Librairie Paul Ollendorff (p. 235-254).

XIV

Emma reçut la lettre de son mari au moment de dîner, dans leur appartement de la rue Taitbout, toute seule. Farjolle lui donnait les indications nécessaires pour l’aller voir à Mazas. La lettre était courte et finissait par ces mots : « Je t’embrasse, ma chérie, et je te recommande surtout de n’avoir pas trop de chagrin. » Emma la posa sur la table ; puis elle mangea son potage, par petites cuillerées, distraitement, les sourcils froncés. La bonne, derrière elle, la servait avec une figure indifférente.

Elle n’avait pas déjeuné. Le matin après le départ de Farjolle, quand elle se vit en chemise dans la chambre, elle eut froid, s’enveloppa d’un peignoir, et ses larmes, causées par la brusque secousse de la séparation, s’arrêtèrent. Alors elle fut stupéfaite de la rapidité de cet événement. On ne conduit les gens en prison que pour des crimes ou des vols : il était impossible que Farjolle eût volé, lui dont tout le monde vantait la conduite sérieuse dans les affaires. Combien de fois avait-elle entendu faire l’éloge de son mari ! D’après ses vagues explications, elle devinait bien que Farjolle, ayant joué l’argent du commandant à la Bourse, l’avait perdu. Ça, c’était un malheur, une déveine, une affaire manquée ; mais Emma ne pouvait comprendre qu’il y eût là dedans un délit quelconque, un vol. « Il a bien perdu notre argent en même temps. C’est donc une mauvaise affaire qu’il a faite, voilà tout. »

Pourtant, on ne vous met pas en prison pour une mauvaise affaire. Il y avait autre chose, évidemment. Quoi ? Elle ne tarderait pas à le savoir puisque Farjolle lui écrirait.

Sortir ? à neuf heures du matin, c’était de la folie. Et puis, voir qui ? Quoi dire ? Quelles démarches tenter dans cette circonstance qui restait pour elle mystérieuse et inexplicable ? Elle attendrait les nouvelles chez elle, sans bouger.

Emma enleva son peignoir et se recoucha. La chaleur douce du lit l’envahit et elle se remit à pleurer. Elle murmura : « Que se passe-t-il donc, mon Dieu, et lui, où est-il maintenant ? » Elle sonna la bonne :

— Les journaux sont-ils là ?

— Oui, Madame.

Elle y jeta un coup d’œil machinalement. Peu à peu, elle s’assoupit, son sommeil fut agité et un cauchemar la réveilla. La bonne rentra dans la chambre.

— Madame, le juge de paix vient mettre les scellés.

Emma se leva, continuant à ne rien comprendre. Le juge de paix la salua et lui dit :

— Nous allons mettre les scellés, voulez-vous être constituée gardienne ?

Elle répondit : « Je veux bien, » sans savoir. Le magistrat lui expliqua ce que cela voulait dire. Une inquiétude la saisit.

Emma assista à la formalité judiciaire de la pose des scellés et vit que l’on plaçait des bandes de papier au hasard, sur les meubles. Elle demanda au juge de paix pourquoi son mari était en prison. Le magistrat lui répondit qu’il l’ignorait et que ça ne le regardait pas. Elle resta jusqu’à quatre heures de l’après-midi, errant dans l’appartement, attendant, les idées tout à fait brouillées.

Des porteurs de journaux du soir crièrent sous les fenêtres. Elle envoya la bonne chercher un numéro. Aux dernières nouvelles, elle lut :

« Le directeur d’un journal financier, la Bourse indépendante, M. Farjolle, a été arrêté ce matin et écroué au Dépôt. » Rien de plus, une ligne insignifiante pour ce gros événement qui la bouleversait. Alors, elle devina que leur situation était perdue, quoi qu’il arrivât. Elle voulut lire d’autres journaux du soir. Tous annonçaient l’arrestation, dans un coin de leur première page, sèchement. Un seul disait sévèrement : « Un faiseur de dupes, comme il n’y en a que trop sur le pavé de Paris, etc. »

Une plus grande tristesse s’empara d’elle ; elle n’éprouva aucune colère contre Farjolle. Néanmoins, puisque c’était public, elle allait s’habiller et sortir. Elle irait voir Joséphine, une amie en réalité, à qui elle pouvait se confier et demander un conseil. Joséphine demeurait complètement avec Moussac, avenue de l’Opéra. Elle se rangeait, ne « vadrouillait » plus, faisait des économies. Elle se montra charmante avec la « patronne » et même des larmes lui vinrent aux yeux.

— C’est un grand malheur, s’écria-t-elle. Qui est-ce qui aurait cru ça de lui ?

— C’est de la déveine, ma pauvre Joséphine. Il n’est pas méchant, Farjolle, ni malhonnête.

— Et puis, vous l’aimez, n’est-ce pas, patronne ? Elle répondit :

— Oui, beaucoup.

Joséphine continua :

— Je vais vous accompagner au bureau de Moussac et il vous donnera des nouvelles. Il doit savoir un tas de choses.

Elles se rendirent toutes les deux place de la Bourse. À la porte de la maison, Emma refusa de monter.

— Non, je n’ose pas.

— Nous allons, dit Joséphine, aller au café et nous le ferons appeler par un garçon.

Elles prirent des bocks. Joséphine écrivit un mot :

— Portez ça, à côté, chez M. Moussac ; il y a une réponse.

Le garçon revint bientôt.

— Ce monsieur me suit.

Moussac apparut, en souriant. Il fut surpris d’apercevoir Emma, la salua, et frappant avec sa canne :

— Garçon, un bock.

— Mon vieux, dit Joséphine, il s’agit d’être gracieux avec Emma. D’abord, explique-lui la situation, cette malheureuse est affolée.

Moussac reprit gravement :

— Il y a de quoi ; Farjolle a commis là une bêtise impardonnable. C’est un véritable scandale à la Bourse, où il jouissait d’une bonne réputation… Cela ne vous touche en rien, Madame, certainement…

— Il est perdu, n’est-ce pas ? fit Emma.

— Dans les affaires, il est perdu. On ne pardonne pas de pareilles stupidités… Quant à moi, j’ai été étonné.

— Il va aller en prison ?

— Il y est déjà ; puis il passera en police correctionnelle.

— Il sera condamné ?

— Je le crois. Justement, on est très sévère aujourd’hui pour ces affaires-là…

— À quoi peut-il être condamné ?

— Hum ! peut-être à six mois de prison, peut-être plus, ou même moins. Cela dépendra des circonstances.

— Il m’écrira ?

— Et vous pourrez aller le voir, Madame.

Emma le remercia et partit. Joséphine l’accompagna. Dans la rue, elle lui dit :

— Dînez avec moi, patronne, ce soir, je vous en prie.

— Non, ma pauvre Joséphine, je préfère dîner seule. Joséphine hésita, puis dit :

— Écoutez, j’espère que vous ne vous gênerez pas avec moi… Je ne connais pas votre situation, mais si vous avez besoin d’argent…

Emma répondit :

— Merci, j’en ai encore un peu. Plus tard, je ne dis pas.

Lorsqu’en rentrant rue Taitbout, la bonne lui tendit l’enveloppe sur laquelle elle reconnut l’écriture de Farjolle, elle la décacheta avec anxiété, craignant d’y trouver des paroles de désespoir, des phrases pleines de sanglots. Après la lecture, Emma fut un peu rassurée et son énervement de la journée se calma. Farjolle n’avait pas l’air de trop souffrir : il ne se plaignait pas trop amèrement. Le ton de la lettre était d’un homme résigné, mais qui a confiance dans l’avenir. « Le juge d’instruction a été très poli à mon égard, disait-il. Il voit la différence qui existe entre moi, qui ai eu de la guigne, et un filou vulgaire. » Il ajoutait plus loin : « Tu pourras venir me voir à Mazas chaque semaine, le jeudi ou le dimanche pendant la durée de l’instruction qui n’est pas très compliquée et qui ne sera pas longue. Il suffira d’en demander la permission au juge d’instruction ; je l’ai prévenu que j’étais marié. En attendant, écris-moi par le retour du courrier. Nous causerons de nos affaires de vive voix. » Il lui recommandait aussi de ne tenter aucune démarche chez ses amis.

Elle lui répondit :

« Mon chéri,

« Va, je ne t’en veux pas du malheur qui nous arrive et je me fais plus de chagrin pour toi que pour moi. Je ne souhaite qu’une chose, c’est que tu n’aies pas trop de peine. Je t’aime toujours, mon chéri. J’irai demain demander au juge d’instruction l’autorisation de te voir à Mazas. Tu m’expliqueras bien dans quelle position nous sommes, afin que nous puissions prendre un parti. On est venu mettre les scellés ici et à ton bureau. Je suis triste d’être toute seule, mais je pense à toi et je t’aime bien. Je t’embrasse, mon petit chéri.

Ta femme,                         Emma. »

— C’est aujourd’hui jeudi, se dit Emma. J’aurai l’autorisation demain et je le verrai dimanche.

Elle descendit mettre la lettre à la poste, elle-même, afin que la bonne ne vît pas l’adresse : Prison de Mazas. Au coin de la rue Taitbout et du boulevard, elle crut reconnaître la tournure d’un monsieur qui parlait à un commissionnaire. Elle allait s’éloigner, mais le monsieur leva les yeux et leurs regards se croisèrent. C’était Paul Velard. Il fit un pas en avant ; elle qui, les rares fois où par hasard ils se rencontraient, feignait de ne pas le voir, fut prise cette fois d’une émotion soudaine et, une seconde, instinctivement, s’arrêta. Alors, Velard quitta le commissionnaire et se trouva devant elle. Il ôta son chapeau. Emma balbutia : « Bonsoir, monsieur. » Velard, d’une voix timide, répondit :

— J’envoyais ce commissionnaire chez vous, Madame… avec un mot… Tenez, le voici, le mot. Ce n’est pas la peine de le lire maintenant… Je vous disais que j’étais entièrement à votre disposition… et que si je pouvais vous être utile…

Tristement, elle dit :

— Je ne crois pas…Vous êtes bien gentil tout de même.

Elle lui tendit la main.

— Il n’y a plus rien à faire. Farjolle est en prison ; regardez.

Elle lui montra l’enveloppe, Prison de Mazas, ajoutant :

— Farjolle m’a écrit qu’il serait à Mazas demain dans la journée et de lui répondre là. Il aura ma lettre en arrivant.

— Voulez-vous me permettre de vous accompagner jusqu’à la poste ? dit Velard. Nous causerons en route. Elle y consentit et prit son bras sans le regarder.

— J’ai des renseignements sur l’affaire de Farjolle, continua Velard. En déjeunant ce matin au cercle, j’ai eu la nouvelle de son arrestation et le commandant m’a tout expliqué. Il est furieux, mais si on lui rendait son argent, il retirerait sa plainte et Farjolle aurait de grandes chances de s’en tirer.

Heureuse d’avoir enfin des détails précis, Emma l’interrogea encore. Après avoir mis la lettre à la poste, Velard la raccompagna jusqu’à la rue Taitbout, en faisant un long détour.

— En admettant, ce qui est d’ailleurs impossible, que nous trouvions l’argent du commandant, est-ce que Farjolle sortirait de prison immédiatement ?

— Non, dit Velard, j’ai consulté un membre du cercle qui est avocat. Même si le commandant retirait sa plainte, Farjolle pourrait passer en police correctionnelle, parce que l’abus de confiance est avéré. Ça dépend du juge d’instruction. Par malheur, il est tombé sur Hardouin.

— Comment savez-vous cela ?

— Je vous dis, continua Velard avec des intonations tendres dans la voix, que je me suis occupé de vous toute l’après-midi ; je suis allé au Palais de Justice… Je n’ai cessé de penser à vous.

Elle fit « merci » en s’appuyant légèrement sur son bras.

— Par malheur, je le répète, il est tombé sur Hardouin qui est très sévère et qui a été déjà chargé, depuis un an, d’une dizaine d’affaires de ce genre : celles de Selim, de Bachelard et de bien d’autres…

— Oui, Farjolle m’a parlé souvent de ceux-là…

— Ils ont été condamnés avec une extrême rigueur…

— Ah !

— Selim à trois ans de prison, Bachelard à cinq, le maximum.

— Oh ! mon Dieu, fit elle.

— Rassurez-vous. C’étaient des affaires infiniment plus graves que celles de Farjolle. Il y avait eu des centaines de plaintes déposées contre eux. Je crois que Farjolle n’a contre lui que la plainte du commandant.

— Il n’est pas malhonnête, mon mari, allez.

— Eh ! je le sais bien, reprit Velard. Il y a quelques années, on se serait contenté de le faire appeler au parquet ; il aurait déposé une caution et il aurait eu tout le temps de s’arranger avec le commandant. Aujourd’hui malheureusement, la justice est bien dure pour les affaires financières, à cause de tous ces scandales… Cependant, si vous aviez l’argent de Baret, s’il retirait sa plainte, Farjolle serait presque sûrement acquitté en correctionnelle, avec un bon avocat.

Il tourna ses yeux vers Emma.

— Écoutez, Emma, je vais vous dire des choses sérieuses. Je ne suis pas riche et ne je dispose pas de sommes considérables, quoique je gagne pas mal d’argent. J’ai de côté une cinquantaine de mille francs, dont je n’ai pas besoin, je les tiens à votre disposition. Je suppose, d’après ce que j’ai appris, qu’ils vous suffiront.

Elle fut troublée et des larmes lui échappèrent, sous sa voilette. Elle murmura :

— Vous êtes gentil, allez, bien gentil… bien gentil, mon ami.

— Acceptez-vous ?

— Il pourra sortir de prison, alors, Farjolle ?

— Ou du moins il n’y restera probablement que le temps de la prévention.

Elle répéta :

— Oui, vous êtes bien gentil.

— C’est que je vous aime toujours, répondit Velard. Toujours, Emma, depuis…

— Oh ! ne parlez plus de cela, fit-elle.

— Je vous adore et j’ai aussi de l’affection pour Farjolle.

— J’ai de l’affection aussi pour vous, moi, malgré tout, dit Emma.

Ils arrivèrent à sa porte.

— Je rentre chez moi, mon ami, j’ai besoin de repos.

— Vous verrez Farjolle dimanche, n’est-ce pas ? Informez-vous du nom de son avocat ; je vous donnerai l’argent et vous vous entendrez avec lui.

Elle sonna.

— Encore un mot, Emma. Vous êtes seule, maintenant et triste. Dînez avec moi demain, cela vous fera une distraction et j’aurai peut-être du nouveau à vous apprendre…

Elle fit : « Oui, si vous voulez. »

— Je n’irai pas chez vous. Je vous attendrai là, au coin. Nous dînerons au restaurant… À demain, dites, à demain ?

Emma lui sourit et baissa la tête.

— J’ai espoir que tout s’arrangera, dit Velard, pendant que la porte se refermait.

Velard avait hésité longtemps. Pour un garçon raisonnable et qui gagne sa vie dans les affaires, c’est une importante résolution que de donner cinquante mille francs à une femme. Il supposa que ses amis se moqueraient joliment de lui s’ils connaissaient une pareille folie et que peut-être même des clients perdraient de leur confiance. La folie était d’autant plus grande que cette femme, il avait été son amant, il l’avait possédée bien des fois. Ainsi, pour revoir une ancienne maîtresse, il allait dépenser, dilapider cinquante billets de mille ! Il considéra cela comme une de ces actions héroïques, un de ces dévouements sublimes auxquels vous pousse un invincible amour et il s’enorgueillit.

Jusqu’à présent ses caprices ne lui avaient pas coûté cher. Il avait plutôt la réputation d’un homme serré et excessivement pratique dans toutes les questions d’argent. Il savait faire bonne contenance lorsque des femmes lui reprochaient sa parcimonie.

Vers la vingtième année, sa figure imberbe et fraîche, son air gamin lui valurent des succès. Une horizontale célèbre s’éprit de lui, un soir après souper, et il resta plusieurs mois avec elle. Il ne gagnait pas un sou, à cette époque, et débutait sur le pavé de Paris : son amie se montra délicate et maternelle. Velard conserva de cette liaison l’habitude de ne pas distribuer de l’argent aux femmes avec exagération. Ses maîtresses ne comptaient pas sur lui dans les circonstances difficiles.

Sa veine dans les affaires ne le rendit pas dépensier : il avait, en outre, du bonheur au jeu, et les cinquante mille francs d’Emma constituaient les deux tiers à peu près de ses économies. Il se décida à les perdre pour la posséder encore.

Depuis la scène de la rue Clément-Marot, le souvenir d’Emma l’obsédait. Rien n’avait pu faire disparaître l’impression de ces heures où il la serrait éperdument entre ses bras. Il ne se couchait pas une nuit dans son lit, sans se rappeler qu’elle y avait été étendue à son côté, sans revoir la façon dont elle se déshabillait. Elle se déshabillait lentement, rangeait avec soin ses jupons et sa robe. Jamais elle ne voulut qu’il l’aidât et lui permettait seulement de déboutonner ses bottines. Alors, elle montait sur le lit en souriant.

Après six mois, les moindres détails revenaient troubler son esprit. Aucune autre femme ne put le divertir. Il chercha, dans des cafés de nuit, des filles qui ressemblaient vaguement à Emma et éprouva des désillusions. Il était horriblement jaloux d’elle. Il sut qu’elle rencontrait parfois Letourneur chez des amis communs, et, à la Bourse, il entendit le banquier parler d’elle dans les termes les plus chaleureux. Sans savoir exactement pourquoi, il était spécialement jaloux de Letourneur. Il se souvenait que, dès les premiers jours, son attitude vis-à-vis d’Emma l’exaspérait.

Généralement Letourneur se montrait avec les femmes assez impertinent, et, à l’occasion même, grossier. Il n’avait pas de maîtresses régulières, se contentant de caprices passagers pour des figurantes ou des écuyères qu’il payait très cher. Avec Emma, au contraire, il était d’une galanterie méticuleuse. Il lui faisait des compliments. Velard croyait qu’elle lui plaisait.

Certes, il n’y avait aucune raison pour qu’Emma cédât jamais à un homme de plus de cinquante ans, ni beau, ni élégant, quelconque. Excessivement riche, voilà tout. En réalité, ce qui l’horripilait surtout chez Letourneur, c’était sa richesse. Que ne peut-on faire quand on a tant d’argent ?

Ce fut la première idée qui lui vint au bruit de l’arrestation de Farjolle : « Pourvu qu’elle ne s’adresse pas à Letourneur. » Parbleu, oui, Letourneur lui donnerait l’argent ; il le sentait, mais à quel prix ! Il se dit : « Je le lui donnerai, moi, je ne veux pas qu’elle ait affaire à celui-là. Il me dégoûte trop. »

À la table du cercle, on jugea de manières très diverses l’événement de la journée. Dartot, le journaliste, entièrement au courant, répandit la nouvelle le premier, à midi. Les convives ordinaires, Brasier, le commandant, Velard et quelques autres s’apprêtaient à déjeuner. À midi précis, Dartot arriva :

— Eh bien ! vous ne savez pas la grande nouvelle ?

— Non, quoi ?

— Vous ne savez rien ?

— On vous dit que non. Dépêchez-vous…

Dartot, fier que personne ne sût un événement avant lui, scanda ces mots :

— Le bon Farjolle a été arrêté ce matin, à huit heures, pour une foule d’escroqueries. C’est un des rédacteurs du journal qui l’a appris à la préfecture. Vous lirez ça ce soir aux Dernières nouvelles.

Brasier et le commandant se regardèrent sans rien répondre. Les autres convives jetèrent des exclamations, et le maître d’hôtel n’hésita pas à s’approcher de la table, saisi d’une grande curiosité.

— Oh ! par exemple, Farjolle arrêté, êtes-vous sûr ?

— Absolument certain.

— C’est inouï, qu’est-ce qu’il a fait ?

— On parle d’un pouf énorme, de sommes perdues à la Bourse, de chèques faux, d’un tas de saletés…


Le commandant crut devoir protester :

— Vous exagérez, Dartot.

Brasier, à son tour, prit la parole :

— Dartot exagère énormément. Je ne vous conseille pas de mettre ces blagues-là dans votre journal.

— Vous êtes peut-être mieux informé que moi, vous, Brasier ? fit Dartot ironiquement.

— Pour sûr, cher enfant, pour sûr, reprit Brasier, qui se délectait.

— Étonnant, ce Brasier ! Farjolle a été arrêté à huit heures du matin. On vous l’a peut-être dit à huit heures et quart ?

— Plus tôt encore ?

— Admirable ! À huit heures cinq ?…

— Raillez, spirituel jeune homme. Je connais votre nouvelle depuis huit jours !

— Non, celle-là est forte !

Brasier, froidement, ajouta :

— Oui, mon cher, le commandant et moi connaissions cette nouvelle depuis huit jours. Si nous ne l’avons pas dit, c’est que nous sommes des gens discrets, n’est-ce pas, commandant ?

— Discrets, toujours, fit le commandant visiblement ému.

— Mais puisqu’il a été arrêté ce matin !

— Il a été arrêté ce matin, fit Brasier, sur une plainte qu’a déposée contre lui le commandant, il y a une semaine environ.

Le commandant se vit tout de suite très entouré et raconta la pénible histoire du système de d’Alembert, avec une mine déconfite.

Il fut vivement félicité pour son énergie, mais il n’en tira pas vanité. Au contraire, il se contenta de dire :

— Il est bien dur pour un ancien militaire qui a joué toute sa vie au baccarat, d’être obligé de cesser, à mon âge.

La conduite de Brasier à l’égard d’un camarade tombé dans le malheur était correcte. Tandis qu’au cercle on commençait à considérer Farjolle comme un simple escroc, lui, le défendait.

— Avec la confiance que Farjolle inspirait à tous ses clients, il aurait pu faire un pouf vingt fois plus considérable. Je trouve même qu’il a été relativement honnête dans cette circonstance…

— Oh ! ce Brasier !

— Je ne dis pas qu’il ait commis une action d’éclat. Mais, enfin, nous serrons tous les jours la main à des gens qui ont fait cent fois pis et qui sont encore en liberté. Je ne veux nommer personne.

Immédiatement, on cita plusieurs noms autour de lui.

— Je soutiens que Farjolle est au moins aussi honnête que ceux-là.

— Il y a du vrai, oui, dans ce que dit Brasier, fit quelqu’un, Farjolle a eu de la guigne.

Brasier se rendit au bureau de l’Informé pour s’entretenir avec Verugna du fait du jour. Verugna étala d’abord sa sympathie pour Farjolle.

— C’était un très bon garçon et il y a des moments où je regrette de ne pas lui avoir prêté les cinquante mille…

— Il n’est pas trop tard, fit Brasier.

— Hum ! Voyons, entre nous, Brasier… Tu connais Moussac, n’est-ce pas ? Tu es même très lié avec lui et moi aussi. Eh bien ! qui aimerais-tu mieux voir à Mazas, Moussac ou Farjolle ?

— Enfant, de me poser une pareille question !

— Tu aimerais mieux y voir Moussac, évidemment.

— Ce plaisir, dit Brasier, nous sera peut-être réservé pour nos vieux jours.

— Il est beaucoup plus malin que Farjolle, Moussac.

— Tiens, sans ça !

Verugna se mit à rire :

— Il a dû faire une bonne tête, Farjolle, quand on l’a arrêté… Tu sais qu’on l’a arrêté à huit heures du matin, dans son lit, comme un criminel.

— C’est dégoûtant, fit Brasier, on n’a plus aucun égard pour la finance.

— Iras-tu le voir à Mazas, toi, dit Brasier ?

— Crois-tu que ça lui ferait bien plaisir ?

— Écoute-moi bien, Brasier, je prends des informations sur son affaire et, s’il suffit de lui prêter cinquante mille francs pour le tirer d’embarras, ma parole d’honneur, je les lui prêterai peut-être.

— Tu es une grande âme, Verugna…

Verugna eut un accès de gaieté sincère et bruyante.

— Farjolle, retour de Mazas, sera étonnant, et je crois qu’il m’amusera beaucoup… Ah ! ah ! ce pauvre Farjolle ! Et sa femme, qu’est-ce qu’elle devient ?

— Je ne suis jamais inquiet pour les femmes, déclara Brasier sentencieusement.

— Maintenant, continua Verugna, tu vas m’aider dans un travail délicat. Il s’agit d’annoncer l’arrestation de Farjolle dans l’Informé d’une façon convenable. Je compte sur ton tact.

Il s’assit à son bureau.

— Rédigeons la note à nous deux.

À ce moment, Moussac entra dans le cabinet de Verugna et on le pria de collaborer. Moussac n’avait pas, au sujet de l’arrestation de Farjolle, les idées légères et sympathiques de ses amis. Il approuva le parquet en tous points.

— Je trouve qu’on n’est même pas assez sévère… On devrait traiter ces gens-là comme des bandits

— Moi, objecta Brasier, je suis pour l’indulgence.

— Parce que vous n’êtes pas dans les affaires. Il faut qu’un homme d’affaires n’ait rien à se reprocher.

— Bien, Moussac ; bien, voilà qui est parlé, dit Verugna. Attention, j’écris… Vous me reprendrez.

Verugna n’avait pas de prétentions littéraires et n’écrivait jamais une ligne dans son journal. Il jugeait les articles sévèrement et les déclarait souvent idiots. Pourtant il rédigeait les réclames avec un certain goût.

Il traça quelques mots, qu’il lisait tout haut au fur et à mesure.

« Notre excellent confrère, M. Farjolle, a été arrêté hier matin… »


— Ah ! non, je me trompe, dit-il, en éclatant de rire… cette note-là, c’est s’il avait été décoré de la Légion d’honneur.

Brasier fut content. Moussac, au contraire, qui visait secrètement à la croix et faisait des démarches depuis cinq ans, n’aimait pas les plaisanteries sur la Légion d’honneur. Il haussa les épaules :

— Ce n’est pas fort, murmura-t-il.

— Soyons sérieux, reprit Verugna, que dites-vous de ceci : « Un Parisien bien connu dans le monde des cercles et de la Bourse, M. Farjolle…

Moussac désapprouva encore :

— Bien connu, bien connu ! Farjolle n’était pas bien connu.

— Mais si, mais si, dit Brasier. Je prétends que Farjolle était un homme bien connu. Il allait à toutes les premières, à preuve qu’il y allait dans votre loge ou dans celle de Verugna… Vous ne nierez pas que vous lui prêtiez votre loge ?

— Je le regrette.

— Vous n’avez qu’à chercher dans la collection de l’Informé : « Remarqué parmi les assistants, MM. Moussac, Farjolle, etc., etc. »

Moussac fit une grimace.

— Moi je mettrais tout simplement : « Le directeur de la Bourse indépendante, un de ces journaux financiers fondés pour faire des dupes… »

Brasier protesta.

— Allons donc ! ce n’est pas vrai, Farjolle était un garçon très sérieux. Je vous révélerai même un détail, Moussac, qui vous surprendra. Farjolle n’a eu qu’une plainte contre lui, c’est celle du commandant. Et encore sur les quatre-vingt mille francs du commandant, il n’en avait mangé que cinquante mille.

— Il a peut-être laissé le reste dans sa caisse, dit ironiquement Moussac.

— Justement, mon cher. Et il l’a offert au commandant.

— Comme c’est malin, dit Moussac, et il y a vraiment de quoi l’admirer !

Brasier s’adressa à Verugna.

— Lève-toi, je vais rédiger la note, moi.

Et il écrivit :

« Le directeur du journal financier la Bourse indépendante, M. Farjolle, a été mis provisoirement en état d’arrestation. Une instruction est ouverte. M. Farjolle était un Parisien bien connu dans le monde des cercles et de la Bourse, où il comptait de nombreuses sympathies. »

— Voilà qui est gentil, convenable et qui ne dépasse pas la mesure.

Verugna s’extasia sur cette rédaction qui fut adoptée, malgré les protestations de Moussac.