh bien, demain, à deux heures de l’après-midi.

— Chez moi.

— Chez vous.


VII

Brasier et Joséphine se laissèrent pincer, bêtement. Ils étaient dans le cabinet de Verugna. Le directeur de l’Informé venait de sortir et Joséphine aussitôt se jeta au cou de Brasier. Verugna, qui avait oublié quelque chose, rentra. Ils n’eurent pas le temps de prendre une posture convenable. Le directeur les regarda alternativement, cherchant les paroles qui s’adaptent à cette situation. Brasier murmura : « C’est ridicule, » et Joséphine se recula vers la cheminée.

Verugna ferma la porte avec fracas, puis il cria :

— Vous êtes deux s… !

Et il s’avança sur sa maîtresse la main levée. Brasier lui saisit le bras :

— Ne fais donc pas l’imbécile. Eh bien, après ?

— Toi, tu n’es qu’un mufle, dit Verugna.

Alors, il s’assit devant son bureau et sembla attendre des explications.

— Tu ne vas pas te fâcher, espèce d’idiot, je suppose ? fit Brasier, très calme.

— Je le savais, d’ailleurs, répondit Verugna, je vous l’avais dit. Pourquoi avez-vous nié tous les deux quand je vous ai dit que je le savais ?

Joséphine, de son coin, répliqua à voix basse :

— Quand tu nous l’as dit, ce n’était pas vrai. Je jure que ce n’était pas vrai !

— Allons donc !

— Non, mon vieux, affirma Brasier, ce n’était pas vrai.

Radouci par cette parole, Verugna ajouta :

— Dites tout de suite que c’est moi qui vous en ai donné l’idée.

Joséphine, qui s’était mise à pleurer, s’écria :

— Pour sûr, c’est toi. Je n’y pensais pas avant.

— Toi, ma petite, fit Verugna en étendant la main, tu recevras tout de même une bonne paire de gifles.

— Donne-la-lui, la paire de gifles, reprit Brasier, et que ce soit fini ! Tu fais le fanfaron, tu cries partout que tu te fiches pas mal d’être trompé par tes amis, et puis tu es comme les autres. Tiens ! tu as l’air d’un mari, pouah !

Verugna fut scandalisé.

— J’ai l’air d’un mari, moi !

— Je l’ai dit et je le répète. Il ne te manque plus, continua-t-il, que de m’envoyer tes témoins, je les attends…

À ce moment, on frappa à la porte.

— Qui est-là ?

Une voix répondit :

— C’est moi.

— Ah ! c’est Farjolle ! dit Verugna. Entre donc, tu n’es pas de trop, on s’amuse.

Farjolle demanda :

— Qu’est-ce qui se passe ?

Brasier s’adressa à lui :

— Voulez-vous me servir de témoin ?

— Contre qui ?

— Contre Monsieur, — il désigna Verugna ; — il paraît que je l’ai offensé.

Le directeur de l’Informé prit un air dédaigneux :

— N’écoute donc pas ce que te raconte cette brute.

— Enfin, dit Farjolle, qu’y a-t-il ?

Verugna expliqua la scène, sans omettre un détail, avec sa précision ordinaire de langage. Il conclut :

— C’est le flagrant délit dans toute sa simplicité. Avoue que Brasier est un cochon.

Farjolle donna son avis.

— Brasier a eu tort, certainement. Mais de là à lui envoyer des témoins…

— Est-ce que je songe à lui envoyer des témoins ?… Laisse-moi flanquer une gifle à Joséphine d’abord.

Joséphine ne pleurait plus. Elle lui tendit la joue.

— Flanque-la, ta gifle, si ça te fait plaisir.

Il fit le simulacre en riant. Farjolle éclata, trouvant cela excessivement drôle. Brasier haussa les épaules.

— Faut-il que ce Verugna soit assez serin !

— Tu en parles à ton aise. Trouve-moi beaucoup de gens qui se conduiraient comme moi, en présence d’un flagrant délit.

— Pas flagrant, observa Brasier.

— Comment, pas flagrant ?

— Non. Si j’avais voulu nier, j’aurais pu.

— Tu as un aplomb !

— Je te dis que j’aurais pu. Seulement, je suis bon pour toi et j’ai préféré avouer.

Verugna eut un accès de ce rire particulier qui donnait un caractère enfantin aux choses les plus répugnantes qu’il faisait.

— Ah ! ah ! il ne te reste qu’à m’avouer combien de fois vous m’avez trompé ?

Joséphine intervint, se rapprocha de son amant, complètement rassurée sur l’issue de cette aventure :

— Très peu de fois, mon coco. Ce n’est pas la peine d’en parler.

— Je vais même aller jusqu’au bout dans la voie des aveux, continua Brasier… Oui, mon vieux, j’ai encore quelques pénibles confidences à te faire sur le passé.

— Horreur ! s’écria Verugna, m’aurais-tu trompé avec Augustine ? Je m’en doutais…

— Je t’ai trompé avec Augustine.

— Avec Clara ?

— Avec Clara aussi. Par exemple, j’ai eu du mal ; elle t’aimait beaucoup.

Verugna confirma :

— Oui, elle m’aimait énormément.

— Et avec Delphine.

— Oh ! celle-là, c’était une rosse.

Alors Joséphine regarda Brasier et lui cria :

— Toi, tu me dégoûtes !

Une réconciliation générale eut lieu. Voyant que la paix était faite, Farjolle dit à Verugna :

— J’ai à vous parler d’une affaire sérieuse.

— Une affaire sérieuse ? Eh ! là, vous deux, les amoureux, laissez-moi et allez m’attendre au restaurant. Je vous paye à dîner.

— Maintenant, mon cher, lui dit Farjolle, un mot. J’ai « levé » une affaire superbe. Nous sommes deux, Velard et moi.

— Et c’est ?

— Connaissez-vous Griffith, le grand barnum anglais ?

— Très bien. Riche à millions. Il fait quelque chose de nouveau ?

— Et à Paris. Cet homme s’est aperçu qu’en été, à Paris, les Parisiens n’ont aucune distraction, quelques maigres concerts, toujours la même balançoire. Et il veut installer, cet été, un établissement énorme, tenant du théâtre, de l’hippodrome, du cirque, de la kermesse, où il y aurait de tout : des artistes, des clowns, des chevaux, des femmes. C’est une affaire de plusieurs millions, avec des bénéfices fabuleux, si elle réussit. Nous avons levé ça, Velard et moi, et je pars demain matin pour Londres voir Griffith, le décider tout à fait, et organiser sa publicité. Pouvez-vous me donner une lettre de recommandation pour lui et m’autoriser à traiter au nom de votre journal ?

— Mais, parfaitement, et ne te gêne pas avec Griffith ; des millions, je te dis, et jetant l’argent par les fenêtres.

— Je crois que c’est une affaire faite.

— Moi aussi. Télégraphie-moi de Londres dès que tu auras vu Griffith.

Verugna griffonna une lettre dans laquelle il recommandait Farjolle comme le seul homme capable de lancer une affaire de cette importance.

— Voici. Bon voyage et tiens-moi au courant.

Farjolle se hâta de rentrer chez lui et d’annoncer cette nouvelle à Emma qui venait de l’apprendre par Velard.

— Enfin, ma chérie, en voilà une d’affaire, une vraie. Ça me change des bretelles et des corsets de Borck et d’un tas de petites machines qui rapportent quatre sous en se donnant un mal du diable. Ça me donnera du travail aussi, parbleu ! mais au moins le résultat en vaudra la peine.

— Combien, à peu près ?

— Hum ! je ne pourrais pas dire exactement… Trente mille francs, peut-être plus, peut-être moins, ça dépendra.

Emma s’écria :

— Trente mille francs, pour toi !

— La moitié seulement, nous sommes deux…

— Ah !

— Mais au fait, c’est le petit Velard avec qui je suis… J’oubliais… C’est ce sacré petit Velard qui m’a indiqué l’affaire. Il sait tout, ma parole d’honneur. Je dois avouer qu’il a été bien aimable dans cette occasion. Il n’avait pas le temps de s’en occuper lui-même et il m’a choisi pour le remplacer.

Quoiqu’elle fût prévenue, Emma ne put se défendre d’une passagère émotion.

— On est toujours récompensé d’avoir rendu service aux camarades, continua Farjolle.

— Quel service as-tu donc rendu à Velard ?

— Quel service ! Tu oublies que j’ai été son témoin contre Brasier : sans moi, il aurait été sûrement obligé d’aller sur le terrain, et un duel, dans sa position, quand on n’a pas de temps à perdre, ce n’est pas amusant.

— En effet, dit Emma, tu lui as rendu là un service important : il t’en est reconnaissant, ce n’est que juste. Allons faire ta valise, mon chéri.

— N’oublie pas mon habit. À Londres, on se met en habit tous les soirs.

D’aller en Angleterre pour gagner de l’argent, Farjolle éprouvait une certaine fierté. Le voyage lui semblait une expédition dangereuse, une de ces entreprises décisives qui comptent dans une existence. Il fallait traverser la mer, s’exposer, lutter, conquérir. Justement, il savait un peu d’anglais et il vit dans cette circonstance comme une indication du Destin.

— Je vais gagner quinze mille francs et peut-être davantage. Dans quel métier gagne-t-on quinze mille francs d’un seul coup !

Emma était surprise de l’importance de ce chiffre et lui demanda quel intérêt pouvait avoir ce Griffith, — elle prononça mal et Farjolle rectifia d’un air grave, — quel intérêt pouvait-il avoir à distribuer une pareille somme à lui et à Velard.

— Tu ne comprends pas ce genre d’affaires, ma chérie, ce n’est pas de ta faute. Sache qu’il faut traiter avec tous les journaux de Paris, pour la publicité, payer une foule d’articles de réclame, lancer l’affaire, quoi ! Il y a à Paris, autour des journaux, des milliers de gens qui sont à l’affût et ne vivent que de ces hasards-là. À mon retour, je vais être assailli… Griffith sera forcé de dépenser deux cent mille francs, au moins, rien que pour la réclame et les affiches.

— Quand ouvrira-t-il son établissement ?


— Velard affirme qu’il ouvrira cet été. Nous reviendrons de la campagne pour assister à l’inauguration.

— C’est vrai, nous serons à la campagne.

— Il n’y a plus de doute aujourd’hui. Es-tu contente ma chérie ?

— Oh ! oui tu sais, c’est mon rêve, la campagne !

— À propos, te rappelles-tu ce que je te disais l’autre jour, de Joséphine ?…

— Eh bien ?

— Eh bien, Joséphine et Brasier se sont laissé pincer dans le cabinet de Verugna.

— Ah bah !

Il lui raconta l’histoire en détail.

— Et alors cette pauvre Joséphine est sur le pavé ?

— Mais pas du tout, dit Farjolle. Verugna a été délicieux, d’un sans-façon exquis. Cinq minutes après, il n’y pensait plus et ils ont dîné tous les trois ensemble,

Et il ajouta philosophiquement :

— Comment veux-tu qu’un homme dans la position de Verugna, directeur d’un des plus grands journaux de Paris, plus influent qu’un ministre, se préoccupe de ces bêtises-là ?

Emma le regarda une seconde pendant qu’il fermait sa valise à clef.

Il partit le lendemain matin, à huit heures. Elle voulut l’accompagner à la gare, rentra, s’occupa de son ménage, déjeuna seule.

Son rendez-vous avec Velard était à deux heures, chez lui. Après déjeuner, elle sortit.

« Il fait beau, je vais y aller à pied, se dit-elle, par le parc Monceau et les Champs-Élysées. »

Elle flâna d’abord, pensant à Farjolle, regardant les images aux devantures des boutiques. Place Clichy, elle s’approcha d’un rassemblement causé par un accident de voiture et écouta des conversations. Puis, elle prit les boulevards extérieurs, dont les arbres maigres luisaient au soleil. Elle marcha plus vite.

Elle revoyait la figure attendrie de Velard quand elle lui avait dit, hier : « À demain, chez vous, deux heures. » Il devait compter les minutes, le petit. L’avait-il assez suppliée ? « Vous serez aussi libre chez moi qu’ici, et vous ne ferez que ce que vous voudrez. »

Oui, en allant ainsi chez lui, dans son appartement de garçon, à un rendez-vous d’amour, Emma sentait qu’elle restait maîtresse de la situation, que le résultat de l’aventure dépendait d’elle absolument. Elle pouvait, encore là, sur le canapé, tromper ou ne pas tromper Farjolle, à sa guise. Velard lui obéirait sur un signe, sur un mot, sans rien oser.

Un tramway, en passant, jeta un coup de trompette qui la secoua. Machinalement, elle leva la tête vers le conducteur, qui arrêta le véhicule.

— Tiens ! dit-elle, si je montais dedans et si je rentrais chez moi ! Ce serait bizarre.

Cependant, elle fit signe au conducteur qu’elle s’était trompée et le tramway repartit.

À cette heure-ci, Farjolle s’embarquait. Quinze mille francs de gagnés : il s’agirait d’en faire un bon usage. C’est un joli appoint, quinze mille francs, quand on est prudent et qu’on sait les manier. Quelques affaires, de la veine de temps en temps, on est vite tranquille et on peut alors s’amuser gentiment, vivre très heureux.

Au fait, cette aventure avec Velard était-elle autre chose qu’un amusement ? Et elle ne cesserait pas d’être une simple distraction, même si Emma allait jusqu’au bout. Est-ce que Farjolle ne lui avait pas raconté l’histoire de Joséphine avec une désinvolture parfaite, ajoutant que ces accidents n’ont pas grande importance dans la vie ? Il ne le saurait jamais, d’ailleurs, et ne serait pas ridicule pour cela. Les maris ridicules sont ceux qui soupçonnent leur femme, surveillent sa conduite, qui sont trompés tout de même et ne découvrent rien. Farjolle, lui, ne serait jamais effleuré d’un soupçon. Il avait en tête des choses plus sérieuses. Elle lui éviterait tout désagrément et s’amuserait un peu de son côté, sans lui faire de tort.

Alors, autant prendre une résolution dans le plus bref délai et ne pas faire traîner ce pauvre gosse.

— Va-t-il être assez heureux ! pensa-t-elle.

La figure rayonnante qu’il aurait après, quand elle se serait donnée, lui apparut. Elle pressa le pas. Elle était décidée ; elle s’abandonnerait tout à l’heure, dans vingt minutes.

Sûrement, il ne s’attendait pas à cette surprise, lui. Il comptait peut-être bien la posséder un jour, mais pas cette fois-ci.

— Oui, il sera bien drôle, après. Bon, deux heures et demie ! Je n’arriverai jamais à pied, c’est trop loin.

Elle héla un fiacre et baissa les vitres afin de sentir l’air sur son visage échauffé par la marche.

La porte de l’appartement de Velard était entr’ouverte : il la guettait. En entendant une voiture s’arrêter devant la maison, il descendit deux marches de l’escalier et se pencha. C’était elle. Il la prit par la main et l’entraina sans rien lui dire.

Il la conduisit dans son fumoir, la fit asseoir sur un fauteuil bas et apporta une petite table sur laquelle il y avait des liqueurs et des gâteaux. Puis il se mit à ses genoux, embrassa sa robe et la remercia d’être venue, avec de grandes paroles d’amour. Elle ôta son chapeau et il lui baisa les cheveux, gardant une mèche entre ses lèvres.

— Ne faites pas l’enfant, dit-elle.

Alors, il redevint tendre et timide, comme là-bas, au petit café de la place Blanche. Il lui offrit des gâteaux, la força de boire un verre de liqueur et recommença de lui parler d’amour, en tenant ses mains.

Des phrases sentimentales lui venaient, d’une forme banale et maladroite, car il ignorait l’art de la passion parlée, n’en ayant jamais eu besoin jusqu’à présent dans ses luttes contre les femmes.

Emma, heureusement, ne possédait pas un esprit plus délicat que le sien et ne s’apercevait guère des bêtises qu’il disait.


Quatre heures sonnèrent. Il lui avait fait visiter son appartement et lui avait répété plusieurs fois encore qu’il l’aimait de toute son âme.

Emma sourit, mangea un gâteau et songea :

— Ce serait joliment drôle si ce n’était pas pour aujourd’hui.

Néanmoins cette idée contrariait ses résolutions. À quatre heures et demie, comme il prononçait de nouvelles paroles, empreintes de la tendresse la plus pure, elle fut agacée. Elle dit :

— Je m’en vais il est temps.

Il supplia :

— Oh ! non, pas tout de suite. Asseyez-vous encore un instant.

Voyant qu’elle allait se lever, il appuya doucement sur son épaule. Elle sourit, il l’embrassa à la joue. Elle tourna les yeux vers lui : ses lèvres étaient si près que Velard brusquement les saisit dans les siennes.

Sous cette caresse, la première qu’elle lui donnait, il sentit reparaître la brutalité de sa jeunesse. Emma fut surprise de son étreinte, qu’elle attendait cependant, et ploya entre ses bras, qui tremblaient.

À sept heures, elle s’écria :

— Il doit y avoir à la maison une dépêche de Farjolle. Passons la prendre avant d’aller dîner, voulez-vous, Paul ?

Paul répondit, en manière d’assentiment.

— Mon amour ! je t’adore.

Et ils se hâtèrent de se rhabiller.

Farjolle resta absent quatre jours. Velard les passa dans une extase continue. Chaque après-midi, Emma le retrouvait, et ils dînèrent deux fois au restaurant en cabinet particulier. Il voulut l’avoir une nuit entière, mais elle refusa obstinément de découcher : elle l’empêcha aussi de la tutoyer.

— Nous nous verrons souvent en présence de mon mari, lui dit-elle, et l’idée que vous me tutoyez me gênerait.

Le dernier jour, il lui demanda :

— Est-ce que je vous attendrai demain, Emma ?

— Non, demain, je ne pourrais peut-être pas, à cause de mon mari. D’ailleurs, il nous sera impossible de nous voir tous les jours.

— Venez place Blanche, je vous en supplie, comme avant.

— Oh non ! maintenant, ce serait puéril, ces rendez-vous. Dès que j’aurai un moment de liberté, je vous enverrai un petit mot.

— Une lettre de vous, Emma, je serais si heureux !

— Une lettre ! répliqua-t-elle en souriant, une lettre, c’est beaucoup. J’écrirai simplement le mot demain sur une feuille de papier. Vous comprenez, je ne puis vous envoyer des phrases, dans ma position.

VIII

Farjolle avait enlevé l’affaire. Il revenait avec un traité de Griffith pour la publicité de tous les journaux de Paris. Il fit à Emma de l’imprésario anglais un éloge enthousiaste.

— Ça n’a pas été long. Dès qu’il a vu que j’étais sérieux, que je me présentais avec l’appui de Verugna, nous avons signé. Le traité est au nom de Velard et au mien. Tiens, regarde-le.

Emma déclara qu’elle n’entendait rien à ces écritures.

— Bref, reprit Farjolle, ces écritures signifient que j’ai cent cinquante mille francs à ma disposition, ou plutôt que Velard et moi, nous avons cent cinquante mille francs à notre disposition pour la publicité de Griffith.

— Cent cinquante mille francs de réclame ! s’écria Emma.

— Nous allons en faire d’abord pendant un mois, le temps de tout préparer. Ces Anglais sont admirables ! Ils opèrent d’une façon gigantesque. Nous ne connaissons pas en France ces manières-là, et, tel que tu me vois, j’ai dans ma poche un chèque de trente mille francs pour commencer.

Il montra le chèque qu’Emma examina avec curiosité.

— Je le toucherai demain, et, après-demain, il y aura déjà une note dans tous les journaux. Je vais en avoir, de l’occupation.

La note ainsi conçue parut en même temps dans les principaux journaux :

« On annonce l’arrivée à Paris de M. Griffith, le grand barnum anglais, dont le nom est bien connu de nos lecteurs.

« M. Griffith a acheté à Auteuil d’immenses terrains couverts d’arbres centenaires, où il organisera des fêtes qui apporteront une véritable révolution dans les amusements parisiens. Le Cirque anglo-français sera le nom de ce nouvel établissement, auquel on peut désormais prédire un succès formidable. »

Quelques jours après, les mêmes journaux publiaient une autre note :

« M. Griffith, le grand barnum anglais, est arrivé hier à Paris.

« Des représentants de la presse et plusieurs membres de la colonie anglaise — on sait que M. Griffith est un ami particulier du prince de Galles — l’attendaient à la gare.

« M. Griffith a répondu par quelques mots émus, prononcés en français, aux souhaits de bienvenue que lui ont adressés nos compatriotes.

« Il s’est rendu immédiatement après à Auteuil, visiter les constructions du Cirque anglo-français, qui sont poussées avec la plus grande activité. Cent ouvriers y travaillent toute la nuit à la lumière électrique. »

Griffith, en effet, arriva, et Farjolle et Velard l’attendaient à la gare. Ils le conduisirent à l’Informé, où Verugna lui offrit un punch. Le barnum était un homme de cinquante ans, trapu, rouge, avec un gros ventre. Il parlait d’une voix bruyante et joviale, agitant ses bras. Mais, au milieu de l’exubérance de ses gestes, les yeux gris et presque immobiles observaient froidement.

De tous les journaux parisiens, l’Informé était le mieux renseigné sur le Cirque anglo-français. Il publiait la biographie de Griffith et les mots d’esprit qu’il avait faits pendant sa carrière ; il envoyait des reporters l’interviewer, racontait des visites à Auteuil, tenait le public au courant de l’état des travaux.

En peu de temps, Griffith fut un homme en vue, un de ces étrangers que les Parisiens préfèrent à leurs propres illustrations, et dont ils considèrent la présence comme un hommage à leur génie. Les journaux illustrés publièrent son portrait, et de belles photographies de lui, étalées aux boutiques des boulevards, provoquèrent des rassemblements. On cita des actions héroïques qu’il avait accomplies, pendant son voyage autour du monde, traînant après lui sa troupe de clowns, d’animaux et de sauvages ; des combats en Afrique contre les nègres, des luttes corps à corps avec des lions, des tigres et des serpents. L’enthousiasme fut à son comble lorsqu’on apprit qu’il venait de donner dix mille francs dans une fête de charité, à une artiste célèbre, en échange d’une simple gravure représentant l’Alsace et la Lorraine, embrassées.

Dès lors, on s’arracha Griffith. Des journalistes en arrivèrent à chanter sa gloire sincèrement, et sans y être excités par aucun intérêt, pris eux-mêmes à ce mirage de la réclame, ainsi que les méridionaux finissent par être dupes de leurs imaginations mensongères.

Le barnum se lia bientôt intimement avec les quelques douzaines de personnes qui, à Paris, transportent les renommées de cafés en cafés. Il y eut en son honneur, chez Moussac, un grand dîner où on lui présenta des actrices qui désiraient faire sa connaissance.

Farjolle l’accompagnait partout, s’occupant plus de l’affaire que Velard, absorbé par son amour. De l’avis général, sur le boulevard et dans les cercles, Farjolle avait montré, en cette circonstance, des talents supérieurs, un sens remarquable de la publicité. Certes, il jouait de bonheur aussi ; mais enfin ces bonheurs-là n’arrivent qu’aux gens organisés pour les recevoir. Quand on pensait que Farjolle, il y a quelques mois seulement, roulait dans les tripots à la recherche de cent sous, il fallait bien convenir que ce n’était pas le premier venu.

À son cercle, où tout le monde l’avait vu si décavé, si lamentable, sa fortune nouvelle excitait une immense admiration ; et on lui fit délicatement comprendre qu’il ne tenait qu’à lui d’être bientôt membre du comité. Brasier lui montrait, en public, une sympathie empreinte de considération et ne le « débinait » pas, entre camarades. Ce rare patronage ferma la bouche aux malveillants.

Il passa, dans son métier, pour un garçon sérieux, menant une existence régulière, et sur qui on pouvait compter. Sa tenue, d’une correction parfaite, contrastait avec les façons débraillées et insolentes de beaucoup de ses collègues ; son air bourgeois inspirait confiance aux clients.

« Farjolle, commençait-on à dire, fera mieux que de la publicité ; soyez sûrs qu’il entreprendra un jour quelque grande affaire. Il a de l’étoffe, ce n’est pas un vulgaire carottier. »

Il allait maintenant, avec sa femme, à toutes les premières de quelque importance, dans la loge de Verugna ou dans celle de Moussac, car ces deux personnages lui témoignaient une égale affection. Velard, au cours de la représentation, venait les retrouver. Emma et lui échangeaient le regard rapide et plein de mystère des amants.

Farjolle, complètement insensible aux choses du théâtre, s’ennuyait dès que le rideau se levait. Quand ses voisins applaudissaient, il applaudissait aussi, machinalement ; et si l’on chuchotait, à son côté, l’éloge d’une artiste, il répondait :

— Charmante, oui, charmante.

Il lui eût semblé déraisonnable et extravagant de ne pas être de l’avis des personnes les plus rapprochées de lui.

Durant l’entr’acte, dans ces couloirs bruyants de premières où les Parisiens d’élite se réunissent périodiquement pour se serrer la main, Farjolle reprenait son
équilibre. Il con­nais­sait, ren­con­trés chez Mous­sac, dans le cabi­net de Veru­gna, dans les cercles, les journa­listes les plus répan­dus. Il s’ap­pro­chait des groupes où des conver­sations s’en­gageaient sur la pièce, et écoutait la discussion avec un air d’approbation flatteuse et entendue. Il ne hasardait jamais des idées person­nelles, appuyant éner­gi­que­ment celles des autres. Ainsi, il était bien vu de chacun et on le prenait à témoin que telle ou telle opinion était exacte. Il ne lui en fallut pas davantage pour avoir bientôt la réputation d’un amateur éclairé, plein de goût et de mesure.

On le nomma parmi les personnes de marque qui assistaient à la représentation ; dans les échos des journaux boulevardiers, on lui attribua des mots qui n’étaient pas de lui, mais qu’il avait approuvés.

Des personnalités telles que Letourneur lui montraient de l’estime, et parmi les courtiers, agents d’affaires, boursiers de toute espèce, qui le soir prennent le nom de Tout-Paris des premières, on le considérait comme quelqu’un.

Emma s’ennuyait au théâtre, autant que son mari. Elle y venait en toilette fort simple, tandis que Joséphine et Noëlle, la maîtresse de Moussac, étalaient une élégance souveraine. Noëlle, qui était d’une extrême sévérité envers les autres femmes et qui critiquait leurs costumes en termes dédaigneux, lui prodiguait les compliments les plus flatteurs, rassurée sur la concurrence par la réserve et la modestie d’Emma. Elle la plaçait à son côté dans la loge de face qu’elle occupait.

Moussac et sa maîtresse, juges très difficiles en matière de théâtre, ne se gênaient guère dans leurs appréciations. Ils déclaraient, d’une voix péremptoire, devant leurs amis et connaissances, que la pièce était ridicule et les acteurs mauvais. L’opinion de Moussac et de Noëlle avait une grande importance dans une salle de première.

L’attitude de Joséphine, au milieu de ces solennités parisiennes, n’était pas moins remarquable. Quoiqu’elle ne possédât que le peu de littérature qui pénètre dans l’intérieur des boutiques de blanchisseuses, l’entourage de Verugna disait qu’elle avait un esprit « original et prime-sautier ». Un soir, de grands éclats de rire qui partaient de la loge du directeur de l’Informé, troublèrent un instant la représentation. Joséphine, en montrant un acteur, avait chuchoté

— Il joue moins bien qu’au théâtre de Montmartre.

Velard épiait Emma et pendant les entr’actes ne la quittait pas. Elle lui fit des observations à ce sujet :

— Sérieusement, Paul, vous finirez par me compromettre : Regardez-moi avec des yeux pareils quand je serai chez vous ; mais en public, tâchez de vous observer.

— Quand je reste un jour sans vous voir, je suis si inquiet, si désolé !…

— Écoutez une chose, mon cher Paul, et prenez-y bien garde. Si jamais quelqu’un soupçonne ce qui est, que ce soit par hasard ou par votre faute, nous serons obligés de nous séparer définitivement. Voyez-vous votre ami Brasier ou quelqu’un de ce monde disant : « Tiens ! Velard est avec la femme de Farjolle ! … » Ça, je ne le supporterai jamais !

Velard, très doux, répondit ;

— Je vous jure, Emma, que jamais personne ne saura que je vous aime.

Il ajouta :

— Croyez-vous que je sois heureux de vous voir parmi toutes ces femmes, cette Joséphine, cette Noëlle, qui ont roulé partout ?

— Je suis obligée de les fréquenter à cause de Farjolle. Je ne vais pas faire la bégueule, lorsque Moussac et Verugna se montrent avec elles, publiquement. Mais vous-même, mon cher, vous les connaissez joliment, ces femmes. Elles vous appellent : « Mon petit Velard ! »

Velard, résigné, dit :

— C’est vrai, on est forcé de fréquenter tous ces gens-là.

Depuis que Farjolle s’occupait de l’affaire Griffith, Emma n’allait plus chez le petit que deux ou trois fois par semaine. Non qu’elle fût mécontente ou désenchantée, mais deux ou trois visites par semaine à son amant lui paraissaient une débauche suffisante pour une personne raisonnable. Tous les jours, c’eût été une autre existence mêlée à son existence ordinaire, la contrariant, la compliquant ; de cette façon, son intrigue se bornait à des promenades de deux heures aux Champs-Élysées. Elle n’y songeait plus en rentrant à la maison, dans l’intérieur de son ménage.

Cependant Velard l’aimait uniquement, avec un désir continuel de la possession. Pour la première fois un homme l’aimait ainsi : les trois qui avaient précédé Farjolle étaient des êtres vulgaires, un commis de magasin, un employé de banque, un chef de bureau du ministère, légèrement abruti. Elle se les rappelait vaguement, sans émotion, ni plaisir, ne gardant d’aucun d’eux une sensation d’amour.

Après eux, Farjolle. Farjolle, elle ne voyait plus sa vie séparée de lui. Toute peine de Farjolle lui était douloureuse et leurs joies étaient communes. Elle n’éprouvait pourtant aucun remords à le tromper. Mais plutôt que de lui causer le moindre tourment, de l’agiter du moindre soupçon, elle eût préféré renoncer complètement aux distractions de l’adultère. Elle le trompait avec des délicatesses infinies, avec la même attention qu’elle mettait le matin à marcher dans la chambre sur la pointe des pieds, afin de ne pas troubler son sommeil.

Lorsque Farjolle semblait content, qu’il recevait quelque bonne nouvelle, Velard lui plaisait davantage. Elle se donnait mieux, avec plus d’entrain et d’abandon.

Un jour, au contraire, Farjolle paraissait préoccupé.

— Qu’as-tu, mon chéri ? lui demanda-t-elle. Il t’arrive un ennui ?

— Griffith était d’une humeur massacrante hier soir, Il a été injurié par un journal financier, un canard de rien du tout, un journal de chantage, qui veut de l’argent, parbleu ! J’ai eu beau lui dire que ça n’avait pas d’importance, il voulait tout casser…

— Pourras-tu arranger ça ?

— Je l’espère. Je vais tâcher de trouver une combinaison.

— Tu me la raconteras ce soir, n’est-ce pas, mon chéri ?

Et, ce jour-là, elle manqua le rendez-vous de Velard. Le soir, Farjolle avait traité avec le journal financier pour des excuses publiques et, le lendemain, Velard profitait de cet heureux dénouement.

Emma tenait à ce que rien ne lui gâtât son plaisir ; car elle était sensuelle comme elle avait un bon appétit, pas plus gourmande que vicieuse. Ses sens, comme son estomac, fonctionnaient bien, et elle aimait ses aises à table.

Velard et Farjolle, associés pour la publicité de Griffith, se voyaient fréquemment et étaient devenus intimes. Velard laissait au mari d’Emma la direction presque exclusive de l’affaire, que celui-ci menait de main de maître, sans chercher à tromper son client, à le « chambrer ». D’ailleurs, « mettre dedans » un monsieur comme Griffith constituait une opération extrêmement dangereuse.

— Cet homme, avait deviné Farjolle, est trop malin pour qu’on puisse le rouler. Ce qu’il y a de plus pratique avec lui, c’est la loyauté.

Les bénéfices étaient suffisamment jolis, même gagnés loyalement. Griffith, en affiches publicité, réclame, puffisme de tout genre, avait déjà dépensé une centaine de mille francs, dont Velard et Farjolle touchèrent le cinquième environ. Le barnum déclara qu’il dépenserait encore autant, dès que les constructions du Cirque anglo-français seraient à peu près terminées, pour chauffer l’inauguration. En somme, l’affaire donnerait à chacun des deux courtiers une quinzaine de mille francs, malgré les faux frais et l’imprévu.

Pour frapper un grand coup, quelques jours avant l’ouverture, Griffith résolut d’offrir un banquet de trois cents couverts « aux amis du Cirque anglo-français ».

— Il y a, disait-il, trois sortes de réclames : la réclame parlée, la réclame écrite et la réclame mangée.

Les journaux annoncèrent qu’au dessert les deux célèbres frères Drury, les clowns incomparables, exécuteraient leurs plus fameux exercices. Les demandes d’invitation affluèrent.

Trois longues tables parallèles furent dressées dans la salle du banquet : la table d’honneur réservée au corps diplomatique, la table de la presse, et la troisième table, pour ceux des convives qui ne rentraient dans aucune de ces catégories.

L’ambassadeur d’Angleterre avait été invité, mais s’excusa au dernier moment. Sa place fut occupée par un ami personnel de Griffith, homme excessivement correct et qui représentait bien. Des accidents analogues se produisirent pour les autres ambassadeurs. Cependant, deux chargés d’affaires de Républiques de l’Amérique du Sud honorèrent le banquet de leur présence.

À la table de la presse, il y avait Verugna : à sa droite Moussac, à sa gauche Farjolle ; des courtiers d’annonces venaient ensuite, ainsi que des membres de plusieurs cercles des boulevards, parmi lesquels Brasier.

Des personnages moins importants occupaient la troisième table.

Le banquet commença d’une façon très convenable. Brasier approuva le menu et manifesta l’intention de porter un toast après le potage. Farjolle le retint, comme il ouvrait la bouche pour dire évidemment des bêtises, et la table de la presse ne tarda pas à être bruyante.

Au milieu du repas les convives changèrent de place et la gaieté devint générale. Un silence se fit quand le moment des toasts arriva.

L’homme qui occupait la place de l’ambassadeur d’Angleterre se leva le premier et but « à l’intrépidité de Griffith et à la prospérité du Cirque anglo-français ». Des hourrahs accueillirent ces paroles, et l’homme, s’étant incliné gravement pour remercier, se rassit. Les convives se tournèrent du côté de Griffith et vidèrent leur coupe de champagne.

Brasier demanda qui était ce monsieur si distingué.

— Il représente l’Angleterre, répondit Farjolle, mais je ne sais pas son nom.

Alors, un des chargés d’affaires de l’Amérique du Sud prononça un discours en espagnol, puis Verugna s’exprima en ces termes :

— Je ne bois pas seulement à la prospérité du Cirque
anglo-français, je bois encore à la santé de notre honorable ami, M. Griffith. Pour moi, je considère que la fondation d’un cirque anglo-français dans la capitale de la France est de nature à resserrer les liens déjà si nombreux qui unissent deux grands peuples.

Ce toast fut couvert d’applaudis­sements et Moussac déclara que l’idée du Cirque anglo-français était une idée éminemment patriotique.

On apporta le café et les cigares et l’on passa dans une autre salle pour voir les exercices des frères Drury. Ces deux clowns devaient être une des principales attractions du Cirque anglo-français. Ils jouissaient d’une immense réputation en Europe et en Amérique, mais n’avaient jamais travaillé à Paris.

L’association des frères Drury présentait cette particularité qu’ils étaient brouillés à mort depuis longtemps pour une histoire de femme. Sur la scène, cabriolant et grimaçant ensemble, ils s’adaptaient l’un à l’autre avec une précision si prodigieuse, leurs deux masques semblaient si pareils, que l’imagination ne pouvait les concevoir séparément. La toile baissée, les spectateurs disparus, leurs visages devenaient hostiles et cruels.

Ils ne se fréquentaient pas en dehors de leurs exercices. En entrant en scène, ils se lançaient parfois un regard mauvais, et, tout d’un coup, devant le public, les deux inséparables bondissaient, s’embrassaient, se chatouillaient, réalisaient leurs ineffables fantaisies.

Ils avaient fait cette expérience que, l’un sans l’autre, ils ne produisaient qu’un effet médiocre, et ils avaient décidé de prolonger leur association jusqu’à un certain chiffre de bénéfices. Alors ils se sépareraient à jamais.

Personne ne soupçonnait cette inimitié ; car ils adoptaient une attitude conventionnelle lorsqu’ils se rencontraient quelque part, dans la vie privée, en présence d’étrangers.

Le banquet donna lieu le lendemain dans les journaux à un grand développement de réclame. On imprima les toasts.

À la fin de mai, le Cirque anglo-français ouvrit ses portes. C’était une vaste construction, entièrement en
bois, avec une entrée resplen­dissante de lumière électrique, au-dessus de laquelle s’entre­laçaient des drapeaux français et anglais. De l’entrée du cirque, un parc de marronniers, « de marronniers centenaires, » disaient les réclames, s’étendait. Après avoir traversé le parc on arrivait à un cirque en plein air qui contenait quatre mille spectateurs. Les spectateurs étaient abrités, la piste seule restant découverte.

Cette disposition constituait la principale originalité de l’établissement de Griffith. Au milieu du parc illuminé, une estrade était dressée pour l’orchestre et l’on dansait tout autour. Du cirque au jardin le va-et-vient était bruyant et pittoresque. L’administration recevait les dames non accompagnées.

Il y eut, le soir de l’ouverture, une bousculade immense et joyeuse. Le parc, le cirque et les dames non accompagnées obtinrent un succès considérable. On remarquait beaucoup de gens en habit noir.

À dix heures, on ne pouvait plus circuler ; des cris, des chansons et des éclats de rire retentissaient sous les arbres ; la bousculade devint insupportable. Alors, le bruit se répandit que l’on s’amusait énormément, et l’éloge de Griffith courut sur toutes les lèvres.

Malgré l’excitation générale, Paul Velard ne semblait pas joyeux. D’ailleurs, depuis qu’il était l’amant d’Emma, il menait une existence monotone et retirée ; ses camarades ne le voyaient plus. Au cercle, où d’habitude il déjeunait chaque matin, il n’apparaissait maintenant qu’à de rares intervalles. Brasier affirma qu’il allait épouser une dame âgée et très riche qu’il avait conquise par son air juvénile et ses façons cavalières. Il ne la nomma pas, par discrétion, mais laissa entendre qu’elle ne devait sa fortune qu’à son mérite personnel, ayant fait la noce pendant de longues années. Les membres du cercle furent unanimes à blâmer Velard d’une union si scandaleuse, mais les croupiers l’approuvèrent.

La figure du petit se transformait comme son caractère. Elle s’amaigrissait encore. Son nez ne paraissait plus aussi pointu, et les pommettes de ses joues ressortaient. Il s’aperçut de ce changement, un matin, en arrangeant sa cravate, et pensa :

— Je me fais de la bile avec cette femme-là.

Il se faisait en effet, de la bile, continuellement. Emma allait trop souvent aux premières, dans des bals et dans des fêtes où les hommes lui disaient des galanteries. Elle connaissait tous les amis de Farjolle et plusieurs rôdaient autour d’elle. Impossible pourtant de lui adresser des reproches. Emma ne cessait pas d’être simple, réservée et modeste. Il essaya en vain de surprendre dans son attitude ou dans ses paroles la moindre intention de coquetterie. Cela ne l’empêchait pas d’être d’une jalousie extrême. Lui qui évitait les querelles avec tant de soin, qui ne s’était jamais battu en duel quoiqu’il en eût eu déjà l’occasion, se sentait des envies de provoquer les gens.

Et, à cette soirée d’inauguration du Cirque anglo-français, il était nerveux et agité parce que Farjolle et Emma causaient avec Letourneur, le banquier. Sans qu’il sût pourquoi, Letourneur l’agaçait particulièrement. Un rival, Letourneur ? Non, Velard ne pouvait croire une pareille sottise. Letourneur était immensément riche, mais usé de corps, vilain de figure et assez sale. À cinquante-cinq ans, il courait les coulisses de théâtre, mais payait fort cher ses succès. Il se montrait très impertinent avec les femmes.

Ce qui l’agaçait, c’est que Farjolle avait pour Letourneur une admiration sans bornes et parlait fréquemment de lui à Emma.

— Letourneur est un bandit, s’écriait Velard, qui a volé tout le monde.

Farjolle répondait :

— Il vaut mieux voler tout le monde que de ne voler que quelques personnes. Aujourd’hui la fortune de Letourneur n’est plus attaquable ; elle est au-dessus des accidents. Moussac gagne deux cent mille francs par an rien qu’à faire la publicité de ses émissions.

Letourneur donna une poignée de main à Farjolle, s’inclina galamment devant Emma et se perdit dans la foule. Velard se rapprocha :

— Est-il toujours aussi mal élevé, le grand banquier ? demanda-t-il.

— Je ne sais pas, mon cher, où vous prenez que Letourneur est mal élevé, dit Farjolle. Il est charmant avec moi et, avec Emma, d’une courtoisie parfaite.

— C’est un malotru, reprit Velard.

— Pas avec nous, je vous assure. Vous avez des préventions contre lui, n’en parlons plus. Il faut que j’aille dire un mot à Griffith ; ayez l’amabilité de faire un tour avec ma femme.

Farjolle s’éloignait à peine que Velard, d’une voix basse, murmura :

— Emma, je t’en prie…

Elle tressauta.

— Mais vous êtes fou, positivement fou… Comment ? vous me tutoyez ? ici ?

Il s’excusa :

— J’ai parlé si bas…

— Je vous ai défendu de me tutoyer, c’est bien sérieux, entendez-vous, beaucoup plus sérieux que vous ne croyez… Vous garderez ces manières-là pour Jeanne d’Estrelle et pour toutes les grues que vous connaissez…

— Ne vous fâchez pas, Emma, je ne le ferai plus.

— Je ne me fâche pas… C’est bien assez que je sois votre maîtresse, chez vous, dans votre appartement. Tâchez de l’oublier quand nous ne sommes plus seuls… Je vous assure que ça ne pourrait pas continuer…

Ils marchèrent ensemble, dans la foule, et elle lui parlait d’une voix brève, par morceaux de phrases :

— Que vouliez-vous me dire tout à l’heure ?

Il hésita.

— Rien de bien important… Ce Letourneur m’horripile…

— Encore ! dit Emma… Vous êtes jaloux de Letourneur, maintenant ! Ah çà ! pour qui me prenez-vous ?

Velard balbutia :

— Non, je ne suis pas jaloux de Letourneur… Seulement… je trouve que Farjolle a tort de vous mener dans ce monde-là…

Elle quitta son bras brusquement :

— Vous m’ennuyez, à la fin, vous savez ! Farjolle me mène où il lui plaît, ça ne vous regarde pas. De quoi vous mêlez-vous ?

— Reprenez donc mon bras, on nous remarquerait, fit Velard.

— Je ne veux pas… Allons retrouver mon mari et que ce soit fini, n’est-ce pas ?

— Je suis jaloux parce que je vous aime trop… J’ai tort, voilà tout, murmura Velard, Alors, vous ne viendrez pas chez moi, demain ?

— Non.

— Et après-demain ?

— Non plus.

— Nous sommes brouillés ?

Emma le regarda et, se penchant légèrement, dit :

— Zut !

Velard, secoué, eut presque les larmes aux yeux.

Elle insista.

— Oui, zut ! J’en ai assez, vous êtes trop embêtant.

Ils aperçurent Farjolle qui s’avançait épanoui et heureux. Emma reprit le bras de Velard et, tout en souriant du côté de son mari, répéta encore :

— Vous avez compris ?

Le petit lui envoya un regard timide et l’abandonna à Farjolle.

— Nous irons souper, à la sortie, hein, mon cher ? voulez-vous ?

— Je suis fatigué, fit Velard.

— Allons donc ! Vous souperez avec nous, c’est entendu. Vous ne pouvez pas faire autrement, le soir de notre inauguration. C’est nous qui avons fait cette affaire-là, mon vieux, nous deux ! N’est-ce pas, Emma, il ne peut pas faire autrement ?

— Certes ! dit Emma.

Velard consentit, alors.

— Je vous attendrai à la sortie. Je vous laisse, je vais voir danser.

Il s’éloigna moins triste, avec le vague espoir que tout n’était pas fini entre eux. Il rencontra deux ou trois femmes qu’il connaissait et qui lui parlèrent. Il leur répondit à peine, songeant à autre chose. Une d’elles fit cette remarque :

— Il est devenu joliment abruti, Velard.

— Elle a raison, parbleu ! je suis devenu joliment abruti… Je le sais bien…

Il essaya de plaisanter, comme autrefois, mais les blagues ne lui venaient pas. Il but deux petits verres de cognac et fut encore plus sombre. Croisant son ancienne amie, Jeanne d’Estrelle, au bras d’un monsieur très brun qui avait un gros diamant à sa cravate, il éprouva un sentiment de dégoût.

À une heure du matin la foule commença d’évacuer l’établissement de Griffith. Velard retrouva Farjolle et Emma.

Durant le souper, les regards des deux amants se croisèrent. Paul avança son pied, sous la table, avec autant d’émotion que jadis ; elle ne bougea pas le sien. Leurs regards se croisèrent de nouveau, et comme Farjolle se retournait pour appeler le garçon, Velard fit un signe de tête.

Elle lui répondit oui d’un simple mouvement de ses lèvres qui souriaient ; car le petit lui plaisait encore, et elle n’était pas femme à changer tout d’un coup ses habitudes.

IX

— Dix louis en banque, monsieur Farjolle ? demanda le croupier.

Farjolle regarda sa montre : cinq heures. Venu au cercle pour un rendez-vous, il traversait la salle de jeu. Le baccarat languissait, les gros joueurs quittant Paris pour les villes d’eaux, Jean, le croupier qui lui adressait cette invitation, connaissait Farjolle depuis dix ans et souvent lui avait prêté cent sous à l’heure du dîner.

— Dix louis ? je veux bien. Voilà trois mois que je n’ai pas touché une carte.

— Dix louis de plus ou de moins, dans votre situation, monsieur Farjolle, qu’est-ce que c’est que ça ? D’ailleurs, vous êtes en veine, j’en suis sûr.

Jean répéta :

— Dix louis en banque !

Un grouillement se fit parmi les pontes. Plusieurs accoururent des salles voisines. Farjolle prit les paquets de cartes, les battit, en distribua à droite et à gauche, abattit neuf. Il n’avait pas d’émotion. Il aurait perdu ses dix louis qu’il serait parti tranquillement. Comme disait le croupier, dix louis de plus ou de moins ! Il gagna cinq ou six coups de suite.

— Combien ai-je en banque, Jean ?

— Dix-huit cents francs, à peu près.

Farjolle regarda de rechef sa montre et dit :

— La banque est levée.

Il changea les jetons du cercle contre de l’argent à la caisse, et donna un louis au croupier.

— Vous voyez, monsieur Farjolle, que vous étiez en veine. Y aurait-il moyen d’avoir deux entrées pour le Cirque anglo-français ? Je sors ma bonne amie, ce soir.

Il tira son portefeuille.

— Voici les deux entrées, Jean.

— Merci, Monsieur.

Farjolle quitta la salle de jeu, en même temps qu’un ponte décavé, qui s’écriait :

— Je ne ficherai plus les pieds dans ce tripot !

Il prit une voiture du cercle, passa à l’Informé, au bureau de Moussac, puis à un dépôt de tabacs de la Havane où il se paya une boîte de cent cigares. Alors, il rentra chez lui dîner.

Étendu sur les coussins de la voiture découverte, les jambes croisées, il regardait avec complaisance ses bottines vernies et son pantalon gris clair qui lui allait bien. Il tenait des gants froissés dans la main droite ; en traversant le boulevard il salua deux messieurs qu’il connaissait et qui levèrent leur chapeau d’un air de considération. Il était heureux et sans inquiétudes. Place Clichy, il acheta une tarte chez un pâtissier.

— Ma parole, il y a des moments où tout réussit, dit-il à Emma. J’ai gagné deux mille francs au cercle.

— Tu ne vas pas les reperdre, j’espère, mon chéri ? Je croyais que tu ne jouais plus.

— Je ne joue plus, en effet, et je n’ai pas l’intention de rejouer. Sois tranquille. C’est le hasard qui m’a fait prendre une banque, j’ai voulu voir si j’étais en veine.

Emma l’embrassa :

— Va, je sais que tu es raisonnable, et j’ai confiance en toi. Deux mille francs ! c’est notre maison de cet été. Quand allons-nous faire une tournée aux environs de Paris et chercher quelque chose ?

— Un de ces jours, la semaine prochaine… Il me reste deux ou trois affaires à régler.

— Nous irons du côté de Mantes… je connais des endroits… je me suis baignée dans la Seine par là. Il y a longtemps, mon chéri… Si on m’avait dit alors que je t’épouserais ?

Avec qui s’était-elle baignée par là, autrefois ? Ah ! oui, c’était avec l’employé du ministère qui avait la manie des bains froids. Une seconde, elle chercha son prénom, qu’elle ne se rappela pas. Jules, peut-être.

— Je nage un peu, tu verras.

Farjolle ouvrit la boîte de cigares, en alluma un, l’aspira en connaisseur, déclara qu’il était bon.

Il versa dans son café quelques gouttes d’une vieille eau-de-vie de cidre dont il avait acquis un petit fût, et but lentement.

— Dieu ! qu’on est bien chez soi ! dit-il.

Emma rapprocha sa chaise de la sienne, appuya sa tête contre son épaule, fermant les yeux quand la fumée du cigare lui arrivait dans la figure. Elle murmura :

— Je t’aime bien, mon petit chéri ; tu sais, je t’aime bien.

Farjolle lui baisa légèrement les cheveux.

— Ce qui nous manque maintenant, vois-tu, reprit-il, c’est un appartement confortable. On est réellement trop à l’étroit ici, et nous sommes trop éloignés aussi du centre de Paris. Il m’est difficile de recevoir quelqu’un.

— Après l’été nous déménagerons. Il n’y a qu’à donner congé avant de partir.

— Oui, il faut nous y résoudre.

— Par exemple, au centre de Paris, si on veut être bien logé, on paie joliment cher.

— C’est un sacrifice indispensable. Nous n’avons pas besoin d’un appartement comme Moussac, parbleu ! J’aurai des meubles payables moitié en argent et moitié en publicité. J’ai un tapissier sous la main, celui de Verugna.

— En voilà un qui nous a été utile, dit Emma.

— Verugna ! s’écria Farjolle, je peux faire ma fortune avec cet homme-là, si je ne suis pas un imbécile ! Que dirais-tu, si tu me voyais arriver un de ces soirs, avec deux cent mille francs, gagnés d’un seul coup ?

— Au jeu ?

— Jamais de la vie. À la Bourse, ma chérie.

— Tu crois que ce n’est pas dangereux, la Bourse ?

— C’est dangereux pour les gens qui n’y entendent rien… Mais des gaillards comme Verugna et Moussac ! L’important est d’avoir des renseignements.

Emma était inquiète cependant.

— Nous avons une quinzaine de mille francs à nous, aujourd’hui. Ce serait bête de les risquer et de tout perdre.

— Il n’est pas question de risquer les quelques sous que nous avons. Tu peux t’en rapporter à moi. J’ai des idées…

— Sois prudent, n’est-ce pas ? Je ne suis pas ambitieuse, moi, et je me moque d’avoir des chevaux, des voitures et de donner des soirées. Pourquoi ne continuerais- tu pas tranquillement ton métier, où tu es bien posé et où tu commences à gagner de l’argent ?

Farjolle sourit.

— Mon métier ! Crois-tu que mon métier consiste seulement à faire de la réclame à des Borck ou à des Griffith ? Tous les agents de publicité, un peu sérieux, s’occupent de Bourse… Moussac fait des coups à chaque instant et empoche des sommes énormes. Il y a assez d’idiots qui jouent à la Bourse, au hasard, pour que des malins en profitent… Il faut faire de tout à Paris… Tiens ! le mois dernier, si j’avais eu vingt mille francs à risquer, j’en gagnais deux cent mille sur la hausse des actions de la Banque marocaine… Verugna et Moussac ne se sont pas embêtés, ce mois-là…

— Deux cent mille francs ! dit Emma. Nous achetions une maison de campagne tout de suite. Par malheur, c’est un rêve.

— Oui, c’est un rêve. Mais c’est tout de même plus commode de gagner deux cent mille francs en jouant
à la Bourse, qu’en étant magistrat, avocat ou négociant.

On leur indiqua, à quatre kilomètres de Mantes, en aval de la Seine, une maison de campagne qui était en location. Ils allèrent la visiter le dimanche suivant. On l’appelait la Maison Verte ; elle appartenait à un peintre qui, ayant été décoré au dernier Salon, devait passer l’été dans des villes d’eaux. Le propriétaire la louait toute meublée. Il y avait, en bas, la cuisine, la salle à manger et une autre petite pièce ; en haut, trois chambres et l’atelier, éclairé par une large baie d’où l’on apercevait la Seine. Le jardin s’étendait jusqu’aux bords du fleuve et contenait un verger, un potager et une tonnelle sous laquelle on pouvait déjeuner. Farjolle déclara que le paysage était beau. En leur montrant la tonnelle, le jardinier leur dit :

— Monsieur l’a mise dans le tableau qui lui a valu la croix de la Légion d’honneur.

Il insista sur les légumes.

— Il y en a pour toute la saison. Monsieur n’en achetait jamais à la ville.

— Ce sera une rude économie, fit observer Farjolle à sa femme.

Emma admira un grand carré de salades. La vue d’un cerisier où plusieurs cerises commençaient à mûrir, les décida. Farjolle accepta le prix : quinze cents francs pour la saison. De plus, les gages du jardinier qu’ils gardèrent à leur service.

— Voici l’adresse de Monsieur, à Paris.

— J’irai le voir demain et nous emménagerons dans huit jours.

Ils visitèrent encore la maison, puis descendirent le jardin jusqu’à la Seine. Au bout de l’allée un ponton servait à amarrer deux canots, compris dans la location, un gros, ventru et court, où l’on était très à son aise, et un plus mince pour la course.

Farjolle n’osa pas monter avec Emma dans celui-ci, « parce que, dit-il, les costumes de ville ne sont pas commodes pour ramer ». Le jardinier leur fit faire une petite promenade dans l’autre. Emma se mouilla en embarquant, ce qui lui causa une véritable joie.

Ils rentrèrent à Paris avec l’idée de s’installer le plus tôt possible, tant la maison leur plaisait.

— Nous recevrons peu de monde, dit Farjolle. J’inviterai Velard à passer quelques jours ; j’espère que Verugna et Moussac viendront nous voir aussi, de temps en temps.

Des drames s’étaient produits dans les ménages Moussac et Verugna, vers l’époque du Grand-Prix, et il n’était question que de cela sur les boulevards. Joséphine devenait insupportable et n’avait plus aucune tenue. Elle en arriva à tromper Verugna avec un de ses rédacteurs qui fut obligé de quitter le journal après le scandale qui s’ensuivit, et un soir, dans un café de Montmartre, où elle allait parfois malgré la défense expresse de son amant, elle se mêla à une bataille de femmes. Elle reçut des gifles, en donna, et les agents intervinrent. Joséphine criait, dans le café :

— Je suis la femme du directeur de l’Informé !

Les agents la conduisirent au poste, ainsi que deux autres femmes qui ne cessaient de s’injurier et de se menacer. Le secrétaire du commissaire de police, jeune homme indulgent et au courant des mœurs du quartier, leur adressa des remontrances ; mais Joséphine le prit de très haut avec lui :

— Si vous ne me relâchez pas tout de suite, vous aurez affaire à mon amant.

— Et qui est votre amant, Madame ? demanda ironiquement le secrétaire.

— C’est M. Verugna, directeur du journal de l’Informé.

— Je vais envoyer quelqu’un au journal. Si M. Verugna nous prie de vous relâcher, nous le ferons par égard pour lui. Donnez-moi votre nom.

Une demi-heure s’écoula. Les trois femmes, réconciliées devant l’appareil inquiétant de la police, causaient doucement. Joséphine répondait de la situation.

— J’en serai quitte pour une scène avec mon amant. Tant pis ! ce ne sera pas la première.

Le secrétaire du commissariat les délivra en leur recommandant de faire moins de tapage dorénavant dans les cafés. Joséphine lui serra la main.

— Bonsoir, jeune homme. Vous voyez que je ne vous blaguais pas.

— Je n’en ai jamais douté, Madame, répliqua-t-il, en s’inclinant galamment.

Joséphine ne s’en tira pas, comme elle croyait, avec une simple scène de reproches. Verugna lui dit brutalement :

— Cette fois-ci, ma petite, je t’ai assez vue, fiche-moi la paix et va-t’en « vadrouiller » à Montmartre tant que tu voudras.

Brasier lui-même partagea cet avis. Il trouva que Joséphine avait dépassé la mesure. Cependant il engagea Verugna à lui laisser une centaine de louis « pour qu’elle se débrouillât ». Le directeur de l’Informé y consentit après quelque hésitation. Brasier lui fit de la morale, à propos de ses maîtresses.

— Je ne te dis pas que tu devrais, te ranger, être convenable. Tu ne pourrais pas, ce n’est pas dans ton caractère. Mais tu devrais renoncer à te coller avec des danseuses ou avec des filles de Montmartre qui te trompent avec tous tes amis et qui te couvrent de ridicule.

— Oui, il y a des jours où j’en ai assez, ma parole !

— Ce qu’il te faudrait, c’est une femme d’un certain âge, qui ne tiendrait plus à faire la noce. Tu n’as jamais eu pour maîtresse une femme d’un certain âge ?

— Ma foi, non, je ne me rappelle pas, dit Verugna.

— Prends exemple sur Moussac ; de ce côté-là, il est plus malin que toi… L’as-tu vu déjà avec des gamines, vicieuses et compromettantes ? Regarde Noëlle : elle a trente-huit ans, c’est vrai, mais elle est encore très bien… et elle a une conduite régulière. Je l’aime beaucoup, Noëlle.

— Elle me plairait aussi.

— Il n’y a pas que Noëlle, dans ce genre-là. Enfin, réfléchis, que diable !

Par une heureuse et singulière coïncidence, la brouille survenait en même temps dans le ménage de Moussac. Moussac était dans la situation inverse de Verugna. Il n’avait jamais eu pour maîtresse que des femmes d’un certain âge, et, à quarante ans, le goût lui venait de maîtresses jeunes et fraîches. Il se mettait à tromper Noëlle avec des figurantes et des demoiselles de magasin. Il la négligeait tellement que celle-ci comprit :

— Ça ne peut pas durer comme ça. Je n’ai pas besoin de toi ; séparons-nous bons amis.

Moussac balbutia un prétexte. Elle haussa les épaules.

— Tu ne veux plus de moi, et moi j’ai assez de toi, bonsoir. Ce n’est pas la peine de faire tant d’histoires.

Il se conduisit bien à son égard, il lui fit cadeau d’une somme d’argent véritablement suffisante pour trois années de liaison.

Noëlle ne tarda pas à rencontrer Verugna dans les détours de la vie parisienne, tandis que Moussac apprenait la rupture de ce dernier avec Joséphine. L’échange se fit simplement, et le monde vit d’un bon œil que des personnes aussi sympathiques que Joséphine et Noëlle ne se trouvassent pas sans position du jour au lendemain. Bientôt on oublia les détails de cette aventure, et les nouveaux ménages se consolidèrent. En se revoyant, Moussac et Verugna n’étaient pas gênés ; les deux femmes se parlaient comme autrefois et prenaient le bras de leurs amants sans commettre la moindre erreur.

Quant à Brasier, il se demanda auquel des deux couples il s’attacherait plus particulièrement. Mais il avait l’habitude de Verugna, dont il préférait les façons à celles de Moussac.

Ils projetèrent tous de faire des parties ensemble pendant l’été. Les hommes ne quittaient guère Paris, retenus, l’un par son journal, l’autre par la multitude de ses affaires, Brasier par son horreur des déplacements. Ils passaient seulement une semaine au bord de la mer, au moment des courses de Deauville.

Joséphine proposa un jour d’aller voir Farjolle et Emma à la campagne.

— Nous sommes tous invités, allons-y, ils seront très contents.

Moussac acquiesça :

— Au fait, Farjolle me l’a encore rappelé l’autre jour. Je vais lui écrire un mot, il nous attendra à la gare.

— Oui, Farjolle est un bon garçon, dit Verugna. Viens-tu, Brasier ?

— Certes.

— Nous partirons demain matin, si vous voulez Moussac, vous vous chargez de le prévenir ?

— Oh ! pourquoi le prévenir ? reprit Joséphine. Il n’y aura peut-être pas de quoi déjeuner, ce sera bien plus gentil.

Brasier blâma cette opinion.

— Joséphine est toujours la même. S’il n’y a pas de quoi déjeuner, nous serons tous bien attrapés.

— Il y a un moyen beaucoup plus simple. Ne prévenons pas, mais apportons des provisions.

Joséphine battit des mains.

— Oui, apportons des provisions. Je m’en charge… Nous ne mourrons pas de faim, je vous le promets…

Elle et Moussac arrivèrent, en effet, à la gare dans une voiture chargée de paquets. La charcuterie dominait. Brasier remarqua une langouste dont une patte dépassait, et s’écria :

— D’où vient cette manie d’emporter toujours des langoustes ou des homards à la campagne ?

Personne ne trouva de ce fait une explication suffisante Les hommes se partagèrent les paquets, et tous les cinq montèrent dans un wagon. Durant le trajet, Joséphine fut bruyante.

À Mantes, ils louèrent une voiture et se firent conduire à la Maison-Verte. Farjolle, à leur vue, manifesta une joie sans bornes.

— Ah ! quelle bonne surprise ! Ah ! mes amis, que vous me faites plaisir ! Qui a eu cette idée-là ?

— C’est Joséphine !

— Elle est charmante, Joséphine. Ma femme va être contente !

— Où est-elle donc, Mme Farjolle ? demanda Noëlle.

— Elle est sur le bord de l’eau ; elle pêche à la ligne avec Velard.

— Comment, dit Verugna, Velard est ici ?

— Depuis huit jours. Nous sommes revenus ensemble à mon dernier voyage à Paris et il n’a pas bougé.

Ils entrèrent dans la maison, et Farjolle leur donna des chapeaux de paille dont il avait acheté une quantité. Lui, était vêtu tout à fait en campagnard, d’une blouse bleue et de gros souliers

— J’étais en train d’arroser les radis, dit-il.

Il les emmena au jardin où Joséphine se hâta de cueillir des cerises, en cassant des branches. Au bruit des voix, Emma accourut avec Velard. Ils avaient, chacun, une ligne à la main. Emma reçut de grands compliments pour sa bonne mine. Elle portait une matinée blanche, serrée à la taille par une ceinture.

Velard pensa :

— En voilà des raseurs, nous étions si bien ici.

Brasier s’approcha de lui et de l’air narquois qu’il avait toujours :

— Comment va la pêche, jeune homme ?

— J’ai trois gardons… Et vous, Brasier, êtes-vous pêcheur à la ligne ?

— Dans votre genre, mon cher.

On déjeuna sous la tonnelle. Farjolle, heureux de posséder à sa table des personnages d’une pareille importance, se prodiguait. Velard parla peu, observant à la dérobée Emma, qui, à côté du directeur de l’Informé, lui faisait mille politesses.

La conversation roula d’abord sur les heures des trains. Ensuite, Farjolle offrit des radis qu’il avait semés lui-même et fit l’éloge de la campagne. Peu à peu, Verugna se laissa aller à dire des choses légères et, comme Emma souriait, lâcha des mots très raides qui soulevaient des éclats de rire. Velard fronçait les sourcils, furieux du sang-froid d’Emma devant de telles grossièretés.

Après déjeuner les dames voulurent monter en canot.

— Je sais ramer, moi, je vous conduirai ! s’écria Joséphine.

— Non, répondit Farjolle, ce ne serait pas prudent : il y a trop de courant. Il faut que quelqu’un vous accompagne.

Velard offrit ses services avec empressement. L’arrivée de tous ces visiteurs l’exaspérait, Brasier lui semblait ironique. À table, il avait fait deux ou trois plaisanteries inquiétantes, en le regardant. Et puis, ces deux grues qui se permettaient de parler à Emma comme à une de leurs semblables ! Farjolle était bien inconséquent.

— Allons, Mesdames, en bateau !

Et, en quelques coups d’aviron, il s’éloigna de la rive, heureux d’arracher Emma à ces hommes débineurs et sans scrupules.

Alors Farjolle insista pour leur faire visiter le potager. Pendant qu’il expliquait la façon de semer les radis, Brasier poussa du coude Verugna.

— Les as-tu vus, hein ?

— Qui ça ?

— Eh bien ! la dame et Velard…

— Tu crois ?

— Il n’y a aucun doute. Elle, est parfaite : impossible de rien deviner ; mais le petit, quel serin !

Verugna, très heureux, dit tout haut :

— Ce bon Farjolle !

Celui-ci se retourna en souriant :

— Est-on tranquille, ici ! Ça vous change du boulevard. Pas de gêne entre nous, n’est-ce pas ? Si vous êtes fatigués, reposez-vous : j’ai des hamacs.

— J’accepte, moi, dit Brasier. Le hamac est ce qu’il y a de plus intéressant à la campagne. J’adore fumer une pipe en me balançant.

— Vous restez à dîner, c’est convenu. Je vais commander une carriole dans le pays pour vous ramener à Mantes au train de neuf heures.

Moussac, mis au courant de la découverte de Brasier, laissa voir aussi une grande satisfaction. Mais la joie de Verugna était immense.

— Ce sacré Farjolle !… Décidément, j’aime énormément ce garçon-là. Quel flegme ! Si nous le lui disions, que sa femme le trompe… Je suis sûr que ça lui serait égal.

— Ça lui ferait peut-être même plaisir, ajouta Moussac.

Brasier eut de la peine à arrêter Verugna, qui ne se contenait plus.

— Tu n’es qu’un s… ! Sa femme le trompe. Après ? Est-ce que ça te regarde ? Farjolle est un gaillard très intelligent, pour lequel j’ai de la sympathie.

— Moi aussi, fit Moussac.

— Et moi donc ! exclama Verugna. C’est pourquoi je voudrais le prévenir.

— À quoi cela servirait-il ? continua Brasier. Il vaut mieux nous en amuser.

La journée se termina gaiement. À huit heures, la voiture arriva, et les dames s’embrassèrent.

— J’irai à Paris un de ces jours pour affaires, dit Farjolle. Je passerai à l’Informé vous serrer la main, Verugna.


X

Velard était de moins en moins heureux dans ses amours. Emma avait une telle passion pour la campagne qu’elle négligeait le petit avec un sans-gêne désolant. D’abord, dans les premiers jours de l’installation, elle refusa de retourner rue Clément-Marot, sous prétexte, qu’elle devait s’occuper d’une foule de détails, et entre autres de l’organisation d’une basse-cour. Elle tenait beaucoup à avoir des poulets, des pigeons et des lapins, choses qu’elle rêvait depuis longtemps. Velard restait froid devant ces projets et l’agaçait par cette indifférence. Encore à Paris, il avait de bonnes heures, des après-midi délicieuses et parfois l’illusion d’être aimé : maintenant sa vie était une privation continuelle.

Farjolle l’invita cependant à rester quelques jours à la Maison-Verte et Emma ne parut pas mécontente. On lui donna une chambre d’ami et il crut que ses tourments allaient finir. Emma riait avec lui, faisait des promenades en bateau, pêchait à la ligne. Mais quand il cherchait à l’embrasser, elle l’arrêtait par des paroles désagréables. Elle promit, sur les supplications de Velard, d’aller à Paris bientôt, s’il se trouvait une occasion. « Mais ici, chez moi, près de mon mari, je ne voudrai jamais, il faut en prendre votre parti. »

Entre sa femme et Velard, Farjolle menait une existence facile ; aucun souci ne l’agitait et il avait une grande confiance dans l’avenir. Il développait ses idées pour l’hiver, à la rentrée.

— J’ai du crédit et des relations, aujourd’hui. Je crois que je me déciderai à fonder un journal financier, dont j’étudie les bases. Il y a énormément à faire dans cet ordre d’idées-là. Avec mon journal, je serai au centre de la place et je pourrai manœuvrer… Que dites-vous de cela, Velard ?

— Je dis qu’il y a en effet une situation à prendre. La plupart des journaux financiers sont des feuilles de chantage, fondées pour profiter d’une émission et pour flouer des clients de province ; il y en a quelques-uns de sérieux, mais pas assez.

— Vous avez raison, mon cher. Un homme un peu connu, et qui aurait la réputation d’être honnête, réussirait certainement. On ne s’imagine pas ce qu’on peut gagner d’argent loyalement, dans les affaires !

La visite de Verugna et de Moussac lui parut de bon augure.

— Je peux compter sur eux, dit-il, et je vais même aller, la semaine prochaine, à Paris, pour causer avec Verugna.

Ce départ de Farjolle ennuya le petit. « Jamais Emma ne voudra que nous restions seuls toute une journée. Je vais être obligé de partir aussi. » Il mit la conversation sur ce sujet.

— Mon cher, nous nous en irons par le même train. Il n’est peut-être pas convenable que je sois seul ici avec votre femme.

Farjolle se récria :

— C’est idiot ! Je pars après déjeuner et je reviendrai le soir. Je me fiche pas mal de ce que diront les voisins. Restez donc, vous tiendrez compagnie à Emma. N’est-ce pas, ma chérie ?

Emma fut de cet avis et déclara qu’elle se moquait également du qu’en-dira-t-on à la campagne, dans un pays où ils ne fréquentaient personne. Velard alors conçut une vague espérance.

— Nous irons vous attendre à la gare.

Farjolle dressa une liste de commissions. En arrivant à Paris, il passa chez lui, puis au cercle, et fit ensuite des courses. Il acheta un costume de bain pour Velard et de la parfumerie. À six heures, il se rendit à l’Informé où Verugna l’accueillit avec sa familiarité habituelle.

— Comment vas-tu, vieux paysan ? Dînes-tu à Paris ?

— Oui, je ne repartirai qu’après dîner.

— Parfait. Nous dînerons ensemble. As-tu emmené ta femme ?

— Elle est restée à la campagne.

— Et Velard ?

— Velard aussi…

Verugna ricana.

— Comment, crétin, tu laisses ta femme et Velard, tout seuls, pendant que tu viens à Paris ?

Farjolle sourit.

— Quel mal y a-t-il ?

— Ah ! ah ! il demande quel mal y a là… Celle-là est bien bonne…

Il lui tapa sur le ventre en répétant :

— Oui, celle-là est bien bonne !

— Si vous saviez, mon cher, reprit tranquillement Farjolle, combien ma femme s’inquiète peu de Velard ou de n’importe qui…

— Enfin, mon petit, ça te regarde. Ce n’est pas que j’attache grande importance à ces choses-là…

— Peuh ! fit Farjolle.

— Tu es superbe ! Tu as vu, pour ma part, quand Joséphine me trompait… À propos, Moussac en est fou, de Joséphine… C’est bien la femme qu’il lui fallait.

— Et… elle le trompe ?

Verugna affirma :

— Elle le trompe encore plus que moi… j’en ai les preuves… Oui, infiniment plus que moi.

— Et… Noëlle ?

— Nous nous adorons, avec Noëlle.

— C’est comme moi et ma femme, mon cher.

— Vraiment, tu ne te méfies pas de Velard ?

— Ni de Velard ni de personne… D’ailleurs, mon cher, les affaires de ménage ne sont rien en comparaison des autres affaires…

— Parbleu ! tu es le plus sage de tous, et ce Brasier est une brute.

— C’est Brasier qui vous a dit ?…

— Oui, il prétend que ta femme te trompe avec Velard.

Farjolle, sans aucune émotion, répondit :

— Brasier est idiot, mais je ne lui en veux pas. Il a la manie du débinage. À part ça, il n’est pas méchant. Allons donc dîner. En mangeant je vous toucherai un mot d’une idée qui m’est venue :

— Je t’adore, Farjolle. Noëlle dîne avec nous. Nous t’accompagnerons à la gare.

— Et notez bien que Velard et ma femme m’attendront aussi à la gare et que ça ne m’empêchera pas de manger d’un bon appétit.

Verugna, séduit par cette désinvolture, cessa de plaisanter Farjolle, et sa sympathie pour lui s’en augmenta. Il lui promit l’appui de l’Informé et son appui personnel pour la création de son journal financier.

— Tu as là une idée excellente, d’autant plus qu’à part trois ou quatre exceptions, tu n’as pour concurrents que des filous sans aucune espèce de crédit. Quand te reverra-t-on ?

— Dans une huitaine.

— Présente mes compliments à ta femme.

Farjolle monta dans un compartiment de première, s’assit dans un coin, et alluma un cigare. Il était seul. Le train s’ébranla. Quand on eut dépassé Paris, il étendit ses pieds sur la banquette de devant, enleva son chapeau, et le vent tiède de la nuit frôla son visage. Il se sentit très à son aise. Il avait, dans la journée, visité un appartement, rue Taitbout. Un grand salon, un cabinet de travail, une belle chambre à coucher… Emma aurait un cabinet de toilette qui lui manquait avenue de Clichy. Si l’appartement lui plaisait, on pourrait le louer pour le terme d’octobre. Tout d’un coup, il se mit à rire. Ce qu’Emma allait s’amuser quand il lui raconterait l’histoire de Verugna ! « Tu ne sais pas, cet abruti de Brasier a dit que tu me trompais avec le petit Velard ! » Car il était indispensable d’en parler à Emma : c’était trop drôle.

Farjolle poussa encore un éclat de rire, tout haut. Il changea de côté, parce qu’il venait trop d’air.

Le plus comique, c’était le sans-façon de Verugna. Ah ! il n’avait pas pris de précautions : « Ta femme te trompe avec Velard, crétin ! » Très intelligent, Verugna, sans aucun doute, mais un peu gâté par les Joséphine, les Noëlle, et un tas de filles qui font la fête avec le premier venu. Il ne voyait pas la différence qui existe entre un ménage comme celui de Farjolle, régulier, tranquille, les deux époux dévoués l’un à l’autre, et le ménage Moussac, par exemple.

Farjolle alluma un second cigare et essaya de lire un journal, mais la lanterne n’éclairait pas suffisamment. Fallait-il parler de cette bêtise à Velard ? Non, ce n’était pas la peine. Inutile de compliquer encore cette histoire. D’ailleurs Verugna n’y pensait déjà plus et il n’en serait jamais question entre eux dorénavant. Au fond, ça n’intéressait pas beaucoup Verugna. Le plus bête là dedans, c’était Brasier, avec sa manie de débiner tout le monde.

Un train, qui passa en sens contraire, fit trembler les vitres, et Farjolle, secoué, se leva :

— Il est assommant, ce Brasier, avec ses potins. Et ça, parce qu’il a vu Velard installé à la maison et accompagnant Emma en bateau…

Depuis combien de temps était-il chez lui, Velard ? Depuis une quinzaine au moins… Après l’affaire Griffith, Velard et lui se trouvaient assez liés pour rester quinze jours ensemble à la campagne. C’est bizarre, il avait commencé par l’avoir en horreur, ce petit. Il le croyait âpre au gain, méchant, querelleur… Pas du tout, il l’avait trouvé très gentil dans cette affaire Griffith, qu’il n’aurait certainement pas eue sans lui. À la campagne, il se montrait complaisant, bon camarade et, avec Emma, attentionné, mais voilà tout.

Farjolle marcha dans le wagon et s’assit successivement aux quatre coins.

— Il faudrait que je sois stupide pour me faire du mauvais sang à propos de ça.

À une station, un monsieur monta. Alors, Farjolle s’accouda, regardant, par la portière, disparaître comme des visions les masses sombres des arbres qui bordaient la route.

Il chercha à se rappeler de quelle façon Velard regardait Emma. Oui, lui, peut-être à la rigueur, en y réfléchissant bien, en exagérant, lui, peut-être, était amoureux. Et encore, Velard amoureux, ce gamin de vingt-cinq ans, noceur, roublard et canaille !

— J’ai assez pensé à cette bêtise. Et je n’en parlerai même pas à Emma décidément.

Son voisin lui ayant demandé du feu, il lia conversation. Le cri de : « Mantes, dix minutes d’arrêt ! » retentit.

Emma et le petit l’attendaient sur le débarcadère. Il remarqua qu’Emma ne donnait pas le bras à Velard et ne se tenait pas trop près de lui, ce qui lui fit plaisir.

— Qu’avez-vous fait aujourd’hui ?

— Nous avons pêché à la ligne une partie de la journée.

Il les interrogea sur ce qu’ils avaient mangé à dîner et trouva qu’ils avaient mieux dîné que lui.

— On est très mal dans ces restaurants de Paris… cela ne vaut pas la nourriture de la campagne.

La carriole les amena à la Maison-Verte pendant qu’ils s’entretenaient ainsi tous les trois de sujets peu importants.

Les jours suivants, Farjolle repensa aux plaisanteries de Verugna, faillit en dire un mot à sa femme, mais se retint. Il se surprit observant Velard et fut agacé de cette préoccupation, car il n’aperçut rien de particulier dans son attitude. Quant à Emma, elle était toujours la même, tranquille, attentive. Il se dit : « Où diable cet animal de Brasier a-t-il vu quelque chose ? »

Velard reçut une lettre et manifesta l’intention de rentrer à Paris.

— Mes bons amis, mes affaires me forcent à vous quitter. Dès que j’aurai un peu de liberté, je reviendrai dans ma petite chambre… Gardez-la-moi…

— Quand partez-vous, Velard ?

— Demain matin, je suis assez pressé.

Farjolle tenta une expérience et s’adressant à Emma :

— Nous devrions profiter de ce que Velard s’en va pour aller visiter cet appartement de la rue Taitbout… Tu me diras s’il te convient ; moi, je le trouve parfait…

— Je veux bien, répondit Emma.

« Elle accepte, pensa Farjolle, mais qu’est-ce que cela prouve ? Je suis un imbécile. »

— Nous partirons ensemble, ajouta-t-il.

Toute la soirée, Farjolle fut mécontent. Après dîner, ils firent une promenade dans le jardin et descendirent jusqu’au bord de l’eau, Farjolle marchait devant, l’allée étant étroite. À un moment il se trouva éloigné.

Velard se pencha vers Emma et rapidement :

— Demain, n’est-ce pas ?

— Oui.

Farjolle crut entendre un murmure et se retourna. Dans l’obscurité, il lui sembla qu’ils s’étaient rapprochés.

— Pour le coup, je suis une brute, une vraie brute… Il ne me manquerait plus que d’être jaloux.

La nuit, il dormit mal et Emma se réveilla plusieurs fois, supposant qu’il était souffrant.

Au matin, il avait la migraine et se leva de très bonne heure. Il monta dans la chambre de Velard et l’aida à faire sa malle. Le voyage fut triste. Ils lurent les journaux dans le train, causant peu. À la gare Saint-Lazare, ils se séparèrent.

Emma et Farjolle allèrent rue Taitbout visiter l’appartement et ils le louèrent tout de suite. Puis ils déjeunèrent, avenue de Clichy, dans un restaurant du quartier, à leur porte.

En revoyant son petit logement, Farjolle s’écria :

— Ce que c’est étroit ! Je ne pourrais plus demeurer ici et j’ai hâte de déménager.

— Les meubles sont couverts de poussière, dit Emma, et il y a du désordre. Je rangerai tout cette après-midi.

— Moi, je vais m’occuper de mes affaires. Rendez-vous à la gare à six heures. Tu ne sortiras pas ?

Emma répondit :

— Un instant, peut-être. J’ai deux ou trois fournisseurs à voir.

Dans la rue, Farjolle constata que ses idées étaient embrouillées. Non, certes, il ne soupçonnait pas sa femme, et cependant une sourde inquiétude l’envahissait. Rien ne lui paraissait naturel, depuis hier, et pourtant aucun détail ne l’avait frappé, ni un geste ni un coup d’œil. Velard était parti de son côté, leur serrant la main cordialement, comme à l’ordinaire, avec un : « Au revoir, mes amis. » Emma avait répondu : « Au revoir, Monsieur, à bientôt. »

— C’est de l’obsession. Ce sacré Brasier me payera cette blague-là !

Il regarda sa montre. Une heure et demie. Il combina l’emploi de son temps jusqu’à six heures. Des clients à voir, un rendez-vous avec un imprimeur pour établir le compte des frais d’un journal comme celui qu’il voulait créer ; un devis à dresser.

— Ne nous occupons plus de cette histoire idiote, et travaillons.

Mais sa tête se troublait. Il eut un mouvement d’impatience, presque de colère. « Il faut absolument que je sache à quoi m’en tenir ! »

Cette résolution le calma un peu.

« Oui, par un moyen ou par un autre, je le saurai. Je suis sûr qu’Emma ne me trompe pas. Il me reste à le vérifier d’une manière évidente qui me satisfera complètement et me délivrera de cet énervement continuel. Comment ? C’est très simple. »

Il descendit la rue de Clichy, à grands pas.

« Oui, c’est très simple. Supposons qu’Emma me trompe avec Velard. Dans ce cas, où se rencontrent-ils ? Chez lui, évidemment. Velard habite en garçon un quartier tranquille, loin du centre. Il n’y a pas de meilleur endroit pour des amants. Si elle me trompe, forcément elle profitera de cette journée et elle ira rue Clément- Marot tout à l’heure. Je vais m’informer d’abord si Velard est chez lui.  »

Il arriva au cercle, écrivit à Velard une lettre banale, pour lui demander une adresse oubliée. Puis il appela le chasseur.

— Portez cette lettre rue Clément-Marot. Si M. Velard est arrivé, vous monterez et vous attendrez la réponse. S’il n’y est pas, vous la rapporterez.

« C’est toujours une indication que j’aurai là, » pensa Farjolle.

Il parcourut les journaux d’un œil distrait. Le chasseur revint.

— Voici la réponse.

— Vous avez vu M. Velard ?

— Oui, Monsieur.

— C’est lui qui vous a reçu ?

— Oui, Monsieur.

— Ah ! il était rentré, alors ? Le chasseur sourit.

— Dame ! Monsieur.

— Je veux dire : rentrait-il ou sortait-il ?

— Je l’ignore. M. Velard avait son chapeau sur sa tête. Il avait l’air de rentrer ou de sortir.

— C’est bien.

« Au fait, voilà un interrogatoire absurde. Si, par une fatalité inouïe, Emma doit se rendre chez lui cette après-midi, elle ne tardera pas à arriver. »

Il quitta le cercle, prit un fiacre.

— Aux Champs-Élysées, dit-il au cocher.

Il descendit au rond-point et longea l’avenue Montaigne jusqu’à un petit café situé juste vis-à-vis de la rue Clément-Marot. Il s’assit dans un coin de l’établissement, se fit servir un bock. À travers le rideau qui tombait sur la vitre, il apercevait la maison de Velard.

« Je resterai ici à perdre mon temps comme un imbécile. Mais si je ne vois rien d’ici à cinq heures, ce sera une affaire enterrée, et je n’y penserai plus jamais, jamais. »

Son bock terminé, il but un verre de cognac. Une heure se passa. Farjolle, se dissimulant le plus possible derrière le rideau, examinait toutes les voitures qui défilaient. Peu tournaient la rue Clément-Marot. Deux s’avancèrent par le bout de la rue, du côté opposé à l’avenue Montaigne : une victoria élégante avec un cocher en livrée, et un fiacre. Dans le fiacre une dame tenait une ombrelle blanche, Farjolle eut un battement de cœur.

— Suis-je bête ! Emma a une ombrelle rouge. D’ailleurs, elle n’aurait pas pris une voiture découverte. Il est vrai qu’il n’y en a pas d’autres dans cette saison…

Le fiacre ne s’arrêta pas, en effet, devant la maison de Velard. Quand il passa près du café, Farjolle regarda la dame. Elle ne ressemblait même pas à Emma, d’une façon vague.

Il ressentit un grand soulagement. Trois heures sonnèrent.

« J’ai envie de m’en aller, se dit Farjolle. Je commence à croire que j’ai fait une gaffe de poser dans cet établissement. Quel sale cognac ! »

Il ne put achever son petit verre et, comme il avait très chaud, il demanda un bock.

« Le temps de le boire, je m’en vais ; c’est décidé. »

Il le porta à ses lèvres et machinalement tourna les yeux du côté de la rue. Un fiacre, capote baissée, qu’il n’avait pas pu venir, s’arrêtait devant la porte de Velard. Une femme en descendit, paya le cocher d’un geste rapide, et entra dans la maison en baissant légèrement la tête. Farjolle la reconnut : c’était Emma.

Il posa son verre sur la table et s’écria :

— Ça, c’est fantastique !

Le garçon, croyant à une commande, accourut.

— Monsieur désire ?

Farjolle se leva.

— Qu’est-ce que je vous dois ? Je suis pressé.

Il paya sa consommation, oublia de donner le pourboire et sortit.

Sur le trottoir, il répéta :

— C’est fantastique !

Son premier sentiment fut celui d’un étonnement prodigieux.

« Allons ! il faut prendre un parti. Elle est là. »

Le fiacre qui avait conduit Emma s’en retournait au pas. Farjolle le suivit un instant du regard.

« Elle avait baissé la capote, » pensa-t-il.

Puis il s’interrogea, agitant sa canne. Courir chez Velard, les surprendre, les empêcher ? À quoi bon ? Évidemment, ce n’était pas la première fois. Cette Emma ! peut-on se faire illusion à ce point-là, sur le caractère d’une femme ? Mais non ! Il n’avait jamais songé à ça ; jamais l’idée d’une chose pareille n’avait traversé son esprit.

« C’est stupéfiant ! Pourquoi ? Quelle raison ? Et Velard ? Pourquoi Velard ? Je n’y comprends rien ! Pourvu que cette histoire ne me fiche pas la guigne ! Enfin, qu’est-ce que je vais faire ? Impossible de rester planté là, en plein soleil, à divaguer ! Si j’allais chez le commissaire de police ? »

Cette idée lui parut la meilleure. Il s’adressa à un gardien de la paix.

— Où est donc le commissaire du quartier ?

— Au Palais de l’Industrie, Monsieur.

Il partit, très vite. Voilà ! la solution était toute trouvée, et du coup la situation s’éclaircissait. Le flagrant délit n’était qu’un mauvais moment à passer. Après, c’était fini, tout à fait. Il serait un mari divorcé comme tant d’autres, comme Letourneur par exemple. Il était arrivé à Letourneur, exactement ce qui lui arrivait à lui, Farjolle. Il avait surpris sa femme en flagrant délit, il y a des années. Séparation d’abord, puis, le divorce voté, il avait profité de la loi. Aujourd’hui, il était libre. Sa femme vivait à l’étranger. Ça n’empêchait pas Letourneur de continuer ses affaires, d’être très heureux.

Le souvenir de Letourneur encouragea Farjolle. Il songea à Verugna. Verugna l’approuverait certainement, et Moussac aussi. Quant à Brasier, il ne lui en voulait plus, à Brasier. Brasier lui rendait service en définitive.

— Le commissaire de police est-il là ?

— Affaire personnelle ?

— Oui. Voici ma carte.

Il fut introduit. Le commissaire, M. Brissot, le pria de s’asseoir, poliment. Farjolle le connaissait de vue. Il l’avait rencontré au théâtre et dernièrement au Cirque anglo-français, au milieu de demoiselles qui semblaient pleines d’attentions pour lui, car il était de mœurs joviales, malgré ses graves fonctions, et très indulgent. Il ne paraissait pas ses cinquante ans.

— Je vous écoute, Monsieur.

Farjolle, d’un ton posé, s’expliqua :

— Monsieur le commissaire, je viens de voir ma femme entrer chez son amant, et je vous prie de m’accompagner.

Sans manifester aucune surprise, M. Brissot demanda :

— Il y a longtemps ?

— Un quart d’heure.

— Où ?

— Rue Clément-Marot.

— Ce n’est pas loin, en effet.

M. Brissot appela son secrétaire, lui dit un mot à l’oreille, mit son écharpe dans sa poche.

— Je vous suis, Monsieur.

Dans les Champs-Élysées, ils causèrent. M. Brissot portait une redingote noire, entr’ouverte, très élégante, un pantalon clair et des souliers vernis. Il marchait d’un pas modéré. Farjolle dit :

— Ce n’est pas la peine de nous presser. Nous arriverons à temps.

— Ah ! il prend bien ça, pensa le commissaire.

Et poursuivant le dialogue :

— Comment s’appelle le… coupable ?

M. Paul Velard.

M. Brissot répliqua :

— Ah ! je le connais. Je l’ai rencontré à des premières… il était, autant que je m’en souviens, à l’inauguration du Cirque anglo-français. Très original, n’est-ce pas, ce cirque ?

— Oui. J’étais aussi à l’inauguration, avec M. Letourneur, M. Verugna, le directeur de l’Informé

— Je connais également tous ces messieurs, ajouta M. Brissot, et principalement M. Verugna : c’est un charmant homme…

— De mes amis intimes, fit Farjolle. Nous sommes arrivés : voici la maison.

La concierge, assise sur le pas de la porte, lisait un journal, à l’ombre.

— Vous allez ?… dit-elle.

M. Brissot s’avança :

— Chez M. Paul Velard.

— Il n’y est pas, fit la concierge… Je vous dis qu’il n’y est pas.

M. Brissot sourit et montra le coin de son écharpe dans la poche de sa redingote.

— Je suis le commissaire de police.

Émue, la concierge murmura :

— À l’entresol, en face.

Et tandis que Brissot et Farjolle montaient l’escalier, le secrétaire lui dit :

— Ne vous effrayez pas, ma bonne dame, c’est pour un flagrant délit.

La concierge joignit les mains :

— Ce pauvre M. Velard !…

Dans l’escalier, Brissot avait mis son écharpe. Il commença par sonner cinq ou six fois. Comme on n’ouvrait pas, le secrétaire frappa de grands coups de poing contre la porte, tandis que Farjolle, redevenu tout à fait calme, songeait : « Cette formalité manque absolument de prestige ! » Puis :

— Vous serez obligé d’envoyer chercher un serrurier, monsieur Brissot, dit-il.

— Non, on finira par ouvrir. Il vaut mieux n’avoir recours à la violence qu’à la dernière extrémité, répondit le commissaire.

Une bonne, qui venait d’un étage supérieur, apercevant l’écharpe tricolore, voulut s’arrêter et assister au spectacle. Mais Brissot la pria très courtoisement de descendre. Et elle alla échanger ses impressions avec la concierge.

Cependant, on entendit du bruit dans l’appartement de Velard, et, à un coup de poing qui avait presque ébranlé la porte, une voix en colère répliqua :

— Qui est-ce qui se permet de faire tout ce tapage ?

Alors, Brissot, d’une voix nette et forte :

— Au nom de la loi, ouvrez !…

— Et il ajouta :

— Monsieur Velard, je suis M. Brissot, le commissaire de police. Il faut ouvrir.

Une clef tourna dans la serrure, et Velard, passant sa tête, aperçut Farjolle. Il fit le mouvement instinctif de refermer. Il avait un pantalon et un veston de flanelle blanche, mis à la hâte.

— Voyons, monsieur Velard, pas d’enfantillage, dit Brissot.

Ils entrèrent tous les trois et pénétrèrent dans le fumoir. Le commissaire demanda :

— La femme de Monsieur est ici, n’est-ce pas ? Inutile de nier.

Velard, d’un signe de tête, dit : « Oui. »

— Je viens constater sa présence.

— Vous permettez que je lui dise un mot ? reprit Velard.

— Faites.

Ni lui ni Farjolle ne se regardèrent. Celui-ci avait son chapeau sur la tête et les mains croisées derrière le dos. Il paraissait distrait.

Velard entra alors dans la chambre à coucher. Emma, à moitié habillée, écoutait : elle avait vaguement entendu des voix.

— Qu’y a-t-il ? dit-elle.

Le petit était si pâle, les yeux hagards, qu’elle le secoua par le bras.

— Voyons, qu’y a-t-il ?

Il balbutia :

— C’est Farjolle avec le commissaire de police.

Elle fut stupéfaite, simplement, et s’écria :

— Vous êtes fou, mon cher !

Mais M. Brissot grattait à la porte. Velard ouvrit.

— Je suis obligé de constater la présence, monsieur Velard, dit le magistrat.

Et il se retira discrètement, après avoir jeté à Emma un regard enveloppant de connaisseur. Il trouva la coupable très bien.

— Emma, Emma, je vous adore ! Vous me pardonnez ? dit l’amant affolé.

Elle, sèchement :

— Laissez-moi m’habiller, je vous prie.

— Vous ne me pardonnez pas, Emma. Mais je ne vous quitterai pas, je ne vous abandonnerai jamais.

Entre ses dents, elle murmura : « Je m’en fiche un peu. » Et tout haut :

— Tenez, vous pouvez me rendre un service. Dites à mon mari que je voudrais causer avec lui.

— Oh ! moi ?…

— Ou faites-le-lui dire par le commissaire, répliqua Emma, agacée. Mais dépêchez-vous.

Velard penaud sortit de la chambre.

Pendant cette minute où elle resta seule, Emma fut envahie d’un grand dégoût. Son amant lui inspira de l’horreur : il lui apparut comme un mauvais génie venant jeter le trouble dans son existence si bien organisée pour la quiétude. « Et puis, ce Farjolle qui n’était pas jaloux ! Quelle gaffe ! quel emballement ridicule… »

Et, très irritée, elle se prépara à lui dire carrément ce qu’elle pensait de sa conduite.

Dans le fumoir, Brissot, assis devant une table, rédigeait le procès-verbal. Farjolle regardait par la fenêtre.

— Monsieur Brissot, fit le petit à voix basse, Mme Farjolle désirerait avoir un entretien avec son mari.

Le commissaire se tourna du côté de Farjolle :

— Monsieur, votre femme aurait quelques mots à vous dire.

— À moi ?

— À vous.

— Ah ! où est-elle ?

— Passez dans la chambre, ajouta M. Brissot, pendant que je vais continuer les écritures.

Les deux époux se trouvèrent en présence. Emma, complètement habillée, tenait son ombrelle à la main, comme prête à partir. Les rideaux du lit, baissés, cachaient le désordre. Elle s’avança vers Farjolle.

— Tu sais que tu as fait une bêtise ?

Lui, répondit sans colère :

— J’ai fait ce que je devais faire…

— Tu as fait une bêtise, fit-elle plus fort en s’énervant. Ce que je me fiche de cet imbécile !… Pourquoi as-tu fait ça, pourquoi, pourquoi ? Tu ne vas pas te battre avec lui, j’espère…

Farjolle n’avait pas pensé à cette éventualité :

— J’ai décidé de ne pas le provoquer, pour éviter le scandale.

Emma reprit :

— Tiens ! assieds-toi là…

Et elle mit la main sur son épaule, le fixant :

— Je n’ai pas besoin de faire des phrases, je t’aime, toi, je n’aime que toi… Ce petit me répugne maintenant…

— Il ne te répugnait pas tout à l’heure…

— Peut-être ! Ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne pourrais plus le voir en face… Et je ne veux pas me passer de toi, tu entends, je ne veux pas…

Farjolle, tout déconcerté, essaya de se lever.

Elle le retint, et brusquement s’assit sur ses genoux, et lui passa le bras autour du cou.

— Renvoie ces gens-là, mon chéri. Renvoie-les, je t’en prie… Je t’aime bien… je t’aime tant !

Il se laissa embrasser et reprit :

— Je ne sais véritablement pas quoi faire.

— Allons-nous-en et rentrons à la campagne, tous les deux, seuls… Demain, je ne me rappellerai plus rien… Nous serons si heureux tous les deux.

Elle l’embrassa au cou passionnément et, machinalement, Farjolle lui rendit sa caresse.

— Je vais parler au commissaire, dit-il. En effet, je crois que ça vaut mieux.

Emma sourit.

— Ce pauvre Velard, il est plus à plaindre que toi, va ! Je l’ai assez vu, celui-là ; tu peux être tranquille à présent.

M. Brissot, ayant terminé le procès-verbal, le tendit à Farjolle :

— Veuillez signer.

Farjolle, tranquillement :

— C’est inutile, Monsieur. Je viens de causer avec ma femme et je renonce aux poursuites. Il ne reste qu’à déchirer le procès-verbal.

Emma, qui entrait dans le fumoir, ajouta :

— Et à nous en aller.

Le secrétaire de Brissot, moins gentleman que le patron, s’écria :

— Elle est forte, celle-là !

— Monsieur le commissaire, ajouta Farjolle, je regrette de vous avoir dérangé pour rien.

— Oui, dit Emma, acceptez nos excuses.

Brissot s’inclina galamment :

— Vous ne m’avez pas dérangé…, tout à fait pour rien. Partez les premiers, nous vous suivons.

— Il n’y a pas d’autre formalité à remplir ? demanda Farjolle.

— Pas d’autre, fit Brissot. C’est comme s’il ne s’était rien passé. Vous pouvez compter sur ma discrétion.

Les deux époux descendirent. Dans l’escalier, Emma prit le bras de son mari et, très calmes, ils franchirent la porte devant une douzaine de curieux rassemblés, qui les prirent pour des locataires quelconques, et continuèrent d’attendre.

Avenue Montaigne, Farjolle regarda sa montre et héla un fiacre :

— Gare Saint-Lazare !


XI

Ils étaient l’un et l’autre soulagés d’une grande oppression, heureux au fond que rien ne fût modifié dans leur ménage, et pressés de retrouver leur paisible villégiature aux bords de la Seine. À la gare, ils montèrent dans un wagon où il y avait déjà des voyageurs, préférant n’être pas seuls, tout de suite. Durant le trajet, ils essayèrent de dormir.

Le dîner les attendait, préparé à la Maison-Verte sous la tonnelle. Ils mangèrent peu. À dix heures du soir, ils se couchèrent.

Dans le lit, côte à côte, leur gêne ne dura pas. Emma, accoudée à l’oreiller, pleura silencieusement, et Farjolle, la prenant entre ses bras, lui dit des paroles affectueuses et consolantes, comme si elle eût été malade. Bientôt elle ne pleura plus, et une tendresse infinie la saisit. Il leur semblait à tous deux qu’ils venaient d’échapper à quelque malheur, un incendie, ou un naufrage, et que leur amour, consolidé par une épreuve douloureuse, serait dorénavant plus fort et plus profond.

Cette nuit fut leur véritable nuit de noces, la nuit où ils se sentirent indissolublement attachés.

Au matin, ils ouvrirent la fenêtre et regardèrent. À leurs pieds, la Seine, éblouissante de soleil, se traînait dans la verdure, et leur cauchemar de la veille s’évanouit, à ce spectacle de la nature indifférente et pacifique.

Emma voulut faire une promenade en voiture avant déjeuner. Ils prirent la carriole qui leur servait d’habitude pour aller à la gare de Mantes, et Emma conduisit elle-même.

— J’ai envie de boire du lait à la ferme, dit-elle.

La ferme des Ardoises était située à une lieue et demie environ de la Maison-Verte, sur une hauteur, au milieu d’un bois. Le propriétaire, M. Lequesnel, habitait, tout contre la ferme, une bâtisse à laquelle une grille dorée valait dans le pays le titre de château. Il y vivait seul avec une gouvernante.

M. Lequesnel inspectait la ferme quand il vit les deux jeunes gens. Il les salua.

— Donnez-vous la peine d’entrer, Madame. Me ferez-vous le plaisir de venir visiter ma petite propriété ?

— Excusez-nous, Monsieur. Ma femme désirait boire une tasse de lait, et nous nous sommes permis…

— Jeannette vous servira du lait. Tenez-vous à faire le tour de la ferme, en attendant ? Je vais vous conduire.

Emma s’extasia sur l’ordonnance du bâtiment, sur les bestiaux, sur les poules qui picoraient dans la cour, sur la tranquillité environnante. La maison particulière de M. Lequesnel excita aussi son admiration par la grandeur des pièces, les vastes cheminées de campagne et la grille dorée.

— Ah ! Monsieur, que vous devez être heureux ici ! Y habitez-vous toute l’année ?…

— Toute l’année, répondit M. Lequesnel ; mais je commence à m’y ennuyer beaucoup… Je suis veuf depuis trois ans, mon fils et ma fille sont établis ; et maintenant que je suis seul ici, le temps me semble long. Si je trouvais à vendre, je rentrerais à Rouen.

— Vous êtes de Rouen ?

— Oui. J’étais dans le commerce. Quand je travaillais, j’ai rêvé d’habiter la campagne. J’ai trouvé cette ferme et cette maison à un prix raisonnable, et je m’y suis installé avec ma famille… Mais les enfants ont grandi, ma femme est morte. Comme je vous le disais, je suis seul et je m’ennuie. Je ne demanderais pas mieux que de vendre.

Emma s’informa du prix, par curiosité :

— Malgré les travaux que j’y ai faits, je la vendrais le prix qu’elle m’a coûté, soixante et dix mille francs.

Farjolle interrogea M. Lequesnel sur le rapport de la ferme :

— Il est de deux mille à deux mille cinq cents francs au moins avec les produits de la culture.

Cette promenade les rendit songeurs. Emma murmura, en revenant :

— Serions-nous bien, tous les deux, ici, dis, mon chéri ? Ah ! si jamais tu gagnais deux cents ou deux cent cinquante mille francs…

— Trois cent mille, dit Farjolle, il nous faudrait trois cent mille francs…

— Nous n’habiterions plus Paris, plus du tout… Une centaine de mille francs pour une belle propriété dans le genre de celle-ci ; le reste pour bien vivre, tranquillement nous deux, sans tracas… Je déteste Paris, il m’y est toujours arrivé des désagréments.

— Ce n’est pas commode de gagner trois cent mille francs aujourd’hui… mais ce n’est pas impossible.

— En faisant des économies, dit Emma.

— Ce n’est pas une question d’économies, ajouta Farjolle, c’est une question de veine. Dans mon métier, on ne peut pas économiser trois cent mille francs ; il y a trop de haut et de bas, de secousses, de désordres ; seulement, on peut les gagner d’un coup ou en très peu de temps. Il n’y a que les gens qui exercent un métier régulier qui sont à même de réaliser des économies.

Le rêve de cette fortune les passionnait. Farjolle avait grand espoir dans sa nouvelle idée, un journal financier, l’appui de Letourneur, de Verugna, de Moussac, c’est-à-dire de grosses chances aux mains d’un homme qui saurait spéculer prudemment.

L’été finissait. Farjolle allait à Paris presque tous les jours, laissant sa femme qui se plaisait à la campagne. Vers le milieu de septembre, ils commencèrent de déménager. L’appartement de la rue Taitbout était libre : ils l’occupèrent aux premiers jours d’octobre. Emma fut
triste de quitter la Maison-Verte, et fit une seconde visite à la ferme avant le départ, toute seule. Elle faillit pleurer en regar­dant les mou­tons qui ren­traient à l’étable.

Farjolle, après de longues hési­tations, se décida pour le titre : la Bourse indépendante. Le journal devait paraître tous les huit jours, comme la plupart des journaux financiers. Il s’entendit avec un imprimeur du faubourg Montmartre et loua dans le quartier un bureau composé de deux pièces qu’il meubla convenablement. Sur la porte, une plaque de cuivre portant ces mots : la Bourse indépendante, compléta l’installation.

Les frais que nécessite un journal de ce genre étant peu considérables, — il y en a trois cents à Paris dont les propriétaires n’ont pas un sou vaillant, — Farjolle y suffit largement avec le produit de l’affaire Griffith qu’il risqua, du consentement d’Emma. D’ailleurs, il eut tout de suite, par ses relations, des « mensualités » de Letourneur et des principaux établissements de crédit de la capitale. Verugna inséra dans l’Informé une réclame pour lui.

« Notre confrère M. Farjolle, un Parisien bien connu, vient de créer un journal financier : la Bourse indépendante sur des bases complètement nouvelles, etc. »

Quoiqu’il se fonde et qu’il meure chaque semaine à Paris plusieurs journaux financiers, grâce à cette réclame et à la personnalité sympathique de Farjolle, le premier numéro de la Bourse indépendante ne passa pas inaperçu dans le monde des affaires. Son directeur fut chaleureusement félicité au cercle, et l’administration prit un abonnement.

Les débuts de Farjolle coïncidèrent avec la débâcle de Selim, un boulevardier très aimable, très obligeant et très bon garçon. Selim n’avait pas d’autre profession que de fonder des feuilles financières les unes après les autres. Il les tirait à cent mille exemplaires, se mettant à la disposition de ses clients pour exécuter leurs ordres de Bourse, indiquant le moyen sûr de gagner, et les répandait en province. De temps en temps, des capitalistes imprudents lui confiaient des fonds et des valeurs pour des opérations de Bourse. Selim jouait avec, remboursait s’il gagnait, et quand il perdait, ajournait les pauvres diables sous des prétextes plus ou moins plausibles. Les uns se résignaient à la perte de leur argent, effrayés des démarches, espérant un remboursement
ultérieur et problématique ; les autres criaient, menaçaient, portaient plainte au parquet. En dix ans, Selim avait été traduit ainsi quarante fois en police correctionnelle, sous l’accusation d’abus de confiance, mais s’en tirait toujours à cause de l’enchevêtrement extraordinaire de ses comptes, où la justice était impuissante à se reconnaître. Les juges, d’ailleurs, n’avaient pas grande pitié pour la bêtise colossale des clients qu’il flouait. Mais cette fois-ci, Selim avait commis une escroquerie tellement caractérisée que le tribunal, tout en étant séduit par sa persévérance et son ingéniosité, le condamna à deux ans de prison.

Farjolle, au cercle, commenta cet événement et se montra sévère à l’égard du coupable.

— Des gens comme Selim nous déconsidèrent parmi le public. Il n’y en a malheureusement que trop. Plus un métier est délicat, — et il n’en est pas de plus délicat que celui d’intermédiaire entre le capitaliste et la spéculation, — plus il doit être pratiqué honnêtement. J’ai fondé un journal honnête et indépendant, et rien ne me fera dévier de ma route.

Il ajouta :

— Dans ce genre d’affaires, l’honnêteté est une chose pratique, et l’on ne serait pas honnête naturellement qu’on aurait avantage à le devenir. Les capitalistes sont las d’être la proie des flibustiers comme ce Selim.

Une grande sincérité éclatait dans ces paroles.

Il était impossible de se méfier de Farjolle. On ne pouvait pas dire : « Il a l’air intelligent, » ou : « Il a l’air spirituel, » ou « Il a l’air canaille. » Il n’avait spécialement aucun air déterminé ; mais dès qu’on causait cinq minutes avec lui, une réflexion vous venait : « Voilà un homme en qui j’aurais confiance. » Les gens les plus circonspects, les plus froids, subissaient cette impression. Brasier déclara que de tous les hommes d’affaires qu’il fréquentait, Farjolle lui semblait le seul peut-être incapable de faire un pouf.

— Je ne crois pas qu’il réalise jamais une fortune énorme, mais je lui confierais ma montre. C’est un garçon qui ne s’aventurera pas dans des spéculations grandioses, mais qui ne risquera jamais la correctionnelle. Tenez, Moussac. Eh bien ! Moussac aura probablement un jour un palais et dix millions de fortune ; seulement personne ne serait surpris de le rencontrer tôt ou tard entre deux gendarmes.

Farjolle et Velard, à cause de leurs relations communes se trouvaient souvent en présence. Ils se tendaient la main par un accord tacite et se parlaient même si le hasard de la conversation l’exigeait, afin de ne pas être obligés de donner des détails sur leur brouille. Brasier pourtant la soupçonna :

— Vous paraissez en froid avec Velard ?

— Moi, répondit Farjolle, pas du tout. Nous nous sommes vus beaucoup, lors de l’affaire Griffith que nous menions ensemble ; nous nous voyons plus rarement aujourd’hui. Nous n’avons aucune raison d’être fâchés.

Le premier mois de la Bourse indépendante amena de bons résultats. Farjolle empocha un millier de francs de commissions sur des ordres que lui donnèrent des clients. Pour son propre compte, il risqua le peu qui lui restait du gain du Cirque anglo-français, deux mille francs environ, sur une valeur que lui indiqua Verugna et, d’une liquidation à l’autre, les doubla. Une seconde opération réussit encore, et il reconstitua très rapidement une douzaine de mille francs.

Il ne se dissimula pas que s’il n’avait manœuvré que sous sa propre inspiration, ces bénéfices lui eussent échappé. L’expérience de la spéculation lui manquait, tandis que Verugna possédait, outre l’expérience, des renseignements de première main grâce à sa situation de directeur d’un journal aussi puissant que l’Informé, et à la force d’un capital considérable.

En le suivant, Farjolle jouait avec de belles chances.

— Marchez, je me confie à vous entièrement. Je n’ai pas d’ambition, je ne tiens qu’à une chose : gagner quelques sous, par-ci, par-là, grâce à vos indications.

— Tu gagneras de l’argent, mon vieux, je te le promets.

Malgré une sympathie apparente, l’égoïsme transcendant de Verugna ne faisait pas une exception pour Farjolle. Mais le directeur de l’Informé, si brutal et si méprisant envers tout le monde, mettait un dilettantisme particulier à protéger un garçon qui n’était rien auprès de lui ; l’autre comprenait ce sentiment et se gardait d’étaler des projets ambitieux, un désir quelconque de sortir de sa position inférieure. « Il devait tout à Verugna ; sans lui, il crèverait la faim et trotterait du matin au soir pour attraper un louis de temps en temps, comme tant de courtiers de publicité, affamés et dépenaillés. Trouver sur sa route un homme comme Verugna, était une veine inouïe. »

— Cependant, dit Verugna, il ne faudrait pas t’imaginer qu’on gagne à coup sûr à la Bourse. Moi, j’ai pris des culottes énormes… En général, je suis heureux, ça c’est vrai. Plus heureux qu’au baccarat, où j’ai perdu douze mille francs cette nuit.

— Si je perdais douze mille francs, mon cher ami, il ne me resterait pas un centime. C’est juste la somme que j’ai pour toute fortune.

— Tu n’as que douze mille francs ? Ce n’est pas assez, remarqua Verugna avec bonhomie. Tu aurais besoin d’une cinquantaine de mille pour pouvoir supporter une petite perte. À la première occasion, je te ferai signe. Ce sacré Farjolle ! Dire que tu gagneras peut-être cinquante mille francs le mois prochain !…

— Vous vous moquez de moi, mon cher. Vous parlez de cinquante mille francs… C’est bon pour vous qui faites des différences fabuleuses. Si j’avais cinquante mille francs, moi, je serais riche comme Crésus.

— Ne te fais donc pas de mauvais sang, abruti ; dans quelques jours tu mettras dix mille francs sur une valeur que je t’indiquerai, et tu m’en diras des nouvelles… Par exemple, si tu perds, tu ne me feras pas de reproches.

— Je les ai gagnés avec vos conseils, ainsi…

— D’ailleurs, tu te rattraperais une autre fois. Mais sois tranquille : il n’y a presque pas de danger.

Le 1er  décembre, Farjolle établit ses comptes. Il avait en deux mois gagné trente mille francs à la Bourse et trouvait cela naturel et juste. Emma fit le calcul qu’à quinze mille francs par mois, leur rêve serait vite réalisé ; mais son mari éleva des doutes sur la possibilité de gagner quinze mille francs par mois régulièrement à la Bourse.

— J’ai eu une veine étonnante, ou plutôt Verugna a eu de la veine. C’est effrayant ce que lui et Moussac viennent de gagner. Il ne faudrait pas trop compter là-dessus. Quant à moi, je suis décidé à agir prudemment et à m’arrêter un peu si je perds. Le journal et mes affaires nous rapportent de quoi vivre et, pour rien au monde, je ne compromettrai ma situation.

Emma dirigeait le ménage avec une entente admirable de l’économie. Elle avait mis trois mille francs de côté dans une bourse, et abandonnait le reste à Farjolle, plein de confiance dans sa veine et dans l’avenir. Parfois le souvenir de Velard lui traversait l’esprit : son aventure lui semblait déjà lointaine et effacée. Elle pensait à Velard comme au chef de bureau du ministère et à l’employé dont elle avait oublié les noms. Son ménage et son mari restaient les seules préoccupations de son existence. Elle rencontra le petit un jour, au coin de la rue Taitbout et du boulevard en rentrant chez elle : ils se trouvèrent face à face. Lui pâlit et s’arrêta. Elle continua son chemin sans émotion.

Velard la suivit des yeux quelques pas, espérant qu’elle se retournerait. Son amour, son désir continuel avaient survécu à la catastrophe de la rue Clément- Marot. Il ne pouvait croire que c’était fini, irrévocablement. Car, en réalité, il est rare qu’un flagrant délit se termine d’une façon aussi satisfaisante. Il supposait qu’Emma reviendrait, puisque rien de grave ne se passait. Il attendait à chaque distribution une lettre d’elle ; pas un rendez-vous, certes, mais un mot qui lui permettrait de répondre, de renouer la correspondance. Puis, on ne sait pas…

Rien. Les jours s’écoulèrent ; il essaya en vain de reprendre sa vie d’autrefois. Il revit Jeanne d’Estrelle, de plus en plus lancée. Elle ne fit aucune attention à lui. Elle avait oublié, elle aussi, tout à fait oublié !

Alors, il se lia intimement avec Brissot, le commissaire de police qui les avait surpris. Il l’invitait souvent à dîner, l’emmenait au spectacle. Brissot était un homme très gai et très blagueur en dehors de ses fonctions, bon vivant et d’une gourmandise extrême. Velard lui payait des dîners délicats, des vins exquis.

Ils restaient ainsi tous les deux longtemps à table dans des restaurants renommés. Le petit, triste, regardait son ami manger joyeusement en racontant des histoires grivoises. Il lui confia que son amour pour Emma persistait et lui demanda des conseils. Le commissaire de police lui conseilla de l’oublier. Velard lui répondit qu’il ne pouvait pas. Il lui conseilla aussi de boire, mais son estomac s’y opposa.

Velard, une fois que son chagrin était trop vif, se grisa en compagnie du commissaire. Il avait l’ivresse mélancolique et pleurnicheuse. À minuit, il fut malade, et Brissot, paternel, le reconduisit dans son domicile. Il l’aida à se déshabiller. Velard, lui montrant le lit, lui dit avec des larmes dans la voix :

— C’est là que tu nous as surpris en flagrant délit.

Brissot, heureux, riait à se tordre. Malgré ces distractions, le petit souffrait véritablement de son amour. Il ne gardait pas rancune à Farjolle et cherchait même des moyens de se réconcilier avec lui. Il faillit lui faire des excuses, au cercle. Au dernier moment, l’énormité de cette démarche lui apparut. Quand il en trouvait l’occasion, il disait du bien de lui à des amis communs. Brasier, qui soupçonnait quelque chose, entama l’éloge de Farjolle, un matin en déjeunant, cherchant à le pousser à bout ; mais Velard renchérit encore.

— Vous rappelez-vous, Velard, que nous avons failli nous battre en duel… je ne me rappelle plus à propos de quoi… Farjolle était votre témoin… Vous n’étiez pas amis intimes, n’est-ce pas ?

— Nous le sommes devenus par la suite…

Le commandant Baret, qui déjeunait, remémora les événements.

— Je fus le témoin de Velard avec Farjolle, et c’est moi qui ai rédigé le procès-verbal. Je me félicite qu’il n’y ait pas eu de rencontre. Nous avons fait le soir un bon dîner en cabinet particulier avec Mme Farjolle, qui est une fort jolie femme.

— Fort jolie, confirma Brasier en regardant Velard.

Celui-ci eut un invisible tressaillement, mais d’une voix indifférente :

— Fort jolie, en effet.

Le commandant Baret professait pour Farjolle une grande admiration.

— Avez-vous remarqué qu’il ne joue plus ? Voilà ce qu’il y a de plus fort chez lui…

Il ajouta :

— Oh ! ne plus jouer, quel rêve… Je serais si content si je ne jouais plus !…

— Vous avez donc toujours cette manie, mon pauvre commandant ? dit Brasier.

— Toujours. Ce mois-ci j’ai essayé un système nouveau… qui est excellent.

— Vous avez gagné ?

— J’ai perdu, mais moins qu’avec les autres. Vous me croirez si vous voulez, mon cher, je ne peux pas gagner au jeu ; j’ai une guigne effroyable.

— Vous finirez par vous ruiner, commandant.

Le commandant Baret déclara piteusement :

— C’est aux trois quarts fait, mon ami. Vous me voyez jouer un jeu ridicule, des louis, des pièces de cent sous…

— Vous jouez continuellement…

— Continuellement, mais peu à la fois. Eh bien ! savez-vous ce que je perds depuis cinq ans ? Je perds plus de cent mille francs…

— Allons donc !

— Plus de cent mille francs, mon cher ! cent vingt mille à peu près. Aussi j’ai pris une résolution.

— De ne plus jouer ?

Le commandant entraîna Brasier dans un coin :

— Vous êtes mon ami, n’est-ce pas, Brasier. Je vais vous confier quelque chose. Connaissez-vous au baccarat le système de d’Alembert ?

— Il est excellent, mais il exige beaucoup d’argent.

Le commandant passa la main sur sa barbiche :

— Je possède encore quatre-vingt mille francs, ni plus ni moins. J’ai réalisé ces quatre-vingt mille francs : je les ai chez moi en or et en billets, et la résolution que j’ai prise, entendez-vous, Brasier, c’est de ne plus jouer dorénavant que le système de d’Alembert.

Brasier eut un regard de pitié ironique. Le commandant continua :

— Je devine ce que vous allez me dire, mon cher ami. Le système de d’Alembert est excellent à condition qu’on ne s’en écarte jamais, qu’on le joue uniquement. Je serai inflexible, rassurez-vous.

— Non, mon pauvre commandant, je n’allais pas vous dire cela. Voulez-vous que je vous donne un conseil d’ami, un vrai ?

— Vous connaissez un meilleur système que celui de d’Alembert ? Pourtant, les autorités en matière de jeu…

— Vous avez fait une bêtise en réalisant vos quatre-vingt mille francs, vous les perdrez comme le reste. Les anciens militaires ne gagnent jamais au baccarat.

Le commandant parut frappé de cette réflexion et murmura :

— C’est vrai, pourquoi ?

— On ne sait pas ; mais ce fait est constaté aussi par toutes les autorités en matière de jeu. Si vous étiez raisonnable, vous placeriez vos quatre-vingt mille francs à fonds perdus et vous vous constitueriez une petite rente pour vos vieux jours. Consultez Farjolle ; il vous dira la même chose que moi.

— Hum ! à fonds perdus…

— Placez-les n’importe comment, mais ne risquez pas quatre-vingt mille francs dans le système de d’Alembert ni dans aucun autre système.

Le commandant était ébranlé dans sa résolution.

— Achetez des bonnes valeurs et jouez le moins possible. Avec les revenus de quatre-vingt mille francs, et votre retraite, vous pouvez vivre et vous êtes sûr de ne jamais crever de faim… Vous avez confiance en Farjolle ?

— Absolument.

— Donnez-lui votre argent : il vous achètera des valeurs sûres et vous serez tranquille.

Le nom de Farjolle décida le commandant Baret.

— Oui, je vais le consulter à ce sujet.

Farjolle fut en tout point de l’avis de Brasier. Il fit de la morale au commandant.

La livraison des fonds s’effectua dans son cabinet. Le commandant apporta ses quatre-vingt mille francs. Il eut encore quelques hésitations, au moment de s’en séparer.

— Vous retrouverez vos fonds quand il vous plaira, mon cher commandant, lui dit Farjolle. Je vais vous acheter de la rente, c’est la meilleure valeur pour un homme comme vous qui ne veut pas spéculer.

Il lui donna un reçu, et le commandant s’en alla au cercle raconter à tout le monde que désormais il ne toucherait plus une carte.

Farjolle ne fut pas heureux à la liquidation du 15 décembre. Il paya une différence de six mille francs chez le coulissier de Verugna. Il avait dans cette maison un certain crédit, à cause de ses relations connues avec le directeur de l’Informé et de sa réputation d’honorabilité. La liquidation de la fin du mois fut plus dure encore. Farjolle solda une différence du double. Ces deux pertes successives l’amenèrent à des réflexions sérieuses. Il se demanda d’abord s’il devait les avouer à Emma.

— Elle est trop intelligente pour s’en affecter outre mesure. Au fond, ce n’est pas un désastre.

Emma supporta bien cette mésaventure. Elle s’étonna cependant de la rapidité avec laquelle il avait perdu plus de la moitié de leur capital.

— Mais, ma chérie, tu oublies que j’ai gagné cet argent-là avec la même rapidité. À la Bourse des fortunes
s’engloutissent et se reconstituent d’une liquidation à l’autre. À plus forte raison des sommes insignifiantes.

— Oh ! insignifiantes…

— Oui, ma chérie, insignifiantes. Je vois ça de près maintenant, et je ne suis pas découragé pour un petit accroc. Une vingtaine de mille francs à rattraper à la Bourse, avec les renseignements que j’ai par Verugna, c’est une affaire de rien.

Emma voulut avoir des détails.

— Si tu perds le reste… car enfin tu peux le perdre…

— Ce n’est pas probable.

— Supposons que tu le perdes. Tu t’arrêteras alors, n’est-ce pas ?

— Je m’arrêterai jusqu’à ce que je trouve une bonne occasion. Il n’y a pas besoin d’argent pour jouer à la Bourse, quand on a du crédit chez un coulissier… Tu comprends bien que je ne m’exposerai pas à être exécuté sur la place. Je ne suis pas assez bête, dans ma position. J’attendrai une affaire sûre.

Emma, un peu inquiète, lui recommanda la prudence.

— Sois tranquille. D’ailleurs, en admettant que je perde le peu que nous possédons, il nous restera toujours mon journal. Avec la Bourse indépendante et mes clients nous avons la vie assurée largement. Là, je ne risque pas un sou : que mes clients perdent ou qu’ils gagnent, je touche toujours ma commission.

— Mon avis, conclut Emma, est qu’il serait plus sage de s’en tenir à ton journal et à tes clients, et de ne plus t’aventurer dans des spéculations qui me paraissent dangereuses.

Au premier de l’an, Emma reçut beaucoup de fleurs et de bonbons. Son mari lui fit cadeau d’une broche en diamants. Ils rendirent de nombreuses visites. Le soir, il y eut un grand dîner chez Moussac, comme tous les ans à cette époque. Letourneur n’y manquait jamais : on le plaça entre Joséphine et Emma. Il ne cessa de dire des galanteries à Mme Farjolle tout le temps du repas. Verugna et Noëlle assistèrent aussi à cette fête intime.

On joua, après dîner, et Farjolle perdit mille francs à l’écarté avec une désinvolture de financier. Néanmoins, en rentrant, il regretta cette somme, un peu énervé.



XII

Il n’était ni joueur, ni audacieux par tempérament et ne visait pas la grosse fortune. Emma avait raison : il fallait se contenter de vivre simplement sans chercher à s’enrichir tout de suite d’un coup de bourse. Les plus malins sombraient : on se laisse entraîner et la débâcle arrive. Dans une minute d’emballement, excité par sa veine, il avait spéculé, réussi d’abord, puis reperdu. C’était une bonne leçon : il allait s’arrêter là. Rien n’est plus stupide, quand on a conquis une situation régulière, quand on a du crédit, d’en être réduit à des expédients.

« Ce qui est maladroit, pensa-t-il, c’est de n’avoir pas gardé les trente mille francs, lorsque je les avais. On dit toujours ça après. Enfin, n’en parlons plus. Si jamais je gagnais encore trente mille francs, par exemple ! »

Farjolle constata que les dépenses de fin d’année réglées, l’argent de son terme mis de côté, il avait six mille francs de disponibles.

« Je vais risquer ces six mille francs. Ce sera ma dernière tentative. »

Il consulta Verugna et acheta fin courant des actions de la Banque Marocaine. Depuis un an, ces valeurs étaient en vue sur le marché ; elles ne faisaient que monter et baisser alternativement, et donnaient lieu à de grands mouvements de spéculation. Les gens bien informés comptaient qu’elles hausseraient beaucoup pendant le mois de janvier.

Malgré cette opinion, le contraire se produisit. Quelques jours avant la fin du mois, une baisse assez forte se dessina.

Farjolle eut des appréhensions et en fit part à Verugna qui lui affirma que les actions de la Banque Marocaine monteraient infailliblement d’ici à la liquidation. Même il voyait dans cette baisse momentanée un symptôme excellent.

La baisse augmenta dans des proportions considérables. Farjolle songea :

— Si ça continue, j’aurai une différence de plus de six mille francs à payer.

Ça continua. Entraîné par la confiance de Verugna, Farjolle ne vendit pas et, comme on dit en termes de Bourse, « conserva sa position ».

Verugna ne perdit sa confiance que la veille de la fin du mois. Il dit à Farjolle :

— Je me suis trompé sur cette satanée Banque Marocaine. J’y suis de deux cent mille francs. Et toi, ça te coûte-t-il cher ?

— Oh ! très peu… quelques mille francs… répondit Farjolle évasivement.

Il ne lui parut pas nécessaire d’avouer qu’il faisait sur les valeurs de la Banque Marocaine une différence de quarante-cinq mille francs environ, et le règlement avait lieu le lendemain. Avant tout il importait de payer. Cette fois-ci, la leçon n’était pas seulement rude, elle était cruelle. Quarante-cinq mille francs à trouver en quelques heures !

Farjolle ne se désespéra pas, et se montra, au contraire, très énergique en cette circonstance. L’important était de conserver son crédit, de ne pas faire un pouf ridicule pour quelques billets de mille, de garder son attitude d’homme correct dans les affaires. Il avait dans sa caisse les titres de rente du commandant Baret, qui lui parurent tout désignés pour le tirer de ce léger embarras. La confiance du commandant était absolue. Il ne réclamerait pas ses fonds avant longtemps, pourvu que Farjolle lui en servît le revenu.

— Ce brave commandant ! il me rend un fier service sans s’en douter.

Il prit les titres et en vendit pour cinquante mille francs immédiatement. Il paya sa différence à dix heures du matin chez le coulissier de Verugna et éprouva un sentiment d’orgueil en accomplissant cette action si essentiellement honorable. Il déjeuna même avec le coulissier, Stirman, dans un restaurant de la place de la Bourse et se plaignit de la faiblesse du marché.

— Je vais m’arrêter un peu. Voici une soixantaine de mille francs que je perds en deux mois… Il faut être raisonnable.

Dans l’après-midi il alla au cercle. Instinctivement il chercha des yeux le commandant Baret. Il l’aperçut dans le coin d’un salon en train de faire une partie de bésigue. Le commandant lui serra la main avec vigueur.

— Bonjour, Farjolle. Vous voyez comme je suis devenu sage, hein ? Plus de baccarat : un simple petit bézigue japonais à cinq francs le mille. Je crois que je suis bien guéri du jeu.

Farjolle ressentit un grand soulagement.

— Quand je pense, continua le commandant tout en marquant ses points, que sans Brasier et sans vous, j’étais flambé, j’étais convaincu de l’infaillibilité du système de d’Alembert.

D’un air plein d’autorité, Farjolle affirma :

— C’est un des plus mauvais systèmes que je connaisse.

— Ne dites pas cela, Farjolle. Ce n’est pas un des plus mauvais, c’est un des plus difficiles à jouer. Il exige une volonté de fer, un sang-froid que je n’ai pas. Si je m’en étais tenu, depuis dix ans, au système de d’Alembert, je n’aurais pas perdu ce que j’ai perdu. Enfin, c’est fini, bien fini. Je-ne-tou-che-rai-plus-une-carte !

Le partenaire du commandant haussa les épaules.

— Vous ne me croyez pas ?

— Non.

Le commandant perdit dix mille points.

— Encore cinquante francs de fichus ! J’ai autant de guigne au bésigue qu’au baccarat.

Et il s’éloigna, en grognant.

Farjolle rassuré, cacha à sa femme les événements de la journée. « Ce n’est pas la peine de lui dire que j’ai eu recours à l’argent du commandant. Elle n’entend rien aux affaires et s’imaginerait que j’ai fait une chose très dangereuse. »

En réalité, était-ce dangereux ? Non, car au pis-aller, si Baret réclamait ses titres, Farjolle avait assez de crédit pour trouver cinquante mille francs en quelques jours. Verugna se ferait un véritable plaisir de les lui prêter. D’ailleurs, le commandant était guéri de la passion du jeu. Il était bien tranquille, aujourd’hui, le commandant ! Il jouait au bésigue, le baccarat l’épouvantait. Farjolle avait donc tout le temps désirable pour reconstituer le capital endommagé.

— Ce bon commandant, il a eu de la veine de tomber sur un homme comme moi.

S’il était tombé sur un homme sans scrupules, comme Selim, par exemple, le commandant était flambé. Qu’est-ce qu’aurait fait Selim à la place de Farjolle, ayant quatre-vingt mille francs à sa disposition ? Selim aurait spéculé avec cet argent et bientôt il ne serait plus resté un sou au commandant Baret. Selim risquait la police correctionnelle trois fois par jour, avec une grande sérénité d’âme. Il avait fini par succomber : c’était fatal.

Farjolle compara sa conduite à celle de Selim et se félicita encore. D’abord, un tiers de l’argent du commandant demeurait intact : trente mille francs. Ceux-là étaient sacrés, jamais Farjolle n’y toucherait. Selim, lui, aurait immédiatement risqué ces trente mille francs à la Bourse ou même au baccarat. Car il jouait au baccarat.

— Oui, je me rappelle, il passait ses nuits dans les tripots et taillait des banques avec l’argent de ses clients.

Toutefois Farjolle ne se dissimulait pas qu’il avait commis une gaffe, une gaffe légère, mais enfin une gaffe.

— Je devais m’arrêter il y a un mois. Les cinquante mille francs du commandant, je serai bien obligé de les rembourser un jour ou l’autre. Ce n’est pas une affaire, parbleu ! Allons, n’y pensons plus !

Ce qui eût été stupide maintenant, c’eût été de continuer, de s’embarquer dans de nouvelles spéculations, sous prétexte de se rattraper.

— Ça jamais ! se dit Farjolle. Ce qui est perdu est perdu. Je referai l’argent du commandant, petit à petit, sans en parler à Emma, que je ne veux pas inquiéter.

Une semaine s’écoula. Ils étaient mariés depuis un an. Le soir de l’anniversaire, Emma mit un bouquet de fleurs sur la table. À dîner, il y avait des truffes, mets pour lequel Farjolle montrait un goût prononcé, et une bouteille de champagne. Farjolle s’étonna de ce luxe, elle alla chercher un calendrier.

— Douze février, ça ne te dit rien ?

Il réfléchit.

— Douze février ! Ma foi non.

Elle lui mit le bras autour du cou et l’embrassa :

— C’est l’anniversaire de notre mariage, mon chéri.

Alors, Farjolle se souvint :

— C’est vrai ! Douze février. Où avais-je la tête ?… Je m’en souviens très bien à présent. Oui, ma chérie, je m’en souviens très bien… Il y a un an que nous sommes mariés…

— J’ai acheté des truffes, fit Emma, et une tarte. Nous mangerons ça, nous deux.

Elle fut prise d’un accès de tendresse, et s’asseyant sur ses genoux :

— Je te demande pardon, mon petit chéri, tu sais, bien pardon…

— De quoi ? mon Dieu.

Elle hésita, et, à voix plus basse :

— De… de… cet été… l’autre ?

Farjolle répondit en souriant :

— Bah ! c’est effacé. Nous nous aimons, c’est le principal. Le reste n’a pas d’importance : on doit être indulgent les uns pour les autres.

Elle pleura :

— Oui, j’ai été folle !

— Allons ! ne te fais plus de mauvais sang et dînons, ma chérie. Ces truffes ont une odeur délicieuse…

Le lendemain, Farjolle travaillait dans son cabinet de la Bourse indépendante. On sonna. Le garçon de bureau fit passer une carte : « Isidore Baret. »

— Isidore Baret ! c’est le commandant ! Qu’est-ce qu’il me veut donc ? pensa Farjolle, imperceptiblement troublé. Introduisez ce monsieur.

Le commandant Baret entra. Il tenait son chapeau à la main et semblait tout penaud.

— Qu’y a-t-il pour votre service, mon cher commandant ? dit Farjolle.

Baret prit une chaise, s’assit près du bureau et soupirant :

— Décidément, je suis inguérissable.

— Vous êtes malade ?

— Je suis inguérissable… du jeu.

Farjolle le regarda fixement.

— Eh bien ?

— Eh bien ! j’ai réfléchi. La dernière fois que vous m’avez vu, au cercle, il y a quelques jours… je jouais au bésigue, n’est-ce-pas ?

— Oui. Vous avez perdu cinquante francs, après ?

— Mon ami, toutes les fois que je joue au bésigue, je perds ; à l’écarté, je perds aussi ; au piquet également.

— Ne jouez plus à aucun jeu.

— Que voulez-vous que je fasse ? Je n’ai pas d’occupation… Et puis, je suis joueur, là, je l’avoue… Je suis horriblement joueur.

Farjolle, un peu pâle, se pencha sur son bureau.

— Alors ?…

Le commandant, de plus en plus affecté, continua :

— Vous m’avez donné des conseils d’ami, vous et Brasier, et je vous en serai éternellement reconnaissant. Mais c’est plus fort que moi…

Il se leva et se promena dans la pièce :

— Ah ! mon cher Farjolle, le système de d’Alembert est une invention admirable, vous avez beau dire. Tenez, depuis que j’ai renoncé au baccarat, je le joue mentalement, ce système… Je me promène autour de la table de baccarat et je marque les coups gagnants et les coups perdants. Eh bien ! savez-vous combien j’aurais gagné depuis quinze jours ?

— Non.

— J’ai fait le calcul, j’aurais gagné trois cent vingt et un louis, avec l’unité d’un louis : plus de six mille francs. Je vous affirme, mon cher Farjolle, que le système de d’Alembert est infaillible, si on le pratique avec une grosse somme d’argent.

Farjolle le prit par le bras :

— Vous n’aurez plus le sou dans six mois, avec votre système.

— Notez bien que je ne joue pas le système de d’Alembert pur ; je me sers d’une modification qu’y a apportée un savant allemand nommé Lelius, et que j’ai beaucoup étudiée. Cette modification bonifie le système d’une façon incroyable.

— Vous serez ruiné dans six mois, répéta Farjolle. Le commandant devint mélancolique.

— Tant pis ! on ne peut pas fuir sa destinée. Quand je n’aurai plus que ma retraite, j’irai vivre en province, dans un trou.

— Consultez Brasier, au moins, avant de faire cette sottise.

— Je l’ai consulté.

— Ah !…

— Brasier m’a parlé comme vous. Je l’ai remercié comme je vous remercie ; mais je suis décidé. Je ne peux plus me passer de jouer…

Très maître de lui, et d’un air de pitié :

— Alors, vous voulez réaliser, mon pauvre commandant ? fit Farjolle.

— Oui.

— Qu’est-ce qu’il faut, pour commencer le système de d’Alembert, dix mille ? Je vous donnerai ça demain.

— Mais…

— Vingt mille ? Plus. Trente mille ? Je vous les enverrai, le temps de vendre.

Le commandant se recueillit :

— Écoutez, Farjolle. Si je perds mon argent, morceau par morceau, je serai continuellement à vous ennuyer. Et puis, je serai gêné dans le système… Le système exige une forte somme. Je veux mettre tout mon argent dans un tiroir, tout, pour l’avoir sous la main…

— C’est de la démence ! s’écria Farjolle. Enfin, ça vous regarde.

— Pouvez-vous me donner les quatre-vingt mille demain ? Je voudrais commencer demain soir, parce que c’est un vendredi. Je n’ai pas de superstition et je crois que le vendredi porte bonheur, au contraire.

— Il faut vendre les titres…

— Vendez-les à n’importe quel cours. On ne perd jamais grand’chose sur de la rente. Quelques centaines de francs de plus ou de moins, ça m’est bien égal.

Farjolle reprit sa bonhomie habituelle :

— J’ai fait ce que j’ai pu, mon pauvre commandant. Vous aurez votre argent demain… Demain, non ! il faudra deux jours pour négocier.

— Après-demain ?

— Après-demain. Que diable, vous resterez bien encore vingt quatre heures sans essayer le système de d’Alembert ?…

— Je jouerai au bésigue. Je suis content de n’avoir pas touché une carte pendant quelque temps… Ça aura épuisé ma guigne, j’en suis sûr. Si j’avais mes fonds à ma disposition, j’aurais été capable de m’emballer. Au revoir, mon cher, à après-demain.

Farjolle ferma son bureau, incapable de travailler sérieusement et descendit sur le boulevard. Aller demander cinquante mille francs à Verugna lui paraissait maintenant une démarche délicate. Il étudia bien la question. Sous quel prétexte ? Avouer la situation grave où il se trouvait, c’était impossible. Non pas que Verugna fût un moraliste sévère ; mais il était de ces gens qui ne reculent pas devant une vaste canaillerie, devant un grand chantage, et qui sont impitoyables pour les pickpockets. Or, il n’y avait pas à se faire d’illusion là-dessus : la conduite de Farjolle vis-à-vis du commandant constituait un abus de confiance caractérisé, une escroquerie.

« Il n’y a pas à dire, pensa Farjolle, j’ai commis une escroquerie. Suis-je assez serin ! »

Il alluma un cigare, et continua sa promenade, donnant çà et là, le long du boulevard, une poignée de main à quelque ami. Il était furieux contre lui-même « Un serin, un vrai serin ; si cet imbécile de commandant ne tenait pas ses fonds après-demain, il serait capable d’un esclandre ; peut-être porterait-il une plainte. Les joueurs sont si exigeants ! »

Justement depuis six mois, le Parquet s’était occupé d’un tas d’affaires de ce genre-là, et, pas plus tard que la semaine dernière, on avait encore arrêté Bachelard, le directeur de la Finance familiale. Farjolle heureusement n’en était pas là. « Ce serait malheureux avec mes relations et ma réputation de ne pas trouver cinquante mille francs sur le pavé de Paris. Verugna doit être à l’Informé, en ce moment-ci, Je vais le tâter. »

Le garçon de bureau l’introduisit, le sachant un habitué.

— Quelque chose de très important à vous dire, mon cher.

— Dépêche-toi, je suis d’un pressé… Vingt personnes qui m’attendent.

— J’ai pensé à une affaire de premier ordre. Il s’agirait de transformer mon journal, de l’agrandir…

— Tu deviens ambitieux, Farjolle, tu te f… dedans.

— Il y a une fortune à faire avec un journal comme celui que je médite.

— Il n’y a absolument rien à faire, tu n’es qu’une brute. Contente-toi donc de ce que tu as et ne te crois pas plus malin que les autres…

Farjolle hésita, puis dit :

— Si par vous, ou par n’importe qui, je trouvais une cinquantaine de mille francs…

Verugna se récria :

— Cinquante mille francs ! Tu deviens fou, ma parole d’honneur. Me vois-tu mettre cinquante mille francs dans un journal financier ?… Si c’est des blagues comme ça que tu as à me proposer…

— Mon cher ami, balbutia Farjolle.

— Comment ? il y a un an, tu ne gagnais pas un sou, tu crevais la faim, et tu parles aujourd’hui de cinquante mille francs… Mais, est-ce que tu voudrais des chevaux, des voitures, comme Moussac ?

Cette idée le fit rire aux éclats.

Non ! Farjolle avec un hôtel, des chevaux et des voitures. Ce serait drôle !

— Va-t’en, mon vieux. Je suis bien pressé, et ne me parle plus de pareilles sottises, nous nous brouillerions … Ah ! ah ! un hôtel ! Elle est bonne… Bonsoir, jeune fumiste.

Cette première expérience plongea Farjolle dans une extrême perplexité. Évidemment, s’il s’adressait à Moussac et à Letourneur, il obtiendrait des réponses analogues. Le difficile n’était pas de trouver cinquante mille francs, mais de les trouver immédiatement. « Parbleu ! si j’avais huit jours ! dit-il. Il s’agit de traîner le commandant huit jours. C’est un brave homme, le commandant. À la dernière extrémité, je lui demanderais un mois de répit : il me l’accorderait certainement. »

Le surlendemain, le commandant fut exact. Il arriva dans le bureau de Farjolle, rayonnant.

— C’est fini, hein ?

— Pas tout à fait, mon commandant, pas tout à fait, répliqua Farjolle. Donnez-vous donc la peine de vous asseoir.

— Ce n’est pas fini ? reprit Baret désolé. Et moi qui comptais jouer ce soir. Ce ne sera vendu que demain, alors ?

— Vous êtes donc bien impatient de perdre ?

— Je suis impatient de jouer. Je puis compter pour demain, n’est-ce pas ?

Farjolle prit le commandant par le bras.

— Vous ne savez pas ce que vous feriez, si vous étiez bien gentil, mon cher ami ? Vous ne commenceriez le système de d’Alembert que dans une huitaine de jours…

Baret, étonné, leva les yeux vers Farjolle, dont la figure était pâle.

— Pourquoi ?

— Et vous me rendriez même un grand service en faisant cela.

Le commandant répondit :

— Je ne comprends pas.

— Voilà : je n’ai qu’une partie de vos fonds disponible… je ne pourrai négocier le reste que dans quelques jours…

— Il me semblait, fit observer le commandant, que des rentes sur l’État…

— J’aime mieux tout vous dire, mon cher ami, parce que je sais que vous êtes un honnête homme incapable d’une mauvaise pensée. Je n’ai plus que trente mille francs en rentes et j’ai mis les cinquante mille autres dans une affaire sûre… Seulement, j’ai besoin de temps pour les retirer.

Le commandant manifesta un grand mécontentement.

— Sapristi ! Sapristi de sapristi ! Nom d’un chien ! Je n’aime pas beaucoup ça, vous savez, Farjolle. Une affaire sûre ?… Quelle affaire ?

— Ne vous inquiétez donc pas. Dans huit jours vous les aurez.

— Je suis bien inquiet, au contraire, bien inquiet, répliqua le commandant. Voyons, Farjolle…

Et il le regarda dans les yeux :

— Voyons, Farjolle, il était convenu que vous placeriez mes quatre-vingt mille francs en rente sur l’État. C’est spécifié dans le reçu que vous m’avez donné. Il fallait les placer…

— Si j’avais supposé que vous en auriez besoin du jour au lendemain !…

— Soyons sérieux, maintenant…

Le commandant s’approcha de Farjolle, lui mit la main sur l’épaule :

— Qu’avez-vous fait de mon argent ?

Farjolle, éludant la réponse, dit :

— Vous le toucherez dans huit jours. Commandant, vous ne me croyez pas un escroc ?…

— Certes…

— Eh bien ! je vous donne ma parole d’honneur que vous le toucherez dans huit jours. D’ailleurs, vous avez mon reçu. Il sera aussi bon dans huit jours qu’aujourd’hui. Prenez les trente mille francs, en attendant ?…

Baret refusa.

— Non, le système exige une très forte somme. Je ne commencerai pas avant de tout avoir… Je veux bien patienter huit jours, Farjolle, mais pas une minute de plus, pas une minute. Je suis déjà très surpris de votre conduite.

Farjolle redevint bon enfant :

— Commandant, vous êtes exquis. Vous me rendez là un signalé service que je n’oublierai jamais… et, entre nous, je crois que vous n’aurez pas à vous en repentir… Seulement, si vous me promettiez de ne parler de cela à personne, le service serait cent fois plus grand…

— Je n’en parlerai pas, c’est entendu. Mais il est entendu aussi que dans huit jours, juste…

Le commandant sortit en serrant la main de Farjolle, assez froidement, et en secouant la tête.

Désappointé, inquiet, furieux contre l’humanité entière, il retourna au cercle, erra autour des tables de jeu. Il répondit sur un ton brusque à des amis qui lui demandaient des nouvelles de sa santé, et l’on en conclut qu’il était témoin dans quelque affaire d’honneur délicate qui ne s’arrangeait pas à sa convenance. Le banquier, un Espagnol très riche, tenait la banque avec une déveine inouïe : il perdait tous les coups. « C’est trop fort, dit le commandant, de ne pas pouvoir jouer ; je gagnerais ce que je voudrais sur cette banque, avec mon système. »

Les deux tableaux passèrent sept ou huit fois chacun : le commandant entra dans une colère épouvantable. Enfin, les pontes perdirent un coup : cela l’apaisa. Mais la déveine du banquier reprit de plus belle et il y eut encore une passe de quatre sur chaque tableau.

— J’aime mieux m’en aller ! s’écria le commandant.

Et comme le banquier se levait, les cartes étant épuisées, il lui dit :

— Vous perdez une somme énorme, Monsieur, énorme. Eh bien ! vous me croirez si vous voulez, je ne gagne pas un sou sur vous. Non, Monsieur, pas un sou, continua-t-il en jetant un regard furibond.

En quittant la salle de jeu, le commandant heurta Brasier :

— Bonsoir commandant, c’est aujourd’hui que nous commençons le fameux système ?

Baret haussa les épaules.

— Le système, le système ? je ne sais plus quand je le commencerai, le système.

— Vous avez perdu ?

— Je n’ai pas joué.

— Mais c’est très bien cela, commandant, je ne vous croyais pas si raisonnable.

Le commandant répliqua :

— Je ne suis pas raisonnable, je suis furieux.

— De quoi ?

— De… rien…

Il fit mine de s’en aller. Brasier, curieux, le retint.

— Qu’y a-t-il donc, mon cher ami, vous n’avez pas votre figure ordinaire ?

— Je vous dis que je suis furieux, mais je ne peux pas vous expliquer pourquoi.

Très intrigué, Brasier le harcela de questions. À la fin, le commandant se dirigeant vers une autre salle :

— Vous êtes discret, Brasier, n’est-ce pas ?

— J’ai fait mes preuves, répondit celui-ci, en souriant.

— D’ailleurs, ajouta Baret, ça me fera du bien de parler… J’ai besoin de raconter ça à quelqu’un ; mais vous ne le répéterez pas, vous me le promettez…

— Je vous le promets.

Le commandant baissa la voix, regardant autour de lui :

— Si je ne joue pas, mon cher Brasier, c’est que je n’ai pas d’argent pour jouer.

— Et vos quatre-vingt mille ?

— Je ne les aurai que dans huit jours… Si je les ai, reprit-il en poussant un soupir.

— Voyons, expliquez-vous. Farjolle ?…

— Farjolle, mon cher, je me méfie énormément de Farjolle. Vous devez vous rappeler, Brasier, que je me suis toujours méfié énormément de Farjolle…

— Mais non, au contraire, vous aviez une confiance illimitée en lui…

— Je me le figurais, mais je me méfiais, au fond.

— Enfin, qu’a-t-il fait, Farjolle ?

— Farjolle n’a plus mon argent ; il me demande huit jours pour me le rendre.

Quoique Brasier fût toujours satisfait de découvrir une canaillerie qu’il ne soupçonnait pas, il répondit :

— Vous avez mal compris, commandant. Il est impossible que Farjolle n’ait pas voulu vous rendre votre argent. Le reçu qu’il vous a fait est en règle ?

— On ne peut plus régulier.

— C’est peut-être dans votre intérêt…

Baret, alors, dit les hésitations de Farjolle, son embarras, son silence sur l’affaire où il avait engagé les fonds, et Brasier sentit un doute délicieux pénétrer dans son âme.

— Ce Farjolle serait-il une simple fripouille ?

— Je n’en serais pas surpris, fit le commandant.

Brasier ajouta :

— J’en aurai le cœur net dès demain et je ne laisserai pas f… dedans un brave homme comme vous.

Le commandant s’adressa à un membre du cercle qui sortait de la salle de jeu.

— Est-ce que le banquier perd toujours ?

— Il ne cesse pas : il prend une culotte fabuleuse.

— Nom d’un chien ! sapristi ! s’écria le commandant en frappant du pied, j’ai vraiment une guigne noire… Brasier, vous avez raison, ce Farjolle est une fripouille.

— Attendez jusqu’à demain.

Brasier alla jouer cinq minutes, ni plus ni moins, comme il faisait tous les jours. Puis il revint.

— J’ai gagné cinquante francs, ça me suffit. Maintenant, je vais m’occuper de votre affaire.

Il prit son pardessus au vestiaire et descendit du cercle, pendant que le commandant murmurait :

— Tout le monde gagne, excepté moi… Ce sera comme ça toute ma vie.

Brasier se hâta d’aller raconter à Verugna l’aventure du commandant. Verugna ne manifesta aucune surprise et trouva même la chose excessivement comique.

— Voilà pourquoi il voulait cinquante mille francs avant-hier, parbleu ! C’est bien clair.

— Farjolle t’a demandé cinquante mille francs ? Alors, il n’y a plus de doute.

— Plus de doute. D’ailleurs, je m’informerai de ce qu’il a perdu le mois dernier chez mon coulissier, Stirman… C’est rudement drôle !

— Les lui as-tu donnés, les cinquante mille ?

— Non.

— C’est encore plus drôle.

Ils se mirent à rire tous les deux.

— Comment va-t-il se tirer de là, ce sacré Farjolle ? dit Verugna.

— C’est très délicat, ajouta Brasier. Si le commandant déposait une plainte, Farjolle serait coffré dans quarante-huit heures. Abus de confiance. Le parquet est très sévère maintenant pour les affaires financières.

Verugna, à cette idée, s’exclama :

— Farjolle coffré ! Non, elle est bien bonne… À Mazas, alors.

— Mon Dieu ! oui, à Mazas !

— Sacré Farjolle ! il ferait une tête à Mazas… J’irais le voir certainement, et toi ?

— Moi aussi… j’ai un principe : ne jamais lâcher les camarades dans le malheur.

Leur hilarité ne connut plus de bornes. Verugna surtout se tordait, avec des éclats de rire d’enfant devant la baraque d’un guignol.

— Ah ! ah ! Farjolle à Mazas ! Ah ! ah ! j’ai tout de même de la sympathie pour lui. Si je les lui prêtais, les cinquante mille francs ?

— Ce serait une solution, fit observer Brasier.

— Oui, mais si je les lui prête, qui est-ce qui me prouve qu’il ne recommencera pas demain ? Et puis, mon cher, du moment que Farjolle n’est pas sérieux, il ne m’amuse plus : je lui ai rendu assez de services…

— Le fait est…

— D’ailleurs, il n’y est pas encore à Mazas ! Qu’il se débrouille tout seul… J’ai trop perdu le mois dernier, moi aussi, zut !

Mis au courant de la situation par Brasier, le commandant Baret fut pris d’un découragement profond.

— Mes quatre-vingt mille francs sont fichus ! je le sens.

Brasier le consola.

— Farjolle les a perdus à la Bourse : nous en avons acquis la certitude chez son coulissier. Mais c’est un garçon de ressource ; menacez-le, il les trouvera.

— Je lui ai promis de patienter huit jours… Tant pis, je vais lui écrire.

Et il envoya à Farjolle quelques mots griffonnés fébrilement :

« Monsieur,
« J’ai réfléchi. J’ai besoin de mes fonds immédiatement et je ne peux pas attendre. Ayez la complaisance de me les faire tenir demain matin.
« Si je ne les reçois pas avant midi, je me verrai dans la nécessité d’agir.
« J’ai l’honneur de vous saluer.
« Commandant Isidore Baret. »

— C’est raide, mais il n’y a pas à se gêner avec ces gens-là. Si je n’ai pas mon argent demain, je dépose une plainte, tout simplement.

— Ma foi ! vous avez raison. Quand Farjolle aura affaire au parquet, il prendra une résolution. C’est peut-être le meilleur moyen d’être remboursé.

— Pas un mot à personne, jusque-là, Brasier, hein ? Il ne faut pas ébruiter cette affaire.

Farjolle était plein d’espoir. Après le refus de Verugna, il avait vu Letourneur, et le grand banquier s’était montré charmant avec lui. Il le pria de présenter ses respects à Emma et accepta une invitation à dîner chez eux, rue Taitbout, en famille.

Il s’intéressa aux affaires de Farjolle, le félicitant sur la Bourse indépendante.

— C’est un journal très bien fait et très sérieux. Je le lis toutes les semaines…

Comme Farjolle lui dit qu’il songeait à l’agrandir, mais qu’il lui manquait des capitaux, Letourneur se mit à sa disposition :

— Je me ferai un véritable plaisir de vous être utile, mon cher monsieur Farjolle…

Demander cinquante mille immédiatement à Letourneur, dans ces conditions-là, eût été une folie. « J’en aurai cent mille dans huit jours, si je veux. » Le banquier dînait chez lui la semaine prochaine : après dîner, ils recauseraient affaires, et ça s’arrangerait naturellement. « J’ai eu une idée admirable d’aller voir Letourneur. La bêtise que j’ai faite va me servir. J’ai de la chance. »

Quand il reçut la lettre du commandant, il éprouva un mouvement d’impatience.

— Ah ! il m’embête, à la fin, ce commandant. Il devient rasoir. Il attendra bien huit jours, je ne me ferai pas de bile pour ce vieil imbécile.

Il ne lui répondit pas, songeant : « Il m’écrira encore, puis il viendra au bureau. Tout ça nous mènera à la semaine prochaine et je me débarrasserai de cet ennui. »

Et très heureux, soulagé, confiant dans l’avenir, il fit part à sa femme des espérances qu’il fondait sur Letourneur.

XIII

Pendant trois ou quatre jours, Farjolle sortit peu, alla de chez lui à son bureau, et se contenta de faire les courses strictement nécessaires : on ne le vit ni au cercle ni à la Bourse. Il ne reçut pas de nouvelles du commandant, et même cette histoire cessa de le préoccuper momentanément.

Il rencontra Brasier sur le boulevard et se contenta de le saluer de la main, ne voulant pas engager de conversation. D’ailleurs, il allait avoir l’argent bientôt et, avec de l’argent, on arrange tout.

Le cinquième jour, vers huit heures du matin, il fut éveillé par Emma.

— Lève-toi, mon chéri, il y a quelqu’un qui te demande…

Farjolle s’étira, ouvrit les yeux, aperçut la bonne devant le lit, grogna : « Hein ! quoi ? »

— C’est, dit la bonne, un monsieur qui veut vous parler.

Il avait le réveil difficile, à cause de ses anciennes habitudes de noctambulisme, et il fit un mouvement de mauvaise humeur.

— Quelle heure est-il donc ?

— Huit heures moins le quart.

— On ne vient pas voir les gens à cette heure-là. Dites à ce monsieur de passer à mon bureau.

La bonne répondit :

— Ce monsieur a quelque chose de très important à vous communiquer. Il a ajouté : « Qu’il se dépêche de s’habiller. »

— Va donc voir ce que c’est, tu reviendras te coucher après, dit Emma.

Il mit à la hâte un pantalon, des pantoufles et un veston de flanelle.

— Il est dans le salon ?

— Oui.

Farjolle se trouva en présence d’un monsieur en paletot marron, qui avait son chapeau sur la tête. Il s’avança :

— Vous désirez ?

Le visiteur l’examina d’un coup d’œil rapide :

— Vous êtes monsieur Farjolle, René Farjolle ? dit-il.

— Oui.

Alors il tira un papier de sa poche.

— Voici un mandat d’amener contre vous. Je suis un agent de la Sûreté.

Farjolle, très étonné, crut d’abord à une erreur, mais l’agent continua :

— Veuillez me suivre au Dépôt. Vous pouvez prendre connaissance du mandat.

Farjolle ne broncha pas, regarda machinalement le papier, puis le paletot marron du monsieur et ses souliers, dont un était crotté.

— Vous êtes un agent de la Sûreté ? Je ne vois pas pourquoi on m’arrête….

— Vous vous expliquerez avec le juge d’instruction…

— Ce ne peut être que sur une plainte du commandant…

L’agent sourit.

— Le juge d’instruction vous interrogera bientôt, ainsi…

— Oui, Monsieur, c’est cette brute, évidemment, qui aura déposé une plainte… Quelle brute, oui, quelle brute, s’écria Farjolle, on ne l’est pas plus !…

— Je vous ferai observer… répliqua l’agent.

— En effet, je m’expliquerai avec le juge. Je comprends que ce n’est pas votre affaire. Je vous suis, Monsieur, le temps de m’habiller.

— Je vais vous attendre à la porte de votre chambre. Dépêchez-vous.

Farjolle entra dans la chambre, ouvrit les rideaux, puis s’assit sur le bord du lit, en murmurant :

— Nous sommes frais !

Emma, brusquement, se leva :

— Qu’y a-t-il ?

Il reprit, en frappant son genou avec sa main :

— C’est cette brute de commandant qui a déposé une plainte…

— Quelle plainte, quoi ? Voyons, dis.

— Ah ! c’est vrai, tu ne sais pas…

En quelque mots vagues, il la mit au courant : pertes à la Bourse, les fonds du commandant englobés… cet imbécile, furieux, s’adressant au parquet.

— Il faut que j’aille m’expliquer avec le juge d’instruction maintenant… On vient me chercher de sa part, ajouta-t-il en employant, pour ne pas trop inquiéter sa femme, une formule légèrement inexacte.

Emma avait sauté à bas du lit, devinant que quelque chose de grave se passait, mais ne comprenant pas très bien…

— Tu as perdu de l’argent à la Bourse ?

— Oh ! je l’avais gagné…

— Je ne t’en fais pas un reproche… Tu as perdu, c’est fini, n’est-ce pas ? Tu en seras quitte pour ne plus jouer.

— Attends un peu, ma chérie, que je dise un mot à ce monsieur.

Farjolle ouvrit la porte de la chambre :

— Je suis à vous dans un instant… Vous permettez que je m’habille.

— Faites.

Et il referma la porte :

— J’allais être à même de lui rendre cet argent dans huit jours, à cet idiot, à cette brute…

— Alors, tu as perdu aussi l’argent du commandant ?

— Oui.

— Il le réclame ?

— Oui.

— Tu ne peux pas le lui rendre ?

— Pas tout de suite.

— Il s’est plaint, tu dis ?

— Ça s’appelle porter une plainte… Le parquet vous fait venir et…

— Qu’est-ce qui arrive ?

Farjolle dit :

— Je ne sais pas.

— Combien lui dois-tu, au commandant ? dit Emma.

— Cinquante mille francs.

Emma poussa une exclamation.

— Cinquante mille francs, sans compter notre argent à nous… Oh ! mon pauvre chéri, mon pauvre chéri, que c’est malheureux !

Farjolle, soupirant, répondit :

— Oui, c’est triste. Enfin, ce n’est pas la peine de se désespérer ; ça s’arrangera peut-être mieux que je ne crois. Donne-moi mon gilet et ma redingote…

— Reviendras-tu pour déjeuner ?

En passant une manche, il dit :

— Hum ! je l’ignore…

— Tu reviendras cette après-midi, seulement ?

— Je le suppose… Je t’enverrai un mot dans tous les cas…

Elle faisait des efforts pour comprendre la situation, sentant confusément un mystère. Elle tourna autour de Farjolle, brossa ses vêtements, lui tendit son chapeau. Tout à coup, d’une voix qui tremblait :

— Tu ne vas pas en prison, au moins ? Farjolle s’assit, attira sa femme à lui.

— Ce serait possible si les choses ne s’arrangeaient pas, murmura-t-il.

Elle l’embrassa violemment, les larmes aux yeux :

— Oh ! mon Dieu, mon pauvre chéri, c’est vrai… tu vas en prison ?

— Oui, dit-il, très accablé.

Elle répéta plusieurs fois :

— Oh ! mon Dieu, mon Dieu, mon pauvre chéri… Qu’est-ce que tu vas devenir ?

— Je t’en supplie, Emma, ne te tourmente pas trop… Je trouverai une combinaison. Laisse-moi partir.

Il se leva, Emma tomba sur une chaise, sanglotant.

— Je pars ; tu recevras une lettre de moi cette après-midi ou demain matin.

Comme il s’avançait vers la porte, elle l’embrassa encore. Il lui rendit sa caresse en s’écriant :

— Ce commandant est vraiment une sale bête !

— Il y a des gens bien méchants … Tu m’écriras tantôt. mon chéri… le plus tôt possible… dis… Je t’aime bien, va, moi… Oui, c’est une sale bête !…

Il descendit avec l’agent. Un fiacre stationnait devant la porte. Farjolle monta le premier, l’agent s’assit à son côté.

Il faisait froid. Dans le brouillard, une pluie fine et glaciale se balançait ; à travers la glace du fiacre, couverte de buée, on ne distinguait pas les passants. Farjolle frotta son doigt contre la vitre et murmura : « Où sommes-nous ? » L’agent répondit : « Au Châtelet, nous arrivons dans cinq minutes. » Farjolle ajouta : « J’ai les pieds gelés. »

Ils traversèrent un pont, passèrent devant
le Palais de Justice. Sur le quai, le fiacre s’arrêta :

— C’est ici, dit l’agent.

Farjolle releva le collet de son pardessus et suivit l’agent sans regarder où on le menait. Chez le concierge, on le fouilla : il se prêta à cette opération sans paraître blessé.

Ensuite, ils prirent un corridor où l’on ne voyait presque rien : Farjolle marcha à côté de son compagnon, les mains dans les poches, les yeux à moitié fermés : après le corridor, ils entrèrent dans le couloir des cellules. Une mauvaise odeur y régnait. Le gardien s’approcha : l’agent lui fit un signe et une porte s’ouvrit.

— Entrez, dit le gardien à Farjolle.

Celui ci se retourna vers l’agent qui s’était déjà éloigné, puis pénétra dans la cellule.

— Est-ce que je peux avoir une tasse de bouillon ?

— Du bouillon ? dit le gardien, je ne sais pas. Voulez-vous du café au lait ?

— Oui.

— Je vais vous en apporter.

La porte se referma. Farjolle, alors, aperçut une couchette basse dans un coin, une table en bois et une chaise. D’abord il resta debout, immobile, les yeux fixés sur la lucarne d’où une vague clarté tombait ; puis, il avança de quelques pas et toussa légèrement.

Le gardien apporta bientôt du café au lait dans un verre et un morceau de pain.

— Un prisonnier fera votre ménage, si vous préférez ; ça vous coûtera six sous par jour.

Farjolle demanda :

— Je resterai donc longtemps ici ?

— Cela dépend du juge d’instruction : peut-être un jour seulement, peut-être deux ou trois jours.

— Et le juge d’instruction, quand le verrai-je ?

— Peut-être cette après-midi même, peut-être demain. Je ne sais pas. On vous servira votre déjeuner à midi.

— Bon.

Le gardien sortit. Farjolle, assis sur la chaise, commença de boire son café au lait, en trempant du pain. Quand il eut fini, il éprouva un certain bien-être, alluma une cigarette : « J’ai moins froid aux pieds, » se dit-il.

Il se promena de long en large, son pardessus déboutonné. Sa pensée se porta vers Emma : « Je lui écrirai en sortant de chez le juge d’instruction. » Il avait bien fait, de tout lui avouer ; dans ces circonstances-là, il faut être franc, on s’évite ainsi des tracas et des surprises désagréables. En attendant la solution définitive, il valait certainement mieux qu’Emma sût à quoi s’en tenir. Au fond, l’ennui était pour lui seul.

Farjolle songea :

— L’arrestation sera dans les journaux du soir. Ils vont s’en payer au cercle.

Loin de l’émouvoir, cette idée lui procura un soulagement. Il se représenta les discours de Brasier, le commandant s’écriant : « C’est bien fait ; quel filou, ce Farjolle ! » les potins des camarades. Il sourit.

— Sont-ils bêtes, tous ces gens-là !

Farjolle pouvait se vanter d’une chose ; il se fichait carrément de leur opinion.

— Oh ! là là, l’opinion de Brasier, du commandant !… Ce serait malheureux de se tracasser pour si peu…

En se rappelant le motif de son arrestation, il la trouva imméritée. Étant donné sa situation, ses antécédents, c’était maladroit de la part du parquet d’avoir agi si brutalement. On l’avait pris pour un filou vulgaire, pour un Selim, pour un Bachelard, volant leurs clients sans vergogne.

— Il n’est pas possible que le juge d’instruction ne s’aperçoive pas de la différence.

Aussi, en présence de ce magistrat, il n’allait pas finasser, se perdre dans des subtilités. Il raconterait son histoire simplement, comme un homme qui a commis une gaffe, qui la regrette et qui est disposé à en subir les conséquences.

La résolution de tout avouer, de ne pas discuter, de se laisser faire sans résistance, le réconforta. Entre la justice et un simple particulier, la lutte est impossible. On n’a qu’une attitude à prendre : s’incliner.

Il avait connu dans sa vie des situations autrement pénibles. Une fois, il était resté deux jours sans manger et sans se coucher, en plein hiver ; et il se rappela avoir beaucoup souffert de cette dernière privation.

— Tiens ! j’ai assez faim. Quelle heure est-il donc ?

On lui avait saisi sa montre en le fouillant.

« Voilà, pensa-t-il, une manie absurde. Pourquoi me priver de ma montre ? » Midi sonna à une horloge. Au dernier coup, le surveillant lui apporta son déjeuner sur un plateau de zinc. Une serviette recouvrait les plats.

— Je vous ai pris du ragoût de mouton ; il est bon généralement.

Farjolle flaira.

— En effet, il a une excellente odeur.

Outre le ragoût, il y avait du saucisson, des haricots verts et un morceau de fromage de gruyère. Une boîte en fer-blanc renfermait du café chaud, et quelques gouttes de cognac brillaient dans un petit carafon.

— Vous n’avez pas besoin d’autre chose ? demanda le surveillant à qui Farjolle paraissait un homme aimable et généreux.

— Non, merci.

— Je viendrai vous ôter ça tout à l’heure.

— À propos, on m’a enlevé mon porte-cigares…

— Je vais vous le chercher. Il est permis de fumer ; ou plutôt nous le tolérons quand nous avons affaire à des gens comme il faut.

Farjolle mangea avec appétit, et après déjeuner but lentement son café en fumant un cigare, les jambes croisées, ainsi qu’il faisait chez lui.

Vers trois heures, le surveillant apparut de nouveau, accompagné d’un garde de Paris.

— Monsieur, dit-il, le juge d’instruction vous fait appeler.

— Ah ! tant mieux, s’écria Farjolle.

— Suivez le garde.

— Qui est mon juge d’instruction ?

M. Hardouin.

Le garde de Paris et Farjolle franchirent la cour de la Sainte-Chapelle et arrivèrent dans le vaste couloir du Palais de Justice où sont situés les cabinets des magistrats instructeurs. Le nom de M. Hardouin était bien connu de Farjolle ; il l’avait lu souvent dans les journaux, à propos de crimes célèbres. Fréquemment, d’ailleurs, les journaux s’occupaient de sa personne ; des chroniqueurs traçaient son portrait et affirmaient « qu’il lisait dans l’âme des coupables ». Parmi les Échos on citait de lui des anecdotes et des mots d’esprit relatifs aux nombreux criminels dont il avait eu à s’occuper au cours de sa carrière. On lui devait la condamnation des trois derniers assassins, parmi lesquels un, entre autres, aurait certainement échappé à un juge d’instruction moins fort ; mais M. Hardouin l’avait fait tomber dans un piège excessivement adroit, et le misérable avait fini par avouer son crime. Le juge était encore sorti grandi de cette affaire.

La légende voulait aussi que M. Hardouin fût, dans son genre, un artiste. Les grands criminels, disait-on, l’intéressaient et il se plaisait à jouer avec eux. Il les souhaitait impassibles, énergiques, entêtés, rudes à vaincre. Au milieu de la lutte, il se surprenait à les aimer ; il les admirait quand ils se défendaient bien, concevait du mépris lorsqu’ils faiblissaient. Dans le fameux procès Vardi, — une femme coupée en morceaux par cet Italien — lui et le coupable avaient fini par s’estimer réciproquement et éprouver secrètement l’un pour l’autre une réelle sympathie. Le jour qu’on décapita Vardi, Hardouin fut même triste. Ces choses excitaient dans le public, un grand enthousiasme.

— Il n’aura pas beaucoup de mal avec moi, pensa Farjolle.

On l’introduisit dans le cabinet du juge d’instruction. Assis à son bureau, M. Hardouin maniait un coupe-papier de la main droite, et de la gauche agitait un trousseau de clef pendu à la serrure d’un tiroir. C’était un homme de cinquante-cinq ans, maigre, rasé, chauve. De gros sourcils noirs cachaient ses yeux. À son côté se tenait le greffier, prêt à écrire, la plume penchée sur une feuille de papier blanc.

Farjolle, décidé aux aveux les plus complets, n’éprouva aucune émotion en sa présence.

— Vous avez été arrêté sur la plainte de M. Isidore Baret. Vous connaissez M. Isidore Baret ?

— Beaucoup, répondit Farjolle. Nous sommes du même cercle.

— Vous êtes dans les affaires, continua le juge d’instruction, moitié agent de publicité, moitié boursier. Vous avez fondé un journal, la Bourse indépendante, dont le but était d’extorquer de l’argent à des clients sous le prétexte fallacieux d’opérations de Bourse… La suite de l’instruction nous apportera des détails que nous n’avons pas encore. M. Isidore Baret, ancien militaire, décoré de la Légion d’honneur, vous a confié des fonds, comme le prouve ce reçu de vous qui est en règle… Ces fonds, vous n’avez pu les restituer, car vous les avez perdus à la Bourse. Voici le relevé de votre compte chez votre coulissier, M. Stirman, rue Vivienne. Vous reconnaissez que ces faits sont exacts ?

Farjolle répondit doucement :

— À peu près.

— Ah ! fit le juge.

— Je dis à peu près, continua Farjolle, car je n’ai pas perdu tout l’argent du commandant ; je n’en ai perdu qu’une partie. On trouvera le reste, soit trente mille francs, en rentes sur l’État, dans ma caisse.

— Nous verrons bien.

— Aucun de mes clients de Paris ni de province n’a jamais eu à se plaindre de moi, et je n’ai jamais joué avec leur argent, comme Selim, par exemple.

— Votre cas est pourtant identique à celui de Selim, et plus récemment de Bachelard. Il constitue un abus de confiance et une escroquerie.

— Je le sais bien, approuva Farjolle d’un air indifférent et poli… J’ai été entraîné, je le regrette énormément.

M. Hardouin le regarda avec son œil froid et songea : « Il n’est pas malin. » Il eut un désappointement, lui posa encore quelques questions brèves ; Farjolle avait hâte que tout fût terminé pour qu’on le laissât tranquille. Maintenant le scandale était fait : rien ne pouvait plus l’atténuer. « Il n’y a qu’à attendre la fin patiemment sans trop se faire de la bile. »

— Oserai-je vous demander si l’instruction sera longue ?

M. Hardouin dit, d’un ton dédaigneux :

— Ce n’est pas probable.

Il ajouta :

— Vous serez transféré à Mazas, demain matin.

— Est-ce que ma femme pourra venir me voir ?

— Votre maîtresse ? fit M. Hardouin.

— Non, reprit Farjolle, ma femme légitime.

— Je lui donnerai l’autorisation d’aller vous voir à Mazas.

— Puis-je lui écrire ce soir ?

— Oui.

M. Hardouin le congédia. Farjolle s’inclina devant lui avec une courtoisie parfaite. Le garde de Paris le ramena au Dépôt. Il écrivit à Emma, dîna, puis se coucha. Il mit son pardessus sur le lit, afin d’avoir chaud, et ressentit un soulagement en s’étirant sous la couverture, quoique les draps fussent durs au toucher.

Il s’endormit rapidement, la tête un peu lourde, se félicitant toutefois que son caractère lui permît de supporter avec résignation une aventure aussi désagréable …

« Combien de gens à ma place, se désespéreraient, » pensa-t-il, en fermant les yeux.


XIV

Emma reçut la lettre de son mari au moment de dîner, dans leur appartement de la rue Taitbout, toute seule. Farjolle lui donnait les indications nécessaires pour l’aller voir à Mazas. La lettre était courte et finissait par ces mots : « Je t’embrasse, ma chérie, et je te recommande surtout de n’avoir pas trop de chagrin. » Emma la posa sur la table ; puis elle mangea son potage, par petites cuillerées, distraitement, les sourcils froncés. La bonne, derrière elle, la servait avec une figure indifférente.

Elle n’avait pas déjeuné. Le matin après le départ de Farjolle, quand elle se vit en chemise dans la chambre, elle eut froid, s’enveloppa d’un peignoir, et ses larmes, causées par la brusque secousse de la séparation, s’arrêtèrent. Alors elle fut stupéfaite de la rapidité de cet événement. On ne conduit les gens en prison que pour des crimes ou des vols : il était impossible que Farjolle eût volé, lui dont tout le monde vantait la conduite sérieuse dans les affaires. Combien de fois avait-elle entendu faire l’éloge de son mari ! D’après ses vagues explications, elle devinait bien que Farjolle, ayant joué l’argent du commandant à la Bourse, l’avait perdu. Ça, c’était un malheur, une déveine, une affaire manquée ; mais Emma ne pouvait comprendre qu’il y eût là dedans un délit quelconque, un vol. « Il a bien perdu notre argent en même temps. C’est donc une mauvaise affaire qu’il a faite, voilà tout. »

Pourtant, on ne vous met pas en prison pour une mauvaise affaire. Il y avait autre chose, évidemment. Quoi ? Elle ne tarderait pas à le savoir puisque Farjolle lui écrirait.

Sortir ? à neuf heures du matin, c’était de la folie. Et puis, voir qui ? Quoi dire ? Quelles démarches tenter dans cette circonstance qui restait pour elle mystérieuse et inexplicable ? Elle attendrait les nouvelles chez elle, sans bouger.

Emma enleva son peignoir et se recoucha. La chaleur douce du lit l’envahit et elle se remit à pleurer. Elle murmura : « Que se passe-t-il donc, mon Dieu, et lui, où est-il maintenant ? » Elle sonna la bonne :

— Les journaux sont-ils là ?

— Oui, Madame.

Elle y jeta un coup d’œil machinalement. Peu à peu, elle s’assoupit, son sommeil fut agité et un cauchemar la réveilla. La bonne rentra dans la chambre.

— Madame, le juge de paix vient mettre les scellés.

Emma se leva, continuant à ne rien comprendre. Le juge de paix la salua et lui dit :

— Nous allons mettre les scellés, voulez-vous être constituée gardienne ?

Elle répondit : « Je veux bien, » sans savoir. Le magistrat lui expliqua ce que cela voulait dire. Une inquiétude la saisit.

Emma assista à la formalité judiciaire de la pose des scellés et vit que l’on plaçait des bandes de papier au hasard, sur les meubles. Elle demanda au juge de paix pourquoi son mari était en prison. Le magistrat lui répondit qu’il l’ignorait et que ça ne le regardait pas. Elle resta jusqu’à quatre heures de l’après-midi, errant dans l’appartement, attendant, les idées tout à fait brouillées.

Des porteurs de journaux du soir crièrent sous les fenêtres. Elle envoya la bonne chercher un numéro. Aux dernières nouvelles, elle lut :

« Le directeur d’un journal financier, la Bourse indépendante, M. Farjolle, a été arrêté ce matin et écroué au Dépôt. » Rien de plus, une ligne insignifiante pour ce gros événement qui la bouleversait. Alors, elle devina que leur situation était perdue, quoi qu’il arrivât. Elle voulut lire d’autres journaux du soir. Tous annonçaient l’arrestation, dans un coin de leur première page, sèchement. Un seul disait sévèrement : « Un faiseur de dupes, comme il n’y en a que trop sur le pavé de Paris, etc. »

Une plus grande tristesse s’empara d’elle ; elle n’éprouva aucune colère contre Farjolle. Néanmoins, puisque c’était public, elle allait s’habiller et sortir. Elle irait voir Joséphine, une amie en réalité, à qui elle pouvait se confier et demander un conseil. Joséphine demeurait complètement avec Moussac, avenue de l’Opéra. Elle se rangeait, ne « vadrouillait » plus, faisait des économies. Elle se montra charmante avec la « patronne » et même des larmes lui vinrent aux yeux.

— C’est un grand malheur, s’écria-t-elle. Qui est-ce qui aurait cru ça de lui ?

— C’est de la déveine, ma pauvre Joséphine. Il n’est pas méchant, Farjolle, ni malhonnête.

— Et puis, vous l’aimez, n’est-ce pas, patronne ? Elle répondit :

— Oui, beaucoup.

Joséphine continua :

— Je vais vous accompagner au bureau de Moussac et il vous donnera des nouvelles. Il doit savoir un tas de choses.

Elles se rendirent toutes les deux place de la Bourse. À la porte de la maison, Emma refusa de monter.

— Non, je n’ose pas.

— Nous allons, dit Joséphine, aller au café et nous le ferons appeler par un garçon.

Elles prirent des bocks. Joséphine écrivit un mot :

— Portez ça, à côté, chez M. Moussac ; il y a une réponse.

Le garçon revint bientôt.

— Ce monsieur me suit.

Moussac apparut, en souriant. Il fut surpris d’apercevoir Emma, la salua, et frappant avec sa canne :

— Garçon, un bock.

— Mon vieux, dit Joséphine, il s’agit d’être gracieux avec Emma. D’abord, explique-lui la situation, cette malheureuse est affolée.

Moussac reprit gravement :

— Il y a de quoi ; Farjolle a commis là une bêtise impardonnable. C’est un véritable scandale à la Bourse, où il jouissait d’une bonne réputation… Cela ne vous touche en rien, Madame, certainement…

— Il est perdu, n’est-ce pas ? fit Emma.

— Dans les affaires, il est perdu. On ne pardonne pas de pareilles stupidités… Quant à moi, j’ai été étonné.

— Il va aller en prison ?

— Il y est déjà ; puis il passera en police correctionnelle.

— Il sera condamné ?

— Je le crois. Justement, on est très sévère aujourd’hui pour ces affaires-là…

— À quoi peut-il être condamné ?

— Hum ! peut-être à six mois de prison, peut-être plus, ou même moins. Cela dépendra des circonstances.

— Il m’écrira ?

— Et vous pourrez aller le voir, Madame.

Emma le remercia et partit. Joséphine l’accompagna. Dans la rue, elle lui dit :

— Dînez avec moi, patronne, ce soir, je vous en prie.

— Non, ma pauvre Joséphine, je préfère dîner seule. Joséphine hésita, puis dit :

— Écoutez, j’espère que vous ne vous gênerez pas avec moi… Je ne connais pas votre situation, mais si vous avez besoin d’argent…

Emma répondit :

— Merci, j’en ai encore un peu. Plus tard, je ne dis pas.

Lorsqu’en rentrant rue Taitbout, la bonne lui tendit l’enveloppe sur laquelle elle reconnut l’écriture de Farjolle, elle la décacheta avec anxiété, craignant d’y trouver des paroles de désespoir, des phrases pleines de sanglots. Après la lecture, Emma fut un peu rassurée et son énervement de la journée se calma. Farjolle n’avait pas l’air de trop souffrir : il ne se plaignait pas trop amèrement. Le ton de la lettre était d’un homme résigné, mais qui a confiance dans l’avenir. « Le juge d’instruction a été très poli à mon égard, disait-il. Il voit la différence qui existe entre moi, qui ai eu de la guigne, et un filou vulgaire. » Il ajoutait plus loin : « Tu pourras venir me voir à Mazas chaque semaine, le jeudi ou le dimanche pendant la durée de l’instruction qui n’est pas très compliquée et qui ne sera pas longue. Il suffira d’en demander la permission au juge d’instruction ; je l’ai prévenu que j’étais marié. En attendant, écris-moi par le retour du courrier. Nous causerons de nos affaires de vive voix. » Il lui recommandait aussi de ne tenter aucune démarche chez ses amis.

Elle lui répondit :

« Mon chéri,

« Va, je ne t’en veux pas du malheur qui nous arrive et je me fais plus de chagrin pour toi que pour moi. Je ne souhaite qu’une chose, c’est que tu n’aies pas trop de peine. Je t’aime toujours, mon chéri. J’irai demain demander au juge d’instruction l’autorisation de te voir à Mazas. Tu m’expliqueras bien dans quelle position nous sommes, afin que nous puissions prendre un parti. On est venu mettre les scellés ici et à ton bureau. Je suis triste d’être toute seule, mais je pense à toi et je t’aime bien. Je t’embrasse, mon petit chéri.

Ta femme,                         Emma. »

— C’est aujourd’hui jeudi, se dit Emma. J’aurai l’autorisation demain et je le verrai dimanche.

Elle descendit mettre la lettre à la poste, elle-même, afin que la bonne ne vît pas l’adresse : Prison de Mazas. Au coin de la rue Taitbout et du boulevard, elle crut reconnaître la tournure d’un monsieur qui parlait à un commissionnaire. Elle allait s’éloigner, mais le monsieur leva les yeux et leurs regards se croisèrent. C’était Paul Velard. Il fit un pas en avant ; elle qui, les rares fois où par hasard ils se rencontraient, feignait de ne pas le voir, fut prise cette fois d’une émotion soudaine et, une seconde, instinctivement, s’arrêta. Alors, Velard quitta le commissionnaire et se trouva devant elle. Il ôta son chapeau. Emma balbutia : « Bonsoir, monsieur. » Velard, d’une voix timide, répondit :

— J’envoyais ce commissionnaire chez vous, Madame… avec un mot… Tenez, le voici, le mot. Ce n’est pas la peine de le lire maintenant… Je vous disais que j’étais entièrement à votre disposition… et que si je pouvais vous être utile…

Tristement, elle dit :

— Je ne crois pas…Vous êtes bien gentil tout de même.

Elle lui tendit la main.

— Il n’y a plus rien à faire. Farjolle est en prison ; regardez.

Elle lui montra l’enveloppe, Prison de Mazas, ajoutant :

— Farjolle m’a écrit qu’il serait à Mazas demain dans la journée et de lui répondre là. Il aura ma lettre en arrivant.

— Voulez-vous me permettre de vous accompagner jusqu’à la poste ? dit Velard. Nous causerons en route. Elle y consentit et prit son bras sans le regarder.

— J’ai des renseignements sur l’affaire de Farjolle, continua Velard. En déjeunant ce matin au cercle, j’ai eu la nouvelle de son arrestation et le commandant m’a tout expliqué. Il est furieux, mais si on lui rendait son argent, il retirerait sa plainte et Farjolle aurait de grandes chances de s’en tirer.

Heureuse d’avoir enfin des détails précis, Emma l’interrogea encore. Après avoir mis la lettre à la poste, Velard la raccompagna jusqu’à la rue Taitbout, en faisant un long détour.

— En admettant, ce qui est d’ailleurs impossible, que nous trouvions l’argent du commandant, est-ce que Farjolle sortirait de prison immédiatement ?

— Non, dit Velard, j’ai consulté un membre du cercle qui est avocat. Même si le commandant retirait sa plainte, Farjolle pourrait passer en police correctionnelle, parce que l’abus de confiance est avéré. Ça dépend du juge d’instruction. Par malheur, il est tombé sur Hardouin.

— Comment savez-vous cela ?

— Je vous dis, continua Velard avec des intonations tendres dans la voix, que je me suis occupé de vous toute l’après-midi ; je suis allé au Palais de Justice… Je n’ai cessé de penser à vous.

Elle fit « merci » en s’appuyant légèrement sur son bras.

— Par malheur, je le répète, il est tombé sur Hardouin qui est très sévère et qui a été déjà chargé, depuis un an, d’une dizaine d’affaires de ce genre : celles de Selim, de Bachelard et de bien d’autres…

— Oui, Farjolle m’a parlé souvent de ceux-là…

— Ils ont été condamnés avec une extrême rigueur…

— Ah !

— Selim à trois ans de prison, Bachelard à cinq, le maximum.

— Oh ! mon Dieu, fit elle.

— Rassurez-vous. C’étaient des affaires infiniment plus graves que celles de Farjolle. Il y avait eu des centaines de plaintes déposées contre eux. Je crois que Farjolle n’a contre lui que la plainte du commandant.

— Il n’est pas malhonnête, mon mari, allez.

— Eh ! je le sais bien, reprit Velard. Il y a quelques années, on se serait contenté de le faire appeler au parquet ; il aurait déposé une caution et il aurait eu tout le temps de s’arranger avec le commandant. Aujourd’hui malheureusement, la justice est bien dure pour les affaires financières, à cause de tous ces scandales… Cependant, si vous aviez l’argent de Baret, s’il retirait sa plainte, Farjolle serait presque sûrement acquitté en correctionnelle, avec un bon avocat.

Il tourna ses yeux vers Emma.

— Écoutez, Emma, je vais vous dire des choses sérieuses. Je ne suis pas riche et ne je dispose pas de sommes considérables, quoique je gagne pas mal d’argent. J’ai de côté une cinquantaine de mille francs, dont je n’ai pas besoin, je les tiens à votre disposition. Je suppose, d’après ce que j’ai appris, qu’ils vous suffiront.

Elle fut troublée et des larmes lui échappèrent, sous sa voilette. Elle murmura :

— Vous êtes gentil, allez, bien gentil… bien gentil, mon ami.

— Acceptez-vous ?

— Il pourra sortir de prison, alors, Farjolle ?

— Ou du moins il n’y restera probablement que le temps de la prévention.

Elle répéta :

— Oui, vous êtes bien gentil.

— C’est que je vous aime toujours, répondit Velard. Toujours, Emma, depuis…

— Oh ! ne parlez plus de cela, fit-elle.

— Je vous adore et j’ai aussi de l’affection pour Farjolle.

— J’ai de l’affection aussi pour vous, moi, malgré tout, dit Emma.

Ils arrivèrent à sa porte.

— Je rentre chez moi, mon ami, j’ai besoin de repos.

— Vous verrez Farjolle dimanche, n’est-ce pas ? Informez-vous du nom de son avocat ; je vous donnerai l’argent et vous vous entendrez avec lui.

Elle sonna.

— Encore un mot, Emma. Vous êtes seule, maintenant et triste. Dînez avec moi demain, cela vous fera une distraction et j’aurai peut-être du nouveau à vous apprendre…

Elle fit : « Oui, si vous voulez. »

— Je n’irai pas chez vous. Je vous attendrai là, au coin. Nous dînerons au restaurant… À demain, dites, à demain ?

Emma lui sourit et baissa la tête.

— J’ai espoir que tout s’arrangera, dit Velard, pendant que la porte se refermait.

Velard avait hésité longtemps. Pour un garçon raisonnable et qui gagne sa vie dans les affaires, c’est une importante résolution que de donner cinquante mille francs à une femme. Il supposa que ses amis se moqueraient joliment de lui s’ils connaissaient une pareille folie et que peut-être même des clients perdraient de leur confiance. La folie était d’autant plus grande que cette femme, il avait été son amant, il l’avait possédée bien des fois. Ainsi, pour revoir une ancienne maîtresse, il allait dépenser, dilapider cinquante billets de mille ! Il considéra cela comme une de ces actions héroïques, un de ces dévouements sublimes auxquels vous pousse un invincible amour et il s’enorgueillit.

Jusqu’à présent ses caprices ne lui avaient pas coûté cher. Il avait plutôt la réputation d’un homme serré et excessivement pratique dans toutes les questions d’argent. Il savait faire bonne contenance lorsque des femmes lui reprochaient sa parcimonie.

Vers la vingtième année, sa figure imberbe et fraîche, son air gamin lui valurent des succès. Une horizontale célèbre s’éprit de lui, un soir après souper, et il resta plusieurs mois avec elle. Il ne gagnait pas un sou, à cette époque, et débutait sur le pavé de Paris : son amie se montra délicate et maternelle. Velard conserva de cette liaison l’habitude de ne pas distribuer de l’argent aux femmes avec exagération. Ses maîtresses ne comptaient pas sur lui dans les circonstances difficiles.

Sa veine dans les affaires ne le rendit pas dépensier : il avait, en outre, du bonheur au jeu, et les cinquante mille francs d’Emma constituaient les deux tiers à peu près de ses économies. Il se décida à les perdre pour la posséder encore.

Depuis la scène de la rue Clément-Marot, le souvenir d’Emma l’obsédait. Rien n’avait pu faire disparaître l’impression de ces heures où il la serrait éperdument entre ses bras. Il ne se couchait pas une nuit dans son lit, sans se rappeler qu’elle y avait été étendue à son côté, sans revoir la façon dont elle se déshabillait. Elle se déshabillait lentement, rangeait avec soin ses jupons et sa robe. Jamais elle ne voulut qu’il l’aidât et lui permettait seulement de déboutonner ses bottines. Alors, elle montait sur le lit en souriant.

Après six mois, les moindres détails revenaient troubler son esprit. Aucune autre femme ne put le divertir. Il chercha, dans des cafés de nuit, des filles qui ressemblaient vaguement à Emma et éprouva des désillusions. Il était horriblement jaloux d’elle. Il sut qu’elle rencontrait parfois Letourneur chez des amis communs, et, à la Bourse, il entendit le banquier parler d’elle dans les termes les plus chaleureux. Sans savoir exactement pourquoi, il était spécialement jaloux de Letourneur. Il se souvenait que, dès les premiers jours, son attitude vis-à-vis d’Emma l’exaspérait.

Généralement Letourneur se montrait avec les femmes assez impertinent, et, à l’occasion même, grossier. Il n’avait pas de maîtresses régulières, se contentant de caprices passagers pour des figurantes ou des écuyères qu’il payait très cher. Avec Emma, au contraire, il était d’une galanterie méticuleuse. Il lui faisait des compliments. Velard croyait qu’elle lui plaisait.

Certes, il n’y avait aucune raison pour qu’Emma cédât jamais à un homme de plus de cinquante ans, ni beau, ni élégant, quelconque. Excessivement riche, voilà tout. En réalité, ce qui l’horripilait surtout chez Letourneur, c’était sa richesse. Que ne peut-on faire quand on a tant d’argent ?

Ce fut la première idée qui lui vint au bruit de l’arrestation de Farjolle : « Pourvu qu’elle ne s’adresse pas à Letourneur. » Parbleu, oui, Letourneur lui donnerait l’argent ; il le sentait, mais à quel prix ! Il se dit : « Je le lui donnerai, moi, je ne veux pas qu’elle ait affaire à celui-là. Il me dégoûte trop. »

À la table du cercle, on jugea de manières très diverses l’événement de la journée. Dartot, le journaliste, entièrement au courant, répandit la nouvelle le premier, à midi. Les convives ordinaires, Brasier, le commandant, Velard et quelques autres s’apprêtaient à déjeuner. À midi précis, Dartot arriva :

— Eh bien ! vous ne savez pas la grande nouvelle ?

— Non, quoi ?

— Vous ne savez rien ?

— On vous dit que non. Dépêchez-vous…

Dartot, fier que personne ne sût un événement avant lui, scanda ces mots :

— Le bon Farjolle a été arrêté ce matin, à huit heures, pour une foule d’escroqueries. C’est un des rédacteurs du journal qui l’a appris à la préfecture. Vous lirez ça ce soir aux Dernières nouvelles.

Brasier et le commandant se regardèrent sans rien répondre. Les autres convives jetèrent des exclamations, et le maître d’hôtel n’hésita pas à s’approcher de la table, saisi d’une grande curiosité.

— Oh ! par exemple, Farjolle arrêté, êtes-vous sûr ?

— Absolument certain.

— C’est inouï, qu’est-ce qu’il a fait ?

— On parle d’un pouf énorme, de sommes perdues à la Bourse, de chèques faux, d’un tas de saletés…


Le commandant crut devoir protester :

— Vous exagérez, Dartot.

Brasier, à son tour, prit la parole :

— Dartot exagère énormément. Je ne vous conseille pas de mettre ces blagues-là dans votre journal.

— Vous êtes peut-être mieux informé que moi, vous, Brasier ? fit Dartot ironiquement.

— Pour sûr, cher enfant, pour sûr, reprit Brasier, qui se délectait.

— Étonnant, ce Brasier ! Farjolle a été arrêté à huit heures du matin. On vous l’a peut-être dit à huit heures et quart ?

— Plus tôt encore ?

— Admirable ! À huit heures cinq ?…

— Raillez, spirituel jeune homme. Je connais votre nouvelle depuis huit jours !

— Non, celle-là est forte !

Brasier, froidement, ajouta :

— Oui, mon cher, le commandant et moi connaissions cette nouvelle depuis huit jours. Si nous ne l’avons pas dit, c’est que nous sommes des gens discrets, n’est-ce pas, commandant ?

— Discrets, toujours, fit le commandant visiblement ému.

— Mais puisqu’il a été arrêté ce matin !

— Il a été arrêté ce matin, fit Brasier, sur une plainte qu’a déposée contre lui le commandant, il y a une semaine environ.

Le commandant se vit tout de suite très entouré et raconta la pénible histoire du système de d’Alembert, avec une mine déconfite.

Il fut vivement félicité pour son énergie, mais il n’en tira pas vanité. Au contraire, il se contenta de dire :

— Il est bien dur pour un ancien militaire qui a joué toute sa vie au baccarat, d’être obligé de cesser, à mon âge.

La conduite de Brasier à l’égard d’un camarade tombé dans le malheur était correcte. Tandis qu’au cercle on commençait à considérer Farjolle comme un simple escroc, lui, le défendait.

— Avec la confiance que Farjolle inspirait à tous ses clients, il aurait pu faire un pouf vingt fois plus considérable. Je trouve même qu’il a été relativement honnête dans cette circonstance…

— Oh ! ce Brasier !

— Je ne dis pas qu’il ait commis une action d’éclat. Mais, enfin, nous serrons tous les jours la main à des gens qui ont fait cent fois pis et qui sont encore en liberté. Je ne veux nommer personne.

Immédiatement, on cita plusieurs noms autour de lui.

— Je soutiens que Farjolle est au moins aussi honnête que ceux-là.

— Il y a du vrai, oui, dans ce que dit Brasier, fit quelqu’un, Farjolle a eu de la guigne.

Brasier se rendit au bureau de l’Informé pour s’entretenir avec Verugna du fait du jour. Verugna étala d’abord sa sympathie pour Farjolle.

— C’était un très bon garçon et il y a des moments où je regrette de ne pas lui avoir prêté les cinquante mille…

— Il n’est pas trop tard, fit Brasier.

— Hum ! Voyons, entre nous, Brasier… Tu connais Moussac, n’est-ce pas ? Tu es même très lié avec lui et moi aussi. Eh bien ! qui aimerais-tu mieux voir à Mazas, Moussac ou Farjolle ?

— Enfant, de me poser une pareille question !

— Tu aimerais mieux y voir Moussac, évidemment.

— Ce plaisir, dit Brasier, nous sera peut-être réservé pour nos vieux jours.

— Il est beaucoup plus malin que Farjolle, Moussac.

— Tiens, sans ça !

Verugna se mit à rire :

— Il a dû faire une bonne tête, Farjolle, quand on l’a arrêté… Tu sais qu’on l’a arrêté à huit heures du matin, dans son lit, comme un criminel.

— C’est dégoûtant, fit Brasier, on n’a plus aucun égard pour la finance.

— Iras-tu le voir à Mazas, toi, dit Brasier ?

— Crois-tu que ça lui ferait bien plaisir ?

— Écoute-moi bien, Brasier, je prends des informations sur son affaire et, s’il suffit de lui prêter cinquante mille francs pour le tirer d’embarras, ma parole d’honneur, je les lui prêterai peut-être.

— Tu es une grande âme, Verugna…

Verugna eut un accès de gaieté sincère et bruyante.

— Farjolle, retour de Mazas, sera étonnant, et je crois qu’il m’amusera beaucoup… Ah ! ah ! ce pauvre Farjolle ! Et sa femme, qu’est-ce qu’elle devient ?

— Je ne suis jamais inquiet pour les femmes, déclara Brasier sentencieusement.

— Maintenant, continua Verugna, tu vas m’aider dans un travail délicat. Il s’agit d’annoncer l’arrestation de Farjolle dans l’Informé d’une façon convenable. Je compte sur ton tact.

Il s’assit à son bureau.

— Rédigeons la note à nous deux.

À ce moment, Moussac entra dans le cabinet de Verugna et on le pria de collaborer. Moussac n’avait pas, au sujet de l’arrestation de Farjolle, les idées légères et sympathiques de ses amis. Il approuva le parquet en tous points.

— Je trouve qu’on n’est même pas assez sévère… On devrait traiter ces gens-là comme des bandits

— Moi, objecta Brasier, je suis pour l’indulgence.

— Parce que vous n’êtes pas dans les affaires. Il faut qu’un homme d’affaires n’ait rien à se reprocher.

— Bien, Moussac ; bien, voilà qui est parlé, dit Verugna. Attention, j’écris… Vous me reprendrez.

Verugna n’avait pas de prétentions littéraires et n’écrivait jamais une ligne dans son journal. Il jugeait les articles sévèrement et les déclarait souvent idiots. Pourtant il rédigeait les réclames avec un certain goût.

Il traça quelques mots, qu’il lisait tout haut au fur et à mesure.

« Notre excellent confrère, M. Farjolle, a été arrêté hier matin… »


— Ah ! non, je me trompe, dit-il, en éclatant de rire… cette note-là, c’est s’il avait été décoré de la Légion d’honneur.

Brasier fut content. Moussac, au contraire, qui visait secrètement à la croix et faisait des démarches depuis cinq ans, n’aimait pas les plaisanteries sur la Légion d’honneur. Il haussa les épaules :

— Ce n’est pas fort, murmura-t-il.

— Soyons sérieux, reprit Verugna, que dites-vous de ceci : « Un Parisien bien connu dans le monde des cercles et de la Bourse, M. Farjolle…

Moussac désapprouva encore :

— Bien connu, bien connu ! Farjolle n’était pas bien connu.

— Mais si, mais si, dit Brasier. Je prétends que Farjolle était un homme bien connu. Il allait à toutes les premières, à preuve qu’il y allait dans votre loge ou dans celle de Verugna… Vous ne nierez pas que vous lui prêtiez votre loge ?

— Je le regrette.

— Vous n’avez qu’à chercher dans la collection de l’Informé : « Remarqué parmi les assistants, MM.  Moussac, Farjolle, etc., etc. »

Moussac fit une grimace.

— Moi je mettrais tout simplement : « Le directeur de la Bourse indépendante, un de ces journaux financiers fondés pour faire des dupes… »

Brasier protesta.

— Allons donc ! ce n’est pas vrai, Farjolle était un garçon très sérieux. Je vous révélerai même un détail, Moussac, qui vous surprendra. Farjolle n’a eu qu’une plainte contre lui, c’est celle du commandant. Et encore sur les quatre-vingt mille francs du commandant, il n’en avait mangé que cinquante mille.

— Il a peut-être laissé le reste dans sa caisse, dit ironiquement Moussac.

— Justement, mon cher. Et il l’a offert au commandant.

— Comme c’est malin, dit Moussac, et il y a vraiment de quoi l’admirer !

Brasier s’adressa à Verugna.

— Lève-toi, je vais rédiger la note, moi.

Et il écrivit :

« Le directeur du journal financier la Bourse indépendante, M. Farjolle, a été mis provisoirement en état d’arrestation. Une instruction est ouverte. M. Farjolle était un Parisien bien connu dans le monde des cercles et de la Bourse, où il comptait de nombreuses sympathies. »

— Voilà qui est gentil, convenable et qui ne dépasse pas la mesure.

Verugna s’extasia sur cette rédaction qui fut adoptée, malgré les protestations de Moussac.

XV

À sept heures du soir, Emma descendit et trouva Velard au coin de la rue. Elle était moins triste. Dans la journée, elle avait vu le juge d’instruction et savait par lui que Farjolle avait été transféré à Mazas le matin. Le juge lui donna une autorisation pour entrer à la prison. « J’irai le voir dimanche, dit-elle, à Velard, après-demain. »

— Il aura choisi son avocat et vous pourrez agir. Les cinquante mille francs sont à votre disposition.

— Je recevrai sûrement une lettre demain matin. Il aura eu la mienne en arrivant.

— Où voulez-vous dîner, Emma ? demanda Velard.

— Pas dans le quartier, un peu loin, avenue de Clichy, par exemple, dans un restaurant qui était près de chez nous, l’année dernière.

Ils montèrent dans une voiture. Elle se laissa embrasser, comme autrefois. Ils dînèrent en cabinet particulier et Velard fut très convenable d’abord. Ils ne causèrent pas de leur liaison antérieure, se parlant au contraire comme d’anciens amants qui ne se sont jamais quittés. De temps en temps, Velard lui baisait la main.

Au dessert, il se pencha vers elle et voulut la saisir. Elle lui dit doucement, en l’éloignant :

— Je suis encore tout émotionnée, mon ami. J’irai chez vous dans deux ou trois jours.

— Vous me le promettez ?

— Je passerai l’après-midi avec vous lundi prochain, je vous le promets, quand j’aurai vu mon mari.

Elle rentra se coucher à neuf heures. La bonne lui tendit une lettre.

— C’est un garçon de bureau qui l’a apportée dès que Madame a été sortie.

Emma la décacheta et vit une carte de visite de Letourneur avec ces mots au-dessous du nom : « Prie madame Farjolle de vouloir bien passer à son bureau demain de deux à quatre pour affaire importante. »

« Ce ne doit pas être une mauvaise nouvelle, se dit Emma. Qu’est-ce qui nous arriverait encore aujourd’hui ? » Toute la nuit, elle pensa à Letourneur, se rappelant combien cet homme si puissant avait toujours été galant et aimable avec elle. Elle s’imagine que Farjolle lui avait peut-être emprunté de l’argent. « Ce n’est probablement pas une forte somme et Letourneur est bien au-dessus de ces choses-là. Il ne nous créera pas de nouveaux ennuis. » Et puis, si Letourneur s’adressait à elle, à une femme, ce n’était pas pour des questions d’affaires. L’intervention de Letourneur ne pouvait donc amener que de bons résultats.

Elle s’habilla tout en noir. Les toilettes simples et uniformes lui seyaient le mieux : le noir en hiver, le clair en été. En toilette de soirée, elle était moins jolie, moins personnelle que sous ses costumes de ville, lorsque, dans la rue, elle marchait d’un pas solide et régulier, le regard calme, ni élégante ni vulgaire. Depuis deux jours, ses yeux entourés de bistre paraissaient plus luisants.

Letourneur la reçut dans son cabinet, une pièce haute et vaste, dont les quatre fenêtres s’ouvraient sur de grands jardins silencieux. À travers les rideaux on apercevait les branches nues des arbres. Un couloir, couvert de tapis épais, séparait Letourneur des bureaux de la banque et l’isolait dans son travail.

Le banquier s’avança au-devant d’Emma. Un peu gros, de taille moyenne, vêtu d’une façon quelconque, avec une chemise à col bas, à cause de son cou très court, il avait dans l’attitude un aplomb tranquille. Sa figure se résumait en une forte moustache grise et des yeux clairs. Le sommet de son crâne était chauve.

— Je vous remercie, Madame, d’être venue… Asseyez-vous donc… Vous n’êtes pas pressée ?

Emma, intimidée, répondit :

— Non, Monsieur, je vous écoute.

— J’ai beaucoup de choses à vous dire, continua Letourneur, beaucoup de choses, et je ne sais pas par où commencer…

Il souriait, regardant Emma, debout devant elle. Il fit quelques pas dans son cabinet : Emma, plus intriguée qu’inquiète, le suivait des yeux. Elle avait une main dans son manchon et de l’autre tenait son parapluie appuyé sur le bout de sa bottine.

— Laissez-moi vous dire d’abord que vous êtes charmante, tout à fait charmante… Quant à Farjolle, c’est un brave garçon pour lequel j’ai beaucoup de sympathie ; et ce n’est pas parce qu’il a commis une bêtise que je l’abandonnerai.

Emma se leva, émue, et se rapprochant de Letourneur…

— Vrai, bien vrai ? M. Moussac prétend qu’il est perdu.

— Moussac a tort. Dans ce genre d’accident, on n’est jamais perdu quand on peut rembourser. J’ai fait la fortune de Moussac qui m’a empêché d’être éclaboussé par un omnibus, ce qui vous prouve que je ne suis pas ingrat. Farjolle ne m’a rendu aucun service, mais son caractère me plaît… et vous, Madame, je vous trouve charmante et extrêmement intéressante.

Il la conduisit sur le canapé et la força de s’asseoir. Il s’assit à son côté.

— Oui, extrêmement intéressante, je vous le répète, cent fois supérieure aux femmes et aux maîtresses de ces messieurs qui appartiennent un peu à tout le monde… Vous, on sait que vous aimez votre mari et que vous avez horreur de la noce…

— Oh ! c’est le mot, horreur ! Je ne serais heureuse qu’à la campagne… comme cet été, ajouta-t-elle avec un petit soupir qui lui mouilla les yeux.

— Ne pleurez pas, Madame, et surtout ne vous croyez pas perdue à jamais : Moussac est un niais de vous avoir mis cette idée en tête. Même si Farjolle passe en correctionnelle, ce qui est probable, il sera
acquitté pourvu qu’il rembourse ses clients… Il n’y a presque pas de doute là-dessus et je me charge de certaines démarches qui seront décisives.

Emma se tut, pensant à Velard. Letourneur reprit

— Quel est le passif, à peu près ? Vous l’a-t-on dit ?

— Une cinquantaine de mille francs.

— C’est un enfantillage. Ces cinquante mille francs sont à votre disposition à partir de cette minute.

Elle ne put s’empêcher de sourire imperceptiblement. Letourneur se servait juste des mêmes expressions que Velard : « Ces cinquante mille francs sont à votre disposition… »

— Je ne vous demande pas si vous acceptez… Vous commettriez, en refusant, une bêtise encore plus grande que celle de Farjolle… D’ailleurs j’ai une autre… proposition à vous faire.

Il se remit à marcher dans son cabinet, s’arrêtant parfois devant Emma et la regardant. Elle fut sur le point de lui dire : « Je les ai, les cinquante mille francs ! » Mais elle sentit que ce serait une maladresse, une faute.

— Il y a un fond de vérité dans ce que vous a dit Moussac, pourtant. Il ne faut pas vous figurer que Farjolle, acquitté, sera porté en triomphe. Avant quelque temps il ne pourra guère rentrer dans les affaires. Comment gagnera-t-il sa vie ?

Emma n’avait pas encore songé à cela, absorbée par les graves soucis du moment.

— Nous ferons comme nous pourrons, balbutia-t-elle. L’important est de le sauver.

Letourneur tourna autour de la grande table couverte de papiers, les remuant distraitement, sans parler. Une vive curiosité empoignait Emma. Enfin le banquier se rassit auprès d’elle.

— Écoutez-moi bien, Madame… Ne m’interrompez pas, ne protestez pas, ne vous… indignez pas. Vous donnerez votre opinion après.

Elle fit un geste avec son manchon et releva sa voilette.

— Je vous ai dit que je vous trouvais charmante, et vous me… plaisez, vous me plaisez beaucoup, plus qu’aucune femme que je connaisse… Vous me rendrez cette justice que je ne vous ai jamais fait la cour… D’ailleurs, si vous preniez un amant, ce ne serait pas un homme comme moi. Aujourd’hui, vous êtes dans une situation exceptionnelle, vous avez besoin de sauver votre mari et vous-même… Rassurez-vous, je ne vous mets pas le marché en main. Les cinquante mille francs que je vous ai promis, vous allez les avoir dans un quart d’heure, quoi que vous me répondiez. Je vous les donne comme ami…

Elle se contenta de s’incliner sans dire un mot, troublée.

— Il s’agit d’autre chose. Votre mari va rester en prévention à Mazas un mois, un mois au moins. Les juges d’instruction ne se pressent pas dans ces affaires-là ; on nomme des experts : ça n’en finit plus. Quand il sortira, vous n’aurez pas un sou, vous serez bien embarrassée pour vivre. Moi, je distribue chaque année cent cinquante ou deux cent mille francs à des filles de rien du tout qui me plaisent cinq minutes et qui me dégoûtent après… Le voulez-vous cet argent ?

Elle ne sut que répondre, déroutée par ces paroles inattendues. Il continua, à voix basse :

— Il est à vous, je vous le donne, pour ce mois où vous serez sans votre mari, seule. Personne ne le saura jamais. Votre mari sorti de prison, jamais je ne vous en parlerai plus, jamais je ne ferai la moindre allusion… Mais j’ai vraiment une passion pour vous, depuis longtemps… Ce sera le meilleur souvenir de ma vie…

Penché vers elle, il ne la toucha pas, n’essaya pas de saisir sa main, mais sa voix tremblait. Emma avait la tête qui bourdonnait, les tempes qui battaient. Dans son esprit, de confuses idées défilaient, où il se mêlait cependant une joie secrète, inavouée, vague. Letourneur parla plus vite :

— Non seulement vous sauverez Farjolle, mais votre avenir est assuré. Vous inventerez n’importe quoi pour votre mari… Ça n’est qu’un détail… Vous n’êtes même pas obligée de le lui avouer, cet argent. Est-ce que je vous répugne… trop, pour un mois ? Je vous le répète : après ce sera fini, fini, fini. Et vous n’aurez pas d’ami plus dévoué, plus discret… Dites ? est-ce que je vous répugne trop ?

Emma répondit très bas :

— Non.

Puis elle se leva. Il se leva aussi.

— Vous consentez ?

Elle se tut.

— Dites « oui ».

Énervée, elle se mit à pleurer doucement.

— Dites « oui », je vous en supplie. Je vous considère comme une très honnête femme… Quand verrez-vous Farjolle ?

— Demain, dimanche.

— Apportez-moi des nouvelles chez moi, dimanche soir. En attendant, dites « oui ». Vraiment je vous aime…

Emma lui tendit la main.

— Je vous verrai demain soir… je m’en vais maintenant, je suis souffrante.

Letourneur la retint.

— L’ami a une petite formalité à accomplir. Je ne veux pas vous charger d’une grosse somme. Vous rentrez chez vous ?

— Oui.

— Dans une heure, on vous apportera cinquante mille francs. Ceux-là, dites à Farjolle que je les lui prête et qu’il me les rendra quand il voudra.

Dans la rue, elle se sentit étourdie et se hâta de rentrer, voulant être seule, mettre ses idées en ordre, se reconnaître au milieu de toutes ces complications. Un secrétaire de Letourneur arriva presque en même temps, lui remit une grande enveloppe et disparut. Emma s’enferma dans sa chambre et décacheta l’enveloppe qui contenait cinq liasses de chacune dix billets de mille francs. Elle ne put s’empêcher de tressaillir de joie, et sa pensée se reporta vers Letourneur. Elle murmura : « C’est un bien brave homme. » Puis l’image de Velard se présenta à son esprit : « Il est gentil aussi, lui, car il est beaucoup moins riche que l’autre. » Elle éprouva subitement de la tendresse pour tous les deux. Malgré son attendrissement, elle ne put s’empêcher de sourire. Était-ce bizarre tout de même ? Du jour au lendemain, leur situation changeait. Le gros malheur qui avait bouleversé leur existence, devenait une simple épreuve, un mauvais moment à passer, après lequel des années heureuses commenceraient.

L’idée qu’il lui faudrait être pendant un mois la maîtresse de Letourneur ne la scandalisa pas longtemps. Ni lui ni Velard ne lui plaisaient. Non, en réalité, pas plus Velard que Letourneur. Son amour pour Farjolle, ou plutôt le besoin de vivre avec lui, la dominait absolument. Mais elle considéra ce sacrifice de sa personne comme une nécessité : les circonstances étaient trop graves, Farjolle avait été trop durement éprouvé par son arrestation, il allait être obligé de rester un mois en prison, peut-être ; c’était bien le moins que, de son côté, elle y mît du sien, pour le bonheur commun : « Mon pauvre chéri, je le verrai demain. »

En sortant de Mazas, elle se rendrait chez Letourneur, c’était convenu, et dans un mois ce serait fini complètement. Elle serait débarrassée de Velard, de Letourneur, et elle aurait une somme énorme : deux cent mille francs.

Deux cent mille francs ! la somme qu’ils avaient toujours ambitionnée pour se retirer à la campagne, loin des ennuis de Paris, Farjolle avait travaillé et n’avait pas réussi. Eh bien ! l’argent viendrait comme il pourrait… Elle se chargeait de tout avouer à son mari, plus tard, de façon à ce qu’il n’eût pas trop de chagrin. Oui, certainement, un jour, elle serait contrainte de tout avouer à Farjolle ; mais, entre eux, ce serait vite oublié.

Emma renferma les billets de banque dans l’enveloppe et les plaça dans un petit meuble. Sa tristesse avait un peu disparu et elle fit des projets d’avenir. Elle revit la ferme des Ardoises visitée l’été dernier, la maison de M. Lequesnel avec les vastes cheminées, les moutons rentrant à l’étable, les poules picorant dans la basse-cour. « Tiens, si j’écrivais à M. Lequesnel ? Je ne risque rien de lui demander si la ferme est toujours à vendre. »

Cette résolution l’emplit de joie. Elle traça sur l’enveloppe, en souriant ces mots : « M. Lequesnel, propriétaire, à la ferme des Ardoises, par Mantes. » Puis elle sonna la bonne :

— Portez cette lettre à la poste.



XVI

Farjolle, dans sa cellule, à Mazas, n’était pas trop malheureux. Il se portait bien et faisait venir ses repas de la cantine. La mauvaise qualité de la nourriture ne le gênait pas, car il n’avait jamais été gourmand. Le directeur de la prison lui donna la permission de fumer, et le surveillant montrait des égards pour lui. Bien enveloppé dans son pardessus, il lisait des romans qu’il s’était procurés avec une autorisation, les Trois Mousquetaires, la Reine Margot, Rocambole. On y voyait mal par la lucarne grillée. Farjolle se penchait sur son livre. « Il me semble que je suis dans un wagon de chemin de fer. »

Deux fois par jour il se promenait dans le préau, jetant un regard indifférent sur l’enfilade sombre et régulière formée par les murailles de la prison. Quand on le ramenait à la cellule, il allumait une cigarette, s’étendait sur la couchette, rêvassait, puis lisait. Les quatre murs, peints à la chaux, d’un blanc sale, les barreaux de la lucarne ne lui suggéraient pas des réflexions amères.

Il se laissait entraîner par les événements et triomphait facilement des pensées pénibles qu’ils lui suggéraient de temps à autre. « Je ne peux rien faire, à quoi bon me tourmenter ? » Il ne comparait pas sa situation actuelle avec les années écoulées : cela ne lui venait pas à l’esprit. En songeant à Emma, il se disait : « Nous nous tirerons toujours d’affaire, tous les deux. » Comment ? Il ne se rendait pas bien compte, mais avait confiance. La lettre de sa femme lui fit plaisir. Ils s’aimaient, et quoi qu’il arrivât, ne se quitteraient jamais. L’idée du scandale, des potins de ses camarades, ne lui causait aucun désespoir. « Quels tas de brutes, tous ces gens-là ; ma foi, ce me sera un soulagement de ne plus les fréquenter. »

La preuve que cela lui était égal, c’est qu’il choisit comme avocat Jacques Vernot, un membre de son cercle qui avait déjà une certaine réputation au palais, quoique très jeune. Il plaidait rarement, et se faisait faire beaucoup de réclame dans les journaux, grâce à ses relations. C’était un garçon d’une trentaine d’années, très spirituel, très drôle en société et fort répandu dans le monde de la fête. Il gagnait peu d’argent de son métier, mais vivait convenablement et dînait tous les soirs en ville.

Farjolle le préféra à un avocat plus connu, parce qu’il serait à son aise avec lui. Son cas n’était pas tellement compliqué qu’il fût obligé d’avoir recours à un maître du barreau. Il valait mieux pour lui un garçon léger, sachant ce que c’est que l’existence, pas solennel ni embêtant.

Jacques Vernot accourut avec empressement et entra dans la cellule de Farjolle en sifflotant un air à la mode :

— Bonjour, Farjolle, ça va bien ? Je suis à votre service, mon cher, tout à fait, lui dit-il, en lui serrant la main…

Farjolle le remercia.

— Vous connaissez la situation ?

— Vaguement, j’en ai entendu parler au cercle, j’ai vu un mot insignifiant dans les journaux… Je suis enchanté que vous m’ayez choisi… Au premier abord, ça ne me paraît pas exorbitant, votre affaire ?

Mis au courant par Farjolle dans les moindres détails, Jacques Vernot fut rassurant :

— Oui, vous passerez en police correctionnelle, il ne faut pas compter éviter ça, mais j’ai bon espoir.

— N’est-ce pas ?

— C’est même de la guigne que vous ayez été arrêté… Il a fallu que l’on confiât votre affaire à Hardouin, qui est très raide… Enfin, c’est fait. Ce qui est excellent pour vous, c’est que vous ayez laissé trente mille francs sur les quatre-vingt mille… J’insisterai là-dessus.

— Peu de gens eussent agi comme moi, remarqua Farjolle.

— En effet, mon cher.

— Mais le meilleur de votre affaire, continua Jacques Vernot, c’est le commandant. Celui-là, par exemple, je le salerai à l’audience. Un vieux joueur, enragé, coureur de tripots… Le tribunal n’aime pas les joueurs. Ma parole, je crois que ça ira très bien.

Puis, ils parlèrent d’autre chose. Jacques Vernot
raconta à Farjolle les derniers événements du cercle. La veille un banquier avait perdu cent mille francs.

— J’ai gagné cinquante louis avec un.

Farjolle le félicita.

— Vous serez probablement appelé la semaine prochaine chez le juge d’instruction. Je le saurai et je viendrai vous revoir le lendemain. Au revoir, mon cher.

Un jour seulement le séparait du dimanche. Une nouvelle lettre d’Emma le prévint qu’elle avait une autorisation du juge d’instruction. Toute la nuit, dans sa couchette, entre les draps grossiers sous lesquels il se pelotonnait pour n’avoir pas froid, il pensa à sa femme. Il dormit peu. L’entrevue serait pénible pour tous les deux, malgré leur amour réciproque qui survivait à cette catastrophe.

Après le déjeuner, le lendemain, le surveillant entra dans la cellule.

— Il y a une visite pour vous à la geôle, suivez-moi.

Une brusque émotion le secoua. Ce fut une sensation rapide et douce. Il boutonna son pardessus, arrangea ses cheveux. Il aurait voulu se regarder dans une glace pour constater s’il n’avait pas trop changé, si sa mauvaise mine n’effrayerait pas Emma. « Au fait, quelle tête dois-je avoir ? » se dit-il. Le surveillant marcha à côté de lui dans les couloirs.

— C’est une dame qui vous attend.

— Oui, je sais.

— C’est votre femme ?

— C’est ma femme, oui !

Une porte grillée s’ouvrit. Farjolle se trouva dans une pièce circulaire, haute de plafond, mal éclairée. Il y avait des bancs en bois contre les murs. Le gardien lui désigna dans un coin une dame tout en noir, assise, et resta près de la porte. Il s’avança rapidement, reconnut Emma. Ils se prirent la main en tremblant ; puis ils s’embrassèrent sur la bouche, longtemps, en silence. Emma avait les larmes aux yeux.

— Oh ! mon pauvre chéri, mon pauvre chéri, c’est toi ! dit-elle la première à voix basse, en le touchant au cou, aux bras, à la poitrine. Tu n’es pas malade, tu ne souffres pas ? Viens, que je te regarde !

Elle examina sa figure attentivement.

— Non, tu n’as pas trop mauvaise mine. Je t’aime, mon petit chéri. Je t’aime bien, va !

Farjolle murmura :

— Eh bien, ma pauvre fille, voilà ! C’est triste, mais que veux-tu y faire ?…

Emma s’appuya sur son bras, comme s’ils marchaient ensemble dans la rue, et à voix plus basse :

— Tu sais… J’ai l’argent.

— Quel argent ?

— L’argent que tu dois au commandant…

— Tu as cet argent-là, comment ?

Elle dit, en parlant très vite :

— J’ai les cinquante mille francs que tu dois au commandant,
je les ai à la maison. Donne-moi l’adresse de ton avocat, je les lui porterai demain… Ah ! oui… c’est Letourneur, qui t’aime beaucoup… Tiens ! voici la carte que j’ai reçue de lui… J’y suis allée. C’était pour te rendre ce service… Il m’a dit qu’il avait beaucoup de sympathie pour toi et qu’il ne t’abandonnerait pas dans cette circonstance… Il me les a donnés tout de suite… Lis la carte qu’il m’a envoyée, je te l’ai apportée.

Farjolle saisit la carte de Letourneur sur laquelle il vit : « Letourneur prie madame Farjolle de passer chez lui demain de deux à quatre pour affaire importante. » Sa figure s’éclaira.

— Sapristi, voilà une chance !… Ah ! ce Letourneur… Tu me croiras si tu veux, ma chérie, j’avais un pressentiment qu’il me tirerait d’affaire… Par exemple, c’est une sacrée veine !

Elle fit tranquillement :

— Oui, c’est de la veine.

— Une veine énorme, inouïe… Tu as l’argent à la maison ?

— Oui, dans un tiroir.

— Des billets de banque ou un chèque ?

— Cinquante billets de mille francs.

Farjolle se frappa sur la cuisse et sa confiance dans l’avenir éclata.

— Je suis sauvé… J’ai vu mon avocat, et j’avais même des chances d’être acquitté sans rendre son argent à cet imbécile… À plus forte raison maintenant… Sans compter que je ne passerai peut-être pas en correctionnelle… En tout cas, ça n’a plus aucune importance, car l’acquittement est certain…

— Je l’espère, dit Emma.

— Ne te tracasse plus : je te dis qu’il est certain ; tu iras demain chez Vernot, tu lui donneras l’argent pour qu’il aille immédiatement le porter au parquet… Dis-lui de venir me voir le plus tôt possible.

— Il vaudrait mieux que tu ne passes pas en jugement.

— Effectivement, mais je n’y puis rien. Ça dépend du juge d’instruction… Mais enfin, tant pis, il faut se faire une raison. L’essentiel est d’être acquitté.

— Tu le seras, dis, n’est-ce pas, mon chéri ?

— Il n’y a pas de doute… Ce serait une guigne invraisemblable. Pourquoi me condamnerait-on ?

Elle dit :

— Est-ce que je sais ?

Mais Farjolle était plein de confiance. Il oubliait son arrestation, l’endroit où il était, les émotions des jours précédents.

— Je te répète que la situation est excellente. L’appui d’un homme comme Letourneur me rassure sur l’avenir. Je peux rétablir nos affaires avec lui et gagner encore de l’argent. Qui est ce qui n’a pas un petit accroc dans sa vie ?

Emma, triste tout de même, répondit :

— Ne faisons pas de projets, mon chéri. Sors d’abord de prison et puis nous verrons.

— N’oublie pas d’aller remercier Letourneur de ma part.

Elle eut un vague sourire et regarda Farjolle avec tendresse :

— J’irai un de ces jours.

— Vas-y le plus tôt possible, c’est une connaissance précieuse.

Elle pensa que Letourneur l’attendait tout à l’heure et embrassa son mari passionnément.

En apercevant des cigares que lui avait apportés Emma, Farjolle devint presque gai. Il en prit un, regarda la marque qui était sa manière favorite, le fit craquer entre ses doigts.

— Il n’est pas trop sec ; tu as très bien choisi, tu es bien gentille.

Le surveillant s’approcha :

— Il faut rentrer.

La porte de la geôle s’ouvrit à plusieurs reprises. Des personnes voulaient voir des prisonniers. Farjolle dit au gardien :

— Je suis à vous.

Puis à Emma :

— Surtout, ne te fais plus de mauvais sang. Moi, je suis résigné et je crois que ça finira bien. À dimanche prochain.

Emma s’éloigna lentement. Sur le boulevard Diderot, elle héla un fiacre :

— 60, rue de Monceau !

Letourneur habitait là, tout seul, un hôtel assez vaste. Il avait quitté, après sa séparation, une magnifique demeure aux Champs-Élysées dont le luxe restait environné de légendes. Pendant les deux années où il ne s’aperçut pas que sa femme le trompait, l’hôtel ne cessa de flamboyer dans des fêtes continuelles, que Mme Letourneur dominait de sa beauté célèbre. Puis vint le scandale du flagrant délit, dans un cabinet particulier de restaurant, sur le boulevard, à huit heures du soir : on ne se rappelait plus guère les détails de l’histoire, qui datait de dix ans. Mme Letourneur s’était mise à courir l’Europe, et récemment le divorce avait terminé cette aventure. La fortune de Letourneur était de celles dont l’imagination ne prévoit pas la chute. Le banquier dépensait pour son plaisir autant qu’il pouvait, aimant surtout les femmes, et toutes les horizontales de Paris douées de quelque éclat avaient touché à sa caisse.

Depuis dix ans, son intervention dans la galanterie parisienne était bienfaisante. Il avait lancé des débutantes qui pataugeaient, consolidé des anciennes qui s’écroulaient. Il ne se faisait aucune illusion, ayant épuisé la jalousie avec sa femme légitime et, maintenant, celles même à qui il donnait le plus d’argent ne le trouvaient pas ridicule.

Il ne fréquentait guère le monde, avait la famille en horreur, ne se plaisait que dans ce milieu de collages vagues, de boulevardiers, de noceurs et de filles où Moussac était une personnalité. Il fut étonné d’y rencontrer une femme comme Emma et, peu à peu, sans presque s’en apercevoir, arriva à la désirer. La catastrophe de Farjolle lui parut une occasion favorable. Peut-être n’aurait-il jamais essayé, malgré son cynisme, d’acheter Emma, bourgeoise rangée, régulière et modeste ; mais cette circonstance le décida. Il ne voulut pas la marchander, tenant à se montrer généreux et indifférent à l’argent, offrant une somme qui serait une excuse.

L’hôtel de Jenny Heward, une de ses premières toquades, lui avait coûté cinq cent mille francs. Il ne les regrettait pas. « Je peux bien donner, se dit-il, la moitié à celle-là qui me plaît dix fois plus et que je serai le seul à avoir. » Cette liaison avec Emma aurait encore l’avantage de ne durer que quelques semaines et de ne pas encombrer sa vie. Il ressentait aussi une volupté particulière à la laisser très heureuse, après lui.

Dans un petit salon retiré et sombre, tapissé de tentures rares, il l’attendait impatiemment. Quand un domestique l’eut introduite, il la prit par les deux mains, l’attira sur un divan large, et paternellement s’inquiéta de sa santé.

— Vous avez vu votre mari, Madame ?

— Oui, je sors de la prison… Nous avons bon espoir. Je n’oublierai pas ce que vous avez fait, Monsieur, et je vous suis très, très reconnaissante.

Il la déganta et lui baisa les poignets.

— Dame, j’abuse un peu de la situation… Elle reprit, embarrassée :

— Je ne vous… en suis pas moins reconnaissante.

— Vous comprenez, à mon âge et tel que je suis, je n’ai pas la prétention de me faire aimer d’une femme comme vous ; seulement je tâcherai que le sacrifice ne soit pas trop… douloureux.

Emma ne sut quoi répondre. Letourneur continua :

— Ce qui me consolera de vous faire… souffrir…

Elle eut un petit geste de protestation.

— Oui, ce qui me consolera, ce qui m’enlèvera mes… remords, c’est le plaisir que vous aurez à vous trouver bientôt indépendante, hors d’ennui… Ma mauvaise action aura eu un bon résultat.

En souriant, elle dit :

— Oui, c’est vrai.

Il s’approcha d’elle, et la saisissant doucement par la taille, l’embrassa à l’oreille. Elle fronça les sourcils sous cette caresse et ses lèvres devinrent sèches. Alors Letourneur lui enleva son chapeau et la baisa sur la figure et sur les cheveux, sans violence. Il lui disait des mots d’amitié, de dévouement tendre, pour écarter la répugnance qu’il devinait.

Emma, par un effort de volonté, s’abandonna d’une façon gracieuse, plutôt comme une femme qui succombe que comme une femme qui obéit. Letourneur éprouva une sensation inattendue et profonde.

Il la supplia de rester à dîner avec lui à l’hôtel :

— Emma, faites cette journée unique dans ma vie et inoubliable… Ne me quittez pas tout de suite… Passez la soirée avec moi.

— Je suis bien émue, répondit-elle, j’aurais besoin d’être seule.

— Dînez seulement ici, vous partirez après dîner.

Elle finit par y consentir, et ils mangèrent en tête à tête ; Letourneur lui raconta des histoires pour la distraire et elle écoutait attentivement pour ne pas réfléchir. Il lui parla de sa femme et de ses malheurs en ménage, lui fit le récit du flagrant délit, ce qui troubla Emma et l’intéressa. Puis il afficha un mépris énorme de toutes les femmes et de tous les hommes qu’elle connaissait : de Moussac, de Verugna, de Joséphine, de Noëlle, de Brasier… Emma en éprouva une joie véritable.

— C’est un vilain monde, dit-elle.

— Un monde stupide pour lequel vous n’êtes pas faite… Moi, j’y vis parce que je suis seul et que je m’y ennuie moins qu’ailleurs…

Vers la fin du repas, une certaine intimité régnait entre eux. Emma, moins énervée, n’apercevait qu’à travers un rêve la scène de tout à l’heure sur le divan. L’étrangeté de la situation diminuait son dégoût. Elle fit part à Letourneur de ses projets de campagne.

— Je n’ai d’autre ambition que de me retirer avec Farjolle, si c’est possible.

— Vous ferez une ménagère exquise, Emma, quant à moi, je penserai longtemps à vous…

Au moment de se séparer, il lui dit :

— Pour cette vilaine question d’argent, ne vous en préoccupez pas, ma chère amie. Je vous enverrai un chèque que vous toucherez quand il vous plaira…

Elle balbutia : « Merci. »

— Quand reviendrez-vous me voir ? demanda-t-il en souriant.

— Vous seriez bien gentil de me laisser un ou deux jours… Je suis souffrante, énervée…

— Vous ferez ce que vous voudrez, Emma…

— Vous recevrez un petit mot de moi, ici… bientôt…

— Je vais faire atteler et vous accompagner jusque chez vous. Il est tard…

— Non, je vous en prie, j’aime mieux rentrer toute seule, à pied.

— Vraiment ?

— Oui, vraiment, j’ai besoin de marcher…

Dans la rue elle alla vite, présentant sa figure au vent froid qui soufflait. Elle pensa à Velard avec qui elle avait rendez-vous le lendemain et eut un mouvement de colère.

« Par exemple, celui-là peut garder son argent. J’en ai assez d’un. »

Cependant, elle fit une réflexion :

« Il n’a pas de chance avec moi, ce petit. »

Certainement, elle éprouverait avec lui moins de répugnance qu’avec Letourneur. Même, en le revoyant si doux, si gentil, tout prêt à lui rendre service, elle avait ressenti du plaisir ; mais elle n’allait pas s’amuser pendant que Farjolle souffrait en prison. Letourneur était nécessaire : le petit, non. Tant pis pour lui. « D’ailleurs, il n’est pas riche et il gardera son argent ; ce sera toujours ça. »

Un instant, avant de réfléchir, parmi le désordre de son esprit, elle avait supposé qu’elle pourrait être à la fois la maîtresse de Velard et de Letourneur ; que, dans sa grave situation, cela n’avait rien d’extraordinaire ni de scandaleux. Aujourd’hui, la première expérience faite, elle renonçait à cette idée avec dégoût… Oui, c’était bien assez d’un, et d’ailleurs un seul suffisait pour sauver Farjolle… Une fille peut-être, une Noëlle, une Joséphine, prendrait aussi les cinquante mille francs de Velard. Elle se complut dans la pensée de cette supériorité.

« Je n’irai pas au rendez-vous ; il sera affolé et nous nous expliquerons de vive voix. »

L’explication eut lieu le lendemain. Velard attendit toute l’après-midi chez lui ; il ne désespéra qu’à sept heures du soir. Il se trouvait dans un état de surexcitation extraordinaire. Pendant cette journée du lundi, Emma, au contraire, s’était calmée. Elle avait reconquis la quiétude naturelle de son esprit ; et elle envisageait la situation sans désespoir. L’emprisonnement de Farjolle n’était plus qu’une question de temps et, pendant quelques semaines, elle en serait quitte pour supporter Letourneur. En songeant à l’avenir, elle le ferait avec moins de répulsion.

Me Jacques Vernot fut rassurant quand, d’après les indications de Farjolle, elle lui apporta les cinquante mille francs.

— Je vais tenter une démarche auprès du juge d’instruction. Il ne faut pas vous dissimuler, Madame, qu’on ne relâchera probablement pas votre mari, quoiqu’il ait remboursé. Mais je crois pouvoir répondre de son acquittement en correctionnelle… Sa position est excellente aujourd’hui.

— Ce sera-t-il long ?

— Hum ! la longueur de l’instruction dépend absolument de la bonne volonté de M. Hardouin. Il a nommé un expert : ces messieurs ne se dépêchent pas ordinairement et compliquent les affaires les plus simples… En tout cas, maintenant, cela ne dépassera pas un mois ou un mois et demi…

— Il va rester encore un mois en prison, alors ?

— Je ferai de mon mieux, Madame, pour abréger la durée de ma prévention… Si nous avions eu l’argent au lendemain de l’arrestation, la chose eût été facile. Le commandant aurait retiré sa plainte immédiatement… Aujourd’hui, Farjolle a avoué l’abus de confiance devant le juge d’instruction et ce dernier en profite…

— Qu’est-ce que cela peut lui faire, pourtant ? demanda Emma.

Me Jacques Vernot sourit :

— N’essayez pas de comprendre, Madame, les mystères de la justice…

Et pour montrer son esprit, il ajouta :

— Dès qu’un homme est à Mazas, par ordre d’un juge d’instruction, il n’y a aucune espèce de raison pour qu’il en sorte… Ne vous effrayez pas, Madame, je plaisante…

Insensible aux charmes de la conversation, Emma répondit simplement : « Ah ! » et l’avocat pensa : « Elle est un peu bébête. »

— Je vous donnerai des nouvelles plus exactes cette semaine. J’aurai vu Hardouin, Farjolle, et nous saurons à quoi nous en tenir. Pour l’instant je vais m’occuper du commandant et lui faire retirer sa plainte : c’est le plus pressé.

Emma avait encore une épreuve ennuyeuse à supporter : congédier Velard. Après quoi la situation serait simplifiée et il ne resterait plus qu’à attendre patiemment la fin, avec la certitude d’un résultat favorable.

Comme elle se mettait à table, on sonna à la porte. La bonne dit : « C’est M. Paul Velard. »

— Faites-le entrer au salon.

En la voyant, le petit poussa un soupir de soulagement.

— Je vous croyais malade, Emma… Il ne vous est rien arrivé ?

— Rien, mon ami… Je n’ai pas eu le temps d’aller chez vous…

— Vous avez vu votre mari ?

— Oui, hier. Il est bien triste et j’ai eu beaucoup de chagrin.

Velard hésita.

— Voulez-vous venir dîner avec moi, Emma, ce soir ?

— Oh ! non, je ne suis pas habillée et d’ailleurs j’allais me mettre à table.

— Demain, alors ?

— Je tâcherai… je ne sais pas. J’ai tant de choses qui me tracassent maintenant…

— Je vous ai attendue toute l’après-midi, Emma… Vous ne pourrez pas venir demain, non plus ? Après-demain, alors ?

Elle se tut et Velard n’osa pas insister.

— J’ai sur moi… l’argent… je vous l’apporte… il faut vous dépêcher de le donner à l’avocat… Un jour de retard nuirait à votre mari…

Il mit la main à son portefeuille, Emma l’arrêta.

— Non, mon ami, vous êtes bien aimable, et je n’oublierai pas votre conduite dans cette circonstance… Mais Farjolle a écrit à des amis… qui lui ont envoyé ce qu’il fallait.

Velard fut très étonné et même tout d’abord ne comprit pas.

— Des amis lui ont envoyé cinquante mille francs… à Mazas ?

Énervée, Emma dit :

— Non… non… mais c’est l’avocat qui… Il les a trouvés enfin…

— J’aurais été si heureux de vous rendre ce petit service… si heureux, Emma.

— Ne vous fâchez pas, mon ami… Pour moi, c’est comme si vous nous l’aviez rendu… Je vous répète que je ne l’oublierai jamais…

— Ah ! l’argent est entre les mains de l’avocat ? reprit Velard, préoccupé.

Emma fit un mouvement d’impatience et, d’une voix brève :

— Je pense que tout va être fini, ces jours-ci ; Farjolle et moi nous sommes décidés à nous en aller loin de Paris, à nous retirer dans… son pays… Nous vivrons comme nous pourrons.

— Vous quittez Paris, tout à fait ?

— Tout à fait. Écoutez, je suis trop malheureuse depuis quelques jours ; j’ai hâte de sortir de cette disposition…

Elle lui tendit la main.

— Dites-moi adieu, mon ami, gentiment.

— Nous ne nous reverrons plus, Emma ?

— Puisque nous partons…

Il marcha dans le salon, ayant encore beaucoup de choses à dire, ne sachant par où commencer. Une question lui monta aux lèvres.

— Quel est l’ami… qui donne les cinquante mille francs à Farjolle ?

Emma, crispée, fatiguée de la longueur de l’entretien, répliqua sèchement :

— Je l’ignore…

— Comment, il ne vous l’a pas dit ? demanda Velard avec une nuance légère d’ironie dans le ton. Il est bien discret !

Et il ricana. Pour le coup, Emma haussa la voix :

— Il a fait ce qu’il a voulu…

Alors le petit jeta ces mots, avec une intention mauvaise :

— C’est peut-être Letourneur…

Emma s’avança vers lui, très rouge :

— Ça ne vous regarde pas… Allez-vous-en, moi je vais dîner. Adieu…

— Ah ! ah ! c’est Letourneur… C’est drôle, bien drôle…

— Allez-vous-en !

— Il est généreux, Letourneur.

Elle ne put se retenir dans sa colère, et brutalement répéta :

— Allez-vous-en !

Troublé, le petit essaya de s’excuser, mais Emma était exaspérée.

— Allez-vous-en, ou j’appelle la bonne… Je ne veux plus vous voir, vous comprenez…

— Emma, Emma, je vous adore ! pardonnez-moi.

Elle était près de lui. Il lui saisit la main et répéta :

— Je vous adore…

Il voulut même la prendre par la taille : elle se dégagea, d’une secousse violente ; Velard faillit trébucher.

Emma entra dans la salle à manger, l’abandonnant tout seul dans le salon.

Velard, étourdi, mit son chapeau sur sa tête et disparut, furieux :

— Je parierais que c’est ce bandit de Letourneur !…

Y avait-il un moyen de le savoir exactement ? À quoi bon ? Est-ce qu’il n’en était pas sûr ? Sa jalousie le lui disait.

— Si jamais je peux lui faire une sale blague, à celui-là…

En tout cas, Emma était perdue pour lui… Il se raisonna, agitant sa canne, heurtant des passants, frappant du pied, et conclut :

— Je suis idiot, ma parole d’honneur !

XVII

Le commandant faisait peine à voir. Au cercle, il errait dans les salles de jeu, d’un pas mélancolique, parlant peu, ne se mettant même plus en colère. Un duel qui eut lieu entre deux membres dont l’un avait accusé l’autre de tricher à l’écarté, le laissa froid. Il refusa de servir de témoin, fait unique dans sa vie. Lorsqu’il voyait perdre un banquier, il souriait d’un sourire amer et résigné : pendant les repas, si les convives discutaient du tirage à cinq, il ne prenait pas part à la conversation. Il confia à Brasier qu’il regrettait d’avoir porté plainte contre Farjolle et que son argent lui paraissait irrémédiablement perdu. Brasier haussait les épaules.

— J’aurais mieux fait d’accepter les trente mille francs qu’il m’offrait, et de lui laisser du temps pour le reste. Décidément, je ne ferai jamais que des bêtises et je mourrai sur la paille.

Me Jacques Vernot lui apprit les changements qui survenaient dans sa situation, et le commandant crut sortir d’un horrible cauchemar.

— Si je vais me désister ! Ah ! oui, et le plus tôt possible. Voulez-vous mon opinion sur Farjolle ? C’est un excellent garçon et un très honnête homme… Ils sont là au cercle un tas qui le débinent et qui ne le valent pas… Vous avez l’argent, n’est-ce pas ?

— Je ne l’ai plus, je l’ai déposé au parquet…

— Allons, bon ! et quand le toucherai-je ? Je vous avoue que j’ai hâte…

L’avocat eu un sourire narquois :

— Quand vous le toucherez ? Je l’ignore. Si vous vous imaginez qu’on touche de l’argent comme ça… !

— Mais il est à moi cet argent ? Y aurait-il une difficulté quelconque ? continua le commandant, que ses transes reprenaient.

— Il y a toujours des difficultés avec la Justice, répondit Me Jacques Vernot, réjoui de prolonger les angoisses du commandant ; j’espère néanmoins que vous le toucherez un jour ou l’autre, bientôt peut-être.

— C’est scandaleux ! Pourquoi ne me le rend-on pas tout de suite ?

— Les experts n’ont pas seulement terminé leur rapport, et le juge d’instruction a autre chose à faire…

Le commandant déclara :

— La Justice est décidément bien mal organisée dans notre pays.

Et il cita des nations où il supposait qu’on lui aurait rendu son argent immédiatement.

À partir de ce jour, il ne cessa de proclamer la loyauté et la bonne foi de Farjolle.

On chercha où celui-ci avait bien pu se procurer une pareille somme, et l’on fit des suppositions invraisemblables.

Verugna dit à Brasier :

— Je les lui aurais prêtés, moi, les cinquante mille, s’il ne les avait pas trouvés… Mais où diable les a-t-il trouvés ?

— Ah ! voilà… Nous ne le saurons jamais…

— Enfin, à ton avis, qui ça peut-être ?

Brasier dédaigneusement, répondit :

— Tu n’es qu’une brute ! Je te répète que tu ne le sauras jamais, ni moi non plus. Quand il y a une femme dans une affaire, on ne sait jamais rien. D’ailleurs, je m’en fiche…

Débarrassée de Velard, Emma avait mis une grande régularité dans son existence nouvelle. Le dimanche, elle allait voir Farjolle à Mazas, lui apportait des douceurs, des cigares, du linge. Une fois par semaine, elle se rendait chez Jacques Vernot pour être au courant des phases de la procédure ; le mardi et le vendredi elle dînait avec Letourneur dans l’hôtel de la rue de Monceau. Elle y arrivait à cinq heures précises, en sortait à neuf. Letourneur s’ingéniait à trouver des attentions délicates, lui faisait chaque fois cadeau de quelque bibelot. Au bout de cinq ou six rendez-vous, Emma put surmonter sa répugnance, et en disant au cocher : « 60, rue de Monceau ! » elle n’avait plus ce serrement de cœur, cette appréhension douloureuse de la première entrevue. Pendant le dîner, toujours précieusement servi, elle se surprenait à ne pas trop s’ennuyer.

Letourneur ne manquait jamais de lui demander des nouvelles de son mari et lui donnait des conseils pour l’avenir. Il ne la tutoyait pas, affectant une tendresse paternelle. Emma, sachant qu’il était d’habitude grossier avec les femmes et cynique, éprouvait de la reconnaissance pour ces procédés.

Huit jours à peine s’étant écoulés, il lui remit, dans un élégant porte-cartes, un chèque de deux cent mille francs. En le prenant, Emma ressentit une émotion mêlée d’un peu de honte et regarda Letourneur d’un air timide. Elle craignait de découvrir sur ses lèvres un sourire méprisant. Le banquier avait, au contraire, la même figure bonhomme qu’en lui offrant des bonbons. Il l’embrassa sur le front et elle lui serra la main doucement.

La vue de ce chèque lui rappela un détail qui remontait aux débuts de son mariage : lors de l’affaire Griffith, Farjolle était revenu de Londres avec un chèque, sur du papier tout pareil. Elle chassa des pensées tristes qui lui vinrent à ce souvenir.

Le propriétaire de la ferme des Ardoises, M. Lequesnel, répondit à sa lettre : la ferme était encore à vendre, M. Lequesnel serait enchanté de s’en débarrasser. Elle lui écrivit qu’elle allait consulter son mari et l’engager vivement à faire cette acquisition ; qu’ils iraient tous les deux à Mantes, bientôt. La nuit, elle rêva qu’elle buvait du lait, aux Ardoises, avec Farjolle.

Cependant, elle ne se dissimulait pas que, de ce côté, la situation était légèrement compliquée. Il faudrait, un jour ou l’autre, avouer à Farjolle qu’elle avait deux cent mille francs et que ces deux cent mille francs venaient de Letourneur. Il ne serait pas long à comprendre. Comment prendrait-il ça ? Elle réfléchirait d’ici à ce moment. Au fond, cette préoccupation ne la tourmentait pas trop. Farjolle lui avait pardonné Velard ; il pardonnerait bien Letourneur. « Et puis, c’est fait, tant pis ! » Elle enferma le chèque. « Plus tard, je le montrerai à Farjolle et je ne le toucherai que lorsqu’il l’aura vu. »

Au cours d’une visite à Mazas, Farjolle eut devant elle un petit accès de tristesse.

— Ce sera dur, dit-il, de recommencer les affaires… J’ai tout de même peur que cet accident ne me fasse du tort.

Alors, elle manifesta une confiance absolue :

— Je t’en prie, mon chéri, ne te fais pas de mauvais sang. Je n’ai aucune inquiétude sur l’avenir… Et j’ai un pressentiment que nous serons heureux un jour…

Farjolle fut réconforté. Il montrait un grand courage, une résignation tranquille dans cette aventure, supportant avec une humeur égale la monotonie des heures. Il ne pouvait croire à une issue fâcheuse, maintenant qu’il avait restitué l’argent. D’ailleurs, il remarqua que M. Hardouin lui parlait moins durement depuis cette formalité, lorsqu’il l’appelait, dans son cabinet, pour les besoins de l’instruction.

Toutefois, ainsi que Me Jacques Vernot le prévoyait, M. Hardouin refusa de rendre une ordonnance de non-lieu ; mais il dit à l’avocat des paroles rassurantes.

Un mois se passa. Me  Jacques Vernot se conduisit avec dévouement, étudia l’affaire dans ses moindres détails, se disposa à prononcer une plaidoirie brillante et ingénieuse. Il avait bien des chances pour lui, le commandant ayant retiré sa plainte. Certainement, si on n’avait pas traversé une époque de scandales financiers continuels, de poufs quotidiens, Farjolle eût été remis en liberté. Dans ces affaires-là, les gens qui restituent sont assez rares.

— En conscience, disait Farjolle, je ne vois pas pourquoi on me condamnerait.

— Il est infiniment probable qu’on ne vous condamnera pas… mais rien n’est certain en correctionnelle. L’abus de confiance est avéré, il y a donc délit.

Farjolle était à Mazas depuis cinq semaines. Me  Jacques Vernot entra dans la cellule, et retroussant sa moustache :

— Enfin, c’est pour après-demain ! j’ai eu du mal.

— Ah ! fit Farjolle, devenant subitement un peu pâle… C’est après-demain, la correctionnelle ?

— Après-demain. Vous serez transféré au Palais vers midi.

L’avocat lui donna alors les dernières indications, des conseils sur les réponses qu’il devait faire au juge, sur l’attitude qu’il devait prendre.

— Ce sera dans les journaux, n’est-ce pas ? demanda Farjolle.

— C’est impossible à éviter.

Évidemment, il y aurait des camarades dans la salle de l’audience. Sans être une affaire célèbre, le procès Farjolle excitait une certaine curiosité dans le petit monde du boulevard et des cercles. Letourneur, Verugna et Brasier étaient cités comme témoins à décharge par la défense ; d’autre part, on pouvait compter sur une bonne déposition du commandant. Farjolle avait écrit à sa femme une lettre pleine de confiance. Emma combina sa journée : rester aux environs du Palais, dans un café, par exemple, en attendant Farjolle, n’était pas pratique. Mieux valait ne pas bouger de chez elle, quitte à ne le revoir qu’un quart d’heure ou une demi-heure plus tard. Elle le guetterait par la fenêtre.

La nuit qui précéda la comparution, Farjolle eut un sommeil agité. Il se réveilla deux fois, croyant être condamné au maximum de la peine ; néanmoins, le matin, ses idées étaient nettes et toute appréhension avait disparu. Il trempa sa tête dans l’eau, peigna ses cheveux et s’habilla avec soin. À dix heures, il fit une promenade sur le préau, seul par faveur, en fumant une cigarette. Le surveillant le complimenta sur sa bonne mine, car Farjolle était vu à la prison d’un œil favorable par les autorités. Après déjeuner, on vint le chercher pour monter dans la voiture cellulaire. Il faisait le temps lumineux et frais des premiers jours d’avril. À travers les barreaux de la fenêtre, le grouillement des passants intéressait Farjolle. Il se dit : « Je vais pouvoir me dégourdir un peu les jambes tout à l’heure. » Il repoussa avec énergie l’idée d’une condamnation. « Non, ce n’est pas possible… Il me faudrait revenir dans cette voiture… ce ne serait pas drôle. »

Au Palais de Justice, il sauta à bas de la voiture, traversa rapidement les corridors, suivi d’un garde de Paris, et fut introduit dans la salle des prévenus.

Bientôt la porte donnant sur la chambre correctionnelle s’ouvrit et il entendit tout à coup un bourdonnement de voix. Il se trouva assis sur un banc. Depuis dix minutes, il ne pensait plus à rien : un voile était tombé sur ses yeux et il ne distingua personne dans la salle emplie de curieux. À ces mots :

« Farjolle, levez-vous… » lancés par le président, il sentit un frisson le secouer. Il se dressa ; son sang-froid revint, et ses yeux virent clairement autour de lui. Il y eut un silence : l’interrogatoire commença.

Le président du tribunal, les deux coudes sur le tapis, maniait un coupe-papier ; l’un des juges regardait au plafond ; l’autre, de temps en temps, consultait discrètement une montre.

Farjolle dit ses nom et prénoms, son âge, le lieu de sa naissance. Le président récapitula l’histoire de la Bourse indépendante d’une façon malveillante ; à toutes les questions, Farjolle répondait d’un ton doux et posé ; il sourit à une plaisanterie du magistrat sur le départ de certains financiers pour la Belgique et se rappelant le système de défense indiqué par son avocat :

M. le commandant Baret avait des fonds en dépôt dans ma caisse depuis assez longtemps. Je les lui avais offerts plusieurs fois et il avait toujours refusé de les prendre pour ne pas être tenté de les risquer au baccarat. Une opération de bourse s’est présentée que j’ai crue excellente : je ne devais toucher de l’argent que quelques jours plus tard, comme le prouve la restitution que j’ai opérée, et je me suis servi, en attendant, des valeurs de mon client.

— C’est un abus de confiance.

— Je ne pouvais supposer que M. Baret eût besoin de son argent d’une minute à l’autre…

— Il a patienté huit jours.

— Je ne lui demandais que huit jours de plus. Ses fonds était chez moi depuis plus d’un mois…

Le président ne s’acharnait pas trop sur Farjolle. Il eut même, à propos du commandant, une phrase aigre sur la passion du jeu, et il reconnut que le directeur de la Bourse indépendante avait été correct avec tous ses clients, sauf Baret.

Un à un les témoins furent appelés. D’abord Letourneur. Interrogé par le président sur le mécanisme des journaux financiers tels que la Bourse indépendante, le banquier déclara qu’il en existait très peu de sérieux, mais que le journal de Farjolle avait été de ceux-là. Il ajouta qu’il avait toujours trouvé Farjolle extrêmement loyal et correct dans les affaires.

Verugna et Brasier déposèrent dans le même sens. Le président glissa adroitement un mot aimable à l’adresse de l’Informé.

Le seul témoin à charge se trouvait être, malgré son désistement, le commandement Baret. En présence du tribunal, il bredouilla. Il raconta son histoire d’une façon inintelligible et s’attira des mots désagréables.

Alors, le substitut prit la parole et parla pendant trois quarts d’heure, réclamant un exemple sévère. Le remboursement, dit-il en substance, n’empêche pas qu’il y ait eu délit. Il stigmatisa les aventuriers de la finance et insinua que Farjolle avait dû mener une vie immorale.

L’accusé, assis sur le banc, jetait parfois à la dérobée un regard vers la salle. Il reconnaissait maintenant quelques membres du cercle et vit, dans un coin, Noëlle et Joséphine qui souriaient. Après le réquisitoire du substitut, sa confiance était ébranlée : il essaya d’observer l’effet sur la figure du président. Mais le magistrat avait simplement l’air ennuyé et distrait.

Me Jacques Vernot commença sa plaidoirie. Sa réputation d’homme spirituel et même badin était établie au Palais ; les juges l’écoutaient d’habitude avec plaisir.

Il glissa légèrement sur la question technique pour ne pas importuner le tribunal. Il s’acharna au contraire sur le commandant et le couvrit de ridicule. Pourquoi le commandant exigeait-il ses valeurs dans les vingt-quatre heures ? Est-ce un père de famille qui a mis en dépôt le patrimoine de ses enfants ? Est-ce un négociant qu’un retard d’un jour peut conduire à la faillite ? Non. Le commandant Baret n’est ni négociant, ni père de famille. Même, on l’appelle commandant et il n’a jamais occupé ce grade dans l’armée. C’est un égoïste, vivant seul, sans parents et sans amis. Sa vie s’écoule autour des tables de baccarat, dans les tripots. Il est maniaque, chercheur de systèmes au jeu. Me Jacques Vernot parla au tribunal, avec une verve ironique, du système de d’Alembert et fit sourire l’assistance à plusieurs reprises.

D’où vient la fureur du commandant lorsque Farjolle lui demande un délai de huit jours ? De ce qu’il ne peut pas essayer le système de d’Alembert immédiatement. Et voilà pourquoi il dépose une plainte ! Voilà pourquoi il n’hésite pas à briser une existence, à interrompre la marche d’un journal en plein succès ! Voilà pourquoi Farjolle est déjà resté plus d’un mois en prévention.

Si Farjolle avait eu véritablement l’intention de « mettre dedans » le commandant, il n’aurait pas gardé intact dans sa caisse un reliquat de trente mille francs. Un homme décidé à faire un pouf ne s’arrête pas en chemin.

L’avocat insista beaucoup sur les trente mille francs. Puis il revint sur le commandant et le cribla de plaisanteries. Il l’appelait M. le commandant du cercle et disait qu’il avait assisté à plus de duels que de batailles.

Remboursé, le commandant retire sa plainte. Dans une spirituelles péroraison, Me Vernot lui souhaita de la chance au baccarat.

Cette plaidoirie obtint un succès énorme. Farjolle ne douta plus du résultat et vit, sans anxiété, le président et les deux juges se consulter à voix basse.

Le président prit des notes, et, au bout d’une dizaine de minutes, lut les considérants du jugement. Il y en avait plusieurs.

Au premier, Farjolle, étonné, crut à une condamnation ; le second était moins dur ; le troisième lui sembla contredire les deux premiers ; il ne comprit pas bien le suivant. Il passait ainsi par de cruelles alternatives. À la fin, il entendit les mots : « Pour ces raisons acquitte Farjolle… » marmottés.

Il essuya avec son mouchoir la sueur qui coulait de son front. Le président ordonna la mise en liberté immédiate, et appela une autre cause.

Farjolle se hâta d’accomplir au greffe les formalités d’usage et disparut avec son avocat. À la porte du palais, ils trouvèrent Brasier et le commandant.

Le commandant serra la main de Farjolle avec de grandes protestations d’amitié.

— Très spirituelle, mon cher, votre plaidoirie, dit-il à Jacques Vernot… Je ne serais pas étonné qu’elle me donnât la veine.

Brasier avait toujours son air froid et désintéressé.

— Bonjour, cher ami, ça va bien depuis le temps ?

— Très bien, je vous remercie, répondit Farjolle, et vous ? Rien de nouveau ?

— Rien. Vous verra-t-on au cercle, tantôt ?

Farjolle répliqua sans affectation :

— Je ne crois pas, j’ai un tas d’affaires en retard.

Le commandant offrit de payer des bocks ; Farjolle déclara qu’il était pressé.

— À un de ces jours, Messieurs.

Il prit un fiacre. Rue Taitbout, il pencha sa tête à la portière, aperçut sa femme à une des fenêtres de l’appartement. Il monta l’escalier ; la porte était ouverte Emma le saisit par le bras et l’entraîna dans la chambre. Là, ils s’embrassèrent et se contemplèrent longuement, avec des regards humides, émus.

— Oh ! que c’est heureux, mon chéri, malgré tout que c’est heureux ! s’écria-t-elle.

— Oui, ma foi, c’est heureux ! dit Farjolle. Sapristi, j’ai passé quelques mauvais moments.

Il se laissa tomber dans un fauteuil en murmurant :

— Je suis rudement fatigué !

— Repose-toi, mon chéri… Je t’ai préparé un bon bouillon, tu vas le boire d’abord.

— C’est une bonne idée. Après je ferai un peu de toilette et je ne bougerai plus jusqu’au dîner.

Emma lui apporta une tasse. Il but par petites gorgées, déclarant le bouillon excellent. Puis il voulut un verre de cognac, l’absorba d’un trait, se sentit réconforté. Alors il procéda à sa toilette.

Elle l’aida à se déshabiller et lui donna une chemise de nuit. Farjolle prit un bain de pieds. Pendant que ses pieds trempaient dans l’eau, il fuma une cigarette, et parfois des soupirs de satisfaction s’échappaient de sa poitrine. Il raconta les détails de l’audience, dit qu’il
avait vu Noëlle et Joséphine dans la salle, se félicita des témoignages de Letourneur, de Verugna et de Brasier.

— La déposition de Letourneur surtout m’a été très utile.

— Ne parlons plus de tout ça, dit Emma. Maintenant, c’est fini…

Elle demanda :

— T’a-t-on rendu ta montre, au moins ?

— Oui, on m’a rendu ma montre et mon porte-feuille.

— Oh ! mon pauvre chéri, fit tout à coup Emma, que tu as maigri ! Tu n’es pas malade ?

Farjolle sourit :

— Je ne me suis jamais aussi bien porté. J’ai un peu maigri, mais avec quelques jours de bonne nourriture…

Quand il eut terminé sa toilette, il mit un pantalon de flanelle, un veston et des pantoufles, s’étendit sur sa chaise longue, alluma une autre cigarette :

— Dieu ! qu’on est bien chez soi !

Emma l’embrassa encore tendrement. Peu à peu, il s’assoupit et elle s’occupa du dîner pendant qu’il dormait. La question du chèque de Letourneur s’agita dans son esprit. Il fallait avouer évidemment et le plus tôt possible. À quel instant ? En dînant ? Cette nuit, au lit ? Demain ? Le chèque était là, dans l’armoire à glace, sous le linge. La dernière entrevue avec le banquier avait été cordiale. Letourneur lui avait fait cadeau d’un bracelet de grand prix. Elle ne gardait pas un souvenir trop douloureux de cette aventure.

Une idée lui vint :

— Au fait, c’est ce qu’il y a de plus simple… oui… demain… là-bas à la campagne.

À l’heure du dîner, elle réveilla Farjolle d’une caresse légère.

— Hein ? quoi ! fit celui-ci.

— As-tu bien dormi, mon chéri ? Te sens-tu mieux, dis ?…

Il se leva :

— Je me sens très bien et j’ai une faim de loup.

Emma avait donné congé à la bonne ; ce fut elle-même qui fit le service. Farjolle trouva sur la table les plats qu’il préférait ; il mangea avec un appétit solide, et but plus qu’à son ordinaire.

— Veux-tu me faire un grand, grand plaisir, mon chéri ? dit Emma, au milieu du repas… Demain, quand tu te seras bien reposé toute la nuit, nous prendrons le train… Le temps est beau… Nous irons du côté de Mantes, comme l’été dernier. J’adore ce pays-là.

— Parbleu ! moi aussi. D’ailleurs, j’ai besoin de prendre l’air.

— Nous monterons jusqu’à la ferme, tu te rappelles ?…

Ce mot rendit Farjolle triste. Il hocha la tête.

— La ferme ! En avons-nous fait des projets ? Hum ! Il va falloir joliment travailler maintenant pour nous tirer d’affaire, et encore…

— Ne te désespère donc pas, va ! Moi, j’ai confiance.

— Oh ! je ne désespère pas, répondit Farjolle. Ce sera ennuyeux de recommencer, voilà tout… Mais enfin, rien n’est perdu.

Emma souriait, très heureuse au fond, désirant déjà être au lendemain.

— Tu n’as pas beaucoup souffert, c’est l’essentiel… Bientôt tu ne penseras plus à tout ça…

— Ce qui me préoccupe, dit Farjolle, ce sont les soucis matériels que nous allons avoir… Pour le reste, ça m’est bien égal et ça n’a plus aucune importance. Il me semble que c’est arrivé à un autre.

Emma lui servit son café, bouillant ainsi qu’il l’aimait. Il y ajouta de la fine champagne.

— Bah ! nous verrons plus tard… Ne nous faisons pas de bile pour le moment.

— C’est ce qu’il y a de plus raisonnable, reprit Emma.

Elle lui tendit une bougie pour qu’il allumât son cigare et vint se placer à son côté, la tête appuyée contre son épaule, comme autrefois, lorsqu’ils combinaient des projets pour l’avenir. Une béatitude envahit Farjolle ; il fuma deux cigares consécutivement, en absorbant de la liqueur. Ils ne se parlèrent plus et restèrent quelque temps dans cette posture. Alors, Farjolle dit :

— Je commence à avoir sommeil… Si nous allions nous coucher ?

Ils passèrent dans la chambre. Farjolle se déshabilla rapidement et pénétra sous les couvertures. Il ressentit entre les draps blancs et frais un bien-être inexprimable, s’étira, changea de côté trois ou quatre fois, arrangea l’oreiller. Tantôt il s’allongeait, tantôt il se recroquevillait, et des murmures de contentement lui échappaient. Il oubliait l’arrestation, la prison, la police correctionnelle, tous les ennuis qu’il venait de subir. Il n’avait plus que la sensation délicieuse du repos après une dure fatigue.

Autour de lui, la lampe éclairait ses meubles familiers. Emma, devant la glace, dénouait ses cheveux dont les tresses luisantes glissaient jusqu’aux reins. Parfois, elle détournait la tête et lui jetait un regard dans le lit.

Elle se coucha à ses côtés, en l’embrassant passionnément, et tous les mauvais souvenirs de leur existence, toutes leurs angoisses s’évanouirent dans l’intimité profonde de cette étreinte.

Le lendemain, Farjolle, en se réveillant, lut les journaux, constata que son procès tenait à peine en quelques lignes, sans commentaires.

Il sauta à bas du lit, en s’écriant :

— Allons ! tout va bien.

Il ne fut pas surpris de se revoir là, auprès de sa femme qui souriait, dans son intérieur hier encore bouleversé.

Une nuit avait suffi pour lui rendre son insouciance des événements accomplis. Il ouvrit la fenêtre : le soleil éclairait la rue.

— Quel beau temps ! dit-il. Quand partons-nous ?

— Nous déjeunerons à onze heures et nous prendrons le train de midi et demi.

Emma mit une robe claire et, par-dessus, une jaquette noire. Elle avait les yeux brillants et les joues un peu roses. De rares voyageurs montèrent dans le train et ils étaient seuls dans leur wagon. Dès qu’ils eurent dépassé la banlieue, ils regardèrent le paysage par la portière, nommant les pays qu’ils traversaient, les propriétés de gens connus, situés sur la ligne.

— Par qui sera louée la Maison-Verte, cette année-ci ? fit Farjolle.

— Nous le demanderons, en passant.

À Mantes, le chef de gare les salua :

— Comment allez-vous, monsieur Farjolle ? L’hiver s’est bien passé ?…

— Pas mal.

— Vous revenez par ici, cet été ?

— Peut-être…

Hors de la gare, Emma dit :

— Il ne sait rien, tant mieux !

— Est-ce qu’on sait ces bêtises-là en province ? répondit Farjolle. Les gens sont moins idiots qu’à Paris.

Ils prirent la carriole qui leur avait servi l’été précédent. Emma conduisit. Devant la Maison-Verte, ils s’arrêtèrent. Personne n’y était entré depuis eux.

— Elle est à louer, dit le jardinier. Vous l’aurez dans de meilleures conditions que l’année dernière, si vous voulez.

— Nous réfléchirons.

Ils firent le tour de la propriété, descendirent jusqu’à la Seine. Un voile pâle et léger de verdure commençait à s’étendre sur le jardin. Les bords du fleuve étaient recouverts d’une vase jaunâtre et les branches maigres et nues des arbres ne semblaient pas contenir les feuillages puissants de l’été.

Dans la maison, rien n’était changé. Farjolle donna cent sous au jardinier et ils remontèrent dans la carriole. Le cheval avançait difficilement par les chemins détrempés et ils eurent de la peine à franchir la route sous bois qui conduisait à la ferme.

M. Lequesnel est-il là ?

— Il est chez lui.

Ayant entendu un bruit de voitures, M. Lequesnel descendait le perron. Il les accueillit comme de vieilles connaissances, s’informa de leur santé et se plaignit de la sienne.

— J’ai eu des rhumatismes tout l’hiver, et aucun de mes enfants n’est venu me voir. Je me suis ennuyé énormément… C’est le dernier hiver que je passe ici… Je suis résolu à vendre ; aussi, si vous êtes toujours dans l’intention d’acheter…

— Hum ! fit Farjolle, d’un ton attristé, je ne vois pas trop…

M. Lequesnel s’adressa à Emma.

— Votre dernière lettre, Madame, m’avait donné de l’espoir…

— Quelle lettre ? fit Farjolle. Tu as donc écrit à M. Lequesnel ?

Emma, en riant, répondit :

— Je voulais savoir, par curiosité, si la ferme était toujours à vendre, et j’ai écrit à M. Lequesnel en cachette.

— Quel enfantillage ! s’écria Farjolle.

— Je vous assure, dit M. Lequesnell, que, pour le prix, vous ne trouverez pas mieux sur toute la ligne.

— Ce serait ?…

— Soixante mille francs au lieu de soixante et dix mille. Oui, je ferai encore un sacrifice pour m’en débarrasser.

— Nous verrons, dit Emma.

— Voulez-vous me permettre de vous offrir une tasse de lait, Madame ? Je vais vous la faire préparer.

M. Lequesnel s’éloigna.

— Quelle drôle d’idée, ma chérie, dit Farjolle, d’écrire à ce brave homme !

— Bah ! ça ne nous engage à rien.

Emma porta la main à son corsage. Elle y avait, avant de partir, enfermé le chèque de Letourneur. Mais elle n’osa pas le montrer à Farjolle : « Non, se dit-elle, tout à l’heure. »

Ils parcoururent la ferme. Elle entra dans l’étable, caressa les vaches, jeta du pain aux poules et aux canards, tandis que Farjolle, au milieu de la cour, contemplait le bâtiment.

Emma cherchait un moyen simple de faire à son mari un aveu aussi délicat. Tout le long de la route, elle n’avait songé qu’à cela, et dix fois elle avait été sur le point de tirer le chèque de son corsage. En voyant Farjolle, les mains derrière le dos, si calme, la face épanouie au soleil, elle se décida.

Elle s’approcha de lui, le prit par le bras et d’une voix très douce :

— Mon chéri, je voudrais te dire un petit mot….

— Dis… Qu’y a-t-il ?

— Pas ici… Viens sur la route… là.

Farjolle la regarda. Elle avait les yeux baissés et de la pâleur à la figure. Quand ils furent sur le chemin, Emma lui tendit le chèque, et, timidement, s’appuyant davantage sur son bras :

— Vois ça, mon chéri…

Farjolle prit le papier.

— C’est un chèque… un chèque de deux cent mille francs sur la banque…

Il lut la signature.

— Letourneur ! fit-il, extrêmement surpris…

— C’est à nous, mon chéri, murmura-t-elle.

— À nous ?

— Oui.

— Letourneur t’a donné deux cent mille francs ?

Elle était toute pâle. Elle leva vers Farjolle des yeux où de grosses larmes brillaient, et balbutia :

— Ne te fâche pas, je t’en supplie.

Il devina et devint subitement très rouge.

— Ah ! dit-il, en froissant le chèque avec la main, sans colère, je comprends…

Il dégagea brusquement son bras et se mit à marcher droit devant lui, les regards fixés à terre.

Emma resta d’abord immobile, stupéfaite. Puis, instinctivement, elle le suivit, répétant : « Voyons, mon chéri, voyons. » Farjolle ne répondait point… elle hâta le pas, le rejoignit.

Il avait les sourcils froncés, l’air ennuyé. Elle se serra contre lui, ressaisit son bras.

— Voyons, mon chéri, voyons…

Il répliqua froidement :

— Eh bien ! reprends ça, c’est à toi.

— Mon chéri, mon pauvre chéri, tu étais si malheureux … J’ai voulu te sauver… Je t’aime tant… Je t’adore, va, mon chéri… Je n’ai pensé qu’à toi.

Troublé, il répondit :

— Oui, j’ai été bien malheureux.

— Puisque je n’aime que toi, continua Emma, gardons-le, cet argent. Nous resterons chez nous… ici. Il se retourna machinalement du côté de la ferme.

— Ce que Paris me dégoûte !

— Oh ! tu consens, n’est-ce pas ? Dis-moi que tu veux… On sera si bien nous deux… si bien ! s’écria Emma, débarrassée de ses appréhensions avec une grande joie dans la voix.

Il fit un vague mouvement de la tête. Elle lui murmura passionnément à l’oreille :

— Je t’adore, mon amour.

M. Lequesnel les cherchait. Il les aperçut de loin.

— Où étiez-vous donc ?

— Nous nous promenions autour de la ferme, fit Emma. Nous sommes décidés à acheter.

— Vraiment ? dit M. Lequesnel, interrogeant Farjolle.

Emma, inquiète, guetta son mari du regard. Farjolle fit signe que oui.

M. Lequesnel se frotta les mains, ravi.

— Je vais vous montrer la maison en détail.

Et il offrit son bras à Emma. Farjolle, derrière eux, examinait la campagne à droite et à gauche.