Librairie Paul Ollendorff (p. 114-135).

VIII

Farjolle avait enlevé l’affaire. Il revenait avec un traité de Griffith pour la publicité de tous les journaux de Paris. Il fit à Emma de l’imprésario anglais un éloge enthousiaste.

— Ça n’a pas été long. Dès qu’il a vu que j’étais sérieux, que je me présentais avec l’appui de Verugna, nous avons signé. Le traité est au nom de Velard et au mien. Tiens, regarde-le.

Emma déclara qu’elle n’entendait rien à ces écritures.

— Bref, reprit Farjolle, ces écritures signifient que j’ai cent cinquante mille francs à ma disposition, ou plutôt que Velard et moi, nous avons cent cinquante mille francs à notre disposition pour la publicité de Griffith.

— Cent cinquante mille francs de réclame ! s’écria Emma.

— Nous allons en faire d’abord pendant un mois, le temps de tout préparer. Ces Anglais sont admirables ! Ils opèrent d’une façon gigantesque. Nous ne connaissons pas en France ces manières-là, et, tel que tu me vois, j’ai dans ma poche un chèque de trente mille francs pour commencer.

Il montra le chèque qu’Emma examina avec curiosité.

— Je le toucherai demain, et, après-demain, il y aura déjà une note dans tous les journaux. Je vais en avoir, de l’occupation.

La note ainsi conçue parut en même temps dans les principaux journaux :

« On annonce l’arrivée à Paris de M. Griffith, le grand barnum anglais, dont le nom est bien connu de nos lecteurs.

« M. Griffith a acheté à Auteuil d’immenses terrains couverts d’arbres centenaires, où il organisera des fêtes qui apporteront une véritable révolution dans les amusements parisiens. Le Cirque anglo-français sera le nom de ce nouvel établissement, auquel on peut désormais prédire un succès formidable. »

Quelques jours après, les mêmes journaux publiaient une autre note :

« M. Griffith, le grand barnum anglais, est arrivé hier à Paris.

« Des représentants de la presse et plusieurs membres de la colonie anglaise — on sait que M. Griffith est un ami particulier du prince de Galles — l’attendaient à la gare.

« M. Griffith a répondu par quelques mots émus, prononcés en français, aux souhaits de bienvenue que lui ont adressés nos compatriotes.

« Il s’est rendu immédiatement après à Auteuil, visiter les constructions du Cirque anglo-français, qui sont poussées avec la plus grande activité. Cent ouvriers y travaillent toute la nuit à la lumière électrique. »

Griffith, en effet, arriva, et Farjolle et Velard l’attendaient à la gare. Ils le conduisirent à l’Informé, où Verugna lui offrit un punch. Le barnum était un homme de cinquante ans, trapu, rouge, avec un gros ventre. Il parlait d’une voix bruyante et joviale, agitant ses bras. Mais, au milieu de l’exubérance de ses gestes, les yeux gris et presque immobiles observaient froidement.

De tous les journaux parisiens, l’Informé était le mieux renseigné sur le Cirque anglo-français. Il publiait la biographie de Griffith et les mots d’esprit qu’il avait faits pendant sa carrière ; il envoyait des reporters l’interviewer, racontait des visites à Auteuil, tenait le public au courant de l’état des travaux.

En peu de temps, Griffith fut un homme en vue, un de ces étrangers que les Parisiens préfèrent à leurs propres illustrations, et dont ils considèrent la présence comme un hommage à leur génie. Les journaux illustrés publièrent son portrait, et de belles photographies de lui, étalées aux boutiques des boulevards, provoquèrent des rassemblements. On cita des actions héroïques qu’il avait accomplies, pendant son voyage autour du monde, traînant après lui sa troupe de clowns, d’animaux et de sauvages ; des combats en Afrique contre les nègres, des luttes corps à corps avec des lions, des tigres et des serpents. L’enthousiasme fut à son comble lorsqu’on apprit qu’il venait de donner dix mille francs dans une fête de charité, à une artiste célèbre, en échange d’une simple gravure représentant l’Alsace et la Lorraine, embrassées.

Dès lors, on s’arracha Griffith. Des journalistes en arrivèrent à chanter sa gloire sincèrement, et sans y être excités par aucun intérêt, pris eux-mêmes à ce mirage de la réclame, ainsi que les méridionaux finissent par être dupes de leurs imaginations mensongères.

Le barnum se lia bientôt intimement avec les quelques douzaines de personnes qui, à Paris, transportent les renommées de cafés en cafés. Il y eut en son honneur, chez Moussac, un grand dîner où on lui présenta des actrices qui désiraient faire sa connaissance.

Farjolle l’accompagnait partout, s’occupant plus de l’affaire que Velard, absorbé par son amour. De l’avis général, sur le boulevard et dans les cercles, Farjolle avait montré, en cette circonstance, des talents supérieurs, un sens remarquable de la publicité. Certes, il jouait de bonheur aussi ; mais enfin ces bonheurs-là n’arrivent qu’aux gens organisés pour les recevoir. Quand on pensait que Farjolle, il y a quelques mois seulement, roulait dans les tripots à la recherche de cent sous, il fallait bien convenir que ce n’était pas le premier venu.

À son cercle, où tout le monde l’avait vu si décavé, si lamentable, sa fortune nouvelle excitait une immense admiration ; et on lui fit délicatement comprendre qu’il ne tenait qu’à lui d’être bientôt membre du comité. Brasier lui montrait, en public, une sympathie empreinte de considération et ne le « débinait » pas, entre camarades. Ce rare patronage ferma la bouche aux malveillants.

Il passa, dans son métier, pour un garçon sérieux, menant une existence régulière, et sur qui on pouvait compter. Sa tenue, d’une correction parfaite, contrastait avec les façons débraillées et insolentes de beaucoup de ses collègues ; son air bourgeois inspirait confiance aux clients.

« Farjolle, commençait-on à dire, fera mieux que de la publicité ; soyez sûrs qu’il entreprendra un jour quelque grande affaire. Il a de l’étoffe, ce n’est pas un vulgaire carottier. »

Il allait maintenant, avec sa femme, à toutes les premières de quelque importance, dans la loge de Verugna ou dans celle de Moussac, car ces deux personnages lui témoignaient une égale affection. Velard, au cours de la représentation, venait les retrouver. Emma et lui échangeaient le regard rapide et plein de mystère des amants.

Farjolle, complètement insensible aux choses du théâtre, s’ennuyait dès que le rideau se levait. Quand ses voisins applaudissaient, il applaudissait aussi, machinalement ; et si l’on chuchotait, à son côté, l’éloge d’une artiste, il répondait :

— Charmante, oui, charmante.

Il lui eût semblé déraisonnable et extravagant de ne pas être de l’avis des personnes les plus rapprochées de lui.

Durant l’entr’acte, dans ces couloirs bruyants de premières où les Parisiens d’élite se réunissent périodiquement pour se serrer la main, Farjolle reprenait son
équilibre. Il con­nais­sait, ren­con­trés chez Mous­sac, dans le cabi­net de Veru­gna, dans les cercles, les journa­listes les plus répan­dus. Il s’ap­pro­chait des groupes où des conver­sations s’en­gageaient sur la pièce, et écoutait la discussion avec un air d’approbation flatteuse et entendue. Il ne hasardait jamais des idées person­nelles, appuyant éner­gi­que­ment celles des autres. Ainsi, il était bien vu de chacun et on le prenait à témoin que telle ou telle opinion était exacte. Il ne lui en fallut pas davantage pour avoir bientôt la réputation d’un amateur éclairé, plein de goût et de mesure.

On le nomma parmi les personnes de marque qui assistaient à la représentation ; dans les échos des journaux boulevardiers, on lui attribua des mots qui n’étaient pas de lui, mais qu’il avait approuvés.

Des personnalités telles que Letourneur lui montraient de l’estime, et parmi les courtiers, agents d’affaires, boursiers de toute espèce, qui le soir prennent le nom de Tout-Paris des premières, on le considérait comme quelqu’un.

Emma s’ennuyait au théâtre, autant que son mari. Elle y venait en toilette fort simple, tandis que Joséphine et Noëlle, la maîtresse de Moussac, étalaient une élégance souveraine. Noëlle, qui était d’une extrême sévérité envers les autres femmes et qui critiquait leurs costumes en termes dédaigneux, lui prodiguait les compliments les plus flatteurs, rassurée sur la concurrence par la réserve et la modestie d’Emma. Elle la plaçait à son côté dans la loge de face qu’elle occupait.

Moussac et sa maîtresse, juges très difficiles en matière de théâtre, ne se gênaient guère dans leurs appréciations. Ils déclaraient, d’une voix péremptoire, devant leurs amis et connaissances, que la pièce était ridicule et les acteurs mauvais. L’opinion de Moussac et de Noëlle avait une grande importance dans une salle de première.

L’attitude de Joséphine, au milieu de ces solennités parisiennes, n’était pas moins remarquable. Quoiqu’elle ne possédât que le peu de littérature qui pénètre dans l’intérieur des boutiques de blanchisseuses, l’entourage de Verugna disait qu’elle avait un esprit « original et prime-sautier ». Un soir, de grands éclats de rire qui partaient de la loge du directeur de l’Informé, troublèrent un instant la représentation. Joséphine, en montrant un acteur, avait chuchoté

— Il joue moins bien qu’au théâtre de Montmartre.

Velard épiait Emma et pendant les entr’actes ne la quittait pas. Elle lui fit des observations à ce sujet :

— Sérieusement, Paul, vous finirez par me compromettre : Regardez-moi avec des yeux pareils quand je serai chez vous ; mais en public, tâchez de vous observer.

— Quand je reste un jour sans vous voir, je suis si inquiet, si désolé !…

— Écoutez une chose, mon cher Paul, et prenez-y bien garde. Si jamais quelqu’un soupçonne ce qui est, que ce soit par hasard ou par votre faute, nous serons obligés de nous séparer définitivement. Voyez-vous votre ami Brasier ou quelqu’un de ce monde disant : « Tiens ! Velard est avec la femme de Farjolle ! … » Ça, je ne le supporterai jamais !

Velard, très doux, répondit ;

— Je vous jure, Emma, que jamais personne ne saura que je vous aime.

Il ajouta :

— Croyez-vous que je sois heureux de vous voir parmi toutes ces femmes, cette Joséphine, cette Noëlle, qui ont roulé partout ?

— Je suis obligée de les fréquenter à cause de Farjolle. Je ne vais pas faire la bégueule, lorsque Moussac et Verugna se montrent avec elles, publiquement. Mais vous-même, mon cher, vous les connaissez joliment, ces femmes. Elles vous appellent : « Mon petit Velard ! »

Velard, résigné, dit :

— C’est vrai, on est forcé de fréquenter tous ces gens-là.

Depuis que Farjolle s’occupait de l’affaire Griffith, Emma n’allait plus chez le petit que deux ou trois fois par semaine. Non qu’elle fût mécontente ou désenchantée, mais deux ou trois visites par semaine à son amant lui paraissaient une débauche suffisante pour une personne raisonnable. Tous les jours, c’eût été une autre existence mêlée à son existence ordinaire, la contrariant, la compliquant ; de cette façon, son intrigue se bornait à des promenades de deux heures aux Champs-Élysées. Elle n’y songeait plus en rentrant à la maison, dans l’intérieur de son ménage.

Cependant Velard l’aimait uniquement, avec un désir continuel de la possession. Pour la première fois un homme l’aimait ainsi : les trois qui avaient précédé Farjolle étaient des êtres vulgaires, un commis de magasin, un employé de banque, un chef de bureau du ministère, légèrement abruti. Elle se les rappelait vaguement, sans émotion, ni plaisir, ne gardant d’aucun d’eux une sensation d’amour.

Après eux, Farjolle. Farjolle, elle ne voyait plus sa vie séparée de lui. Toute peine de Farjolle lui était douloureuse et leurs joies étaient communes. Elle n’éprouvait pourtant aucun remords à le tromper. Mais plutôt que de lui causer le moindre tourment, de l’agiter du moindre soupçon, elle eût préféré renoncer complètement aux distractions de l’adultère. Elle le trompait avec des délicatesses infinies, avec la même attention qu’elle mettait le matin à marcher dans la chambre sur la pointe des pieds, afin de ne pas troubler son sommeil.

Lorsque Farjolle semblait content, qu’il recevait quelque bonne nouvelle, Velard lui plaisait davantage. Elle se donnait mieux, avec plus d’entrain et d’abandon.

Un jour, au contraire, Farjolle paraissait préoccupé.

— Qu’as-tu, mon chéri ? lui demanda-t-elle. Il t’arrive un ennui ?

— Griffith était d’une humeur massacrante hier soir, Il a été injurié par un journal financier, un canard de rien du tout, un journal de chantage, qui veut de l’argent, parbleu ! J’ai eu beau lui dire que ça n’avait pas d’importance, il voulait tout casser…

— Pourras-tu arranger ça ?

— Je l’espère. Je vais tâcher de trouver une combinaison.

— Tu me la raconteras ce soir, n’est-ce pas, mon chéri ?

Et, ce jour-là, elle manqua le rendez-vous de Velard. Le soir, Farjolle avait traité avec le journal financier pour des excuses publiques et, le lendemain, Velard profitait de cet heureux dénouement.

Emma tenait à ce que rien ne lui gâtât son plaisir ; car elle était sensuelle comme elle avait un bon appétit, pas plus gourmande que vicieuse. Ses sens, comme son estomac, fonctionnaient bien, et elle aimait ses aises à table.

Velard et Farjolle, associés pour la publicité de Griffith, se voyaient fréquemment et étaient devenus intimes. Velard laissait au mari d’Emma la direction presque exclusive de l’affaire, que celui-ci menait de main de maître, sans chercher à tromper son client, à le « chambrer ». D’ailleurs, « mettre dedans » un monsieur comme Griffith constituait une opération extrêmement dangereuse.

— Cet homme, avait deviné Farjolle, est trop malin pour qu’on puisse le rouler. Ce qu’il y a de plus pratique avec lui, c’est la loyauté.

Les bénéfices étaient suffisamment jolis, même gagnés loyalement. Griffith, en affiches publicité, réclame, puffisme de tout genre, avait déjà dépensé une centaine de mille francs, dont Velard et Farjolle touchèrent le cinquième environ. Le barnum déclara qu’il dépenserait encore autant, dès que les constructions du Cirque anglo-français seraient à peu près terminées, pour chauffer l’inauguration. En somme, l’affaire donnerait à chacun des deux courtiers une quinzaine de mille francs, malgré les faux frais et l’imprévu.

Pour frapper un grand coup, quelques jours avant l’ouverture, Griffith résolut d’offrir un banquet de trois cents couverts « aux amis du Cirque anglo-français ».

— Il y a, disait-il, trois sortes de réclames : la réclame parlée, la réclame écrite et la réclame mangée.

Les journaux annoncèrent qu’au dessert les deux célèbres frères Drury, les clowns incomparables, exécuteraient leurs plus fameux exercices. Les demandes d’invitation affluèrent.

Trois longues tables parallèles furent dressées dans la salle du banquet : la table d’honneur réservée au corps diplomatique, la table de la presse, et la troisième table, pour ceux des convives qui ne rentraient dans aucune de ces catégories.

L’ambassadeur d’Angleterre avait été invité, mais s’excusa au dernier moment. Sa place fut occupée par un ami personnel de Griffith, homme excessivement correct et qui représentait bien. Des accidents analogues se produisirent pour les autres ambassadeurs. Cependant, deux chargés d’affaires de Républiques de l’Amérique du Sud honorèrent le banquet de leur présence.

À la table de la presse, il y avait Verugna : à sa droite Moussac, à sa gauche Farjolle ; des courtiers d’annonces venaient ensuite, ainsi que des membres de plusieurs cercles des boulevards, parmi lesquels Brasier.

Des personnages moins importants occupaient la troisième table.

Le banquet commença d’une façon très convenable. Brasier approuva le menu et manifesta l’intention de porter un toast après le potage. Farjolle le retint, comme il ouvrait la bouche pour dire évidemment des bêtises, et la table de la presse ne tarda pas à être bruyante.

Au milieu du repas les convives changèrent de place et la gaieté devint générale. Un silence se fit quand le moment des toasts arriva.

L’homme qui occupait la place de l’ambassadeur d’Angleterre se leva le premier et but « à l’intrépidité de Griffith et à la prospérité du Cirque anglo-français ». Des hourrahs accueillirent ces paroles, et l’homme, s’étant incliné gravement pour remercier, se rassit. Les convives se tournèrent du côté de Griffith et vidèrent leur coupe de champagne.

Brasier demanda qui était ce monsieur si distingué.

— Il représente l’Angleterre, répondit Farjolle, mais je ne sais pas son nom.

Alors, un des chargés d’affaires de l’Amérique du Sud prononça un discours en espagnol, puis Verugna s’exprima en ces termes :

— Je ne bois pas seulement à la prospérité du Cirque
anglo-français, je bois encore à la santé de notre honorable ami, M. Griffith. Pour moi, je considère que la fondation d’un cirque anglo-français dans la capitale de la France est de nature à resserrer les liens déjà si nombreux qui unissent deux grands peuples.

Ce toast fut couvert d’applaudis­sements et Moussac déclara que l’idée du Cirque anglo-français était une idée éminemment patriotique.

On apporta le café et les cigares et l’on passa dans une autre salle pour voir les exercices des frères Drury. Ces deux clowns devaient être une des principales attractions du Cirque anglo-français. Ils jouissaient d’une immense réputation en Europe et en Amérique, mais n’avaient jamais travaillé à Paris.

L’association des frères Drury présentait cette particularité qu’ils étaient brouillés à mort depuis longtemps pour une histoire de femme. Sur la scène, cabriolant et grimaçant ensemble, ils s’adaptaient l’un à l’autre avec une précision si prodigieuse, leurs deux masques semblaient si pareils, que l’imagination ne pouvait les concevoir séparément. La toile baissée, les spectateurs disparus, leurs visages devenaient hostiles et cruels.

Ils ne se fréquentaient pas en dehors de leurs exercices. En entrant en scène, ils se lançaient parfois un regard mauvais, et, tout d’un coup, devant le public, les deux inséparables bondissaient, s’embrassaient, se chatouillaient, réalisaient leurs ineffables fantaisies.

Ils avaient fait cette expérience que, l’un sans l’autre, ils ne produisaient qu’un effet médiocre, et ils avaient décidé de prolonger leur association jusqu’à un certain chiffre de bénéfices. Alors ils se sépareraient à jamais.

Personne ne soupçonnait cette inimitié ; car ils adoptaient une attitude conventionnelle lorsqu’ils se rencontraient quelque part, dans la vie privée, en présence d’étrangers.

Le banquet donna lieu le lendemain dans les journaux à un grand développement de réclame. On imprima les toasts.

À la fin de mai, le Cirque anglo-français ouvrit ses portes. C’était une vaste construction, entièrement en
bois, avec une entrée resplen­dissante de lumière électrique, au-dessus de laquelle s’entre­laçaient des drapeaux français et anglais. De l’entrée du cirque, un parc de marronniers, « de marronniers centenaires, » disaient les réclames, s’étendait. Après avoir traversé le parc on arrivait à un cirque en plein air qui contenait quatre mille spectateurs. Les spectateurs étaient abrités, la piste seule restant découverte.

Cette disposition constituait la principale originalité de l’établissement de Griffith. Au milieu du parc illuminé, une estrade était dressée pour l’orchestre et l’on dansait tout autour. Du cirque au jardin le va-et-vient était bruyant et pittoresque. L’administration recevait les dames non accompagnées.

Il y eut, le soir de l’ouverture, une bousculade immense et joyeuse. Le parc, le cirque et les dames non accompagnées obtinrent un succès considérable. On remarquait beaucoup de gens en habit noir.

À dix heures, on ne pouvait plus circuler ; des cris, des chansons et des éclats de rire retentissaient sous les arbres ; la bousculade devint insupportable. Alors, le bruit se répandit que l’on s’amusait énormément, et l’éloge de Griffith courut sur toutes les lèvres.

Malgré l’excitation générale, Paul Velard ne semblait pas joyeux. D’ailleurs, depuis qu’il était l’amant d’Emma, il menait une existence monotone et retirée ; ses camarades ne le voyaient plus. Au cercle, où d’habitude il déjeunait chaque matin, il n’apparaissait maintenant qu’à de rares intervalles. Brasier affirma qu’il allait épouser une dame âgée et très riche qu’il avait conquise par son air juvénile et ses façons cavalières. Il ne la nomma pas, par discrétion, mais laissa entendre qu’elle ne devait sa fortune qu’à son mérite personnel, ayant fait la noce pendant de longues années. Les membres du cercle furent unanimes à blâmer Velard d’une union si scandaleuse, mais les croupiers l’approuvèrent.

La figure du petit se transformait comme son caractère. Elle s’amaigrissait encore. Son nez ne paraissait plus aussi pointu, et les pommettes de ses joues ressortaient. Il s’aperçut de ce changement, un matin, en arrangeant sa cravate, et pensa :

— Je me fais de la bile avec cette femme-là.

Il se faisait en effet, de la bile, continuellement. Emma allait trop souvent aux premières, dans des bals et dans des fêtes où les hommes lui disaient des galanteries. Elle connaissait tous les amis de Farjolle et plusieurs rôdaient autour d’elle. Impossible pourtant de lui adresser des reproches. Emma ne cessait pas d’être simple, réservée et modeste. Il essaya en vain de surprendre dans son attitude ou dans ses paroles la moindre intention de coquetterie. Cela ne l’empêchait pas d’être d’une jalousie extrême. Lui qui évitait les querelles avec tant de soin, qui ne s’était jamais battu en duel quoiqu’il en eût eu déjà l’occasion, se sentait des envies de provoquer les gens.

Et, à cette soirée d’inauguration du Cirque anglo-français, il était nerveux et agité parce que Farjolle et Emma causaient avec Letourneur, le banquier. Sans qu’il sût pourquoi, Letourneur l’agaçait particulièrement. Un rival, Letourneur ? Non, Velard ne pouvait croire une pareille sottise. Letourneur était immensément riche, mais usé de corps, vilain de figure et assez sale. À cinquante-cinq ans, il courait les coulisses de théâtre, mais payait fort cher ses succès. Il se montrait très impertinent avec les femmes.

Ce qui l’agaçait, c’est que Farjolle avait pour Letourneur une admiration sans bornes et parlait fréquemment de lui à Emma.

— Letourneur est un bandit, s’écriait Velard, qui a volé tout le monde.

Farjolle répondait :

— Il vaut mieux voler tout le monde que de ne voler que quelques personnes. Aujourd’hui la fortune de Letourneur n’est plus attaquable ; elle est au-dessus des accidents. Moussac gagne deux cent mille francs par an rien qu’à faire la publicité de ses émissions.

Letourneur donna une poignée de main à Farjolle, s’inclina galamment devant Emma et se perdit dans la foule. Velard se rapprocha :

— Est-il toujours aussi mal élevé, le grand banquier ? demanda-t-il.

— Je ne sais pas, mon cher, où vous prenez que Letourneur est mal élevé, dit Farjolle. Il est charmant avec moi et, avec Emma, d’une courtoisie parfaite.

— C’est un malotru, reprit Velard.

— Pas avec nous, je vous assure. Vous avez des préventions contre lui, n’en parlons plus. Il faut que j’aille dire un mot à Griffith ; ayez l’amabilité de faire un tour avec ma femme.

Farjolle s’éloignait à peine que Velard, d’une voix basse, murmura :

— Emma, je t’en prie…

Elle tressauta.

— Mais vous êtes fou, positivement fou… Comment ? vous me tutoyez ? ici ?

Il s’excusa :

— J’ai parlé si bas…

— Je vous ai défendu de me tutoyer, c’est bien sérieux, entendez-vous, beaucoup plus sérieux que vous ne croyez… Vous garderez ces manières-là pour Jeanne d’Estrelle et pour toutes les grues que vous connaissez…

— Ne vous fâchez pas, Emma, je ne le ferai plus.

— Je ne me fâche pas… C’est bien assez que je sois votre maîtresse, chez vous, dans votre appartement. Tâchez de l’oublier quand nous ne sommes plus seuls… Je vous assure que ça ne pourrait pas continuer…

Ils marchèrent ensemble, dans la foule, et elle lui parlait d’une voix brève, par morceaux de phrases :

— Que vouliez-vous me dire tout à l’heure ?

Il hésita.

— Rien de bien important… Ce Letourneur m’horripile…

— Encore ! dit Emma… Vous êtes jaloux de Letourneur, maintenant ! Ah çà ! pour qui me prenez-vous ?

Velard balbutia :

— Non, je ne suis pas jaloux de Letourneur… Seulement… je trouve que Farjolle a tort de vous mener dans ce monde-là…

Elle quitta son bras brusquement :

— Vous m’ennuyez, à la fin, vous savez ! Farjolle me mène où il lui plaît, ça ne vous regarde pas. De quoi vous mêlez-vous ?

— Reprenez donc mon bras, on nous remarquerait, fit Velard.

— Je ne veux pas… Allons retrouver mon mari et que ce soit fini, n’est-ce pas ?

— Je suis jaloux parce que je vous aime trop… J’ai tort, voilà tout, murmura Velard, Alors, vous ne viendrez pas chez moi, demain ?

— Non.

— Et après-demain ?

— Non plus.

— Nous sommes brouillés ?

Emma le regarda et, se penchant légèrement, dit :

— Zut !

Velard, secoué, eut presque les larmes aux yeux.

Elle insista.

— Oui, zut ! J’en ai assez, vous êtes trop embêtant.

Ils aperçurent Farjolle qui s’avançait épanoui et heureux. Emma reprit le bras de Velard et, tout en souriant du côté de son mari, répéta encore :

— Vous avez compris ?

Le petit lui envoya un regard timide et l’abandonna à Farjolle.

— Nous irons souper, à la sortie, hein, mon cher ? voulez-vous ?

— Je suis fatigué, fit Velard.

— Allons donc ! Vous souperez avec nous, c’est entendu. Vous ne pouvez pas faire autrement, le soir de notre inauguration. C’est nous qui avons fait cette affaire-là, mon vieux, nous deux ! N’est-ce pas, Emma, il ne peut pas faire autrement ?

— Certes ! dit Emma.

Velard consentit, alors.

— Je vous attendrai à la sortie. Je vous laisse, je vais voir danser.

Il s’éloigna moins triste, avec le vague espoir que tout n’était pas fini entre eux. Il rencontra deux ou trois femmes qu’il connaissait et qui lui parlèrent. Il leur répondit à peine, songeant à autre chose. Une d’elles fit cette remarque :

— Il est devenu joliment abruti, Velard.

— Elle a raison, parbleu ! je suis devenu joliment abruti… Je le sais bien…

Il essaya de plaisanter, comme autrefois, mais les blagues ne lui venaient pas. Il but deux petits verres de cognac et fut encore plus sombre. Croisant son ancienne amie, Jeanne d’Estrelle, au bras d’un monsieur très brun qui avait un gros diamant à sa cravate, il éprouva un sentiment de dégoût.

À une heure du matin la foule commença d’évacuer l’établissement de Griffith. Velard retrouva Farjolle et Emma.

Durant le souper, les regards des deux amants se croisèrent. Paul avança son pied, sous la table, avec autant d’émotion que jadis ; elle ne bougea pas le sien. Leurs regards se croisèrent de nouveau, et comme Farjolle se retournait pour appeler le garçon, Velard fit un signe de tête.

Elle lui répondit oui d’un simple mouvement de ses lèvres qui souriaient ; car le petit lui plaisait encore, et elle n’était pas femme à changer tout d’un coup ses habitudes.