Librairie Paul Ollendorff (p. 71-98).

VI

Les soirées de Moussac jouissaient sur le boulevard d’une réputation extraordinaire. Il n’en donnait que trois par hiver dans son magnifique appartement de l’avenue de l’Opéra : dix fenêtres de salons sur l’avenue. Le compte rendu en paraissait dans les journaux. Moussac avait de vastes bureaux, place de la Bourse, car il s’occupait, en outre des émissions de Letourneur, de banque et d’opérations financières de toutes sortes.

Comme il n’avait jamais compté, pour arriver, que sur le hasard, la veine, sa fortune subite et prodigieuse ne le surprenait pas, ni personne à Paris… Il la portait aisément. Des journalistes célèbres, des banquiers, le personnel riche de la Bourse, des clubmen en vue, des actrices, des horizontales chics, assistaient à ses fêtes. Brasier n’en manquait pas une. Il adorait ce mélange exquis d’hommes et de femmes, de tant d’êtres différents et mutuellement hostiles.

La maîtresse de la maison était pour le moment Noëlle. Elle avait quitté le théâtre et vivait avec Moussac. Sa carrière d’artiste se bornait à des figurations dans les revues et des pièces à costume, où elle dévoilait un corps merveilleux. Moussac l’enleva à un Russe qui l’entretenait, et elle préféra une situation solide de femme presque légitime, avec un Parisien aimable, à l’argent capricieux de l’étranger. Ce qu’elle en avait vu de femmes laissées dans la misère par de grands seigneurs russes !

Elle allait partout au bras de son amant et on lui témoignait un grand respect. C’était d’ailleurs une justice à rendre à Moussac qu’il ne choisissait ses maîtresses qu’au théâtre ou parmi les horizontales d’un certain niveau. Avoir été la maîtresse de Moussac, constituait une bonne note dans la carrière d’une dame et servait à son placement ultérieur. Aucune de celles qu’il avait eues ne se trouvait actuellement dans une position médiocre et il en invitait à ses soirées avec leurs nouveaux amants.

On arrivait vers onze heures. Des tables de jeu dressées dans un salon étaient vite entourées. On y jouait le baccarat, l’écarté et le poker jusqu’au matin ; dans deux autres salons, des couples dansaient au piano. Le buffet, très soigné, offrait des mets raffinés et les meilleures marques de champagne ; les boîtes de cigares et de cigarettes ne se comptaient pas. On soupait quand on voulait, assis ou debout, au hasard.

Ce qui faisait le charme de ces réunions, c’est que Moussac en écartait soigneusement les intrus, les coureurs de fête et les amis trop décavés. Rien de gênant, dans une soirée, comme d’être « tapé » par un invité, opération que Brasier qualifiait de « tapage » nocturne. Certes, Moussac connaissait sur le pavé de Paris une quantité de pauvres diables besogneux, agents de publicité sans clients, journalistes sans place, compagnons de sa misère d’autrefois ; à l’occasion même il les secourait de cent sous ou d’un louis et leur promettait de s’occuper d’eux, mais il les tenait à distance le plus aimablement du monde. S’il traitait quelque ancien camarade, c’était au restaurant, jamais chez lui. Avenue de l’Opéra, il ne venait que des gens ayant une situation, de la fortune, de la tenue, un nom enfin dans une spécialité, théâtre, finance, journalisme, courses. Tous les invités étaient plus ou moins liés entre eux, beaucoup se tutoyaient. Ils se retrouvaient au cercle, aux premières, à la Bourse.

Par les femmes, les fêtes de Moussac méritaient aussi leur incontestable réputation parisienne. Pas de nouvelles venues, pas d’aventurières, sorties on ne sait d’où, éclaboussant les passants un jour et sur la paille le lendemain. Les femmes se connaissaient toutes entre elles, ainsi que les hommes ; elles vivaient en commun depuis des années, et leur histoire ne contenait pas de mystères. La plupart avaient eu les mêmes amants et les transitions s’étaient généralement effectuées sans scandale. Un ou deux duels par-ci par-là, mais pas d’issue fâcheuse, les deux adversaires réconciliés sur le terrain ; en somme, une réparation suffisante pour des personnes civilisées.

On savait bien, par exemple, que Loïsa Vely, qui avait eu tant de succès après la guerre au théâtre des Folies-Dramatiques, actuellement avec Matignon, était l’an dernier avec le gros Block, de la Bourse. Le gros Block l’avait enlevée à Bridou, le propriétaire d’un journal de courses, lequel en avait privé, quelques mois auparavant, un membre du cercle des Mirlitons qui l’entretenait depuis sa rupture définitive avec Sigismond, le directeur du théâtre des Bouffes du Centre.

Il est clair que Loïsa n’avait pas quitté le gros Block pour Matignon, brusquement. Non. Block avait empiété pendant quelques jours sur son successeur, attendu que les fins de liaison sont comme les carrefours : il y a toujours de l’encombrement Cela n’empêchait Matignon, le gros Block, Bridou et Sigismond de se tutoyer et de s’estimer.

Aucun Parisien réellement digne de ce nom ne pouvait ignorer ces détails d’histoire, sous peine de s’exposer à toutes sortes de gaffes et de désagréments. Loïsa Vely était une assidue des salons de l’avenue de l’Opéra. Elle jouait très cher et soupait très fort, appartenant à cette génération de femmes qui a encore de l’appétit.

Baudouin, le coulissier, venait de se marier avec Ki-Ki. Mais il fallait savoir que, depuis son mariage, elle ne supportait plus qu’on l’appelât Ki-Ki, nom qu’elle avait lucrativement porté pendant quinze ans, à Paris, en province, et à l’étranger. Ses intimes lui disaient « Madame » ou « Louise ». Quand Baudouin, par distraction, prononçait le nom de Ki-Ki, il payait une amende.

Un cas sur lequel il importait de ne pas commettre d’erreur était celui de Totote. À la dernière soirée de Moussac, Totote était avec Steck, le bookmaker ; mais depuis, elle l’avait souffleté en plein pesage et, à cette soirée-ci, ce n’était plus Steck, mais Criquet, le grand comique parisien. Criquet était jaloux comme un tigre.

Sur toutes ces histoires de ménage, il n’y avait qu’à consulter Brasier. Il ne se trompait jamais, lui. Il connaissait les dessous, les dates de liaison et les dates de rupture, l’ordre des successions, la chronologie des amants.

— Monsieur et Madame X… sont-ils mariés ou « collés » ?

Brasier répondait :

— Ils sont collés, seulement. Ils ont failli se marier en 1882. Mais au dernier moment, il a réfléchi qu’elle avait trop fait la fête et il s’est contenté de vivre avec elle maritalement. Ces gens-là ne se marieront pas avant l’année prochaine.

— Avec qui est Lionel maintenant ?

— Il est avec la femme de Sigismond, déclarait Brasier.

Lorsqu’il apprit que Farjolle emmenait sa femme chez Moussac, Brasier lui dit :

— On va la débiner ferme, Mme Farjolle, je vous préviens.

— Bah ! répondit Farjolle, tout le monde se débine à Paris. Ça n’a pas d’importance.

Brasier admira cette philosophie.

Emma avait confectionné à la hâte une toilette de soirée, très simple, en noir. Dans l’antichambre de
Moussac, Farjolle fut heureux de rencontrer le directeur de l’Informé et sa maîtresse. Il aimait mieux ne pas entrer seul au milieu d’invités malveillants et sous l’éclat des lumières. Il présenta sa femme.

— Madame Farjolle. Monsieur Verugna, directeur de l’Informé.

Verugna secoua la tête plutôt qu’il ne l’inclina. Emma et Joséphine se serrèrent la main.

On n’annonçait plus chez Moussac. Le maître de la maison avait supprimé cette formalité, à cause des chuchotements et parfois des éclats de rire scandaleux qu’elle provoquait.

Un domestique ouvrit la porte, Joséphine murmura :

— Ce qu’on va se « raser » là dedans !

Les deux couples traversèrent ensemble les salons, Farjolle adressant la parole ostensiblement à Verugna qui souriait à droite et à gauche. Moussac vint à leur rencontre. Farjolle lui présenta Emma et il la présenta à son tour à la maîtresse de la maison, Noëlle, que des hommes entouraient.

— Ne me quitte pas, je t’en prie, dit Emma à Joséphine.

Alors Verugna et Farjolle s’éloignèrent, les laissant ensemble. Elles acceptèrent un verre de champagne et, comme Emma le portait à ses lèvres, elle vit Paul Velard. Un monsieur invita Joséphine à son tour de valse ; Emma chuchota à l’oreille de sa compagne :

— Je n’ai plus besoin de toi ; voici un ami de mon mari.

— Vous allez bien, Madame, depuis l’autre soir ? demanda Velard.

— Et vous ? Avez-vous revu Mlle d’Estrelle, vous êtes-vous réconcilié avec elle ?

— Oh ! ne me parlez plus de cette fille-là : elle me dégoûte.

— Est-elle ici ?

— Non pas. J’ai prié Moussac de ne pas l’inviter.

— Avez-vous rencontré mon mari ?

— Oui, il m’a dit que vous étiez là. Je me suis dépêché.

Elle ressentit un plaisir assez vif de ce mot, qu’il prononça doucement de sa voix jeune et claire. Elle le remercia.

— Vous êtes bien aimable, monsieur Velard ; je ne connais personne et je suis un peu gênée.

— Ce n’est pas étonnant ! répliqua Velard.

Farjolle arriva. Sa figure était ouverte et joyeuse.

— Tu ne sais pas ? dit-il à Emma. Tu as fait une conquête…

— Ah !

— Et pas la première conquête venue. Celle de Letourneur.

— Qui est-ce, Letourneur ?

— Letourneur, fit Brasier qui, en passant, son claque à la main, se mêla à la conversation ; Letourneur, c’est le maître de la maison, ou plutôt c’est le maître du maître de la maison.

— Oui, ajouta Velard, c’est un banquier.

— Donc, continua Farjolle, Letourneur, avec qui je causais, — Verugna nous avait présentés, — m’a dit en te désignant : « Connaissez-vous cette jolie femme, je ne l’ai jamais vue ici. » Je lui ai répondu que c’était ma femme et il m’a félicité.

— Bon, cela ! s’écria Brasier.

— Et j’allais te l’amener lorsque Moussac l’a pris par le bras et l’a entraîné. Ce sera pour tout à l’heure. J’ai une soif du diable, je vais boire un verre de champagne.

Velard et Emma restèrent seuls de nouveau.

— Monsieur Velard, pourquoi m’avez-vous répondu : « Ça n’est pas étonnant, » lorsque je vous ai dit que j’étais gênée ici ?

Velard hésita, eut un léger battement de cœur :

— Parce que, Madame, toutes ces femmes qui vous entourent, ça ne vaut pas grand’chose, et qu’une femme comme vous, cent fois plus intelligente, cent fois plus jolie, cent fois plus distinguée…

— En voilà des compliments ! dit-elle.

— Allons donc ! toutes des grues ici, sauf deux ou trois, et vous surtout. Je vous en prie, venez faire un tour de valse…

Il l’entraîna dans un salon où l’on dansait. Il lui passa le bras autour de la taille. Il n’était pas plus grand qu’elle, et, à la même hauteur, leurs regards se croisaient. À la serrer contre lui, il éprouva une sensation différente de ses désirs ordinaires, une émotion instantanée qui le surprit. Leurs jambes, un instant, se frôlèrent et alors, tout d’un coup, il lui dit :

— Je ne pense plus qu’à vous… Oui, plus qu’à vous depuis le dîner…

Elle murmura :

— Vraiment ?

Ils firent encore deux ou trois tours, très vite. La valse cessa. Elle s’appuya sur son bras et alla s’asseoir dans un coin. Farjolle les rejoignit :

— Tiens ! tu as dansé. Tu as bien fait. Danse-t-elle bien, ma femme ?

— Fort bien, dit Velard.

— Monsieur Velard, donnez-moi un verre de sirop. Et s’adressant à son mari :

— Je vais me promener un peu avec toi, mon chéri, et puis, si tu veux, je danserai encore une valse. Voilà longtemps que je n’ai pas dansé, et ça m’amuse beaucoup. Monsieur Velard, si vous êtes disposé…

— Comment donc ?

Velard s’éloigna. Il se sentait soulagé d’une vive inquiétude. Enfin la conversation était engagée, il pourrait recommencer, savoir à quoi s’en tenir bientôt. Car il n’y avait pas à se dissimuler la vérité : il pensait maintenant à Emma toute la journée, à la Bourse, dans la rue, chez lui, le soir.

« Quel âge pouvait-elle avoir ? Trente ans, oui, elle avait trente ans et elle devait être sensuelle. Pourquoi supposait-il ça ? Aimait-elle son mari ? Un étranger voit-il jamais ces choses-là ? Elle l’aimait peut-être follement, peut-être pas du tout. C’est le mystère. Il avait vu dans cet ordre d’idées-là des situations extraordinaires, des femmes qui n’avaient l’air de rien du tout, douces, timides en présence du monde et qui devenaient enragées dans l’intimité… »

Il marcha dans le bal, la suivant de loin des yeux. Farjolle, en ce moment-ci, lui présentait Letourneur, le banquier. Letourneur s’inclinait d’un air galant. Velard fut froissé. « Quelle idée il a de présenter sa femme à Letourneur, cet idiot-là ? La gloriole ! Quel serin, ce Farjolle ! » Il avait poussé son rêve jusqu’à faire des projets pour le cas où elle deviendrait sa maîtresse. Mentalement, il disposait son entresol de la rue Clément-Marot pour la recevoir. Tout à fait commode, le quartier des Champs-Élysées…

— Suis-je naïf ! Elle ne sera probablement jamais ma maîtresse…

Un domestique qui portait un plateau le heurta, et aussitôt ses réflexions s’arrêtèrent. Néanmoins il avait réfléchi dix minutes consécutivement ; son cerveau était comme brouillé, et pour la première fois de sa vie il se surprenait en flagrant délit de rêve. Il ne se souvenait pas de s’être abandonné si longtemps à d’aussi vagues songeries. Seul, quand il marchait par les rues, le nez guettant et flairant, il combinait parfois, mais il ne rêvait jamais.

Il se rappela pourtant qu’il y a quelques années, lorsqu’il fut refusé à son baccalauréat, il avait éprouvé une sensation analogue de lassitude et de découragement. Le soir de son examen, il s’était grisé et, en vingt-quatre heures, malgré le désespoir de sa famille, il renonçait aux carrières libérales pour se consacrer à la publicité. Drôle de chose de penser à tout ça dans un bal chez Moussac !

Emma, au bras de son mari, revenait vers lui. Velard se dit : « Après cette valse, d’une manière ou d’une autre, je saurai à quoi m’en tenir. Je vais brusquer les choses : cette situation-là ne peut pas se prolonger. »

— Allons ! monsieur Velard, un tour de valse. Nous partirons ensuite.

— Oui, dit Farjolle, nous commençons à être fatigués.

— Veux-tu partir tout de suite ? Monsieur Velard m’excusera.

— Non, non. Dansez, je vais dire un mot à quelqu’un. Aux premières mesures, Velard se décida : il lui pressa la main et murmura la même phrase dont il s’était servi tout à l’heure.

— Je pense à vous toute la journée.

— Vous le dites ? monsieur Velard.

— Oui, je pense à vous toute la journée et je suis amoureux de vous.

Il fit un faux pas et manqua la mesure. Emma lui répondit, en souriant :

— Eh bien, que voulez-vous que j’y fasse ? Velard rattrapa la mesure.

— Je veux que vous ne me désespériez pas tout à fait… Que vous me laissiez entendre qu’un jour ou l’autre, si je suis bien gentil…

— Je tromperai mon mari ? Je ne l’ai pas encore trompé, mon mari, vous savez ?

— Tant mieux ! dit-il.

Elle ne répliqua rien ; il continua :

— Vraiment ? Vous ne voudrez jamais, jamais ?

— Je l’ignore, monsieur Velard, nous verrons plus tard…

— Alors, si je vous demandais… oh ! pas un rendez-vous… si je vous demandais de vous serrer la main de temps en temps… vous me diriez dans quelles rues vous passez et je serais là… Un bonjour, une poignée de main, un mot… Ce n’est pas bien difficile.

— Oh ! ce n’est pas bien difficile, en effet.

— Vous consentez ?

— Je consens pour vous être agréable, entendez-vous, uniquement parce que vous êtes gentil et que je me figure que ça vous fera plaisir… Mais voilà tout, ça ne m’engage en rien, vous comprenez.

— À rien, non, ça ne vous engagera à rien.

— Je passerai place Blanche, après-demain à quatre heures. Arrêtons-nous… Mon mari nous fait signe.

Les trois salons étaient bruyants, et personne, évidemment, ne s’ennuyait. Déjà des invités soupaient. Une discussion s’éleva dans la salle de jeu à propos d’un coup de baccarat : deux dames se dirent des mots blessants, et leurs amants, pour ne pas être obligés de s’en mêler, s’éloignèrent. Moussac arrangea l’affaire à l’amiable. Dans un coin Verugna parlait très haut, au milieu d’un groupe attentif : il racontait une histoire obscène, qui provoquait de grands éclats de rire.

Il était trois heures. Farjolle et Emma disparurent.

Le compte rendu de la fête parut dans l’Informé le lendemain matin et Emma le lut à son réveil.

— Il est rudement bien renseigné, l’Informé ! s’écria-t-elle. Vois donc…

— J’étais là, répondit Farjolle, quand le secrétaire de Verugna a envoyé le compte rendu au journal.

Emma lut :

« Remarqué parmi les invités… M. et Mme Farjolle… »

— Ce compte rendu, dit Farjolle, sera reproduit demain dans tous les journaux. C’est excellent pour moi. Cela fait de la réclame et montre qu’on n’est pas le premier venu. Il y a beaucoup de gens à Paris qui sont arrivés ainsi à des situations extraordinaires.

— Je le crois, mon chéri.

— Il faut savoir se remuer, aller un peu partout, assister à des enterrements de personnes connues. Je vais me mettre à fréquenter de temps en temps les premières représentations. Tu viendras avec moi. Verugna a une loge qui est à notre disposition.

— Oh ! je ne demande pas mieux, quoique le théâtre ne m’amuse pas.

— Nous ferons encore quelques sacrifices pour tes toilettes.

Emma hésita une seconde :

— Oui, il n’y a pas moyen d’agir autrement… Mais je n’ai pas besoin de toilettes dans le genre de toutes ces femmes d’hier soir. Je m’arrangerai, tu verras… Je serai très convenablement habillée. Je ne les envie pas, ces femmes-là !

— Il y en a beaucoup, dit Farjolle, qui doivent des sommes énormes à leurs couturières.

— Oh ! les dettes, mon chéri. Surtout, ne faisons jamais de dettes… Nous serions perdus. Je ne pourrais pas supporter de devoir un sou… Pour le moment, je n’ai qu’une ambition, c’est de rester deux mois, cet été, à la campagne.

— Si ça continue, nous y arriverons.

— Écoute : j’ai encore un millier de francs. Il ne faut pas y toucher ; nous les consacrerons à louer une petite maison avec un jardin. J’aime mieux ça que les premières représentations, je t’assure.

— Et moi donc, crois-tu que j’ai une autre ambition que de me retirer avec toi à la campagne et de lâcher Paris ?

Il se promena de long en large dans la chambre.

— Si j’avais seulement la dixième partie de l’argent de Moussac, c’est moi qui ne mènerais pas une existence aussi bête… Je me demande quelquefois ce qu’ils veulent, ces gens-là… Il y en a qui se ruinent en chemin et recommencent à s’éreinter à cinquante ans, à soixante ans… Ah ! si j’avais deux cent mille francs… Ce que je te lâcherai Paris, les premières représentations, les soirées de chez Moussac, les cercles, le boulevard et la publicité, oh ! là là !

— Ah ! oui, par exemple, dit Emma ! Quel rêve ! Mais deux cent mille francs, mon chéri, deux cent mille francs…

— Dans le métier, c’est une affaire de hasard, de veine. Il ne s’agit que d’être là au bon moment, de trouver un coup. À la Bourse, en une heure, on gagne deux cent mille francs. Verugna les a gagnés à la liquidation du mois dernier.

Emma était émue de ces paroles. Farjolle s’assit : elle se mit sur ses genoux, et, lui passant le bras autour du cou, l’embrassa tendrement.

— Va, mon chéri, ne te décourage pas, je t’aime bien. Pourquoi ne les gagnerais-tu pas, les deux cent mille francs, un jour ? Nous serions heureux à la campagne ; tu sais, nous deux, très heureux.

Lorsque Emma et son mari parlaient affaires, invariablement des mots de tendresse finissaient par leur monter aux lèvres. Alors ils sentaient qu’ils auraient de la peine à vivre séparément, que leurs existences étaient liées pour une lutte commune contre le hasard.

Elle ne songea pas une seconde, ce jour-là, que le lendemain elle avait un rendez-vous avec Paul Velard.

Cette idée lui revint à peu près à l’heure fixée chez Moussac, en valsant. Elle commandait le dîner à la bonne quand elle pensa tout d’un coup : « Tiens ! j’allais oublier que le petit m’attend place Blanche ! Je serai très en retard. »

Une demi-heure pour s’habiller, un quart pour arriver, une heure de pose, quoi ! Si elle n’y allait pas ? Pourtant il avait l’air bien amoureux, le petit, et, en tout cas, c’était amusant d’inspirer une vraie passion à un gamin de vingt-cinq ans, roublard, vicieux, effronté avec toutes les autres femmes et devant elle, au contraire, presque tremblant. Car elle le revoyait, avant-hier au bal, pendant qu’il la tenait par la taille et lui pressait la main : ses yeux papillotaient, il était tout rouge.

— Oui, c’est rigolo ; tant pis, j’y vais.

Elle mit son chapeau et ses gants, et sortit.

— Je vais y aller à pied.

Le petit attendait depuis trois quarts d’heure, le collet de sa fourrure relevé jusqu’aux oreilles. Son nez, tout blanc, dépassait à peine. Il avait laissé le fiacre au coin de la rue Blanche et arpentait héroïquement la place, balayée d’un vent glacial. On commençait, aux devantures des boutiques, à allumer les becs de gaz, Velard se demandait combien de temps il resterait si elle ne venait pas.

Toute la journée, il s’était tourmenté avec cette question. Ayant rencontré Farjolle à la Bourse, il lui avait offert des consommations dans un café, éprouvant le besoin d’être aimable comme s’il dépendait du mari que sa femme vînt ou ne vînt pas. Deux heures avant le rendez-vous, il avait traité une affaire de publicité à des conditions ridicules. Il s’était positivement fait rouler par énervement et dégoût de discuter.

— Enfin ! la voilà ; oui, c’est elle, je la reconnais…

Il s’avança rapidement à sa rencontre.

— Oh ! je désespérais…

— Je vous l’avais promis… Vous voyez, je tiens ma promesse.

Il garda sa main dans la sienne.

— Vous restez quelques minutes avec moi, n’est-ce pas ?

Elle répondit :

— Oh ! un instant seulement ; il faut que je retourne à la maison, il est tard.

— Vous devez avoir froid, entrons dans ce petit café-là… Voulez-vous ?

— Je veux bien.

Ils prirent des grogs. Velard se rapprocha d’elle, cherchant à prendre son bras, à toucher sa main.

— Faites attention au garçon, fit-elle.

Le grog le réchauffa ; et il dit :

— Je n’ai jamais aimé personne, jamais, jamais… que vous.

— Vous m’aimez, alors, c’est convenu ?

— Je vous aime, oui ; je ne pense qu’à vous, à vous seule, toujours.

Elle le regarda, il était tout ému. Elle songea : « Pauvre gosse ! il est gentil. » Il appuya son genou contre sa jambe et elle ne recula pas. Il resta dans cette position, sans parler. Emma but son grog à petites gorgées.

— Allons-nous-en maintenant…

— Je vais vous accompagner un peu, par les boulevards extérieurs. Personne ne peut nous voir.

Il fit signe au cocher de le suivre. « Accepterait-elle si je lui proposais de monter en voiture ? Non, je le sens, se dit-il. Je ne veux pas m’exposer à un refus. »

Il prit la main d’Emma et la mit dans la poche de sa fourrure, au chaud, leurs doigts entrelacés. Ils marchèrent ainsi quelques pas.

— Quand vous reverrai-je ? Quand reviendrez-vous ?

— Après-demain, au même endroit.

Il lui dit encore qu’il l’aimait et ils se quittèrent, vite, au détour du boulevard de Clichy.

Ils eurent dans la semaine deux autres rendez-vous où rien de grave ne se passa. Ils burent des grogs au café, ils se regardèrent. Velard lui baisa la main en la quittant. Il n’osait pas lui demander des faveurs plus concluantes, trouvant à cette situation, pour lui si nouvelle, un charme étrange et délicat. Ils fixèrent encore des rendez-vous à la semaine suivante.

L’heure était commode pour Emma. En général, elle ne savait pas à quoi s’occuper l’après-midi, de quatre à six, et s’ennuyait. Farjolle ne rentrait jamais avant dîner et, d’ailleurs, il n’avait pas la manie de l’interroger sur l’emploi de son temps. Il lui parlait de ses affaires à lui.

Pas une fois il ne se posa cette question : « Est-elle capable de me tromper ? » Il sentait d’instinct que sa vie n’était pas menacée de ce côté-là. Autour de lui, dans le monde qu’il fréquentait, il voyait la plupart des hommes et des femmes se tromper réciproquement sans qu’il en résultât des catastrophes. « À Paris, songeait- il, ces choses-là ne comptent plus dans l’existence. »

Pour Emma, ses rendez-vous avec Velard, au café, ne constituaient pas un acte anormal dans un ménage régulier. Elle ne se montrait envers son mari ni moins attentive ni moins bonne conseillère. Souvent elle pensait à Farjolle, au bras de Velard ; rarement à Velard, dès qu’elle entrait dans son appartement soigné et convenable.

Velard était, pour le moment, un but de promenade, une distraction au dehors. Elle allait, auparavant, dans l’après-midi, lorsque les travaux d’intérieur le lui permettaient, visiter les rayons d’un magasin de nouveautés du quartier. Elle examinait, marchandait, maniait des étoffes. Aujourd’hui avec la même tranquillité et à la même heure, elle retrouvait Velard. Ces rendez-vous ne lui apparaissaient pas comme une démarche d’une autre espèce. Elle causait, riait, s’amusait, enfin. Elle était si peu coupable que si elle avait dit à son mari :

— Mon chéri, j’aime autant t’avouer tout. Ce petit nigaud de Velard est amoureux fou de moi : nous nous voyons presque tous les jours au café, il m’offre des consommations, il roule des yeux tendres en me regardant et il n’a obtenu de moi que des poignées de main.

Eh bien ! si elle avait dit cela à son mari, Farjolle lui aurait certainement répondu :

— Est-il bête, ce Velard !… Tu as eu raison de faire ça si ça t’amusait ; mais ne va pas trop loin ; il vaudrait peut-être mieux t’arrêter là, car il finira par t’embêter.

Oui, en se figurant cette scène, elle entendait la voix indulgente et raisonnable de Farjolle : « J’ai confiance en toi, va, ma chère Emma. Je sais bien que tu ne seras pas assez maladroite pour me distraire de mes affaires, quand nous avons tant besoin de nous débrouiller tous les deux. C’est un peu inconséquent d’avoir accepté des rendez-vous dans un café ; mais enfin, il n’y a pas grand mal. Arrête-toi et n’en parlons plus. »

Quant à l’idée qu’elle pourrait succomber un jour, par entraînement ou inadvertance, entre les bras de Velard, elle ne s’en inquiétait guère ; elle était sûre de son sang-froid : elle ne s’abandonnerait que si elle le voulait bien, si cela venait à lui plaire beaucoup.

Pour le moment, il n’y avait aucun danger. Le petit était dompté. Il ne demandait rien autre chose que de lui baiser la main, de l’appeler Emma tout court. Emma lui accorda cette faveur à leur troisième rendez-vous.

Loin de vouloir brusquer le dénouement, Velard s’attardait dans un alanguissement délicieux, il s’exagérait encore son amour, se persuadant que jamais personne au monde n’avait ressenti un amour aussi dévoué, aussi profond, aussi pur. Il méprisait tous ses amis parce qu’il les supposait incapables d’un pareil sentiment. « Ce Moussac, qui vit avec des cabotines usées, traînant depuis des années d’homme en homme ; ce Verugna, qui racole des danseuses dans les bals des boulevards extérieurs, qui les habille et les étale à son bras ; tant d’autres qui s’abrutissent avec des créatures nulles, vaniteuses, détraquées, bêtes comme des oies. »

Il se trouvait supérieur à tous ces gens-là d’aimer éperdument une femme comme Emma et de la conquérir lentement.

Son amour lui servait même d’excuse pour toutes les canailleries que, si jeune, il avait déjà commises, pour tous les clients qu’il avait jetés dans des affaires véreuses, pour la manière ignoble dont il s’était conduit avec d’autres femmes.

C’était justement la docilité amoureuse de Velard qui rendait cette aventure agréable à Emma. Elle ne vint pas un jour, et elle le retrouva au rendez-vous suivant, plus ému et plus empressé. Velard devait toujours l’attendre une heure, au cas où quelque incident imprévu la retarderait.

Et quand il se promenait ainsi le long du trottoir, inquiet et énervé, il se rappelait qu’il venait de rouler abominablement un malheureux client, pas très fort Ce contraste dans sa vie le réjouissait par instants.

Il l’embrassa pour la première fois sur la joue, au coin des lèvres, dans un fiacre où elle consentit à monter. Elle avait une course à faire dans le quartier :
il lui proposa de l’accompagner en voiture, elle accepta.

Il s’assit tout contre elle, et Emma, gentiment, prit son bras. Les mouvements du fiacre les rapprochaient. Le cocher heurta un trottoir, et Emma, secouée, se laissa embrasser par le petit. Comme elle restait, sa figure appuyée à ses lèvres, il l’embrassa encore. Il l’embrassa ensuite sur l’oreille. Mais quand il voulut embrasser sa bouche, elle s’éloigna.

— Vous ne consentirez donc jamais, murmura-t-il… Dites-moi peut-être, seulement peut-être…

— Hé bien, oui, peut-être, plus tard. Faites arrêter le fiacre, je vais descendre là.

Dorénavant, à presque tous leurs rendez-vous, ils firent une petite promenade en voiture. Il la dégantait et couvrait ses mains de baisers. En le quittant, Emma lui tendait la joue. Elle lui permettait maintenant ces caresses légères, ainsi qu’un joueur augmente son enjeu pour prendre plus de goût à une partie.

À la fin de mars, Farjolle toucha huit cents francs de commission à la caisse de l’Informé.

— Verugna est excellent pour nous, dit-il à sa femme. Il me procure un tas d’affaires…

— Il est toujours avec Joséphine, n’est-ce pas ? demanda Emma.

— Toujours. Je m’entends très bien avec eux deux : elle est charmante aussi, Joséphine. Hier, à cinq heures, elle a failli venir te voir, mais elle a été empêchée. Étais-tu chez toi à cinq heures ?

Cette question banale et sans portée aucune la gêna. À cinq heures, elle était en fiacre à côté de Velard. Elle répondit machinalement :

— Oui, je crois.

Farjolle devint sérieux.

— Par exemple, il y a un détail qui m’ennuie. J’ai la certitude que Joséphine trompe Verugna avec Brasier. Ils ne prennent même aucune précaution et à chaque instant ils s’embrassent ; dès que Verugna a le dos tourné, ils s’embrassent devant moi, sans se troubler.

— Qu’est-ce que ça peut te faire ?

— Tu penses que ça m’est égal. Seulement, s’ils se faisaient pincer ça me mettrait dans une fausse situation.

— Verugna la quitterait, voilà tout.

— Oh ! non, il ne la quitterait pas pour ça… mais enfin, nous sommes bien comme nous sommes, il vaut mieux que rien ne change. Je le lui ai dit, à Brasier ; tu ne sais pas ce qu’il m’a répondu ? Il m’a répondu :

« Mon cher, j’ai trompé Verugna avec toutes ses maîtresses, je ne vais pas faire une exception pour Joséphine, qui est une des plus gentilles. »

Emma répliqua…

— Dame ! si c’est son idée, à ce garçon !

Elle fut mécontente d’avoir été obligée de dire un mensonge à son mari : non pas qu’un mensonge choquât sa conscience, mais cela complique la vie, vous embarque dans des histoires où l’on se perd. Il faut inventer, chercher, se creuser la tête. Elle n’aimait pas les contrariétés. Afin d’éviter des désagréments inutiles, elle avait été jusqu’à présent d’une franchise absolue, et Farjolle n’ignorait rien de son existence.

Elle prévit que son intrigue, quoique à peine ébauchée, allait la contraindre à modifier ses habitudes et elle resta soucieuse. Au rendez-vous suivant, elle se montra maussade avec Velard et ne lui permit pas de l’embrasser. L’amoureux, tout mortifié, ne comprit pas. Pourtant cette brouille ne dura guère. Velard était si docile et se prêtait si bien à ses fantaisies !

Elle pensait à Joséphine.

« Sont-elles assez maladroites, ces dindes-là ! Risquer leur position pour embrasser un homme entre deux portes. Qu’est-ce qu’elle deviendrait donc si Verugna la lâchait…? Elle, si jamais elle se décidait à tromper Farjolle, ce serait pour passer le temps, pour se distraire. Personne ne serait dans la confidence, ne la soupçonnerait jamais. Ça ne l’empêcherait pas de surveiller son ménage, d’aider son mari à sortir de la position précaire où ils se trouvaient. L’avait-elle assez bien préparé, le petit ? en avait-elle assez fait un amant attentionné, commode ? Dans ces conditions-là, on ne risque rien et on rompt un peu la monotonie de la vie.

— Voilà un mois que je vous aime, Emma, lui dit à l’oreille Velard dans une de leurs excursions sur les
boulevards extérieurs. Un mois ! un grand mois… Quand cesserez-vous d’être aussi méchante ?… Venez chez moi, un jour… aucune femme n’y est entrée depuis que je vous connais.

— Nous verrons, répondit-elle.

— Chez moi, Emma, vous serez aussi libre qu’ici et vous ferez ce que vous voudrez.

— C’est bien délicat, d’aller chez vous, mon ami.

— Mais non… une voiture vous amène, une voiture vous ramène. J’ai une maison idéale, on ne voit monter personne.

Il ajouta :

— Nous allons peut-être être seuls, pendant quelques jours.

Elle eut l’air étonné.

— Oui. Écoutez, Emma. Vous ne m’en voudrez pas ! J’ai trouvé un moyen de faire partir votre mari pour l’Angleterre. Il vous le dira ce soir : l’affaire s’est arrangée cette après-midi.

— Comment ? pour l’Angleterre, s’écria-t-elle, qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? Farjolle va en Angleterre ?

— Rassurez-vous. Il s’agit d’une affaire excellente pour lui et qui lui rapportera de l’argent.

— Il ignorait ça hier, Farjolle ?

— Parfaitement ! je lui en ai parlé tout à l’heure.

— Expliquez-moi un peu…

— Un imprésario anglais extrêmement riche, avec qui j’ai déjà eu des rapports, va installer à Paris un immense établissement… Je ne vous donne pas de détails, vous les lirez dans les journaux… Je devais aller à Londres et m’entendre avec lui pour la publicité. Mais il faudrait rester absent une huitaine et je ne veux pas vous quitter, Emma. J’ai prié Farjolle de partir, sous prétexte que je n’ai pas le temps, et de traiter l’affaire à ma place. Nous partagerons, Farjolle a été enchanté… Je vous le répète, Emma, c’est une affaire excellente pour lui.

Emma alors le remercia :

— Vous êtes gentil, oui, tout plein gentil.

— Vous ne m’en voulez pas trop, de vous priver de votre mari, brusquement ?

— Mon ami, les affaires sont les affaires, et un voyage en Angleterre n’est pas un déplacement bien douloureux.

— Et pendant son absence, vous viendrez dîner avec moi une ou deux fois, vous me le promettez ?

— Je vous le promets, là, êtes-vous content ?

— Et… chez moi, viendrez-vous ?

Elle répondit :

— Oui.

Et elle ajouta :

— Quand faut-il qu’il parte, Farjolle ?

— Il faut qu’il parte demain matin. Et vous, Emma, vous, quand vous reverrai-je ?

— Eh bien, demain, à deux heures de l’après-midi.

— Chez moi.

— Chez vous.