Queue de poisson/Texte entier

A. Brancart (p. 5-50).

I

François Lévincé est né avant terme et cela se voit encore, bien qu’il ait atteint ses trente-cinq ans.

Les malins prétendent qu’un enfant venu à sept mois doit être plus pressé que les autres de jouir de la vie.

C’est probablement une erreur, car François Lévincé qui a, de temps en temps, l’air de chercher derrière lui les deux mois qu’il a volés à la nature, est en retard pour tout.

Lévincé, né au bout des neuf mois traditionnels, aurait été sans doute un grand homme.

Voyez le hasard !… Manqué par sa mère, le malheureux demeure ce qu’il est convenu d’appeler un raté, malgré son perpétuel désir de sortir de l’ombre.

Notez que François, ni trop laid, ni trop beau, ni trop bête, ni trop intelligent, pourrait devenir facilement quelqu’un comme… tout le monde, sans ces deux mois d’avance !…

Mais l’étoffe lui est mesurée, cette étoffe dans laquelle on taille des personnalités qui se touchent le front en disant : j’ai quelque chose-là…

Elle lui est si mesurée, si mesurée, que lorsqu’il respire il semble avoir peur de se déchirer, en se gonflant d’un long souffle.

Il passe délicieusement inaperçu sur un trottoir et c’est pourtant un homme très gentil. Ses cheveux sont rares, bruns, très doux. Ses yeux sont petits, gris, très clairs. Sa bouche est mince sous une barbe convenable. Il a les doigts grêles, des jambes fuselées et une poitrine étroite.

Son tempérament est plein de palpitations, de craquements, d’éblouissements, d’épeurements, de vertiges qu’il n’avoue pas et qui le rendent malade.

Il tremble en tenant un verre à bras tendu, ne pose jamais le pied quelque part sans avoir le tâtonnement de celui qui cherche un trou.

Et il est d’une bonté presque divine, quoique point discernante, d’une bonté qui croit à toutes les assertions du voisin méchant, et qui arriverait, en douceur, à lui faire commettre un crime pour empêcher un jeune chat d’être étranglé.

Je suis même persuadée qu’il s’illustrerait volontiers par un tour pendable, s’il n’aimait pas autant l’humanité…… et s’il rattrapait enfin ses deux mois.

Mais son étoffe sera toujours trop étroite. N’ayant pas eu de début sérieux dans cette vie de misère, il ne finira pas dans un coup d’audace…… il finira en queue de poisson comme les histoires débitées lentement par une vieille tante à moitié endormie.

En queue de poisson, comme ces bustes anguleux de femmes qui soutiennent certains balcons parisiens et qui, semblant épuisés sous leur fardeau de pierre de taille, perdent jusqu’à la solidité de leurs jambes dans un réseau d’écailles froides…

Pauvre François Lévincé ! Pauvre cariatide humaine dont l’éternel désir impuissant est de se détacher de son mur pour aller prendre part aux noces effroyables des cerveaux et des ventres !…

De Profundis !…

II

Régia, l’actrice la plus toquée de Paris a mis deux ans à naître… — Deux ans ? —

Vous allez comprendre.

Son père (un Monsieur) avait quitté le toit conjugal depuis deux ans quand il revint trouver sa femme (une Dame) qui lui glissa dans les bras une petite fille de trois jours.

Cela fait bien le compte, n’est-ce pas ?

En réalité, Régia sortait d’un prince espagnol rempli de fougues… et elle grandit, chose inévitable.

Elle ne débuta pas au théâtre. Elle prit tout de suite un rôle entier comme on prend un morceau de pain bis. Elle déchiqueta cela en faisant des risettes qu’elle apportait, toutes essayées, de son berceau.

Ainsi que ses pareilles elle fut sifflée, huée, conspuée, violée, puis adorée.

Parmi les risettes, elle en eut qui se mouillèrent de larmes. Des directeurs cacochymes lui confièrent des créations, à la condition qu’elle se laisserait essayer ses costumes sans lumière.

Des cabotins malpropres lui firent retirer ses créations, parce qu’ils rallumèrent la lampe et voulurent passer le maillot.

De sorte qu’aujourd’hui la jolie comédienne estime peu ses directeurs, encore moins ses camarades, et blague le bourgeois quand celui-ci l’applaudit.

Songez qu’elle a vécu deux ans de trop ! Elle est blasée, détraquée, folle, mauvaise, nerveuse, charmante, vicieuse. En un mot : une adorable canaille.

Tout cela parce que pendant ces deux ans elle en a entendu de raides, d’excessivement raides de la part du prince espagnol.

Vers l’époque à laquelle les filles deviennent roses quand on prononce, devant elles, le nom d’un mari possible, Régia faisait couler, dans la pâte transparente de son papier à lettres fleur de pêcher cette violente devise : Robustissimo fidelis !

Et les vieux payaient, les jeunes renonçaient…

Elle, n’était guère fidèle qu’à sa devise.

(Ceci ne prouve pas qu’elle fut légère, mais indiquerait simplement, qu’en général, les hommes ne sont pas très forts… de constitution).

Régia n’était même pas une créature sensuelle.

Elle aimait à vivre vite, voilà tout.

Si on lui demandait de qui elle était amoureuse elle répondait, avec pudeur, qu’elle ignorait l’amour.

Elle avait le cynisme, d’ailleurs, comme on a la décence, et ne pensait pas qu’on dût causer de certains actes en les appelant, par abréviation, des fautes, pas plus qu’elle n’imaginait qu’on pût se passer de ces actes une seule nuit.

Un hiver, au matin, Régia retrouva l’amant de la veille dans son alcôve. Il ne dormait pas ; au contraire, il venait de la réveiller, et comme, sous les moiteurs envahissantes du lit bouleversé, elle balbutiait une phrase négative, il insista.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Régia se mit à songer à la devise de son papier à lettres : Robustissimo fidelis !

Ils déjeûnèrent ensemble, elle et lui. Ils avaient très faim.

Après les côtelettes, elle murmura saisie d’une admiration profonde :

— Alors, vous avez du sang dans les veines, vous ?

Pour toute réponse il frappa, en maître, sur le timbre de leur table.

— Un œuf cru ! — demanda-t-il à la soubrette de Régia qui était venue, apportant des cervelles aux truffes.

L’œuf une fois dans son assiette, il le considéra attentivement, ainsi que font les vendeuses de la Halle quand elles mirent les plus frais.

Et il dit :

— Aimes-tu les œufs à la coque ?

— Oui… mais…

— Prends ta montre. Tu le mangeras dans cinq minutes.

Il enveloppa l’œuf de sa main gauche. Cinq minutes après il était cuit, à point, un peu mollet…

— Oh ! fit l’actrice éblouie.

À partir de ce jour Régia devint, sans se rendre compte du pourquoi, une comédienne hors ligne.

Elle prit une âme. Sur la scène, les bouquets de carton peint lui parurent les jardins d’Armide où elle errait parlant la langue des dieux. Elle se jeta sincèrement dans les précipices garnis de matelas et les tirades des jeunes premiers lui semblèrent moins de la réplique que de la passion idéale.

Le monde réel, seul, lui fit encore l’effet d’un décor factice et pour mieux étudier ses rôles, elle les répétait dans ses intrigues avec la société, jouant, chez les hommes, la comédie, comme certains enfants peuvent jouer à la poupée, c’est-à-dire en sachant que la tête de leur marotte reste toujours en bois.

Cependant elle subissait le héros de l’œuf à la coque avec plaisir.

Lui, l’attendait chaque soir devant la sortie des artistes.


III

Lui, c’était un étudiant de dixième année, ayant beaucoup de petites positions qui ne lui rapportaient rien, mais un solide très estimé à Bullier, où il lançait les danseuses en l’air d’un seul effort du poignet.

Bon garçon, rieur, toujours prêt à tuer quelqu’un pour amuser sa galerie.

Il ramenait les ivrognes chez eux, assistait les duellistes, faisait les vers des poètes pressés, logeait les insolvables, battait les agents et b…… toutes les filles d’une brasserie en une nuit.

Sa famille lui envoyait religieusement mille francs par mois pour mener de front ces différentes études et le 30 il songeait souvent à aller en Amérique.

Un soir de veine au jeu, il avait lu par dessus une épaule, une lettre de Régia. Elle invitait un des poètes pressés à lui porter une pièce et, dans cette lettre, il avait entrevu, lui, derrière des pattes de mouche la fameuse devise.

— Tiens !… avait-il fait, un peu scandalisé.

Puis, prenant l’or à pleine bourse, il s’était rendu chez Régia, qui donnait une sauterie intime ce même soir.

Il pénétra, non dans le salon où l’on s’étouffait autour de l’actrice vêtue de velours blanc, mais dans la chambre à coucher éclairée par une veilleuse rose.

La soubrette reçut deux billets de banque et l’ordre de parler très bas.

Régia entra, sans deviner, vêtue de sa robe de velours blanc et furieuse parce que ses danseurs la lui avaient abîmée sur les hanches en la pressant de trop près.

— Les sales ! — déclara-t-elle.

C’était ainsi qu’elle traduisait son idée de l’homme.

Paul, entendant refermer la porte à double tour, se fourra dans l’alcôve, se mit nu comme Adam, et ensuite, pudiquement, il se coucha.

Régia, de son côté, en fit autant, mais moins pudique elle prit la peine de s’envelopper d’un peignoir de nuit, du même rose que sa veilleuse, avant d’ouvrir les draps.

Et elle s’allongea, déroulant ses cheveux marrons, fermant ses yeux noirs, joignant ses cils soyeux, heureuse d’être belle toute seule.

La veilleuse s’éteignit…

— Comment c’est toi, Jacques ? — dit la comédienne avec un mouvement de mauvaise humeur.

Jacques, le poète en question, ne répondit pas, et pour cause.

Alors, dans le silence de la nuit, on entendit un cri de stupeur.

— Allons donc ! ce n’est pas Jacques…

Paul finit par pouffer de rire, mais il ne permit pas à sa victime de rallumer la veilleuse. Régia pensa qu’elle devait hurler et qu’elle devait mordre.

J’ajouterai : elle égratigna.

Enfin, elle put saisir une boîte d’allumettes. Dans une lueur de phosphore, elle aperçut une face sauvage et souriante où éclataient deux prunelles diaboliques. Elle crut que deux étoiles venaient de lui cheoir des nues, décrochées par Satan.

Elle se calma pour demander des explications.

Paul en donna…

… jusqu’au matin.

Ce fut de cette manière qu’ils firent connaissance.


IV

Nous soulèverons un peu le De Profundis jeté sur François Lévincé pour savoir quelle fut son existence à partir du moment où il comprit que ses deux mois d’avance lui manqueraient toujours.

Fils d’un honnête charpentier et d’une couturière pieuse, il eut, naturellement, des idées au-dessus de sa situation financière.

Quand sa mère lui demanda quel serait son état, il répondit :

— Peut-être peintre, peut-être prosateur, peut-être musicien, peut-être comédien…

— Peut-être va-nu-pieds !… — se récria la chère maman désorientée.

Et on en fit un garçon de bureau.

À l’école des bons frères il n’avait pas appris grand chose, tant ses différentes vocations le tourmentaient. En revanche, il y était devenu philosophe : ses camarades lui ayant volé une fois dix noix et cinq pommes, il eut la vision immense des turpitudes humaines.

Il demeura très écœuré…

La naissance de ses opinions politiques le tira de cette sombre mélancolie. Lévincé, en 70, sentit qu’il ferait peut-être partie de la Commune sans les soldats de Versailles, et malgré son jeune âge il descendit dans la rue.

Une heure après, il remontait, se demandant si les soldats de Versailles n’étaient pas, tout bien pesé, de braves gens destinés à devenir les plus forts ?…

Imitant le sage, il s’abstint dans un doute cruel.

… Oh ! les tribulations d’un garçon de bureau ! Comme il regretta, ensuite, de ne pas être mort pour l’une ou l’autre cause !

Et sa famille qui le stylait !…

La famille, quelle scie !

Elle prend la peine de vous mettre au monde et s’en vante, l’effrontée ! Elle vous débarbouille. Elle paie vos années de collège. Elle raccommode votre linge, puis elle veut encore que vous deveniez un homme sérieux.

On devrait abolir la famille, c’est une des principales plaies de la société !…

François Lévincé aima beaucoup son père dès qu’il fut mort. Quant à sa mère, il ne put jamais la souffrir ; elle gagnait vingt francs par semaine et il en mangeait la moitié, bourrelé de remords filiaux et, à cause de ses remords il prit sa mère en grippe.

Il avait ses théories, n’est-ce pas ? Quand on vous empêche de vous faire peintre, musicien, poète, sculpteur, etc.

Aussi décampa-t-il un beau jour avec la ferme intention d’être digne.

De ne plus gagner son pain et de ne plus manger celui des autres. Les autres, c’était sa mère.

Il trouva la société de ses rêves. Les bohèmes qui sont stupides et les stupides qui ne sont même pas des bohèmes.

Dans un cabaret borgne, derrière un théâtre, au milieu de femmes interlopes, il se posa en incompris. Il fit des armes, se développa raisonnablement le torse, et se lia avec un fils de famille chassé, pour séduction, du château de ses ancêtres, se destinant au journalisme.

Cet ami lui donna des leçons d’escrime et de politesse froide.

Dès lors, le romanesque François n’eut plus qu’un rêve : tuer poliment et froidement quelqu’un qui lui marcherait sur le pied ou qui enlèverait une femme… riche.

Entre temps, il dessinait des tours à créneaux, ajoutait des couplets à la Chanson des rues et des bois, de Victor Hugo, prétendait que Dieu est un Monsieur mort depuis un siècle, déclamait en mineur les scènes de Rolla et fumait beaucoup pour se donner le ton.

Vinrent les premiers picotements d’amour. Ils furent très désagréables. Lévincé s’en ressentit longtemps !…

Il eut, peu à peu, le dédain de la femelle. Mais comme sa nature inouïe, selon son expression, pouvait ce qu’il lui commandait, il lui commanda de demeurer tranquille.

Il s’adonna à l’amour idéal, courtisant parfois les grues avec des bouquets blancs, sans comprendre pourquoi les grues lui répondaient par des gestes ignobles, ces petites impertinentes, en l’appelant : poison.

Courageusement, François commanda de plus en plus à sa nature indomptable de céder le pas.

Elle se retira… tout à fait.

Après l’obscurité d’une jeunesse torturée par les luttes ardentes, les polémiques acerbes du cabaret borgne, François se refaufila chez sa mère pieuse, revécut son malheur en compagnie des sœurs, des frères, des neveux, des cousins. Il se replongea, pour la soupe quotidienne, dans cette galère qu’on appelle la famille.

Mais il y rapporta une politesse froide qui fut son vrai triomphe.

Il subit les écœurements avec un calme stoïque.

Il réaccepta l’argent des autres (sa mère), l’argent d’un bourreau qui ne lui demandait jamais si cela le peinait de ne rien faire.

Et de plus en plus il se sentit quelque chose dans le ventre.

Peintre !… Musicien !… Poète !… Sculpteur !… Comédien !…

Toute la lyre, quoi !…


V

Régia venait de signer son engagement pour une grande machine à effet.

Elle devait jouer une amoureuse fatale et on l’avait chargée de trouver un acteur bénévole devant lui servir de repoussoir.

Il aurait un rôle bête à périr. Tous les cabots de la troupe se déclaraient incapables.

Un soir elle rentra préoccupée, chez elle, rue d’Antin.

Paul lui demanda, les lèvres sur son cou :

— Aimons-nous, ce soir ?

Elle répondit :

— Non, je cherche mon résigné.

(C’était l’amoureux de la pièce).

Paul n’avait pas le caractère jaloux ; seulement il étranglait quelquefois, par mégarde, les freluquets qui posaient sous la fenêtre de l’actrice.

Il sentait bien que Régia finirait par aimer et que, peut-être, un cabot serait l’élu.

Il se mit à chercher aussi au fond de sa mémoire, puis il bouda, puis il sauta sur son chapeau, puis il déclara qu’il allait coucher dehors.

Régia haussait les épaules. Il sortit un peu fiévreux. C’était la première nuit de solitude dans leur amour.

Quand il fut parti, l’actrice oublia son résigné et, tout d’un coup, s’aperçut que l’appartement prenait un air absurde.

Elle se coucha, ne put dormir, parla tout haut, se fit faire du thé, demanda un édredon de cygne et brusquement éclata en sanglots atroces : elle aimait Paul.

Cette découverte lui causa d’abord la sensation de honte cuisante qu’éprouve une ingénue qui apprend qu’elle sera mère dans six mois.

Vers trois heures du matin, elle sauta de son lit jusqu’à un fiacre égaré passant devant sa porte. Elle n’avait qu’un manteau sur une chemise de dentelle.

— Mademoiselle est folle ! — cria la soubrette du haut de la croisée.

Régia tomba doucement, comme un flocon de neige, sur l’escalier de Paul.

Il n’était pas chez lui.

Elle se mit devant son seuil et y grelotta en compagnie d’un petit chien mouton cherchant aussi un maître disparu.

Tous deux restèrent là au moins une heure, un siècle.

Paul arriva jurant et pestant.

— Cré nom ! Quelle vie de chien ! —

Et du pied heurta le chien d’abord, la vie ensuite, car cette femme qui grelottait, amoureuse, représentait la belle vie, bien tenace, bien puissante.

— Malheur ! rugit-il, ivre d’un désespoir subit, c’est ma Régia ! — Quel gueux je fais !… —

Il l’emporta, comme un insensé, dans sa modeste chambre d’étudiant, sur un lit très dur. Elle riait, pleurait, se tordait, répétait :

— Je t’aime… j’ai fini par aimer !… — À genoux, il la réchauffait d’un souffle d’où semblait sortir une braise fondue.

— Et moi donc ? Je voulais nocer… je n’ai pu boire que de l’eau ! J’ai voulu baiser… J’ai perdu !… —

Il paraît qu’il retrouva… car le surlendemain la soubrette guettant par la croisée de la rue d’Antin, ne vit revenir ni Régia ni son cadavre.

Elle pensa :

— On l’aura transportée à la Morgue !… — et elle laissa monter dans sa cuisine un fantassin du 121e de ligne.

Paul s’enquit d’un résigné pour savoir, au juste, quelle réplique aurait sa trop passionnée chérie. Il dénicha, dans un cabaret borgne, derrière un théâtre, presqu’au coin d’un quai, un monsieur mince qui pérorait avec une politesse froide sur la famille, en général, et les œuvres de Delacroix en particulier. Il le présenta rue d’Antin.

Le Monsieur modeste accepta le rôle, déclara qu’il n’était pas cabotin pour un sou, mais un tragédien dans l’âme, l’â-â-â-me.

Régia, entourée d’hommes d’élite au point de vue artistique, crut l’oiseau sur parole.

C’est le propre des gens de talent que de croire au talent.

— Monsieur François Lévincé, dit-elle gaiement, je veux qu’avant un mois vous me donniez des leçons !… —

Une jolie phrase qui lui préparait une jolie surprise.

Des témoins l’entendirent, ils crurent aussi au tragédien inconnu.

Lévincé, tendu à crever se dit :

— Cramponnons-nous ! De la gloire les chemins sont tous verts ! —

On étudia tous les soirs chez Régia.

Celle-ci réalisait un rêve bleu : se créer un petit génie de poche.

J’ai dit que Régia était une affreuse créature et je le maintiens.

Elle ensorcelait son monde. Elle jouait sa vie en vaudeville, en drame, en saynètes, essayant les poisons de sa parole sur l’entourage innocent.

Quand elle comprit que Lévincé ne couchait pas, elle voulut tout de suite se faire adorer idéalement par son acteur résigné et elle grimpa sur son piédestal de marbre couleur des lys !…

Elle fut, avec un art exquis, la vierge persécutée qu’un amour mort dans sa coquille a cloîtrée dans le talent, le génie mystérieux qui marque au fer rouge de sa beauté les passants vulgaires. Elle fut tous les genres de ce genre là : sirène, druidesse, martyre incomprise. Lévincé, ahuri, en eut, le premier soir, une colique intense.

De plus en plus il craignit de se déchirer en respirant.

La diablesse força la dose, ayant toujours son drame dans la tête et François lança son va-tout !… Il devint amoureux pour de bon. Mais, cependant, avec quelques restrictions mentales.

Ce fut le comble ! Régia sourit d’un sourire d’ange exilé, puis elle lui emprunta deux louis pour acheter des confitures du sérail, qu’elle n’osait pas demander à Paul.

Je dois dire qu’elle rendit l’argent, car elle était fort honnête homme, mais facile aux flâneries sans but, elle se mit à courir Paris en compagnie de ce repoussoir qui ne couchait pas et qui payait, les yeux clos,… des confitures du sérail !…

Paul se tenait les côtes.

Lorsque Régia se figurait qu’elle créait, son artiste clamait :

— Il est très fort !

Paul, dans son gros bon sens, ajoutait :

— Oui… un vrai muffe !…

Elle s’indignait :

— Ce n’est pas toi qui ferais comme ça un cabotin, sur le pouce, uniquement pour me plaire !

— Je te crois ! j’ai lancé des femmes par-dessus les moulins… mais elles ne m’ont jamais rendu la pareille !

La toquade d’art for ever se continuant, elle proposa à François de le payer pour la regarder travailler ; il refusa, mollement, mais enfin il refusa.

Lévincé se sentit dans une crise inquiétante. Il aurait fallu… vis-à-vis… de cette femme… prouver… mais !…

D’ailleurs, pourquoi ? Ne pourrait-elle pas être vertueuse ? C’est si fumiste, une apparence !…

Une lueur l’inonda, il se dit qu’il arriverait peut-être à l’épouser.

Le mari de la reine !… Touché !…

Il calcula que ses dépenses un peu inconsidérées n’étaient, désormais, que de l’argent placé à intérêts sûrs.

… Mari de la reine !…

Et puis il se formait aux nouvelles habitudes de sa grande destinée.

…… Ri de la reine !…

Il organisa un petit sort digne de lui, digne d’elle, et se décida à arriver par les femmes en laissant l’escrime de côté.

…?… de la reine !…

Il y a comme cela d’honnêtes et naïves crapules qui finissent par mouler, sur l’exiguïté de leur cerveau, une colossale pensée immonde et cela devient moins immonde à cause de l’exiguïté de leur cerveau.

Régia et lui allèrent dans les fêtes cabotines, se présentant ensemble, pour parler, ensemble, de la grande machine.

Il murmurait, arrondissant le geste, haussant la hanche.

— Nous jouons l’un pour l’autre !

L’actrice promettait merveilles au directeur. Seulement il fallut apprendre ce rôle… il le fallut, bien que le génie de Lévincé eut dû rendre ce travail inutile.

Elle le campa au milieu du salon, lui fit lever le bras et…

— Mais, François, ce n’est pas ça… Moins de prétention, ne posez pas… ne roulez pas les yeux… Ah ! c’est trop fort ? Vous ignorez l’a b c du métier… Diable !… nous allons nous fâcher !…

Il prétexta une migraine.

Régia, quoique cruelle, n’était pas méchante. Elle attendit.

Nouvelle leçon, nouvelle dégringolade.

Lévincé parla d’une subite inspiration picturale. Il cracha sa tour crénelée et elle poussa la mansuétude jusqu’à lui en demander deux.

Alors ce fut un déluge. Il en mit de tous les côtés. Des tours crénelées sur lesquelles se reflétait la lune, puis des lunes énormes dans lesquelles se reflétaient des petites tours crénelées.

Le pis c’est qu’elles étaient très bien, ces tours ! Affaire d’habitude ! Hélas !…

Paul se tordait rien qu’à voir la figure renversée de la pauvre Régia. Celle-ci ne voulait pas avouer ses craintes.

Que ne mettait-elle pas tout de suite son élève à la porte, la gueuse ! Ce cher raté du bon Dieu fouillait toujours dans les tours crénelées, les clairs de lune étranges, et le tiroir de madame sa mère pour acheter des gardenias à la folle enamourée de son néant.

Un jour que Paul et François se trouvaient réunis, Régia, chatouillée de ses désirs de feu qui étaient une véritable seconde nature en elle, faillit se pâmer dans les bras de son Paul.

Voulant conserver, malgré l’apparence, le piédestal couleur de lys, elle prétendit que Paul avait voulu la violenter.

Ce fut inimitable.

François, froidement poli, donna de bons conseils au délinquant.

Celui-ci riposta par des obscénités de langage et Régia, entre eux deux, eut la sensation exquise du ménage à trois dont le troisième aurait été un mari postiche, le résigné, enfin !

Paul, piqué au jeu, dévoila son existence passée. Raconta ses histoires de bordel et ses aventures dans les boudoirs suspects.

Déclara que, sans exception, toutes les femmes devaient être violées au bout d’une sommation infructueuse.

Régia, agacée par des réminiscences où son nom ne revenait pas, fit le principal geste de son rôle d’amoureuse fatale :

— Je conserverai, moi, la maudite, mon talisman, dussé-je en mourir !…

Ce fut très bien lancé. François tomba en extase muette.

Quant à Paul, il se coula derrière le fauteuil de sa maîtresse et murmura à son oreille, étouffant un rire :

— Il est dans ma poche, ton talisman, si tu veux que je te le rende… fous-moi ce grotesque dehors !…

Régia se leva d’un bond.

— Monsieur Lévincé, dit-elle, câline, il faut aller me chercher mes pastilles aux violettes avant que la confiserie d’en face soit fermée… Et elle ajouta tout près de lui : Revenez bien vite, j’ai si peur qu’il m’embrasse !…

Lévincé se jeta sur son chapeau et partit comme une brise.

Lorsqu’il fut de retour, il remarqua que les yeux de Régia étaient cerclés de bistre et que Paul, très loin d’elle, fumait sur un divan.

— Pauvre petite ! songea Lévincé. Encore une lutte soutenue !… Il l’a peut-être embrassée, malgré mon blâme, le rustre ! Si tous les hommes étaient comme moi !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

…Les femmes seraient vraiment bien à plaindre !…


VI

Au bout d’une semaine d’efforts vigoureux, Régia dut y renoncer.

Elle avait perdu son temps. Le raté n’était même pas capable de mettre un brin de sentiment dans la fable des Deux pigeons.

Alors, elle jura tous les jurons que lui apprenait Paul et fit jeter le monsieur mince à la porte. Il eut froid jusqu’aux moelles, mais se dit en sortant, sans retourner la tête, digne :

— Elle a peur de m’aimer, elle est à moi ! —

Régia confia le rôle à la première doublure venue, la grande machine réussit et l’actrice remporta du théâtre une victoire pleine de fleurs.

À son retour, quand, brisée de joie elle allait se rouler avec Paul sur la jonchée odorante dont il avait fait un splendide lit d’amour, elle reçut un billet ainsi conçu :

Régia,

Vous êtes sublime, pure, vierge et actrice persécutée par des infâmes séducteurs.

Moi, je vous respecterai pour tous ceux qui vous désirent lubriquement.

Je suis l’homme rêvé… je suis ton idéal.

Je vous épouse.

Répondez moi courrier par courrier.

François.

Régia pouffa, puis pleura de rage. Cela c’était la plus cruelle des injures lubriques signalées.

Elle supplia Paul d’aller tuer l’insecte dans son mur.

— Bah ! fit-il, tu n’en seras pas plus avancée ! Moi, je le regretterai car je lui dois certaines pastilles aux violettes dont j’ai encore le goût fin sur le bout de la langue.

Régia s’essuya les yeux, puis envoya un papier fleur de pêcher plié en quatre, sans un mot.

Comprit-il ? En tous les cas, ni Paul, ni Régia ne s’attendaient à l’excellente farce du dénouement.

Un huissier, cravaté de blanc, se présenta, aux aurores, réclamant le prix des leçons de déclamation données à Mlle Régia, actrice à l’A… par M. François Lévincé professeur libre.

Pris au saut du lit, Paul, chez qui le réveil était toujours gai, se roula sur un tapis de Smyrne tandis que Régia, partageant généralement la gaité du réveil de Paul, s’allongeait dans un fauteuil américain saisie d’un fou rire démoniaque.

La soubrette, accourue au bruit, fit chorus.

L’huissier, très grave, les regardait son acte timbré à la main droite.

La fin de cette syncope amena, bien entendu, une réaction violente qu’on déchargea. en projectiles de toutes espèces, dans les jambes du malheureux homme de loi. N’y tenant plus, celui-ci, se sauva poursuivi par les abois de Capricante, la Havanaise de Régia.

Paul, après rire, se mettait en colère.

Il tonna. Un joli grabuge ! Si on savait cela, Régia serait propre avec sa ridicule monomanie de présenter son Lévincé partout en faisant des phrases bêtes.

Il courut chez un avocat intime.

L’avocat hocha le front, tira son code et le désignant à Paul d’un doigt rigide :

— Tu sais, mon cher ! Ceci contient toutes les absurdités possibles. Le cas de la mignonne y est peut-être prévu en grosses lettres.

Avisez !… Il y a des témoins, elle le donnait comme un talent, comme l’embryon d’un maître et la fameuse plaisanterie :

Il me donnera des leçons avant peu !

Voilà le chef d’accusation ! Gagnez du temps.

— Mais il est de mauvaise foi, N. D. D !… — rugit Paul prêt à écraser l’intime entre les deux reliures de son code.

— Justement, les chances seront pour lui, et on prouvera que ta maîtresse est une fille perdue !

Paul retourna dans son petit coin pour aiguiser une vieille lame de Tolède.

Régia avait réfléchi. Elle n’aiguisa que son regard et elle alla trouver le pantin.

Payer c’était impossible sans avouer, en même temps, qu’on pouvait lui donner des leçons, à elle, la diseuse adorable.

Elle n’y songea pas un instant, mais elle lui dit d’un ton de miel :

— Vous êtes ce plus fort dont vous a parlé, la feuille immaculée de mon papier à lettre.

Votre huissier est un trait de génie. Entre nous, je vous dois des pastilles et des gardénias…

Et elle ajouta, simple, grande comme Didon mourante : Signons la paix dans une promesse de mariage, je me fiance et vous rembourse, prenez-moi !

François Lévincé sentit revenir à tire d’aile les deux mois supprimés lors de sa naissance… Sans restriction mentale, il baisa les mains de la comédienne, victime touchante d’un acte d’huissier.

Devant témoins et par écrit, le professeur Lévincé se désista de ses titres honorifiques… Il oublia, dans son triomphe, d’utiliser, pour un marital sous-seing privé, la feuille de papier fleur de pêcher…

Songez donc ! Ils allaient pouvoir être vierges ensemble !…

Et lorsque François fit sa réapparition dans le joyeux salon illuminé de Régia, il trouva cette femme, une rose aux cheveux, le coude sur Paul, entourée de gommeux impertinents et absolument quelconques, et cette femme disait, faisant bien luire ses petites dents de caniche enragé :

— Ma foi, Messieurs, puisque vous m’y autorisez, je lâche le mari. À d’autres la responsabilité de sa tête ! Paul le payera d’une monnaie moins légère, si le professeur en idiotie se permet de réclamer de nouveau.

— Combien donc vous demandait-il ? interrogea un monocle braqué sur François verdissant.

— La moitié de mes soirées, plus la totalité de mes bénéfices, répondit Régia.

Paul riposta d’une voix de gavroche, atroce, gouailleuse :

— Et ses feux !…

Le mot eut un succès énorme.

François Lévincé, digne, leva le siège sans une protestation, le chapeau incliné sur l’oreille, la canne en verrouil, on l’entendit seulement murmurer :

— Les femmes !… La vie !…

» L’honneur !… L’immensité du fatalisme !…… Prédestiné à des choses cruelles !…

» Ainsi Macbeth !… »

» Il fut roi !…

…je survis à la crise !… Peintre, poète, musicien, tragédien !… »


VII

François Lévincé habite, maintenant, au huitième étage d’un hôtel somptueux, orné de cariatides, dans une rue large et longue.

La mansarde est très commode.

Pour passer les manches de sa chemise il ouvre, à la fois, sa porte et sa fenêtre.

Mais il y a dans cet hôtel somptueux, des peintres célèbres, des musiciens crevant d’or, des prosateurs à voitures…

Il les regarde, en montant sur sa chaise, par sa lucarne ovale.

Il affecte un désintéressement héroïque des choses de ce monde…

Il compose le scenario d’un opéra naturaliste intitulé : Régia, la crapule.

Le carnaval, il essayera, si l’opéra est refusé, un suicide à sensation… il se ratera.


VIII

… Et le balcon de ce moderne hôtel si sculpté, si parisien, s’appuie toujours au crâne d’une statue hébétée. Tour à tour la petite fille alerte, la jeune femme rêveuse, le vieillard morose viennent se pencher le long de la balustrade en fer chimériquement tordu.

Tour à tour les fringants espoirs, les vieilles expériences viennent peser, au-dessus de l’inerte cariatide, de tout leur poids vivant.

La rue est pleine de hourras. Une foule carnavalesque échange, avec le balcon, des lazzis brutaux.

C’est la fête des cerveaux et des ventres, des cerveaux planants, des ventres roulants !…

… Digne, mais intérieurement affolée, la statue informe dont le sexe manque et les pieds se perdent, regarde, de ses yeux morts, se grossir la saturnale, ayant La conscience de n’être rien parmi ces hommes fous, rien qu’un monstre vulgaire se terminant dans un réseau d’écailles froides… en queue de poisson !……

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FIN