Qui exploitera la Chine ?
Le 12 mai 1891, le tsarévitch Nicolas posait solennellement à Vladivostok la première traverse du chemin de fer transsibérien. Descendant la vallée de l’Oussouri et remontant celle de l’Amour, franchissant les montagnes qui enserrent le lac Baïkal, s’allongeant à perte de vue dans les steppes de la Sibérie occidentale, l’immense voie ferrée unira les plaines moscovites aux rives du Pacifique, la cité sainte des Tsars à la capitale du Fils du Ciel. Ce rêve grandiose sera dans quelques mois une réalité : on vient d’achever le tronçon qui unit Vladivostok à Chabarovsk sur le bas-Amour ; de là, les bateaux à vapeur conduiront voyageurs et marchandises jusqu’à Nertchinsk, point terminus de la navigation sur l’Amour ; seule la partie qui doit relier Nertchinsk au lac Baïkal reste à finir pour que l’on puisse traverser toute la Sibérie « à vapeur ». Ce premier résultat, les Russes espèrent l’atteindre vers la fin de 1898 ; ils poussent leurs travaux avec une telle ardeur qu’ils devanceront de trois ou quatre ans les prévisions les plus optimistes.
A défaut d’autres preuves, cette hâte fébrile, cette prodigieuse activité suffiraient à démontrer quels intérêts capitaux sont en jeu dans cet Extrême-Orient, où les événemens se précipitent avec une si déconcertante rapidité. Si les Russes attendent avec une impatience non dissimulée l’achèvement des derniers tronçons du Transsibérien, ce n’est pas seulement parce qu’ils ont hâte de mettre leur empire en communication avec une mer que ni les glaces, ni les détroits, ni les traités ne viendront fermer ; c’est aussi parce que l’expérience de la guerre sino-japonaise leur a appris que les événemens, là-bas, allaient plus vite que leurs prévisions ; c’est surtout parce qu’ils sentent venue l’heure de faire fructifier et de répandre par le monde les immenses richesses endormies dans l’Empire du Milieu. — Pour l’exploitation de la Chine, les Russes tiennent à n’être devancés par personne.
C’est devenu un lieu commun de parler du péril jaune. On se souvient de ce dessin où l’empereur Guillaume II symbolisait la menace de l’invasion jaune prête à fondre sur l’Europe et à terminer par un engloutissement général nos querelles intestines. Ainsi conçu, le danger jaune n’existe pas. Les Chinois sont, il est vrai, trois cent cinquante ou quatre cent millions ; répandus sur l’Europe, ils la submergeraient. Mais tous sont ou de petits propriétaires cultivant avec amour et profit un minuscule coin de terre, ou de petits commerçans absorbés dans leur négoce, ou encore des ouvriers accomplissant, avec une inlassable patience, les plus humbles besognes. L’histoire n’offre pas d’exemple d’une invasion faite par un peuple de petits propriétaires et de petits commerçans. Le danger jaune n’est pas là. Race sobre, tenace, laborieuse et économe, les Chinois ne sont pas des conquérans : ils sont, et surtout ils pourraient être des producteurs. Le péril prochain est, comme l’a montré ici même M. d’Estournelles de Constant[1], un péril économique et social : il sera imminent lorsque des peuples plus hardis, moins enfoncés dans une routine séculaire, disposant de capitaux et de soldats, auront commencé cette mise en valeur de la Chine dont ils se disputent déjà les profits. La question « qui exploitera la Chine ? » est posée.
Pour cette gigantesque opération, plusieurs États européens, américains ou asiatiques sont en concurrence. — Notre but dans cette étude sera d’indiquer leurs prétentions respectives, d’étudier leurs moyens et leurs chances de succès[2].
Au premier rang par l’ancienneté de ses rapports avec la Chine, par la continuité de ses visées politiques, apparaît la Russie. Dès la fin du XVIIe siècle, en 1689, les Russes signaient avec la Chine le traité de Nertchinsk ; c’était la première fois que le Fils du Ciel entrait en relations diplomatiques avec une puissance occidentale ; une des clauses de cet antique pacte permettait aux négocians russes munis d’un passeport de commercer librement dans toute l’étendue de l’empire chinois.
Depuis Pierre le Grand, les hommes d’Etat russes, avec une conviction profonde, avec une foi religieuse dans l’avenir, poursuivent la domination de leur race sur l’immense continent qui, de la Baltique à la mer du Japon, déroule ses plaines infinies ; sans heurts, sans impatience, avec la certitude que le temps travaille pour eux, ils accomplissent lentement l’œuvre que leur ont marquée la géographie et l’histoire. L’aigle russe a deux têtes, l’une regarde l’Europe et l’autre l’Asie ; l’imagination populaire aime à voir dans ce symbole une promesse de la double domination réservée à la race slave sur l’Asie et sur l’Europe. Au XVIIIe et au XIXe siècle, deux peuples, l’Angleterre ’et la Russie, ont eu l’intuition très nette que l’Europe, — ou ce que les diplomates appellent ainsi, — n’est pas le monde. Pendant que les puissances occidentales épuisaient dans des luttes stériles leurs forces et leurs énergies, les Anglais fondaient la Greater Britain, ils réalisaient leur orgueilleuse prétention de faire toutes les mers « territoire d’Albion, » et les Russes reculaient de tous côtés les bornes lointaines de leur empire.
Des traditions politiques, et aussi nos cartes et nos manuels de géographie, ont faussé nos idées ; ils nous ont habitués à considérer l’Europe comme un tout complet, en dehors duquel il ne peut exister que des « colonies « . Telle n’est pas la réalité ; il n’y a pas entre l’Europe et l’Asie de séparation ; l’Oural n’est ni une limite, ni une barrière ; chemins de fer et routes le franchissent sans difficulté ; la plaine sibérienne de l’est a le même sol, les mêmes plantes, les mêmes habitans que la plaine moscovite de l’ouest ; la Sibérie n’est pas une colonie de la Russie, elle est la Russie. A Vladivostok, demandez à un fonctionnaire ou à un officier s’il retournera bientôt en Russie ; il ne comprendra pas ou s’indignera : à Vladivostok, il est « en Russie » ; pour rentrer à Odessa il lui faudra faire la moitié du tour du monde, n’importe ; c’est la Russie qu’il quitte là-bas, c’est la Russie qu’il retrouve ici. — Pas plus que la politique anglaise, la politique russe n’est uniquement « européenne » ; elle suit avec la même attention les événemens de Chine et ceux de Turquie. Aujourd’hui la diplomatie russe attache autant, et peut-être plus d’importance à Port-Arthur qu’à Constantinople : à Port-Arthur, elle atteint enfin la mer libre ; à Constantinople, elle serait encore emprisonnée dans le lac méditerranéen. On a beaucoup parlé du « recueillement » de la Russie, mais on n’a guère vu que ce recueillement n’est qu’une apparence et comme une façade du côté de l’Europe ; la Russie a besoin de la paix en Occident parce qu’en Extrême-Orient elle poursuit une œuvre difficile, dont la réussite est capitale pour son développement et sa grandeur. Le jour où, le Transsibérien achevé, le tsar dictera sa loi à la Chine du nord, ce jour-là aussi cessera le « recueillement » de la Russie. Ainsi sont liées les questions européennes à celles qui agitent les contrées les plus reculées ; elles ont les unes sur les autres une répercussion nécessaire. C’est cette grande vérité que les hommes d’État de l’Angleterre et de la Russie ont su comprendre. Quelle différence aussi entre les conceptions grandioses d’un Disraeli ou d’un Alexandre III, et les mesquines agitations d’un Metternich ou d’un Guizot !
« La politique des grands États, disait Napoléon Ier ; est dans leur géographie. » C’est la géographie qui a créé pour la Russie l’impérieuse nécessité d’atteindre une mer libre. Depuis Pierre le Grand, donner aux plaines moscovites un débouché vers la mer, une issue vers le reste du monde, a été le souci constant de la diplomatie des tsars. Arrêtés à l’est par la puissance allemande, au nord par les glaces, au sud par la « question d’Orient », ils ont cherché en Asie ce que la nature et les hommes leur refusaient en Europe. Deux routes s’ouvraient à eux : vers l’océan Indien par l’Afghanistan, vers les mers de Chine par les pays Mandchous. Ils les ont suivies toutes deux en même temps. — La difficulté d’établir des communications, et l’éloignement de tout centre d’activité économique retardaient le développement de la Sibérie ; elle restait une richesse inemployée, un capital latent ; pour la vivifier, il fallait le contact d’une région fertile, peuplée, productrice et consommatrice ; un tel voisinage attirerait les négocians et les cultivateurs, donnerait un débouché au commerce, ouvrirait un marché aux produits agricoles, faciliterait l’établissement de voies de communication. Et c’est là une seconde raison de la marche des Russes vers l’Inde et vers la Chine.
Jusqu’en 1886, l’Inde apparut comme le but suprême de l’ambition des Russes. Le congrès de Berlin avait refoulé leurs prétentions sur Constantinople : ils redoublèrent d’efforts en Asie. Toute de paix et de « recueillement » en Europe, leur politique devint par-delà l’Oural toute d’énergie et d’action. Bientôt, ils s’installèrent sur les crêtes de l’Hindou-Kouch ; l’Afghanistan allait tomber en leur pouvoir, l’Inde était menacée, la route de la mer ouverte. Soudain la marche en avant s’arrêta net, les officiers qui poussaient vers le sud des pointes hardies furent rappelés ; le gouvernement du tsar, intimidé par les protestations de l’Angleterre, avait reculé devant la crainte de graves complications. Depuis lors, les Russes sont restés de ce côté sur la défensive : ils ont laissé les Anglais annexer librement la côte du Mekran et la vallée du Tchitral, fermer à leurs rivaux la route de la mer libre, et faire de l’océan Indien un lac britannique.
Arrêtés en Afghanistan, attendant des circonstances plus favorables avec cette patience que donne une foi inébranlable dans l’avenir, impuissans d’ailleurs, faute de capitaux et de moyens d’action, à poursuivre partout à la fois une politique de conquête, les Russes se sont tournés résolument vers l’Extrême-Orient ; ils ont essayé d’atteindre par le nord ces riches marchés de l’Empire du Milieu, où la France et l’Angleterre tentaient de pénétrer par le sud et par les côtes.
De temps immémorial, les caravanes mongoles transportaient de Chine en Russie les thés et les soies ; toutefois ce trafic ne fut jamais bien considérable (en 1894 il n’était encore que de 51 millions de francs). Pour développer son négoce, la Russie fut naturellement amenée à rapprocher ses frontières du centre même de la production chinoise. Petit à petit elle entoura l’Empire du Milieu d’une immense ligne de circonvallation depuis l’Hindou-Kouch jusqu’aux frontières de Corée, elle l’enserra entre les deux branches d’une immense pince. En 1858, elle occupa le territoire de l’Oussouri, et fonda sur la mer du Japon le port de Vladivostok. — Enfin la Russie atteignait la mer : elle avait un port libre de glaces pendant huit mois de l’année !
C’était un grand pas fait. Mais ce n’était pas encore pour « l’abcès » russe un exutoire suffisant. Vladivostok est bloqué pendant quatre mois d’hiver ; il s’ouvre sur une mer fermée par des détroits impraticables, ou dont les rives sont coréennes ou japonaises. Tout de suite la Russie se préoccupa de s’assurer des issues vers l’Océan : le Japon était encore un pays fermé, arriéré, sans marine ni armées sérieuses ; son « européanisation » commençait à peine. En 1875, la Russie fit accepter au Mikado l’échange de l’île Saghalien contre les Kouriles, la proie pour l’ombre. En 1876, elle obtint qu’il renonçât à toute suzeraineté sur la Corée en échange de l’ouverture au commerce japonais d’un port coréen (Fusan). Ainsi se révélait déjà l’importance de la question coréenne.
Les choses en étaient là lorsque la jalousie de l’Angleterre ferma décidément à l’expansion russe la route de la mer des Indes. Il ne restait plus au gouvernement du tsar qu’un seul, un dernier espoir d’avoir un port libre sur une mer libre ; en Extrême-Orient seulement il pouvait trouver ce débouché nécessaire au commerce et au développement de la Russie. Dès lors la « question coréenne, ou japonaise » tint la première place dans les préoccupations du cabinet de Saint-Pétersbourg. Les intrigues anglaises que, là encore, il rencontrait devant lui, les progrès déjà rapides du Japon, décidèrent le tsar à agir avec énergie et célérité : en août 1886, des vaisseaux et des troupes russes occupèrent Port-Lazareff.
Installés là, les Russes possédaient enfin un port accessible toute l’année, et ils étaient les maîtres de la Corée. Mais l’Angleterre veillait ; décidée à arrêter les progrès de sa rivale vers la Chine comme elle les avait arrêtés vers l’Inde, elle se hâta de faire occuper par son escadre, à l’extrémité sud de la Corée, l’îlot et la baie de Port-Hamilton. De là les Anglais commandaient le détroit de Corée et enfermaient les Russes dans la mer du Japon. Le coup était rude pour le gouvernement de Saint-Pétersbourg ; allait-il donc perdre la suprême partie, lui faudrait-il renoncer à tous ses projets, à tous ses espoirs ? Il y eut, entre les deux cabinets, échange de notes aigres-douces : la guerre fut sur le point d’éclater. Heureusement l’Angleterre s’aperçut qu’elle s’était abusée sur la valeur militaire de Port-Hamilton ; la rade était mauvaise et l’îlot intenable. Elle proposa l’évacuation réciproque des points indûment occupés. Désireuse d’éviter un conflit pour lequel elle n’était pas prête, comptant sur le temps qui travaillerait pour elle, la Russie accepta. Elle évacua Port-Lazareff, les Anglais abandonnèrent Port-Hamilton.
Cet incident eut des suites considérables. La Russie comprit qu’elle ne pourrait ni faire de progrès, ni même maintenir ses positions en Extrême-Orient tant qu’elle n’aurait pas relié par une voie ferrée les bords du Pacifique à ses possessions européennes. De ce jour l’idée du Transsibérien fut adoptée, les études préliminaires commencèrent. En même temps, le gouvernement donnait de fortes subventions à la compagnie de navigation d’Odessa à Vladivostok ; elle construisit ces beaux bateaux de la « flotte volontaire » dont quelques-uns filent jusqu’à vingt nœuds et qui, le cas échéant, se transforment en croiseurs auxiliaires. Ce sont ces navires qui ont transporté à Vladivostok les canons qui arment le port militaire et le matériel qui a permis de commencer par les deux bouts à la fois le Transsibérien. — Comme la Russie, l’Angleterre sentit le besoin d’ouvrir vers les mers chinoises une voie plus courte que celle de Suez et entièrement britannique. Elle entreprit le Transcanadien et créa, de Vancouver à Hong-Kong, une ligne de navigation desservie par les trois magnifiques Empress. Ainsi une conséquence inattendue de l’incident de Port-Lazareff fut d’accroître le développement du Dominion, de faire sentir plus vivement à la Grande-Bretagne la nécessité d’en conserver la suzeraineté en lui accordant toutes les concessions qu’il réclamait. L’affaire de Port-Lazareff fut donc la cause déterminante de la construction de ces deux grandes voies ferrées qui traversent l’une toute l’Amérique, l’autre toute l’Asie ; elle attira l’attention de toutes les puissances maritimes sur le développement du Japon, sur les ambitions russes et les convoitises britanniques. La question d’Extrême-Orient était ouverte.
Des considérations militaires et politiques avaient décidé de la construction du Transsibérien ; mais très vite son importance économique apparut. L’exemple du Transcanadien montra avec quelle rapidité la population peut affluer, la culture s’étendre et la civilisation naître partout où la locomotive laisse dans les airs son sillage de fumée. Dans les vieux mondes, les voies de communication servent de liens entre les différens centres de production et de population, elles les créent dans les nouveaux. Dès qu’une portion du Transsibérien fut ouverte à la circulation, les colons se répandirent par l’ouest dans les riches plaines de la Sibérie occidentale, et par l’est, ils vinrent s’établir dans la vallée de l’Oussouri.
Mais ce fut surtout le développement économique de l’Extrême-Orient qui encouragea les Russes dans leur entreprise. Eblouis par les progrès du peuple japonais, les Européens crurent que la race jaune tout entière allait s’éveiller de sa longue apathie : il fut de mode de prophétiser la conquête de l’Occident par les Célestes ; on crut la Chine capable de s’organiser elle-même, de devenir par son propre effort une nation productrice et exportatrice ; un avenir indéfini de richesse et de prospérité sembla réservé au chemin de fer qui par une voie plus courte et moins coûteuse que celle de Suez jetterait sur l’Europe le stock énorme des marchandises chinoises. Entre la Chine et l’Europe, la Russie apparut comme « l’honnête courtier » de l’avenir. Dès lors les esprits s’enhardirent en Russie jusqu’à prévoir l’aboutissement du Transsibérien, non plus à Vladivostok ou à Port-Lazareff, mais au cœur même de l’Empire du Milieu[3]. On comprit que la régénération, ou plutôt l’exploitation de la Chine serait l’œuvre, non des Chinois eux-mêmes, mais d’un peuple plus actif, plus avancé et plus hardi. Quel serait ce peuple, à qui seraient réservés les immenses bénéfices de la mise en valeur de l’antique Cathay ; serait-ce à la Russie, à l’Angleterre, au Japon, voire même à la France, à l’Allemagne ou aux Etats-Unis ? Telle était la question ; elle apparaissait bien dès lors sous sa vraie forme : qui exploitera la Chine ?
La guerre sino-japonaise a modifié profondément la situation respective des concurrens. Avant ce conflit, la Russie et l’Angleterre, seules en présence, se préparaient en silence à la lutte pour la Chine ; peu s’en fallut que le traité de Shimonosaki ne tranchât la question en faveur du troisième larron, le Japon.
Ce furent les Anglais qui, dans la première moitié de ce siècle, réussirent les premiers à ouvrir au commerce quelques ports de la Chine : à Hong-Kong, à Canton, leurs négocians s’installèrent et amassèrent très vite des fortunes colossales. Ils vendaient l’opium indien et les cotonnades britanniques, achetaient les thés et les soies ; et lorsque la Chine voulut faire cesser ce négoce qui ne profitait qu’aux étrangers, l’Angleterre et la France la forcèrent à coups de canon à consommer leurs produits. Ces procédés ne produisirent point le résultat attendu. L’Angleterre parla en maîtresse, voulut imposer par violence ce qu’elle ne pouvait obtenir par habileté ; elle se heurta à la force d’inertie de l’immense « éponge » chinoise. La politique traditionnaliste de la Grande-Bretagne échoua pour la première fois contre un peuple endormi dans ses traditions, contre une monarchie qui prend l’immutabilité pour la force. Cette admirable diplomatie anglaise, si disciplinée et si souple, ne réussit pas en Extrême-Orient. Elle eut des sauts trop brusques qui déconcertèrent et effrayèrent l’immobilité chinoise. Tantôt elle a soutenu ouvertement des provinces révoltées contre le Fils du Ciel et préparé des projets de démembrement, tantôt au contraire elle a adroitement prêté à la Chine ses bons offices ; tout a été inutile. En vain les Anglais ont donné aux Chinois des instructeurs pour leur marine, organisé sur les côtes cet excellent système de douanes qui est le seul revenu régulier et liquide de l’empire ; dans tous ces services intéressés, la Chine n’a vu que des moyens d’introduire chez elle les sujets et les marchandises britanniques. — Entre l’Angleterre qui cherchait à brusquer la solution de la question d’Extrême-Orient, et la Russie qui avait intérêt à la retarder, la Chine, naturellement, se tourna vers la Russie.
Pendant la guerre sino-japonaise, l’Angleterre a achevé, par les fluctuations de sa politique, de perdre son crédit en Extrême-Orient. Depuis longtemps, elle méditait d’occuper les îles Chusan, position stratégique de premier ordre, et de s’installer dans cette luxuriante vallée du Yang-tse, qui est comme l’artère principale de l’immense corps chinois ; 15 000 hommes, disait-on, devaient suffire à la conquête de cette autre Égypte. On avait tout préparé pour la réussite ; le Transcanadien, les Empress étaient là pour transporter les troupes. Peu s’en fallut que ce plan ne s’exécutât au début de la dernière guerre ; il y eut un débarquement aux îles Chusan ; mais les escadres étrangères veillaient, des croiseurs vinrent jeter des regards indiscrets sur les opérations anglaises ; les troupes filèrent sur Hong-Kong ; il fut convenu qu’elles n’avaient jamais eu d’autre destination. Leurs projets renversés, les Anglais changèrent de tactique : les loups se firent bergers. La diplomatie anglaise chercha à arrêter le Japon dans le cours de ses triomphes, à rendre les puissances garantes de l’intégrité de l’empire chinois, et à les entraîner à une action collective ; les Anglais espéraient ainsi neutraliser l’effet de l’intervention russe, et prévenir l’occupation de la Corée par les troupes du tsar. La Chine n’eut pas d’amis plus empressés. L’amiral Fremantle poussa le zèle jusqu’à organiser avec ses croiseurs un système complet d’éclairage pour protéger et surtout renseigner les navires chinois affolés et cachés à Port-Arthur ou dans la rade de Wei-ha-wei. Un jour, — c’était au début de la guerre, — quelques croiseurs japonais arrivaient, inaperçus dans le brouillard, à six heures du matin, pour bombarder Wei-ha-wei. Les forts chinois allaient être surpris : pour les prévenir, le commandant du Mercury imagina de saluer de 15 coups de canon le pavillon de l’amiral Ito[4]. Les Chinois coururent aux pièces, et l’escadre japonaise dut se retirer. — Autre fait : au début des opérations contre Wei-ha-wei (février 1895), l’escadre anglaise eut l’impudence de venir croiser entre la côte et la flotte japonaise, pour gêner le débarquement des troupes : il fallut que l’amiral Ito l’invitât, par deux fois, à se retirer. — A Port-Arthur, les Japonais trouvèrent une liasse de dépêches de l’amiral Fremantle, informant jour par jour Li-Hung-Chang des mouvemens de la flotte japonaise.
Mais rien ne put empêcher l’irrémédiable défaite des Célestes. Dès qu’elle sentit la partie perdue, l’Angleterre fit brusquement volte-face ; du jour au lendemain, elle abandonna la Chine et se rangea du côté du vainqueur. Du coup, elle perdit à Pékin l’influence qu’elle gardait encore : dans la lutte pour l’exploitation de la Chine, il ne resta plus que deux concurrens, la Russie et le Japon.
Par la géographie, par les mœurs, par ses qualités et ses défauts, le Russe est le plus oriental des Occidentaux ; entre lui et l’homme de race jaune point de contraste violent. Bien plus que la morgue britannique, la souplesse et la patience moscovites sont capables d’inspirer confiance à l’apathie chinoise. A la différence des Anglais, les Russes n’avaient donc pas contre eux, dans leurs relations avec le Céleste Empire, l’antinomie absolue des caractères et des mœurs. Avec une extrême habileté, ils ont profité de leurs avantages.
Point de violences, point de coups de canon dans les pacifiques relations de la Chine avec ses voisins du nord. Depuis le traité de Nertchinsk, les rapports politiques ont toujours été amicaux, et cependant les empiétemens de la Russie ont été incessans. Avec un tact merveilleux, la diplomatie des tsars a toujours senti la limite précise où il convenait de s’arrêter pour ne pas éveiller les susceptibilités et les défiances du gouvernement de Pékin. Aujourd’hui ses avis sont écoutés, sinon comme ceux d’un maître, du moins comme ceux d’un tuteur. Au début, les Russes durent se plier à bien des concessions : l’empereur de Chine regardait le tsar comme un vassal ; ils admirent ces prétentions, consentirent à des traités humilians. Ils attendaient l’heure propice. Lançant en avant de hardis officiers, prêts, en cas d’insuccès, à les désavouer, à les soutenir s’ils réussissaient, ils s’arrogèrent le droit de naviguer sur l’Amour, et annexèrent toute la rive gauche de ce neuve. Peu après, le territoire de l’Oussouri fut occupé, et la diplomatie russe profita des concessions accordées à l’Angleterre et à la France pour faire reconnaître la légitimité de ses nouvelles acquisitions.
Cette occupation d’un territoire par la force est d’ailleurs restée un fait isolé dans l’histoire des relations sino-russes. Il a fallu pour y décider le gouvernement du tsar l’absolue nécessité d’atteindre la « mer libre » et la conviction intime que la Chine accepterait le fait accompli. Au contraire, la politique moscovite a toujours été de faire respecter l’intégrité de l’empire chinois, de déjouer tous les projets de démembrement ourdis par les Anglais. Singulière contradiction de la politique : dans la « question d’Orient », la Russie voulait avant l’heure ouvrir la succession de « l’homme malade » ; l’Angleterre défendit qu’on y touchât ; en Extrême-Orient, l’Angleterre poussait au démembrement, la Russie s’y opposa. Soit illusion, soit habileté, elle crut et fit croire que la Chine était un « homme fort »[5]. De l’homme malade turc la Russie n’a rien tiré ; de l’homme fort chinois elle entend devenir la protectrice et la gardienne. Elle n’a aucun intérêt à absorber par morceaux un pays qu’elle espère tenir tout entier sous son influence et dans sa dépendance.
A une grande souplesse, la diplomatie russe a su allier, quand il le fallait, une absolue fermeté. Elle a appris, par une longue pratique, à connaître les Orientaux ; elle fit quelquefois des concessions sur le fond, elle n’en fit jamais sur la forme. Qu’il s’agisse du local d’une réception officielle, de la chaise qui doit y conduire un de leurs représentans, ou de quelqu’une de ces éternelles questions d’étiquette qui surgissent à chaque pas dans les relations avec les Célestes, les envoyés du tsar ont toujours maintenu leurs privilèges et fait triompher leurs prétentions. Ce n’est pas eux qui auraient toléré, comme nous l’avons fait, qu’un officier, même subalterne, fût conduit au yamen autrement qu’en chaise verte. Ils savent combien est grande en Orient l’importance du décorum, de l’étiquette, du look see pour parler piggin. Il nous est arrivé d’envoyer, pour porter une réclamation, un officier à cheval ; les Russes, eux, expédiaient un cosaque ! Ces détails peuvent paraître futiles ; ils sont capitaux aux yeux des Chinois qui craignent avant tout de « perdre la face. »
La diplomatie russe a sur celle des puissances occidentales un autre avantage. Elle n’intervient jamais dans ces interminables démêlés que provoque chaque jour la présence des missionnaires dans le Céleste Empire. Isolés, perdus au milieu de populations hostiles, pénétrant jusque dans les provinces les plus reculées, les missionnaires sont souvent maltraités, massacrés. Les puissances catholiques ou protestantes interviennent, réclament une réparation, une indemnité. De là, avec l’infernale duplicité du gouvernement chinois, des conflits sans fin. Invariablement, la Chine demande le retrait absolu de tous les missionnaires, les puissances maintiennent leurs droits et réclament justice. Et ici encore, l’entente est très difficile : la vie humaine n’a pas la même valeur en Chine qu’en Europe ; le gouvernement chinois offre une indemnité, un véritable wehrgeld ; naturellement les Européens ne peuvent admettre que l’on tarife le prix de leurs vies ; ils réclament des punitions corporelles, et le mandarin finit par leur offrir quelques têtes qui, neuf fois sur dix, ne sont pas celles des coupables. Ainsi les missionnaires, instrumens précieux d’influence politique et commerciale dans les provinces, sont en même temps la cause de difficultés incessantes avec le gouvernement. Avec une prudence qui fait plus d’honneur à son habileté qu’à son humanité, le gouvernement russe a toujours refusé de se mêler à ces questions épineuses. Quand il s’est agi d’une entente européenne pour la protection collective au moyen de canonnières des missionnaires et des résidens en Chine, la Russie a nettement refusé de s’unir aux autres puissances. A la généreuse imprudence de la France et de l’Angleterre, elle a toujours préféré une politique plus pratique sans doute, plus égoïste à coup sûr.
L’intimité de la Chine et de la Russie a des causes plus profondes. Les Chinois ont le sentiment très net de leurs intérêts. Or, entre les intérêts russes et les intérêts chinois, il n’y a pas opposition, il y a similitude. L’Angleterre, les États-Unis, l’Allemagne, la France, n’ont qu’un but : faire de la Chine un immense débouché pour les produits de leur industrie, lui imposer, au besoin par la force, leurs marchandises. Au contraire, la Russie et le Japon cherchent à faciliter l’exportation en Europe des produits chinois. Du « péril prochain », la Russie est loin d’être effrayée. Grâce à son chemin de fer, elle sera l’intermédiaire entre la Chine productrice et l’Europe consommatrice. Son industrie naissante n’aura pas à souffrir de la concurrence de la main-d’œuvre jaune ; au besoin, elle saura l’employer pour inonder l’Europe de produits à bon marché. Pays de culture et d’élevage, les provinces russes ne produisent rien de ce que fournit la Chine ; elles ont tout avantage à être mises en contact avec l’innombrable population du Céleste Empire ; l’immense courant d’échanges qui, par la nouvelle voie ferrée, s’établira entre la Chine et la Russie, portera la vie et la prospérité dans la steppe sibérienne : en exploitant la Chine, les Russes, du même coup, mettront en valeur la Sibérie ; ils en feront rapidement l’un des plus grands centres de production agricole du monde. — Au développement économique de la Chine, la Russie n’a donc rien à perdre et tout à gagner.
Un homme a merveilleusement compris cette situation ; c’est Li-Hung-Chang. — Ce rusé vice-roi du Pe-tchi-li n’est point ébloui par notre civilisation, ni séduit par nos progrès ; mais, avec une largeur de vue bien rare chez les Célestes, il a compris que, pour être une force, il fallait que la Chine, à l’exemple du Japon, adoptât au moins les procédés et les instrumens de notre civilisation. Sur une Chine immuable, il a voulu construire l’édifice artificiel d’une nation moderne. Mal compris, en butte à la jalousie et à l’opposition routinière de ses compatriotes, mal secondé, trahi même par ses subordonnés, il a vu ses projets renversés, sa flotte coulée, son armée détruite. Désespéré, il dut abandonner l’idée de créer, avec les seules forces chinoises, une Chine forte, vivante et libre. C’est alors qu’il se tourna vers le tsar. Sans illusion sur son désintéressement, il rechercha son appui et son amitié.
Mais avant de signer avec le gouvernement russe le contrat qui devait décider du sort de la Chine, avant de céder définitivement aux pressantes instances de la diplomatie moscovite, il vint en Europe et s’assura par ses yeux que, pour l’exploitation du grand marché chinois, aucun adjudicataire n’offrait des garanties plus sérieuses ou des conditions plus avantageuses que la Russie. A travers les capitales de l’ancien et du nouveau monde, le vieux mandarin promena sa robe de soie et sa plume de paon ; sous prétexte de commandes à faire, il visita les arsenaux, les usines, les ports ; on ouvrit toutes les portes à ce client de haut vol, on exhiba devant lui l’étalage des meilleures marchandises. Mais les commandes n’affluèrent pas ; en bon commerçant chinois, Li-Hung-Chang avait simplement voulu s’assurer de la situation politique et économique d’un pays avec lequel il allait conclure un marché gigantesque. D’un côté, il avait vu l’Angleterre, l’Allemagne, la France, les Etats-Unis pressés d’écouler vers l’Orient leurs machines, leurs tissus, tous les produits variés d’une industrie grandissante, et obligés, par les nécessités de la concurrence et d’une production chaque jour plus développée, par la fermeture des anciens débouchés, d’en créer de nouveaux ou d’en ouvrir, au besoin, par la force. D’autre part, Li-Hung-Chang avait reconnu qu’à une intimité politique et économique la Chine et la Russie avaient même intérêt. — Ce fut désormais sur l’amitié russe que l’empire chinois fonda ses rêves de richesse et ses espérances de grandeur.
C’est en Asie même que la Russie a rencontré son adversaire le plus dangereux, le Japon. Les Japonais doivent aux Chinois leur civilisation, ils ont avec eux de grandes affinités. L’ensemble compliqué des idées, des instincts, des façons d’être, d’agir et de penser qui constituent l’âme chinoise est pour nous une énigme indéchiffrable ; les Japonais en ont la clef. Sinon de même race, du moins de même famille, ils ont sur leurs frères jaunes la supériorité que donne un caractère plus élevé et une intelligence plus ouverte. Le Chinois n’est mû que par la piété filiale et la cupidité ; le Japonais a un idéal plus noble : il est ardemment patriote et toujours prêt à sacrifier avec joie sa fortune et sa vie pour la gloire de son pays. Il est en outre merveilleusement servi par cette admirable faculté d’assimilation qui, aux avantages de la race, lui a permis d’ajouter ceux que l’Europe doit aux progrès d’une civilisation scientifique et industrielle.
Le Japonais ne hait point le Chinois ; il le considère comme un parent trop lent à s’élancer dans la voie du progrès, trop apathique pour chasser les Européens qui l’exploitent. Il veut ramener ce frère égaré, lui communiquer son énergie, sa vitalité, sa foi. La guerre a pu éclater entre les deux peuples, mais elle n’a pu creuser entre eux de fossé profond. Pendant la guerre même, les Japonais se piquaient de traiter généreusement leurs adversaires ; les sujets chinois purent rester au Japon sans être inquiétés ; à peine étaient-ils insultés (moins que ne le sont journellement les Européens dans certains ports ouverts, comme Kobé ou Yokohama). Au contraire, les Japonais qui avaient cru pouvoir rester dans l’Empire du Milieu subirent toute sorte de vexations, même de tortures. Les Japonais se plaisent à rappeler cette différence de conduite : ils en concluent que c’est eux qui représentent le progrès, qu’ils ont le droit et le devoir de civiliser, même par la force, la barbarie chinoise. Durant les hostilités, ils déclaraient déjà qu’ils ne rechercheraient pas l’écrasement de leur ennemi, mais qu’ils organiseraient son armée, sa marine, son industrie et son commerce et le rendraient capable de lutter contre l’intrusion européenne ; ils fermeraient ses ports et ses fleuves à l’invasion des marchandises étrangères, ils deviendraient la tête de l’immense corps chinois ; à son tour, on verrait la race jaune inonder l’Europe de ses produits et drainer vers l’Extrême-Orient tout l’or occidental. — Ces idées et ces projets ne datent pas de la dernière guerre ; ils ont commencé à se faire jour dès qu’au sortir de son long assoupissement dans l’anarchie féodale, le Japon prit conscience de lui-même et de ses destinées. Indigné de l’inertie chinoise, il se donna la tâche d’affranchir la race jaune de l’humiliante tutelle des Européens, d’arracher aux Occidentaux les bénéfices de l’exploitation de l’Orient. Pour arriver à ce résultat, il prit le vrai moyen : la Chine se fermait, il s’ouvrit ; c’est avec nos propres armes qu’il se prépara à nous combattre : il est devenu pour la Russie le plus dangereux des adversaires.
Par sa situation géographique et par sa richesse, la péninsule coréenne devait être le premier objet de litige entre Japonais et Russes. Depuis longtemps, les Japonais considèrent la Corée comme une dépendance naturelle de leur pays. La conquête de ce pays par l’impératrice Jingu au IIIe siècle de notre ère est peut-être de leur histoire l’unique souvenir qu’ils aient conservé. Sur les deux rives du détroit de Corée, on trouve les mêmes cultures, les mêmes produits, le même climat ; les ports du Japon reçoivent et répandent dans tout le pays le riz coréen et les poissons salés ; économiquement le Japon et la Corée sont donc étroitement liés. En 1894, au moment où éclata la guerre, un diplomate japonais, M. Otori, négociait à Séoul pour faire abolir les défenses d’exportation du riz. Sitôt qu’il fut devenu une puissance, le Japon se souvint de ses droits historiques sur la Corée ; dès 1876 il forçait la cour de Séoul à secouer officiellement la suzeraineté chinoise (traité de Kanghoa), à ouvrir au commerce japonais les ports de Fusan, Gensan et Chemulpo, à permettre aux officiers du Mikado de faire ce relevé hydrographique des côtes coréennes qui leur a été si utile durant la dernière guerre. Des Japonais allèrent s’établir dans les ports coréens, ils y installèrent ces pêcheries qui rapportent aujourd’hui 30 pour 100 à leurs actionnaires. En même temps, le gouvernement de Tokio suscitait à Séoul des intrigues anti-chinoises et soudoyait un parti favorable aux prétentions japonaises. Il y eut des émeutes, les soldats du Mikado intervinrent : un droit mal défini fut reconnu au Japon ; une sorte de condominium sino-japonais, de protectorat à deux, devait régir la péninsule. — Ainsi, la possession de la Corée est depuis longtemps le rêve de l’ambition japonaise. Faire du détroit qui baigne l’île de Tsu-shima un nouveau Bosphore, confiner les Russes dans une mer fermée, tel a été le but de la politique du Mikado. Contre ces projets, la diplomatie russe a lutté de toutes ses forces.
Jusqu’à la guerre sino-japonaise, c’est presque uniquement en Corée que se manifesta la rivalité entre la Russie et le Japon. La question toutefois n’apparaissait pas comme insoluble. Au début de la guerre de 1894, le gouvernement du tsar négocia avec celui du Mikado un partage éventuel de la péninsule coréenne. La Russie aurait eu la côte est, c’est-à-dire un port libre et une rive du détroit ; au Japon serait revenue la partie ouest, productrice de riz, et l’île de Quelpaert. Les négociateurs avaient-ils la volonté d’aboutir, c’est ce que la guerre n’a pas permis de savoir.
On connaît les détails de la lutte. — Grisés par le succès, trouvant une Chine plus décomposée encore et plus friable qu’ils ne l’avaient imaginé, les Japonais vainqueurs émirent la prétention non seulement de faire la Corée indépendante sous la tutelle du Japon, mais encore d’occuper la Mandchourie méridionale avec la presqu’île du Liao-Tung et Port-Arthur, de marcher sur Pékin, et d’aller affirmer leur triomphe aux yeux des Chinois dans la capitale même du Fils du Ciel.
Cette fois le Japon dépassait la mesure, et les Russes s’émurent. Sans bruit, en utilisant les tronçons du Transsibérien, ils concentrèrent de grandes forces militaires dans la province de l’Amour ; ils firent venir dans les eaux chinoises une imposante escadre composée de leurs meilleurs navires. Tant qu’il s’était senti désarmé, le gouvernement russe avait leurré les Japonais par une apparente indifférence, il avait même formellement admis l’occupation définitive du Liao-Tung ; mais quand il fut en état de parler haut, tout changea. — Confians, les Japonais continuaient à s’enfoncer dans la Mandchourie, ils y organisaient une administration japonaise sur le modèle des ken. Mais, trop éloignés de leur base d’opérations, manquant de vivres, de munitions et surtout d’argent, inquiets des préparatifs russes, ils durent ralentir leur marche, renoncer au voyage triomphal que le Mikado devait faire à Port-Arthur et accepter l’ouverture de négociations pacifiques. Grandes étaient les prétentions des vainqueurs : ils réclamaient l’occupation de la Mandchourie et du Liao-Tung avec Port-Arthur. La Russie, l’Allemagne, la France opposèrent leur veto : elles donnèrent, le même jour, au gouvernement du Mikado, le conseil amical de renoncer à des prétentions qui pourraient amener en Extrême-Orient une conflagration générale.
Le Japon hésita : il lui en coûtait de renoncer à des avantages si chèrement acquis, de reculer, lui, le vainqueur de la Chine, devant les menaces des puissances européennes. Mais la plus grande partie de son armée était en Mandchourie, victorieuse, mais épuisée ; la flotte n’était pas assez forte pour rester maîtresse de la mer en cas d’hostilités ; la puissance japonaise se trouvait coupée en deux : d’un côté, la nation, et le gouvernement, de l’autre ; séparées par une traversée de cinq ou six jours, la flotte et l’armée. Le gouvernement du Mikado se voyait réduit à la cruelle alternative de renoncer aux avantages conquis en Mandchourie et même en Corée, ou d’accepter une lutte qui aurait exposé sans défense Hondo et surtout Yeso à un débarquement des Russes. Les conseils belliqueux et les encouragemens clandestins ne manquèrent pas aux Japonais. On sait qu’il existe une puissance occidentale dont la politique louche, mais toujours heureuse, consiste à semer la discorde et la guerre, à envenimer les querelles et à prolonger les conflits pour neutraliser ses rivaux les uns par les autres et grandir elle-même sur les ruines de tous. L’Angleterre, dans la question sino-japonaise, n’a pas failli à sa mission séculaire ; elle avait d’abord pris ouvertement parti pour la Chine ; mais quand elle vit surgir une occasion nouvelle de brouiller les cartes et de combattre l’influence russe, elle abandonna brusquement sa protégée et passa du côté japonais ; du jour au lendemain, diplomates, consuls, marins, journalistes, simples négocians obéirent au même mot d’ordre et soufflèrent au Japon la résistance. L’Angleterre avait à la guerre un intérêt évident : comme l’a dit un diplomate anglais, ce n’était pas uniquement pour protéger ses nationaux qu’elle avait réuni en Extrême-Orient une si belle escadre de croiseurs, mais pour surveiller les mouvemens des flottes russe et française. La tentative avortée sur les îles Chusan (novembre 1894) est là pour indiquer quel genre de services l’Angleterre attendait des forces qu’elle avait confiées à l’amiral Fremantle. Mais cette fois le gouvernement britannique en fut pour sa peine et ses volte-faces ; la diplomatie des autres puissances européennes déjoua ses combinaisons ; et le Japon, édifié par les événemens mêmes de cette guerre sur la duplicité et les visées égoïstes de l’Angleterre, refusa de faire le jeu de son ennemie de la veille et céda aux pressantes instances de la Russie, de la France et de l’Allemagne.
Ni le tsar, ni ses conseillers ne désiraient la guerre : ils résistaient aux entraînemens des amiraux Tyrtoff et Makaroff et répugnaient à une lutte ouverte contre le Japon. Faire la guerre, c’eût été laisser le champ libre aux agissemens des Anglais, leur donner une occasion de regagner tout le terrain perdu par les fautes de leur diplomatie. On le comprit en Russie et l’on s’efforça de dénouer sans coups de canon une situation grosse de complications.
A l’exemple de la Russie, l’Allemagne intervint en Extrême-Orient. Le gouvernement de Guillaume II entretenait cependant avec celui du Mikado les meilleurs rapports[6] ; mais, à son adhésion à la politique russe, il trouvait un double avantage économique et politique. Il craignit que le triomphe complet du Japon ne fût le prélude d’un essor prodigieux de sa marine marchande et de la ruine du cabotage allemand dans les mers chinoises[7]. En s’alliant à la Russie, l’Allemagne entrevoyait déjà ses cargo-boats transportant les denrées chinoises et japonaises à Vladivostok ou au port terminus, quel qu’il fût, du Transsibérien : ainsi, dans l’exploitation de la Chine, l’Allemagne réservait sa part de bénéfices. Une guerre pouvait sortir de l’ultimatum posé au gouvernement mikadonal ; elle aurait lieu surtout sur mer : quelle magnifique occasion pour les escadres russe et allemande d’écraser la jeune et déjà glorieuse marine du Japon ; quel beau coup de filet surtout à faire sur tous ces navires de la Nippon-Yusen-Kaisha, alors nolisés par le gouvernement et réunis à Talienwan ! Les détruire, c’était supprimer pour le cabotage allemand la plus dangereuse des concurrences, lui assurer pour longtemps une grosse part des transports dans les mers orientales. L’empereur Guillaume II obéissait en outre à des préoccupations politiques : il saisissait une occasion de se rapprocher de la Russie et d’infliger à l’Angleterre un échec retentissant. A elle seule, cette considération était de nature à le décider. S’il y a quelque chose de clair dans la politique de l’empereur d’Allemagne, n’est-ce pas le désir d’isoler l’Angleterre, de combattre sur tous les points du globe sa politique égoïste et envahissante, de ressusciter contre elle les vieilles idées de blocus continental et de ligue des neutres ?
Nuire à l’Angleterre fut d’ailleurs le seul résultat de l’intervention allemande : la guerre n’éclata pas, les bâtimens japonais ne furent pas détruits, et de l’achèvement du Transsibérien le cabotage allemand ne profitera guère : il n’avait pas prévu que l’aboutissement du Transasiatique se ferait non point à Vladivostok, mais à Hankow !
A la Russie et à l’Allemagne se joignit la France[8]. Depuis les guerres du Tonkin, nos relations avec la Chine n’avaient jamais cessé d’être quelque peu tendues ; au contraire, nos rapports avec le Japon étaient très amicaux : il s’adressait fréquemment à notre industrie et les meilleurs des navires vainqueurs au Yalu sortaient des chantiers de la Seyne. Mais notre politique générale nous faisait une loi de marcher d’accord avec la Russie, surtout au moment où l’Allemagne se rapprochait d’elle. Notre intérêt n’était pas en contradiction avec nos alliances. Un échec, en Extrême-Orient, du prestige britannique ne pouvait nous être indifférent. Nous pouvions d’ailleurs tirer de notre intervention des avantages politiques et commerciaux de premier ordre pour l’avenir de nos colonies asiatiques : seulement il ne fallait pas compter sur la reconnaissance des Chinois, mais l’exiger et nous faire payer en même monnaie que les Russes. En tout cas, même au Japon, le crédit de la France n’a pas été atteint par son intervention dans le conflit de 1895 ; notre rôle dans ces négociations a été avant tout pacificateur. Dans ces quelques jours d’anxiété qui ont précédé le 8 mai et où l’on doutait si le Japon céderait à l’ultimatum des puissances, ou si l’on en viendrait au canon, c’est à la prudence et à l’habileté de l’amiral de Beaumont que l’on dut le dénouement pacifique d’une situation menaçante. Les Japonais nous ont su gré de nos efforts conciliateurs ; ils ont renoué avec nous d’excellentes relations. Ils n’ont malheureusement pas de raisons de voir en nous, pour l’exploitation de la Chine, des concurrens dangereux.
Par le traité de Shimonosaki, le Japon n’obtenait que Formose et une indemnité de 300 millions de yens[9]. Il devait renoncer à toute acquisition territoriale en Chine ou même en Corée. Le véritable vainqueur était donc la Russie : elle se posait en tutrice de la Chine, elle fermait le continent à l’influence japonaise ; quant à ses deux concurrens européens, l’Allemagne et l’Angleterre, elle s’était servie de l’un et elle avait porté au crédit de l’autre un coup sensible.
C’est pour des profits économiques ou politiques nettement aperçus et depuis longtemps convoités que les puissances européennes se sont immiscées dans les querelles sino-japonaises ; le conflit terminé, chacune d’elles fit sonner haut ses services et réclama pour récompense une part dans l’exploitation du Céleste Empire. Quels semblent être les vainqueurs dans cette lutte pour la Chine, c’est ce qu’il nous reste à chercher.
La Chine devait son salut à l’appui que la Russie lui avait donné et fait donner ; elle n’eut ni le temps, ni le moyen de se montrer ingrate. Aussitôt après la conclusion de la paix, furent entamés entre la cour de Pékin et le cabinet de Saint-Pétersbourg des pourparlers qui aboutirent à un traité arrêté dans ses grandes lignes dès le mois d’octobre 1895, et finalement ratifié en novembre 1896. Le nouveau pacte donne une éclatante satisfaction aux ambitions des Russes ; ce qu’une guerre n’aurait peut-être pu leur assurer, ils l’obtiennent sans coup férir. Militairement et commercialement, ils deviennent les maîtres de la Chine du nord et de la Mandchourie. Le gouvernement du tsar s’engage à aider les Chinois à remettre en état et à fortifier les ports de la presqu’île du Liao-Tung — Port-Arthur et Ta-lien-wan. — En échange la marine russe usera librement de la rade et de l’arsenal de Port-Arthur et pourra y établir un dépôt de charbon, de vivres, d’armes ; en cas de guerre, des troupes pourront y être concentrées. Enfin les Russes possèdent sur la mer libre un port toujours libre de glaces ! Le but qui, depuis Pierre le Grand, semblait fuir toujours et s’éloigner comme un mirage décevant, est atteint : la Russie ne restera pas enfermée dans ses plaines et la solution qui, en Europe, aux Indes, à Vladivostok, lui avait échappé, elle l’a enfin trouvée dans le golfe du Pe-tchi-li !
La rade de Port-Arthur s’ouvre sur la côte est de la presqu’île du Liao-Tung ; il était donc important pour les Russes de s’assurer l’entrée du golfe du Pe-tchi-li et d’occuper une position qui empêchât toute autre puissance de s’installer près du cap Shan-tung. Ils reçurent le droit de prendre à bail pour quinze ans la magnifique baie de Kiao-Tcheou, au sud de cette pointe, et, en cas de guerre, de l’occuper militairement. Cette grande rade, fortifiée et devenue la station d’hiver de la flotte russe, aura dans l’avenir une immense importance stratégique : elle s’ouvre directement sur la mer de Chine, en face de l’extrémité sud de la Corée, de Quelpaert et de Kiu-Siu, au croisement de toutes les grandes routes maritimes de ces parages si fréquentés ; elle est la Bizerte des mers orientales.
Kiao-Tcheou et Port-Arthur seront les deux bases solides de la puissance russe en Chine. Port-Arthur sera relié directement par voie ferrée à la Sibérie et à Saint-Pétersbourg. Le traité russo-chinois, en effet, modifie profondément et complète les projets de chemins de fer déjà à demi réalisés par la Russie. Le gouvernement du tsar est autorisé à relier directement à travers la Mandchourie Nertchinsk à Vladivostok par Tsitsikar. Le nouveau tracé sera de 550 kilomètres plus court que l’ancien projet par la vallée de l’Amour ; au lieu de 90 000 roubles par verste, il n’en coûtera que 50 000. Il traversera des régions fertiles, populeuses, qui lui assureront un transit considérable. Les statuts du nouveau chemin de fer, dit « chemin de fer de l’est-chinois », sanctionnés par le tsar le 16 décembre 1896, sont entrés en vigueur le 16 février 1897 ; les travaux ont dû commencer le 16 août 1897 et devront être terminés en cinq ans ; déjà une commission d’ingénieurs russes et français et de fonctionnaires chinois étudie le futur tracé. La nouvelle banque russo-chinoise, dirigée par le prince Oukhtomsky, se charge de la construction et de l’exploitation de la ligne ; seuls des Russes et des Chinois pourront en être actionnaires. Les autorités chinoises doivent aide et assistance, en cas de besoin, aux agens du chemin de fer ; c’est d’ailleurs aux Russes qu’est confiée la réorganisation des forces militaires chinoises dans les provinces du nord, mais, de plus, ils se réservent le droit d’installer des postes militaires partout où ils le jugeront nécessaire pour la sécurité de la voie ferrée. Pendant trente ans à partir de l’ouverture, la Russie conservera le contrôle et l’administration de la nouvelle ligne et de toutes celles qui pourraient être construites en Mandchourie ; passé ce délai, les Chinois pourront user d’un droit de rachat, mais, comme le dit un journal anglais : This provision is delightfully vague[10]. En réalité les Russes seront les maîtres de la Mandchourie, ils en absorberont tout le commerce. — D’autre part, on travaille à prolonger la courte ligne qui joint Shan-hai-kwan à Tientsin jusqu’à Pékin d’un côté, et de l’autre jusqu’à Port-Arthur par Newchang et Ta-lien-wan ; dès lors un simple embranchement reliant Newchang à la ligne de Mandchourie par Moukden et Girin suffira pour amener les wagons russes du Transsibérien jusqu’à Port-Arthur et Pékin.
Il serait superflu d’insister sur la révolution économique qui résultera de l’achèvement de ces chemins de fer et sur les avantages qu’en retirera la Russie. De Pékin en Europe on mettra vingt jours, tandis qu’il en faut trente-cinq par le Transcanadien et quarante-cinq par Suez. Les marchandises utiliseront d’autant plus volontiers la nouvelle voie que, depuis quelques années, les chemins de fer russes ont abaissé leurs tarifs des trois quarts ; le prix des transports est devenu environ le quart de ce qu’il est en France. Le gouvernement du Fils du Ciel a consenti en faveur de la Russie à la suppression presque complète des droits sur les marchandises qui sortiront par ces voies ferrées, tandis que, à l’instigation des agens russes, il cherche à les élever sur les produits exportés par mer. Ainsi la Chine va s’ouvrir du côté de la terre et se fermer du côté de la mer.
Des faits nouveaux sont venus grandir encore les espérances des Russes et aviver le mécontentement de leurs rivaux : la conclusion de la paix sino-japonaise provoqua dans tout l’Extrême-Orient un réveil d’activité et d’ambitions. Japonais et Européens crurent que toutes les barrières allaient tomber, que le mystérieux Cathay allait enfin s’ouvrir et que leurs bateaux, remontant les grands fleuves, leurs chemins de fer, pénétrant dans les provinces les plus reculées, allaient porter jusqu’au cœur du Céleste Empire la civilisation étrangère. Ces illusions durèrent peu ; la Chine resta fermée ; nulle part, la Grande Muraille ne s’abaissa.
Ne pouvant pénétrer en Chine, les « Barbares » cherchèrent à favoriser la sortie des marchandises chinoises ; ils furent amenés à s’occuper du Transchinois. Avec une hâte fiévreuse, on étudia des plans, on prépara des projets, on entama des négociations pour la construction d’une ligne qui relierait Pékin à Hankow, sur le Yang-tse, centre de la production des thés, marché économique de premier ordre. Les Russes comprirent qu’ils allaient être prévenus et que, cette fois encore, les événemens avaient devancé les calculs des hommes d’Etat. Ils aperçurent enfin quels avantages assurerait au Transsibérien la construction du Transchinois. En terminant leur grande ligne asiatique dans un port où les marchandises n’afflueraient que si elles y étaient apportées par bateaux, les Russes auraient mis leur commerce entre les mains des puissances maritimes, ils auraient fait bénéficier le cabotage d’une bonne partie du transit des denrées chinoises. Relié au contraire à une ligne Pékin-Hankow, le Transsibérien ferait l’office d’une immense pompe allant puiser jusque dans les vallées du Hoang-Ho et du Yang-tse les richesses chinoises et les déversant ensuite sur l’Europe ; le commerce russe ne dépendrait pas des compagnies de navigation japonaises ou allemandes, la Russie n’aurait pas fait le jeu de ses rivales.
Un syndicat franco-russe se forma pour la réalisation du Transchinois (début de 1896) : tout naturellement l’Allemagne s’en trouvait exclue ; la nouvelle combinaison allaita rencontre de ses intérêts. Elle avait espéré que l’aboutissement du Transsibérien à Port-Arthur favoriserait le développement de son cabotage ; prolonger au contraire le Transsibérien par le Transchinois jusqu’à Hankow, c’était ruiner ses espérances.
La tentative franco-russe échoua : les offres du syndicat furent rejetées par les Célestes. Un vent de progrès et d’activité parut un instant souffler sur l’immobilité chinoise ; les mandarins eux-mêmes semblaient sortir de leur apathie et s’éprendre des nouveautés exotiques. Le vice-roi des deux Hous, Chang-Chih-Tung, et le taotaï de Tientsin, Sheng, entreprirent de réaliser eux-mêmes le chemin de fer Pékin-Hankow. Intelligent et « moderne », Sheng est devenu en Chine l’homme nécessaire ; c’est lui qui semble devoir hériter de l’influence de Li-Hung-Chang vieilli ; directeur des télégraphes, directeur des chemins de fer, il a reçu du Fils du Ciel la mission de construire le Transchinois. Il comprit très vite que, pour mener à bien une telle entreprise, il ne suffisait pas des capitaux et des moyens chinois : il s’entendit avec un syndicat américain, dit syndicat Bash, qui devait fournir la moitié des capitaux (20 millions de taëls) et se vanta de terminer en cinq ans les 1100 kilomètres qui séparent Pékin de Hankow. Tout récemment il vient de se former un syndicat belge — ou, dit-on, franco-belge — qui offre d’entreprendre toutes les lignes chinoises (Pékin-Hankow-Ganton et en outre Hankow-Shanghaï) et qui est entré en négociations avec Sheng ; les diplomaties anglaise, allemande, américaine combattent avec acrimonie cette nouvelle tentative. Les choses en sont là. Sheng, qui déteste les Anglais, semble disposé à traiter, mais à titre purement privé et sans aucune garantie impériale, avec le syndicat Bash pour la ligne Hankow-Shanghaï ; l’autre ligne (Pékin-Hankow-Canton) resterait l’entreprise du syndicat franco-belge. Rien, d’ailleurs, n’est encore décidé : on attendait pour cela la présence du prince Oukhtomsky, directeur de la banque russo-chinoise et du chemin de fer de l’Est-chinois, qui vient (fin mai) d’arriver à Pékin, porteur d’une lettre autographe du tsar à l’impératrice mère[11]. Le rôle de conseiller écouté et d’arbitre suprême joué par ce haut personnage est significatif. Quel que soit le syndicat qui doive apporter aux Célestes son concours financier, c’est aux Russes surtout que profitera le nouveau chemin de fer. Le Transchinois se reliera à Pékin au Transsibérien : il sera le grand collecteur qui amènera aux lignes russes les richesses de la Chine centrale, les charbons du Chan-Si, les produits agricoles des deux Hous, les thés, les soies, les porcelaines ; au lieu de descendre le Yang-tse pour être transportées par Shanghaï en Europe, c’est vers le nord que se dirigeront les marchandises, c’est par les voies russes qu’elles transiteront. Au point de vue commercial, c’est Hankow qui sera le terminus du Transsibérien.
Par ses chemins de fer la Russie est donc sûre d’obtenir une grosse part des bénéfices de l’exploitation de la Chine ; l’Allemagne, au contraire, aura retiré peu de fruits de son intervention dans les affaires orientales. Elle avait espéré des faveurs particulières pour son commerce en Chine, mais elle ne put rien arracher à l’ingratitude du Tsong-li-yamen : d’ailleurs il aurait fallu que sa marine marchande obtînt des avantages tout à fait exceptionnels pour lutter contre la concurrence des Japonais qui sont chez eux, qui ont sur le lieu même le charbon et qui paient si peu cher la main-d’œuvre. Tout ce que le Fils du Ciel accorda à l’Allemagne, ce fut une « concession » à Tientsin, maigre résultat en comparaison des énormes avantages militaires et commerciaux obtenus par la Russie. Mal payée de reconnaissance par la Chine, l’Allemagne n’en fut pas pour cela moins détestée au Japon. L’opinion publique ne lui a pas pardonné le ton arrogant et impérieux pris par son ministre pour donner au gouvernement du Mikado le « conseil amical » d’évacuer le Liao-Tung. C’est peut-être, de tous les étrangers, contre les Allemands que les Japonais montrent le plus d’animosité. Tout récemment le ministre d’Allemagne conduisant sa voiture effleura de son fouet deux étudians qui, par bravade, ne s’étaient point dérangés ; il dut leur écrire une lettre d’excuses, et, malgré cela, la presse se déchaîna contre lui et réclama à grands cris son renvoi[12].
Les intérêts français dans le sud de la Chine sont, toutes proportions gardées, analogues à ceux de la Russie dans le nord. Notre diplomatie, intimement unie à celle du tsar, a su obtenir du Tsong-li-yamen (20 juin 1895) des avantages moins importans sans doute, mais de même nature, et contrecarrer avec succès les efforts de l’Angleterre. Une mission française a été chargée de réorganiser l’arsenal de Fou-Tcheou ; le Fils du Ciel a concédé à la compagnie Fives-Lille l’autorisation de prolonger la ligne ferrée tonkinoise Phu-Lang-Tuong-Langson jusqu’à Lang-Tcheou dans le Kouang-Si, à 70 kilomètres de la frontière : de là, il sera facile de la continuer jusqu’à Vuchou-fou, de même que l’on pourra mener jusqu’à Yunnan-fou la ligne qui d’Hanoï doit remonter le Fleuve-Rouge. Par une convention toute récente (20 juin 1897), notre ministre en Chine, M. Gérard, vient d’en obtenir l’autorisation. Nous attirerons ainsi dans nos ports du Tonkin une partie des marchandises qui transitent actuellement par Canton ou Hong-Kong, c’est-à-dire par voies anglaises. Le Yunnan et le Kouang-Si sont deux provinces très riches ; tous nos efforts doivent tendre à en accaparer le commerce ; déjà nous avons obtenu la création d’un consulat nouveau à Mong-tse dans le Yunnan ; la mission lyonnaise a visité ces régions et cherché les moyens de nous en assurer la fructueuse exploitation. C’est à initiative des négocians français de profiter des succès de notre diplomatie.
Nos nationaux ont à redouter dans la Chine du sud la concurrence britannique. Les agens anglais s’efforcent d’obtenir l’ouverture du Si-Kiang au commerce européen (c’est-à-dire anglais) et la concession d’un chemin de fer de Calcutta à Canton par le Yunnan ; cette nouvelle voie commerciale ferait à nos chemins de fer du Tonkin, prolongés à travers le Yunnan et le Kouang-Si, et même au Transchinois et au Transsibérien, une redoutable concurrence. Mais les Chinois n’ont pas oublié la désinvolture avec laquelle les Anglais les ont abandonnés pour se tourner vers les Japonais vainqueurs. Aussi, jusqu’à présent les Anglais n’ont-ils obtenu que des concessions de détail : la plus importante est l’abolition des droits de likin (douanes intérieures) sur le Si-Kiang, mais jusqu’à Vuchou-fou seulement. Les négocians indigènes pourront plus facilement faire remonter jusque-là les marchandises européennes, mais le fleuve n’en reste pas moins fermé, aux étrangers. Une nouvelle convention sino-birmane concède aux Anglais quelques consulats et un morceau de territoire dans le nord-est de la Birmanie ; c’est une compensation des avantages analogues que la convention du 20 juin 1895 nous avait accordés. Enfin la Chine avait consenti de vagues promesses de jonction des chemins de fer birmans avec ceux qu’elle pourrait éventuellement construire le long du Si-Kiang ; mais, sans parler des grandes difficultés naturelles, la réalisation d’un projet si contraire à nos intérêts paraît d’autant plus incertaine que la récente convention du 20 juin 1897 nous permet de couper à angle droit la voie commerciale projetée par les Anglais et de barrer à leur ambition la route du Yunnan à Hong-Kong. Lorsque les voies ferrées projetées par la France et la Russie seront établies, les grands courans commerciaux de l’Empire du Milieu prendront la direction du nord et du sud, tandis qu’actuellement ils suivent le cours des fleuves dans une direction ouest-est. La diplomatie franco-russe a donc intérêt à contrecarrer les visées britanniques ; elle y a jusqu’à présent réussi ; la dernière convention, due à l’habileté de M. Gérard, en est une preuve, et la mauvaise humeur des feuilles anglaises nous est un indice certain de notre succès.
Pas plus que les Chinois, les Japonais n’ont oublié les volte-faces de la diplomatie britannique et la brutalité de ses procédés ; entre les deux gouvernemens les relations sont restées froides. — Dans tout l’Extrême-Orient, l’antique prestige de l’Angleterre a été, depuis les derniers événemens, singulièrement amoindri ; les Orientaux ont vu avec étonnement le Japon, soutenu par l’Angleterre et obligé cependant de se soumettre aux injonctions russes-françaises-allemandes : très « positivistes », ils ont cessé de respecter dans la Grande-Bretagne la maîtresse de l’univers. Au milieu de 1895, dans les affaires des massacres du Setchouen et de la convention Berthemy, les efforts du ministre anglais, tardivement appuyés par une imposante démonstration navale, n’aboutirent à aucun résultat ; la France au contraire, grâce au tact et à l’énergie de M. Gérard, à l’activité et à la décision de l’amiral de Beaumont, obtint, avec un bien moindre déploiement de forces, pleine satisfaction. Nos croiseurs vinrent, malgré une chaleur torride, montrer leur pavillon jusque devant Nankin. Le commandant français fit au vice-roi une visite que ce haut dignitaire vint en personne lui rendre à bord de l’Isly. Un mois après, l’amiral Fremantle mouilla à son tour devant Nankin avec tous ceux de ses bâtimens qui avaient pu remonter le fleuve ; mais le vice-roi refusa de le recevoir et quelques jours après, les Anglais durent lever l’ancre sans avoir rien obtenu. Une note parut alors dans les journaux chinois. Elle expliquait que l’amiral Fremantle était venu pour offrir au vice-roi de vendre ses navires à la Chine, mais que celui-ci, ne les trouvant pas à son goût, avait refusé. Pour qui connaît le caractère oriental, de tels faits sont significatifs.
Les Etats-Unis d’Amérique se défendent de toute prétention à l’exploitation de la Chine ; ils sont, ou ils feignent d’être, dans leurs relations avec les peuples jaunes, absolument désintéressés ; ils ont moins cherché à s’assurer des cliens qu’à se faire des amis. Les Américains sont vus avec faveur en Chine, et l’étaient tout récemment encore au Japon, mais le projet d’annexion des îles Hawaï, sur lesquelles le gouvernement du Mikado avait des vues depuis longtemps, vient de montrer aux Japonais ce qu’ils devaient penser de ce désintéressement, et les relations se sont singulièrement refroidies[13]. Quelques citoyens de l’Union occupent en Extrême-Orient des situations personnelles importantes et y recueillent des sympathies lucratives, comme le colonel Denby, qui fut le conseiller de Li-Hung-Chang pendant les négociations de Shimonosaki. La concession d’une voie ferrée chinoise à un syndicat sino-américain et la commande de deux croiseurs japonais ne sont pas des victoires du gouvernement, mais des succès des capitalistes et de l’industrie yankees.
En résumé les États-Unis semblent se désintéresser des affaires chinoises ; l’Angleterre, malgré quelques avantages obtenus tout récemment, a subi des échecs répétés qui ont diminué en Extrême-Orient son influence et son crédit ; l’Allemagne, mal vue au Japon, payée d’ingratitude en Chine, voit son cabotage menacé de ruine par le projet de Transchinois et les progrès de la marine japonaise. Seules la France et la Russie ont obtenu des avantages sérieux ; il semble qu’elles aient gagné en prestige tout ce que perdaient l’Angleterre et l’Allemagne ; mais les intérêts français en Extrême-Orient ne sont que secondaires, et c’est la Russie qui semblerait l’avoir définitivement emporté dans la lutte pour l’exploitation de la Chine, si elle ne voyait s’élever en face d’elle un jeune et dangereux rival, le Japon.
Comme ceux de l’Allemagne en 1870, les triomphes du Japon ont été le prélude et la cause d’un merveilleux développement de toutes les forces vives du pays. Les Japonais ont su faire servir l’indemnité de guerre chinoise — comme les Allemands nos milliards — à un prodigieux accroissement de leur puissance militaire et économique.
Avant la guerre déjà, les Japonais faisaient dans toutes les mers orientales, et jusque dans les Indes, un commerce chaque jour plus florissant. La guerre n’arrêta pas cet essor ; le gouvernement nolisa les bâtimens de la Nippon-Yusen-Kaisha, mais celle-ci affréta, pour les remplacer, quantité de petits caboteurs allemands ou anglais que, la guerre finie, elle acheta pour la plupart[14]. Après le traité de Shimonosaki, le Japon, qui avait espéré devenir, dans tous les pays jaunes, l’initiateur de la civilisation occidentale, dut borner son ambition à développer sa puissance militaire, industrielle et commerciale et à régner sur le marché économique de l’Extrême-Orient. Il se mit à l’œuvre avec l’ardeur et la foi que donnent le succès : « Le monde industriel japonais changea complètement sa face. L’esprit d’entreprise commerciale poussé par des gens optimistes, gonflés de l’orgueil national, gagna du terrain[15]. » Le gouvernement provoqua et seconda l’initiative privée : de 1896 à 1906 il prévoit, sous forme de subventions de tout genre au commerce et à l’industrie, une dépense de 70 millions de yens pour aider au progrès économique du pays. Le succès a répondu aux efforts des Japonais : en Corée, leur commerce a si bien supplanté le commerce chinois que la China Merchant Cie n’envoie même plus ses navires dans les ports coréens ; les importations japonaises y étaient en 1894 de 12 500 livres sterling, en 1895 elles ont été de 78 000.
Ce n’est pas seulement chez eux, c’est en Chine même que les Japonais ont porté leur activité novatrice ; non contens de lier avec leurs voisins des relations d’échanges, ils sont allés sur place mettre en valeur les richesses du Céleste Empire. Voyageurs, commerçans, ingénieurs se sont répandus dans toute la Chine, se sont insinués jusque dans les provinces les plus reculées ; partout compris et partout bien reçus à cause de l’analogie de civilisation et de l’identité d’écriture, ils ont étudié, inventorié, supputé les richesses de l’Empire du Milieu et cherché les moyens d’en tirer parti. Initiés presque tous en Europe à nos procédés de civilisation, habitués dès leur adolescence à diriger, d’après les méthodes nouvelles, les grandes compagnies commerciales, les exploitations industrielles, agricoles, les jeunes Japonais ont l’énergie créatrice et l’esprit d’entreprise ; ils ont en eux-mêmes et en l’avenir de leur race, non pas la foi mystique des Slaves, mais cette confiance qui pousse à l’action pratique et emporte le succès. Très vite, ils ont commencé à établir en Chine des usines : le bon marché dérisoire de la main-d’œuvre les y encourageait ; la journée d’ouvrier coûte en Chine moitié moins qu’au Japon, soit cinq ou six sous de notre monnaie. Aussi les bénéfices sont-ils beaucoup plus considérables : les filatures chinoises rapportent 15 à 17 pour 100, celles du Japon ne rendent que 10 à 11. Séduit par les beaux bénéfices, les Chinois se laissent gagner aux idées nouvelles. Leurs capitaux, dissimulés pour échapper aux exactions des vice-rois, restaient improductifs ; ils commencent à les faire fructifier dans des entreprises industrielles dont ils confient la création et la direction à des ingénieurs japonais. Récemment, au Setchouen, un syndicat de hauts fonctionnaires et de gros commerçans a fondé ainsi une filature et une fabrique d’allumettes. L’exemple sera suivi : les industries les moins compliquées se développent d’abord, puis viendront celles qui exigent pour les ingénieurs de plus longues études, et pour les ouvriers un plus long apprentissage. On commence par les allumettes, et l’on finira par les locomotives, les canons et les cuirassés. Et pour toutes ces industries, les capitaux afflueront : la richesse mobilière du Japon s’accroît rapidement ; attiré par une plus forte rémunération, l’argent japonais vient jusqu’en Chine donner aux entreprises nouvelles une impulsion féconde. Des compagnies de navigation transporteront en Europe tous ces articles, produits abondamment et à bon marché par la main-d’œuvre jaune, en inonderont nos marchés, en écraseront nos cours.
La réalisation de ces ambitieuses visées est proche. Les Chinois, frappés des succès remportés sur eux-mêmes par ces frères jaunes, naguère si dédaignés et si méprisés, semblent prêts à se laisser guider par leurs vainqueurs ; réconciliés par une même haine contre les Européens, Chinois et Japonais s’entendront pour prendre sur le terrain économique une revanche éclatante de leurs humiliations passées. Les Japonais joueront en Chine le rôle des Anglais dans l’Inde ; répandus dans tout le pays, ils seront partout maîtres et directeurs ; avec la main-d’œuvre chinoise, ils exploiteront les capitaux chinois, ils feront du pays tout entier un centre de production intense. Mais s’ils modifient la physionomie du sol, ils ne changeront pas le caractère des habitans : les Célestes assisteront, intéressés, mais apathiques, à la transformation de leur antique patrie ; ils dédaigneront d’étudier eux-mêmes les procédés et la civilisation des « Barbares » ; ils se laisseront conduire par leurs frères jaunes, et cette direction que les Japonais sauront leur imposer sera si douce qu’elle ne les réveillera pas de leur éternel sommeil.
Cette mise en valeur de la Chine par les Japonais sera un fait accompli à l’heure où, dans cinq ans, les wagons russes pénétreront jusqu’à Hankow. Il n’est pas douteux que le gouvernement du tsar obtienne du Fils du Ciel toutes les facilités nécessaires pour exporter par le Transsibérien les marchandises et les produits chinois. Il arrivera ainsi qu’en développant la production chinoise, les Japonais travailleront pour les chemins de fer russes. La rémunération des capitaux énormes engloutis dans l’exécution de la grande voie asiatique ne peut être assurée que par un mouvement commercial considérable entre la Chine et l’Europe. Déjà l’exploitation des premiers tronçons du Transsibérien a donné des résultats inespérés : en quatre mois (1896) la section Tcheliabinsk-Omsk a transporté 320 000 tonnes de marchandises et 231 000 voyageurs ; l’affluence a été si grande qu’il a fallu construire des baraquemens pour les émigrans obligés d’attendre pendant plusieurs jours leur tour de départ. Ces débuts sont pleins de promesses, mais il n’en est pas moins vrai que c’est en Chine, dans les régions si riches où ses extrémités plongeront, que le Transsibérien devra aller chercher les marchandises dont le transport fera sa fortune. Plus l’activité des Japonais fera produire au sol et à l’industrie chinoise, plus sera grande la prospérité du Transsibérien.
Pour enlever aux Russes ce transit rémunérateur, les sujets du Mikado développent leurs compagnies de navigation. Chemins de fer russes, bateaux japonais ruineront toutes les entreprises anglaises ou allemandes et défieront toute concurrence. Sur mer, les Japonais auront sur tous leurs rivaux des avantages décisifs : bas prix de la main-d’œuvre, dépréciation de l’argent et surtout cet esprit de solidarité qui les unit tous contre les étrangers : ils sauront abaisser leurs tarifs, travailleront même quelque temps à perte, jusqu’à ce qu’ils obtiennent le monopole des bénéfices convoités. Ne les a-t-on pas vus, en 1895, faire baisser de moitié le fret de la tonne de Singapore à Londres, malgré l’entente de toutes les compagnies européennes ? — La voie de mer sera donc japonaise ; elle n’aura qu’une concurrente, la voie de terre russe.
Toutes les marchandises destinées à la Russie elle-même, favorisées par la modicité des tarifs, passeront par le Transsibérien ; mais pour aller dans les autres pays d’Europe, il faudra subir les tarifs, relativement élevés, de l’Allemagne ou de l’Autriche, et la différence d’écartement des rails nécessitera un transbordement toujours onéreux. Pour ces pays-là, la voie de mer restera la moins chère, car le fret japonais ne sera pas sensiblement différent, que les marchandises aillent de Hankow jusqu’à Odessa, Marseille, Anvers ou Londres. Mais le Transsibérien aura toujours l’avantage d’abréger d’un mois la durée du voyage ; les produits peu encombrans et de haut prix, comme la soie, ceux sur lesquels s’exerce la spéculation, comme le thé, préféreront la voie la plus rapide. Ne pourra-t-on pas du reste créer de Marseille à Odessa, par exemple, ou du Havre à Cronstadt, des lignes de navigation qui seront comme un prolongement maritime du Transsibérien et qui éviteront les frais élevés du transit à travers l’Europe ?
Ainsi chemin de fer russe et bateaux japonais répondront à des besoins économiques différens ; la prospérité de l’un ne sera pas la ruine des autres, ils pourront coexister sans s’entre-détruire ; ils se feront concurrence, mais rien n’indique qu’ils doivent se faire la guerre.
Dès lors l’animosité réciproque qui divise Japonais et Russes ne provient-elle pas d’un amour-propre exagéré et mal placé ; n’est-elle pas le résultat d’un véritable malentendu ? Grisé par ses victoires, le jeune Japon crut un instant qu’il allait exercer sur la vieille Chine une véritable tutelle ; la Russie le réveilla de ce beau rêve et lui apprit que la mégalomanie est funeste aux puissances nouvelles. Les sujets du Mikado auraient tort de conserver rancune à l’ours moscovite de ce coup de patte un peu rude : la royauté économique du monde oriental, n’est-ce pas là une assez belle récompense promise à leur intelligence, à leur activité et aussi à leur modération ? Les Japonais seront sages de n’en point chercher d’autre : pour un résultat plus brillant que solide, ils exposeraient leur fortune à bien des hasards, peut-être à de cruelles déceptions.
Si la Russie avait espéré le monopole de l’exploitation de la Chine, elle aussi devait s’attendre à des mécomptes. Établir sur le Céleste Empire un véritable protectorat, faire pénétrer jusque dans la vallée du Yang-Tse ses chemins de fer, ses soldats, ses marchands et ses colons, c’était là, pour le moment, une tâche trop vaste. Les Russes constatent avec humeur les progrès de leurs rivaux dans la vallée du Fleuve : ils n’ont pas dû oublier cependant avec quelle ténacité les Anglais ont cherché à y implanter leurs négocians et leurs nationaux ; la place, laissée libre par les Japonais, eût été prise par les Anglais. — Les Russes devraient comprendre que si les chemins de fer sibériens sont assurés d’une prompte et complète réussite, c’est parce que les Japonais sont en train de faire de la Chine l’un des plus grands centres de production du monde. Les Russes savent déjà le parti qu’ils peuvent tirer du voisinage de l’Empire du Soleil Levant ; ils y ont embauché un grand nombre d’ouvriers et c’est grâce à eux qu’ils peuvent mener si rapidement leurs travaux de chemins de fer ; les Chinois sont précieux pour l’endurance et la patience, mais pour la souplesse, l’adresse, l’intelligence, les Japonais n’ont pas de rivaux : ils se plient avec une étonnante facilité aux besognes les plus variées ; comme contremaîtres, directeurs de chantiers, les ingénieurs moscovites n’ont pas d’auxiliaires plus utiles. — L’intérêt bien entendu des Russes est donc de ne point écouter les suggestions de la jalousie, mais de chercher avec les Japonais un modus Vivendi équitable : il y a place en Chine pour eux et pour leurs rivaux.
L’événement a déjà montré dans la question de Corée la possibilité d’un accord. L’acuité du problème coréen est devenue moins vive depuis que les Russes ont tourné par Port-Arthur la presqu’île qui leur fermait l’issue de la mer du Japon. Le gouvernement du tsar et celui du Mikado ont eu la sagesse de s’entendre pour établir en Corée un véritable condominium. Une convention a été signée le 28 mai 1896 à Saint-Pétersbourg par le prince Lobanof et le maréchal Yamagata. Les deux parties reconnaissent l’indépendance de la Corée et s’engagent à aider le roi Li-Hsi à rétablir l’ordre dans ses États et à organiser ses forces militaires ; elles ont le droit d’entretenir chacune un nombre égal de soldats pour assurer la protection de leurs nationaux ; elles se partagent la construction des chemins de fer et des lignes télégraphiques. Le nouvel arrangement substitue l’influence russe à l’ancienne influence chinoise délimitée par le traité de 1885 ; le régime reste un condominium, mais l’une des deux puissances a changé, et c’est la Russie qui, à l’heure actuelle, exerce à Séoul l’action la plus forte.
Les causes de division entre la Russie et le Japon sont donc atténuées ; aucune ne semble irréductible, mais le malentendu subsiste. La Russie augmente ses forces militaires, et le Japon commence de formidables armemens. Le gouvernement du Mikado a prévu jusqu’en 1906 une dépense de 300 millions de yens pour la marine et l’armée. La première partie de ce programme doit être terminée en 1902 ; c’est à cette date aussi que Port-Arthur, fortifié et devenu le grand port russe des mers de Chine, sera relié par chemin de fer à Saint-Pétersbourg. Cette coïncidence éclaire le but visé par les Japonais dans ces préparatifs militaires dont le nouveau ministère presse l’exécution[16]. D’ores et déjà la redoutable échéance de 1902 inquiète les diplomates et préoccupe les gouvernemens.
Si la Russie et le Japon se laissent entraîner sur la pente des armemens et des ruineuses dépenses militaires et veulent s’éliminer réciproquement des marchés chinois, non seulement ils manqueront leurs buts, mais ils ouvriront la porte aux ambitions étrangères : le Japon sera arrêté dans son essor économique ; la Russie perdra l’occasion de résoudre dans d’autres parties du monde des questions qui sont, elles aussi, vitales pour son avenir. Dans ces circonstances, le rôle de la France est tout tracé : ouvrir les yeux aux deux rivaux, leur montrer le péril et la solution, faire encore une fois en Extrême-Orient œuvre de paix et de concorde. Nous sommes liés à la Russie par une étroite amitié : dans les affaires sino-japonaises, nous lui avons donné, en même temps que des conseils de modération, un loyal appui. Avec le Japon, nos rapports sont excellens ; il sait tout ce qu’il a dû, dans la crise de 1895, à la sagesse, au calme de nos diplomates et de nos marins. C’est à nous qu’il doit d’avoir échappé au plus redoutable des périls : la Russie, l’Allemagne, étaient disposées aux moyens violens ; les Russes, craignant de voir disparaître leur dernier espoir d’obtenir un port libre sur une mer libre, montraient une inquiétante ardeur belliqueuse ; ils parlaient d’anéantir la flotte japonaise, de profiter de l’occasion pour écraser leurs rivaux ; ils criaient qu’on ne les arrêterait pas comme à San-Stefano. Notre amiral calma les passions de ses alliés et conseilla aux Japonais la prudence. C’est peut-être à la France seule que la Russie et le Japon doivent d’avoir évité les solutions violentes. Cette modération et ces services ont grandi dans tout l’Extrême-Orient notre prestige et notre crédit.
Aucune puissance n’est donc mieux que la France placée pour prévenir un conflit futur. Or — suprême argument en ces matières — elle y a intérêt. La mise en valeur de la Chine par les Japonais peut être pour nos colonies d’Indo-Chine un élément sérieux de prospérité : nous pouvons prendre par le sud, comme la Russie par le nord, notre part dans l’exploitation du Céleste-Empire. Quant à la concurrence de la marine marchande et du commerce japonais, nous n’avons guère à nous en préoccuper, car notre cabotage et notre négoce dans les mers chinoises sont presque nuls. Notre Tonkin, notre Cochinchine sont riches, mais manquent de colons ; pourquoi ne verrions-nous pas avec plaisir des Japonais créer sur nos territoires des exploitations agricoles et industrielles ? Est-ce que le riz de Cochinchine, cultivé par des Annamites, acheté par des négocians chinois et exporté au Japon par des bateaux allemands, n’est pas pour nous une source sérieuse de bénéfices ? Puisque nous ne colonisons pas nous-mêmes, laissons coloniser chez nous par d’autres. — Nous avons à résoudre une question difficile, celle du Siam, où la politique anglaise contrarie notre influence ; nous n’avons pas su profiter de l’heureuse audace de nos marins en 1893 ; prenons garde d’être complètement évincés de la vallée du Meï-nam. En ce moment même le roi de Siam vient en Europe à l’instigation des Anglais, et déjà l’on parle d’une alliance entre le Siam et le Japon sous le patronage de la Grande-Bretagne. Une telle éventualité serait pour la Russie et pour nous très menaçante. Le seul moyen de l’éviter, c’est de dissiper tout malentendu, de supprimer toute cause de conflit entre Russes et Japonais. L’entente entre les deux concurrens pour l’exploitation de la Chine serait à l’avantage évident de tous deux ; leur désaccord sert l’ambition et prépare la rentrée en scène de ceux qui jalousent leurs succès.
C’est en Extrême-Orient, comme dans le monde entier, l’intérêt anglais de susciter les querelles et de faire naître les conflits ; le nôtre est de les prévenir et de les apaiser. Grandie aux yeux des Japonais les progrès russes, surexciter leur jalousie, les pousser à une lutte qui les jetterait fatalement dans les bras de l’Angleterre, tel est le jeu de la politique britannique. — Faire entendre à Saint-Pétersbourg comme à Tokio la voix de la vérité et de la paix, dissiper le mirage d’un antagonisme irréductible qui cache aux yeux des Russes et des Japonais leurs véritables intérêts, empêcher la naissance de querelles stériles qui feraient dans le monde entier la partie belle à nos adversaires, et paralyseraient nos amis, tel doit être le rôle de notre diplomatie. — La France semble réservée en cette circonstance à la tâche généreuse de médiatrice : elle y trouvera le moyen d’accroître le prestige de son nom, de développer son commerce et ses colonies, et en même temps de permettre à son alliée de sortir en Europe de son long « recueillement ». Tout se tient aujourd’hui dans le domaine de la politique. Non seulement l’exploitation de la Chine par les Russes et les Japonais aura sur la vie économique du monde entier une incalculable répercussion, mais encore la question de savoir si Japonais et Russes se partageront à l’amiable ou se disputeront par la force les bénéfices de la mise en valeur de tant de richesses, importe au plus haut point aux intérêts vitaux de toutes les grandes puissances.
RENE PINON.
- ↑ Revue du 1er avril 1896.
- ↑ Nous devons l’idée première de cet article à un voyageur qui eut la bonne fortune de se trouver en Extrême-Orient au moment de la guerre sino-japonaise. Nous lui devons des renseignemens précieux et des impressions que l’on reconnaîtra facilement pour celles d’un témoin oculaire. Sa précieuse collaboration nous a aidé dans la conception comme dans la rédaction de ce travail ; nous tenons à l’en remercier ici bien sincèrement.
- ↑ Déjà en 1889 les marchands (réunis à Nijni-Novgorod demandaient « un embranchement courant sur les frontières de la Chine pour faciliter les échanges avec les parties les plus peuplées de l’empire chinois. »
- ↑ On sait que, d’après les règlemens maritimes, on ne doit saluer qu’à partir de huit heures du matin.
- ↑ On se souvient qu’au début de la guerre sino-japonaise, la presse russe prédisait et escomptait la défaite du Japon. L’événement a contredit étrangement ces prévisions.
- ↑ Les instructeurs de l’armée japonaise étaient presque tous allemands ; les Japonais en inféraient qu’ils pouvaient compter sur l’amitié de l’Allemagne ; l’événement les déçut et les mécontenta d’autant plus.
- ↑ On sait que l’Allemagne, depuis 1870, a cherché à développer son commerce en Extrême-Orient ; elle fait à l’Angleterre, dans l’exportation des produits manufacturés, une concurrence redoutable. Les deux puissances se sont nui réciproquement pour le plus grand profit de la Russie et du Japon. L’Angleterre a conservé la majeure partie du trafic d’Extrême-Orient en Europe, mais le cabotage a passé aux mains des Allemands ; de Singapore et de Saigon à Vladivostok ils ont mis un très grand nombre de petits vapeurs en circulation ; ils se sont faits les rouliers des mers chinoises.
- ↑ Quant à l’adhésion de l’Espagne, elle s’explique facilement. Le traité de Shimonosaki a donné Formose au Japon et l’a ainsi beaucoup rapproché des îles Philippines. Les Japonais ont des vues ambitieuses sur ces belles îles : leurs agens et leur or n’ont peut-être pas été étrangers aux récentes insurrections.
- ↑ Le yen vaut actuellement 2 fr. 55 environ.
- ↑ Engineering du 1er janvier 1897.
- ↑ Depuis que ces lignes ont été écrites, le prince Oukhtomsky est revenu à Saint-Pétersbourg et, d’après le Times, le contrat de Sheng avec les Américains aurait reçu l’approbation du Tsong-li-yamen.
- ↑ Les Allemands, d’ailleurs, ne cachent pas leur antipathie pour le Japon. La brochure de M. von Urandt : Die Zukunft Ostasiens, est fort instructive à cet égard.
- ↑ La question des îles Hawaï est actuellement pendante. Il est probable que les Japonais finiront par accepter l’annexion de l’archipel aux Etats-Unis ; mais ils exigeront pour leurs émigrans le traitement appliqué aux émigrans blancs. Pour emporter cette concession, les Japonais iront très loin, s’il le faut, peut-être jusqu’à la guerre. C’est le but du gouvernement japonais d’obtenir partout pour ses nationaux et ses émigrans tous les droits dont jouissent ceux des autres nations civilisées.
- ↑ C’est ce qui explique que le tonnage de la flotte de la Compagnie ait — de 1893 à 1896 — passé de 64 000 tonnes à 126 000.
- ↑ Lettre de M. Ourakami à l’Économiste français, 12 septembre 1896.
- ↑ Voir : Projets d’augmentation de la puissance maritime et militaire du Japon, par J. Daney de Marcillac, dans la Revue maritime d’avril 1897.