Questions scolaires. De l’Enseignement de l’histoire dans l’université

Questions scolaires. De l’Enseignement de l’histoire dans l’université
Revue des Deux Mondes3e période, tome 42 (p. 634-658).
QUESTIONS SCOLAIRES

DE L'ENSEIGNEMENT DE L'HISTOIRE DANS L'UNIVERSITE

L’opinion s’intéresse si vivement de nos jours aux questions d’instruction publique, elle en est si justement respectueuse, que nous ne devons pas craindre de la prendre pour témoin et pour juge de nos préoccupations et de nos pratiques professionnelles au sujet des principaux problèmes que présente l’enseignement universitaire. A la confiance du pays nous avons le devoir de répondre en témoignant de notre sollicitude incessante à surveiller et à perfectionner nos méthodes, sur lesquelles nous appelons l’examen. L’histoire, en particulier, avec la géographie son annexe, réclame dans nos lycées une place toujours plus importante, et de récentes mesures prises par l’administration supérieure tendent à la lui assurer. C’est l’enseignement peut-être le plus populaire dans nos classes, et en même temps le plus redouté, car il peut, selon qu’il est présenté bien ou mal, ouvrir et fortifier les esprits ou bien les charger et les accabler. L’étude de l’histoire peut et doit être pour les jeunes gens un apprentissage de droite raison, une sorte d’expérience avant l’âge, et dans quel temps en ont-ils jamais eu plus besoin ? L’étude de la géographie doit les armer d’une instruction positive et pratique. Chacune des deux sciences peut beaucoup pour le développement de quelques-unes des plus précieuses facultés ; mais ces heureux résultats ne peuvent être obtenus qu’au prix de méthodes habiles aux mains de professeurs infiniment attentifs, ayant la conscience du but suprême et l’intelligente disposition des moyens. À ces maîtres en expérience et en bon sens, il faut un bon sens exquis, un rare esprit de mesure et de discrétion, une science sûre d’elle-même, capable de se modérer et de se contenir. L’accablement que peut causer aux esprits l’étude de la science historique n’est à redouter que si ceux qui enseignent, manquant de méthode et de droiture patiente, ne savent pas allier l’usage nécessaire des vues générales avec le travail personnel, exact et précis, sur des programmes ménagés et allégés le mieux possible. Le meilleur professeur d’histoire n’est pas celui qui a su emmagasiner dans son souvenir le plus de faits et de dates, car la mémoire n’est rien sans le bon esprit et le jugement ; qu’il soit difficile de lui tracer ses justes limites dans un enseignement et dans un temps qui sollicitent à tant de connaissances diverses, on peut en convenir : il y faut cependant réussir à tout prix, sous peine de manquer l’œuvre de l’éducation publique.

Un concours annuel, dit d’agrégation, sert au recrutement général des professeurs de l’université. Il attire particulièrement pour l’histoire, outre les candidats engagés soit à l’école normale supérieure, soit dans les lycées comme suppléans, des jeunes gens de l’enseignement libre, des licenciés ou même des docteurs en droit, qui y cherchent, non pas seulement l’accès d’une honorable carrière, mais encore un engagement vers une certaine discipline d’esprit. On peut, en examinant comment ce concours est constitué, en interrogeant les épreuves diverses dont il se compose, se rendre compte de la direction que reçoivent les futurs professeurs et des maximes dont leurs juges s’inspirent. Pures questions scolaires, il est vrai, mais que ne dédaignera ni en France ni même à l’étranger le public d’élite soucieux de ces sortes de problèmes. Par ce temps fertile en congrès, comment un congrès ne s’est-il pas réuni pour un tel sujet ? C’est ici que les comparaisons seraient intéressantes et utiles. Comment enseigne-t-on l’histoire dans les diverses universités, en Allemagne, en Angleterre, en Italie ? Quels sont les divers programmes ? Quelle place chacun d’eux donne-t-il à l’histoire nationale en comparaison avec l’histoire étrangère ? Il y aurait certainement là matière à de curieuses enquêtes, fort instructives, de nature à détruire plus d’un préjugé, à faire s’abaisser plus d’une barrière. — Une simple étude comme celle qu’on voudrait esquisser ici, écrite avec la meilleure compétence sur quelque université du dehors, nous serait infiniment précieuse. Nous n’aurons, pour notre part, qu’à ajouter aux souvenirs de toute une carrière d’enseignement ceux d’un jury présidé pendant cinq années[1] ; nous n’aurons qu’à nous faire l’interprète exact de collègues choisis parmi les plus expérimentés et les plus dévoués. De tels jurys, à vrai dire, ont entre leurs mains la direction intellectuelle et morale de l’enseignement ; car, dans ces sortes de concours d’où sortent les jeunes maîtres, chaque impulsion donnée soit par la rédaction des programmes, soit par la manière de juger les épreuves, est comparable à celle d’un gouvernail dont l’action se continue plus ou moins directe et durable.


I

L’agrégation, à laquelle nous devons, dans l’état actuel, à peu près tous nos professeurs de médecine, de sciences mathématiques et physiques, de droit et de lettres, est le principal ressort et la meilleure sauvegarde de l’université. M. Jules Simon, qui a écrit sur la Réforme de l’enseignement secondaire un livre de philosophe et de moraliste en même temps que d’homme d’état, en a très bien expliqué par quelques mots l’origine. C’est en vertu d’une ordonnance royale du 3 mai 1766, quatre ans après l’expulsion des jésuites, et afin de pourvoir aux lacunes résultant du départ subit de tant de maîtres, que fut établi un concours annuel, jugé par l’université elle-même, en faveur de ceux qui, déjà munis des grades traditionnels, souhaitaient en outre d’être « agrégés au corps des professeurs, » et d’obtenir de la sorte une situation régulière dans l’enseignement. Soixante places de docteurs agrégés étaient créées dans l’ancienne Université de Paris, pour la philosophie, les humanités et la grammaire. Jacques Delille, le traducteur des Géorgiques, fut reçu au premier concours, qui eut lieu en octobre 1766. — C’était une profonde innovation, puisqu’à la licence conférée par le chancelier de Notre-Dame on substituait une épreuve tout intérieure et indépendante. Le décret du 17 mars 1808, en organisant l’université impériale, étendit l’institution à toute la France ; le titre ne fut toutefois donné d’abord que par collation, chaque lycée devant avoir trois agrégés seulement, pour les sciences, les lettres et la grammaire.

Les premiers concours d’une agrégation commune ne furent établis qu’en 1821, mais uniquement encore pour les trois mêmes facultés. Ce n’était pas qu’on négligeât entièrement le projet de créer un enseignement historique. On peut suivre dans le recueil des Circulaires et Instructions officielles relatives à l’instruction publique les timides velléités qui se traduisirent bientôt en un commencement imparfait d’exécution. Le point de départ est marqué par une circulaire du 26 avril 1817, où M. Royer-Collard, président de la commission de l’instruction publique, se plaint de ce que « les notions d’histoire et de géographie, qui servent de commentaires aux textes anciens et qui doivent entrer nécessairement dans le plan d’une éducation classique, » font toujours défaut. « Cette partie de l’enseignement, ajoute-t-il, n’a donné que des résultats peu satisfaisans jusqu’à ce jour : l’obstination routinière de quelques professeurs en est la cause ; elle a excité de justes plaintes qu’il importe de faire cesser. » M. Royer-Collard se rassure promptement, il est vrai, mais par un motif qui ne paraît pas corriger suffisamment cet aveu d’impuissance : « La sagesse du roi, qui nous observe, dit-il, nous commande la sécurité. » — Cela n’empêchait pas que, dès l’année suivante, un arrêté de la commission, développant les programmes des collèges en ce qui concerne l’histoire et la géographie, confiait cet enseignement à un personnel spécial. Ce n’est toutefois qu’à partir de 1820 que toutes les classes, de la quatrième à la rhétorique, obtiennent des professeurs d’histoire, mais auxquels on ne demande pas encore de s’être présentés à un concours d’agrégation spécial : après la révolution de 1830 seulement on voit ce progrès s’accomplir.

Nulle pensée ne devait être plus conforme au mouvement des esprits. L’enseignement historique avait mission pour servir à la diffusion et à la défense de ces idées libérales qui venaient de triompher : il pouvait en montrer le progrès non interrompu même au sein de l’ancienne France, et y ajouter l’appui d’une longue tradition. L’essor des esprits prenait aussi un tour historique dans l’ordre des idées littéraires. Le théâtre, les arts, le droit, invoquaient l’histoire, et lui demandaient des ressources et des vues nouvelles. Il ne faut donc pas s’étonner si, en moins de quatre mois après juillet 1830, l’édifice du nouvel enseignement dans les établissemens de l’université apparaît construit de toutes pièces, sur ses bases définitives. Le remarquable arrêté qui, dès le mois d’octobre, règle le système des études à l’école normale, rentrée en possession de son vrai nom, témoigne à la fois, sur ce point particulier, de la fermeté de vue des premiers fondateurs et de leur prompt succès.

Ce plan d’études réserve une place très importante à l’histoire. En première année, révision des études du lycée, avec un cours d’histoire ancienne, « où le professeur, en rappelant les principaux événemens dans un ordre chronologique, insistera particulièrement sur les institutions, les mœurs et les usages, la religion, les arts et, en général, les antiquités des peuples. » Dans la seconde année, libre de tout examen ou concours, apte par là même à représenter ce que doit offrir d’original l’enseignement de l’École, toutes les études sont tournées du côté de la culture historique ; au cours d’histoire moderne et du moyen âge s’ajoutent un cours d’histoire de la littérature grecque, un d’histoire de la littérature latine, un d’histoire de la littérature française, un d’histoire de la philosophie, conception qui est évidemment un fidèle reflet des préoccupations générales. Du même mois d’octobre 1830 date l’institution de deux professeurs d’histoire dans chacun des collèges royaux, suivie trois mois après de celle d’un troisième professeur. Enfin, comme un concours pour l’agrégation de philosophie avait été institué, par arrêté du 21 août de la même année, un concours pour l’histoire est aussi décidé par arrêté du 21 novembre ; il eut lieu en septembre 1831. M. Toussenel, maître excellent de tant de générations, fut reçu à cette date. Il y avait trois sortes d’épreuves : une composition écrite ; un examen oral, chaque candidat devant être interrogé pendant une heure par deux autres concurrens « sur plusieurs questions d’histoire, d’antiquités, de géographie ancienne ou moderne, dont le texte, arrêté, par une commission spéciale, aurait été publié quelques mois avant l’ouverture du concours. » La troisième épreuve consistait en une leçon sur un sujet désigné vingt-quatre heures à l’avance. Sauf le nombre des compositions, sauf la différence très considérable, il est vrai, entre cette singulière épreuve orale, mal définie, et que devait remplacer le système actuel d’expositions établi dès l’année suivante, c’était toute la théorie du concours telle qu’elle se retrouve encore à peu près aujourd’hui.

Ainsi, est née du mouvement politique et intellectuel de 1830 cette institution universitaire qui, en fixant notre enseignement historique, a procuré à la jeunesse française, de concert avec les agrégations de philosophie, de lettres et de grammaire, une instruction solide et une éducation vraiment libérale. On a pu modifier, on peut désirer de modifier encore quelques dispositions de l’édifice ; on a pu et l’on pourra, y ajouter ou en supprimer quelques parties secondaires, mais nul, n’a jamais souhaité d’en voir changer les bases.

De 1831 à 1852, pendant vingt et un ans, l’agrégation d’histoire n’eut d’autres vicissitudes que le progrès naturel d’un dessein bien conçu et la succession des professeurs éminens qui y étaient appelés comme juges, sous la présidence de Letronne en 1831 et 1832, de M. Naudet depuis 1833 jusqu’en 1839, puis de M. Saint-Marc Girardin jusqu’en 1851. — Elle disparut cependant en 1852. Si l’on demande par quels motifs le législateur de cette époque la détruisit, la réponse n’est, croyons-nous, écrite dans aucun document officiel ; nous avons vainement recherché les procès-verbaux détaillés du conseil supérieur de l’instruction publique à cette date ; il paraît bien qu’il n’y eut pas de discussion. Les mêmes motifs politiques qui firent disparaître également l’agrégation de philosophie furent mal dissimulés sous le voile d’une imprudente réforme pédagogique. Put-on croire de bonne foi qu’on fortifierait ou qu’on réglerait les esprits en les privant des deux sortes de culture qui sont le plus propres à développer la rectitude du sens et la force ou l’élévation de la pensée ? Cette cruelle mutilation de l’université dura huit années, après lesquelles le rétablissement du concours spécial fut en grande partie l’œuvre d’un savant à qui ses belles études sur l’histoire du droit avaient donné depuis longtemps une grande autorité, et qui, après avoir été ministre de l’instruction publique, s’était retiré sans être oublié. M. Ch. Giraud, de concert avec un ministre de bon sens, M. Rouland, soutint dans le conseil supérieur et fit triompher en 1860, malgré beaucoup de préventions subsistantes, la cause de l’agrégation d’histoire, en attendant que, bientôt après, M. Duruy revendiquât celle de philosophie. M. Giraud fit plus : il introduisit dans ce concours une épreuve excellente, l’explication des textes, dont nous parlerons tout à l’heure ; il y fit rentrer l’ancienne épreuve des thèses ; il consentit enfin à le présider pendant quinze ans, jusqu’en 1874. Nous lui devons ainsi une grande part de l’organisation actuelle d’un des ressorts les plus utiles de notre enseignement universitaire. Le concours s’est développé depuis lors avec une remarquable énergie ; de récentes dispositions tendent à l’agrandir et à le fortifier encore. Voyons comment il est constitué, à quelles nécessités il doit répondre, de quels développemens il est capable, et de quelle nature est l’influence qu’il exerce sur notre enseignement historique.


II

Il est absolument nécessaire, si l’on veut apprécier ou seulement comprendre l’économie et le mécanisme de ce concours, de savoir avant tout quel en est l’objet et ce qu’il veut être. Doit-il recruter exclusivement l’enseignement secondaire, ou bien en même temps l’enseignement supérieur ? — Cette question en suppose une autre, d’une réelle importance : l’un et l’autre domaines doivent-ils être soigneusement séparés par une préparation différente et un recrutement à part ? L’enseignement supérieur doit-il se confondre avec la culture de la science, et l’enseignement secondaire doit-il y renoncer ? Il n’a pas manqué de réponses excessives à chacune de ces questions, qu’il importerait de résoudre avec modération et justesse, sous peine d’imprimer des directions très regrettables.

Qu’un galant homme, d’esprit et de goût, à la parole nette et vive, au travail d’assimilation prompt et facile, voué par profession et par goût à l’enseignement de l’histoire, ami de la jeunesse, se tienne au courant, par une lecture constante, des principales publications historiques en France et à l’étranger ; qu’il fasse passer avec aisance dans son enseignement, sans cesse renouvelé, tous les résultats acquis : il exercera un attrait, une séduction irrésistible ; il réalisera, cela n’est pas douteux, une sorte d’idéal du professeur d’histoire pour la jeunesse de nos lycées. Plusieurs de nos meilleurs maîtres ne font pas autrement : au lieu de briller par des écrits, au lieu de chercher à se faire un nom, comme ils pourraient faire, dans les facultés et les académies, ils enferment leur dévoûment dans leur chaire, ils n’ont d’autre but ni d’autre joie que l’avancement de leurs élèves, et regardent comme un devoir de probité professionnelle de ne point porter ailleurs leur travail et leurs soins. Qui songerait à médire de tels hommes ? C’est d’eux que Joubert a dit qu’ils font comme les Muses, qui inspirent et ne produisent pas ; ils méritent, cela n’est pas douteux, reconnaissance et respect. Supposez à leur place de jeunes ambitieux, trop préoccupés de franchir au plus vite ce qu’ils osent considérer comme un pénible stage pour prendre intérêt à leurs présens devoirs ou pour consentir à les faire passer avant toute chose, ou bien des esprits particuliers, absorbés par des études spéciales et négligeant tout le reste, il est clair que la cause de l’enseignement secondaire sera compromise. Cet enseignement s’adresse aux fils de notre intelligente et active bourgeoisie, qui serviront leur pays dans les carrières les plus diverses, au barreau, dans la magistrature, l’armée, l’industrie, le commerce. Il importe surtout de donner à cette jeunesse nombreuse, outre les grands et nobles sentimens, des idées saines et justes, des connaissances à la fois générales et précises. Ce qu’elle attend de son éducation classique, c’est, à ne parler que des qualités nécessaires pour la pratique des diverses professions, la vivacité d’intelligence, la promptitude et la droiture du jugement, la ferme logique, et, s’il se peut, l’habileté honnête de la parole, qui résume et met en œuvre avec puissance ces dons rares et précieux. Il n’y a pas précisément besoin pour cet enseignement-là de professeurs érudits et destinés à briller comme tels, mais bien plutôt de bons et fermes esprits, préparés par une instruction solide, soutenus par un patriotique dévoûment.

Les administrateurs prudens de l’université ne disent pas autre chose, et notre enseignement secondaire n’a pas d’autre principal but. Nous pouvons bien le modifier par certains côtés extérieurs ; nous pouvons chercher à le rendre en même temps plus rapide et plus fécond — ce sera tout profit ; nous pouvons essayer de faciliter sa tâche, soit par une meilleure disposition des programmes, soit en créant de nouveaux cadres qui ne laissent aux études classiques que ceux qui veulent en profiter directement ; mais les vrais principes de l’enseignement secondaire sont, chez nous, bien compris et bien observés : nous croyons n’avoir rien à envier à cet égard, ni à l’Allemagne, ni à aucun autre pays étranger.

Cela dit, ne retenons pas l’enseignement secondaire trop à distance de l’enseignement supérieur ; l’un et l’autre auraient certainement à en souffrir. Ne paraissons pas conseiller aux professeurs de nos lycées de se désintéresser des hautes études. Sans doute on peut comprendre qu’il y ait d’excellens maîtres achevant leur carrière sans avoir jamais rien publié et sans laisser après eux rien d’écrit ; ce ne doit pas être cependant le plus grand nombre, car comment comprendre que des hommes voués à un travail incessant dans l’intérêt de leurs élèves ne s’arrêtent jamais sur une recherche à faire, un doute à éclaircir, un problème à creuser ? Combien sont-ils, ceux qui résisteraient pendant toute leur vie à une telle tentation sans se déshabituer de cette activité d’esprit qui permet seule de se renouveler, et par là de dominer et d’exciter les jeunes intelligences ? Au reste, nous devons au personnel de l’enseignement secondaire, dans l’Université, un très grand nombre de publications, non pas autant d’écrits philologiques qu’en publient les gymnases allemands, — il y a là peut-être une différence de génie, — mais beaucoup de mémoires et de livres.

Ces livres sont souvent des thèses pour le doctorat, passeport nécessaire vers l’enseignement supérieur, et que doivent accompagner ou suivre de près les travaux originaux et les recherches d’une réelle valeur. Jadis on avait institué une seconde agrégation donnant accès aux facultés des lettres ; mais, le niveau de la première ayant continué de s’élever, n’était-il pas probable que celle-ci deviendrait une épreuve un peu vaine ? Il ne faut pas abuser de ces concours toujours un peu factices, où la fortune et les circonstances ont trop souvent, quoi qu’on fasse, une injuste part. Les facultés de médecine et de droit exigent nécessairement de l’âge viril ces sortes d’épreuves ; si les études de sciences et de lettres, plus générales, les imposent à l’âge moins avancé, faut-il doubler l’expérience ? ne suffit-il pas, après les premiers témoignages, du concours de la vie, de celui qu’instituent à chaque jour entre les hommes de cœur le sentiment de la dignité personnelle, l’émulation et le respect commun de la science[2] ? Nous avons vu de ces tournois universitaires : on les a célébrés deux ou trois fois avant de les abandonner probablement pour toujours. Les hommes de grand talent qui devaient y vaincre n’avaient-ils pas vaincu à l’avance devant l’opinion, et fallait-il essayer de les classer ?

Quoi qu’il en soit, l’enseignement supérieur emprunte nécessairement le plus grand nombre de ses candidats à l’enseignement Secondaire, et par là il trouve la garantie si nécessaire d’une forte préparation classique » On a dit qu’à suivre trop longtemps de trop générales études, un temps précieux serait perdu, et de mauvaises habitudes scientifiques contractées. Il y a là une question d’âge et de mesure. Il est possible que, pour des études d’érudition toute spéciale exigeant une réelle pratique, indépendante de la maturité d’esprit, il faille de bonne heure creuser, à certaine distance du grand chemin, son étroit sillon ; mais il n’en saurait être ainsi des études qui ont un caractère : général : celles-là ne connaissent que les différences de degrés sur l’échelle commune. Tous les membres de nos écoles françaises d’Athènes et de Rome qui sortent, de l’École normale sont agrégés ; il n’est pas démontré qu’il leur eût été absolument, besoin d’une autre préparation pour devenir de bons épigraphistes, des hellénistes ou des archéologues distingués. On ne veut pas nier qu’un peu plus de préparation spéciale ne dût leur être fort utile ; mais ne pourrait-on pas en introduire la meilleure partie dans l’agrégation même, dans celle des lettres et dans celle de grammaire ? Cet appoint d’un peu d’érudition serait-il entièrement superflu pour leurs concurrens ? Serait-il si fâcheux qu’un futur professeur de rhétorique ou de seconde eût étudié l’épigraphie latine ou grecque et l’archéologie ? Ceux des membres de l’école française de Rome qui viennent de l’école des chartes ou de l’école des hautes études sont le plus souvent non agrégés ; on ne voit pas que leur préparation, quelque intense qu’elle ait pu être, eût été absolument empêchée par quelques études générales de plus. Il faut, en résumé, que l’idéal et la pratique des hautes études, élémens essentiels de l’enseignement supérieur, ne manquent, pas non plus à l’enseignement secondaire. On ne doit pas séparer deux carrières dont l’une resterait sans perspective et l’autre sans tradition.

Si ces calculs sont justes, les concours d’agrégation, en philosophie, en lettres, en histoire, doivent servir égarement à recruter l’enseignement, secondaire et l’enseignement supérieur. En réalité il en est. ainsi, et il ne peut en être autrement, car il est impossible d’interdire le passage du premier au second degré, ni de les disjoindre. Il s’ensuit que ces concours doivent avoir des épreuves un peu différentes entre elles, et se prêtant à la manifestation, des qualités diverses que réclament l’une et l’autre vocations. C’est ce qui arrive naturellement pour le concours d’histoire, si les règles constitutives en sont appliquées avec précision et justesse.

Il débute par quatre compositions écrites : il faut, en sept heures, traiter sans le secours d’aucune communication, d’aucune note, d’aucun livre, un sujet imprévu d’histoire ancienne, le lendemain un sujet d’histoire du moyen âge, puis un d’histoire moderne et un de géographie. — L’objection est toute prête : « Quoi ! dit-on, vous demandez aux candidats d’être prêts à certain jour sur toute l’histoire, et, comme si ce n’était pas déjà trop, sur toute la géographie, et vous n’excluez ni l’histoire des institutions, ni celle des lettres et des arts ! Vous voulez qu’ils puissent traiter raisonnablement, à l’improviste, de tous les sujets compris dans cet immense domaine ! Pourquoi ne pas leur laisser un manuel, un dictionnaire historique, un aide-mémoire ? Vous les transformerez en dictionnaires eux-mêmes au lieu d’eu faire des lettrés et des historiens. Tout au moins vous favoriserez, au détriment du vrai mérite, le savoir personnel, superficiel et médiocre. »

Le reproche tomberait juste si deux conditions importantes n’étaient observées : il faut que les questions soient bien données ; il faut que les compositions soient bien jugées. Sans doute, en présence de questions trop particulières, un esprit distingué peut bien n’avoir pas de souvenirs assez précis ; mais appelez son attention sur les aspects généraux de l’histoire, et aussitôt le souvenir, aidé du jugement et de la comparaison, ne le trahira plus. Demandez-lui, sur un sujet d’importance, non pas la série exacte et complète des faits, mais l’intelligence des différentes phases et la signification générale. Il peut bien n’avoir pas présent à l’esprit le récit chronologique d’une des croisades ; mais il ne sera pas embarrassé, pourvu qu’il ait une instruction générale, d’exposer, dans un résumé suffisamment logique et substantiel, les principaux résultats des croisades, les changemens politiques et territoriaux qu’elles ont entraînés, le progrès scientifique, littéraire, artistique et moral qui les a suivies. Il pourra bien renoncer à la puérile épreuve de raconter sans erreur l’histoire confuse de la Fronde, mais il acceptera d’en caractériser les diverses périodes, d’énumérer les principaux d’entre les mémoires contemporains qui nous en instruisent, et d’apprécier les diverses opinions sur le degré de gravité qu’a offert cet épisode au point de vue de notre histoire générale. Pour peu qu’il ait seulement fait de bonnes études littéraires, il ne se pourra pas qu’il ne sache quelque chose de Retz et de Mme de Motteville ; pour peu qu’il ait réfléchi aux vicissitudes de la France, à ses trop nombreuses révolutions, il ne se pourra pas qu’il n’ait médité sur ces graves paroles qu’adressait le spirituel coadjuteur au prince de Condé : « Il n’y a que Dieu qui puisse exister par lui seul. Autrefois il existait en France un milieu entre les peuples et les rois ; le renversement de ce milieu a jeté l’état dans les convulsions où l’ont vu nos pères… Déclarez-vous hautement protecteur des compagnies souveraines, et, avec leur concours, vous réformerez l’état peut-être pour des siècles… » Paroles divinatrices du passé et de l’avenir, programme éloquent de la double destinée si différemment échue à l’Angleterre et à la France ; Retz a eu plus d’une fois de ces regards perçans, qui traversent toute l’histoire et qu’on n’oublie pas après en avoir aperçu la lumière.

L’épreuve des compositions écrites n’effraiera donc pas l’homme suffisamment instruit de l’histoire générale, puisqu’il sait qu’on ne lui demandera pas autre chose. Cette instruction suffisante, il faut bien qu’il la possède s’il veut enseigner, il convient évidemment que le professeur ait la possession familière et sûre d’un certain fonds de connaissances historiques. Cela seul lui peut fournir les termes de comparaison, matière de son jugement et de ses vues d’ensemble. Des lacunes trop nombreuses ou trop graves, un savoir trop incertain, lui créeraient dans sa chaire de réels embarras et nuiraient à son autorité morale. Il ne faut pas qu’en présence de ses élèves, en les interrogeant, en les exerçant, il puisse être pris au dépourvu, rester court ou laisser échapper de graves erreurs qu’ils apercevraient. Il y a là des nécessités professionnelles dont aucun système raisonnable ne saurait affranchir nos candidats. Mais, encore une fois, ce n’est pas sur toute l’histoire qu’ils peuvent être appelés à répondre, c’est seulement sur les grands épisodes et sur l’enchaînement, que nécessairement ils connaissent en une certaine mesure. Ce que leur mémoire peut leur opposer de lacunes regrettables est aisément compensé par les sérieuses qualités qui conviennent à de pareilles épreuves : la bonne exposition, l’appréciation saine et droite des suprêmes résultats. Quatre fois répétée, l’épreuve ainsi comprise offre aux concurrens les moyens et la nécessité même de se montrer tels qu’ils sont, avec leur degré de science acquise, avec toutes leurs qualités personnelles. — Ceux qui ont paru trop peu munis des connaissances nécessaires ou trop faibles pour les mettre en œuvre sont éliminés, et ne peuvent prendre part aux autres épreuves du concours : règle salutaire, mais qui s’applique avec une extrême réserve.

Toutes les épreuves suivantes sont orales et publiques. La première est d’un grand intérêt ; elle est de nature à plaire à tous les esprits, à mettre en lumière des qualités diverses, celles de l’enseignement secondaire et en même temps celle de l’enseignement supérieur, c’est-à-dire la science variée, l’érudition et la critique. Huit mois à l’avarice, des textes choisis parmi les historiens grecs, latins, français, ont été désignés : par exemple un livre de Strabon ou de Pausanias, de Tacite ou de Tite Live, de Villehardouin ou de Joinville, de Froissart ou de Comines, ou quelque ouvrage comme la Satire Ménippée, ou les chapitres du Siècle de Louis XIV de Voltaire qui traitent des lettres, des arts et des sciences, ou bien du Montesquieu, etc. Quelques pages de chacun de ces textes sont assignées, lors de la triple épreuve, à chacun des candidats, qui doit présenter, pendant une demi-heure chaque fois, tous les commentaires historiques, archéologiques, littéraires auxquels ces passages peuvent donner lieu.

Cette excellente épreuve, introduite dans le concours d’agrégation d’histoire depuis 1860, donne au futur historien le conseil de travailler d’après les documens originaux, soigneusement étudiés et comparés, et au futur professeur cet autre conseil, de ne pas séparer l’enseignement historique de l’enseignement littéraire, le plus apte certainement à ouvrir et à diriger les jeunes esprits.

Mais l’épreuve la plus importante, celle qui, bien dirigée, doit satisfaire les candidats désireux de s’élever à l’enseignement supérieur et à la science, et intéresser avec grand profit ceux qui ne sortiront pas de l’enseignement secondaire, est assurément celle des thèses. Huit mois à l’avance, en même temps que les textes, des thèses ont été proposées. Lors du concours, chaque candidat admissible doit faire une leçon publique d’une heure environ sur un sujet tiré au sort depuis vingt-quatre heures et découpé dans ces thèses. Il s’agit de constater, mieux encore que par l’explication des textes, si les candidats sont capables de recherches spéciales et d’études personnelles. C’est pour eux l’occasion de donner, après une longue préparation à l’abri de toute surprise, la vraie mesure de leur intelligence et de leur aptitude. On leur demande d’étudier ces thèses avec le secours des documens originaux et non pas d’après les livres de seconde main, de faire preuve de quelque indépendance de travail et de jugement. C’est cependant ici que l’application du programme devient 1res délicate ; nous le montrerons par des exemples. Voici quelques-unes des thèses jadis désignées. Les six premières composaient le programme du concours de 1831, le plus ancien de tous ; il était signé : Villemain, Cousin, Montalivet.


Comment se renouvelait et quelles attributions avait le sénat romain aux diverses époques de la république et dans le premier siècle de l’empire ? — Quelles étaient les limites, les villes principales, les mœurs et la civilisation de la province romaine d’Afrique au IVe siècle de notre ère ? — Quelles lumières peut-on tirer, pour l’histoire, du Panégyrique de Théodoric par Ennodius ? — Quelles étaient les grandes divisions territoriales, les villes principales et la constitution politique de l’Allemagne au XIe siècle ? — Quelle est l’origine et quels ont été à différentes époques les divers sens des mots guelfe et gibelin ? — Quels ont été les établissemens des Portugais dans les Indes au XVe siècle ? Faire connaître particulièrement le génie et les actions d’Alphonse d’Albuquerque.

Le programme de 1832 donnait huit thèses, parmi lesquelles d’aussi importans sujets que ceux-ci : Quels furent l’état du sacerdoce et l’influence du culte dans la Grèce depuis les temps homériques jusqu’à la mort d’Alexandre ? — Exposer l’organisation politique de l’empire romain sous Auguste et sous Dioclétien. — Exposer l’origine, les principales époques et les vicissitudes de l’institution des parlemens en France.


La valeur d’une institution, d’une disposition, d’un règlement, réside en grande partie dans l’application pratique qui en est faite. Nous disions tout à l’heure que l’épreuve des thèses était intéressante parce qu’on y demandait quelque étude attentive et vraiment personnelle ; le programme de 1831, celui que nous venons de citer, ajoute un avis dans le même sens : « Ces questions, dit-il, devront être traitées surtout d’après les textes originaux contemporains. » On est bien étonné cependant quand on remarque que les candidats n’avaient eu, cette année-là, que quatre mois et demi, du 7 juin au 27 septembre, pour étudier « d’après les textes originaux » de pareils problèmes. Admettons que cette première année du concours ait été exceptionnelle, et que les choses aient été un peu précipitées ; mais les années suivantes comportent, avec la même recommandation, un pareil nombre de thèses à peu près semblables à préparer en six mois, ce qui donnait moins d’un mois pour chacun de ces difficiles sujets. Il est clair qu’une autre méthode et d’autres habitudes d’esprit que celles que nous croyons aujourd’hui préférables présidaient alors à la direction de ces concours. Les hommes de talent, les célèbres maîtres qui gouvernaient alors l’Université partaient évidemment de ce principe que les professeurs de l’enseignement secondaire n’ont pas besoin d’être érudits, qu’il serait même fâcheux qu’ils le fussent ; ils voulaient nous exercer bien plutôt à disposer des cadres, à l’aide des vues générales et d’un habile arrangement des matières ; ils nous demandaient de savoir, sans plier sous le lourd fardeau, nous engager dans le travail historique et ne pas nous y perdre, juger des choses à distance, vite et bien, et reporter à nos élèves quelque chose de cette aisance intelligente et mesurée. Beau programme, que nous retenons aujourd’hui pour certaines épreuves du concours, mais non pour celle de la thèse. L’excès en convenait peut-être à cette première période de l’enseignement historique : on allait en pionniers, on reconnaissait le terrain ; il faut maintenant l’occuper en maîtres.

Les habitudes de travail se sont modifiées, ne serait-ce que par la multiplication des instrumens de travail. Nous n’avions pas jadis sous la main tant de publications utiles qui rendent possible, et par conséquent nécessaire, une étude plus ample et plus pénétrante que celle que nous pouvions faire autrefois. Le Recueil des Lettres de Richelieu par M. Avenel n’existait pas, ni le Recueil des Lettres de Colbert par M. Pierre Clément ; comme il eût été impossible de suppléer à de tels livres sans un énorme travail, ce travail ne nous était pas demandé. Persévérer aujourd’hui dans une méthode qui pouvait avoir autrefois sa raison et peut-être son utilité, ce serait, — n’hésitons pas à le dire, — encourager la témérité superficielle et peu scrupuleuse, et décourager le travail consciencieux. Les efforts qui se font chaque année en vue de nos concours sont très considérables ; nous ne devons ni ne voulons les arrêter ; il faut de toute nécessité qu’ils soient encouragés au contraire, dirigés et récompensés.

Qu’on veuille bien juger par un exemple particulier de l’importance morale et pratique de cette observation, et de l’impossibilité qu’il y a désormais, en présence du progrès général des études, à continuer de proposer des thèses trop nombreuses, destinées à être partagées en des sujets de leçons trop étendus.

Parmi les thèses de l’an dernier figurait celle-ci : « Institutions judiciaires sous Philippe le Bel. Industrie et commerce sous le même règne. » Nous avons dit que, pour l’épreuve du concours, il faut diviser les thèses en un certain nombre de sujets de leçons, que le sort distribue comme il l’entend aux divers candidats vingt-quatre heures à l’avance. Supposez que l’on assigne à un seul ce double sujet : « Industrie et commerce sous Philippe le Bel, » au lieu de le partager en deux leçons, voici ce qui peut arriver. Un candidat peu scrupuleux s’est contenté de lire un ouvrage de seconde main, peut-être le volume que M. Boutaric a publié précisément sur ces matières. Il a peut-être ajouté quelques textes, grâce aux renvois qui les lui indiquaient ; mais, s’il y a dans ce très intéressant ouvrage de graves omissions, il n’a pas pris la peine de les réparer ; s’il y a de fausses interprétations, il ne les a pas contrôlées et critiquées. Cela n’empêche pas que, l’esprit tranquille, et profitant des vingt-quatre heures de préparation immédiate qui lui sont accordées, il ne construise une leçon de bonne apparence, qu’une exposition facile et dégagée rendra peut-être assez agréable à suivre. Un autre candidat a procédé autrement : il a voulu étudier d’une part l’état de l’industrie sous Philippe le Bel, d’autre part l’action de l’autorité royale sur l’industrie. Il a commencé par étudier les documens originaux ; il y a vu des faits, comme la suppression des confréries, la restriction de la juridiction des grands officiers, la transformation de métiers libres en métiers royaux, la loi somptuaire, qui ne peuvent être compris que très imparfaitement si l’on ne connaît pas l’état de l’industrie au commencement du règne. Il a donc étudié les deux époques, les premières et les dernières années. Si vous lui donnez à traiter seulement de l’industrie, il pourra, en se pressant beaucoup, rendre compte à peu près de tout ce qu’il aura préparé, et se tirer d’affaire. Mais supposons qu’il ait aussi à parler du commerce. Il a, pour le commerce, fait le même travail que pour l’industrie. Il voudrait, pour chacune des subdivisions de ce sujet considérable, donner l’état au commencement du règne de Philippe le Bel et montrer ce qui s’est passé sous ce prince, s’étendre un peu, au chapitre du commerce intérieur, sur les règlemens des foires de Champagne, qui sont d’une réelle importance ; il voudrait, au chapitre du commerce extérieur, étudier le privilège aux Lombards, et surtout les ordonnances sur l’entrée et la sortie des marchandises. Il lui resterait encore à parler du commerce maritime, des douanes, du régime de l’argent, des banques, des mesures, des monnaies ; que fera-t-il s’il lui faut traiter en trois quarts d’heure de l’industrie et du commerce ? Effaré au milieu de ses textes, qui l’encombrent, il se trouvera réduit à les sacrifier presque tous ; ou bien il fera une leçon trop pleine, difficile à suivre, sans assez de clarté ni de précision. — Et, brisé par ce pénible effort, il accusera ses juges d’avoir trahi eux-mêmes son zèle, de lui avoir eux-mêmes tendu un piège, et il conseillera aux candidats des générations à venir de s’en tenir au travail superficiel et aux ouvrages de seconde main.

Il n’y a pas ici la moindre exagération ; nos exemples sont pris sur le vif, d’après une expérience de trente années[3]. Ces doutes, ces anxiétés, ces découragemens, nous les avons vus se produire, nous les avons connus, nous les avons entendus. Ce n’est pas que les candidats nous doivent ou nous présentent des découvertes inédites, des mémoires d’Institut ; il s’agit d’un concours, c’est-à-dire quelles résultats sont ceux que comportent les conditions communes d’âge, d’expérience, de temps accordé à la préparation. Mais il est certain que de grands efforts sont accomplis et que nous avons le devoir impérieux de ne pas les tromper. Voilà ce qui rend absolument nécessaire le partage des thèses, d’autant moins nombreuses, en sujets étroits de leçons définitives. Une thèse sur la politique intérieure de Richelieu ou sur celle de Henri IV formera aisément sept à huit leçons au lieu de deux ou trois, chacune traitant d’une ou de plusieurs négociations importantes. Une thèse sur les institutions d’Athènes à l’époque de la guerre du Péloponèse se partagera en sept ou huit sujets au moins, puisqu’on pourra étudier à part l’assemblée populaire, le système des impôts et les revenus de l’état, le théâtre considéré comme institution politique et religieuse, l’empire athénien à la mort de Périclès, les fêtes publiques, l’armée et la marine, le sénat. On n’ira pas donner en thèse, pour une seule fois, l’état intérieur de la France en 1789, immense sujet qu’il importe cependant de faire étudier avec soin ; mais on proposera chaque année une partie de cette abondante matière, en la divisant le plus possible : divisions administratives, justice, finances, agriculture, etc.

Adopté depuis plusieurs années, ce système des sujets étroits a pleinement réussi. La nécessité subsistant de mesurer la matière générale de manière à obtenir pour les opérations du concours vingt sujets de leçons, puisque le nombre des admissibles est ordinairement de vingt, trois thèses seulement, de la même étendue que les six ou sept thèses qu’on donnait jadis, sont maintenant assignées. Il a paru qu’il serait plus court et, en tout cas, plus intéressant et plus instructif d’étudier en même temps les diverses parties d’un même sujet, qui se correspondent et se complètent, que de se répandre superficiellement sur de plus nombreuses thèses devant se partager en vastes questions. A traiter un des sujets étroits que nous venons de désigner, nul candidat très bien préparé ne pourra se plaindre raisonnablement de n’avoir pu développer et montrer ce qu’il avait appris ; et quant aux candidats insuffisamment préparés, leur exposition, même limitée au commentaire de quelques textes importans sur le sujet, se trouvera encore meilleure et plus’ utile, et répondra mieux à ce que demande l’épreuve de la thèse qu’une leçon impersonnelle résumée d’après quelques livres de seconde main. Il vaut mieux présenter en bon ordre quelques considérations probantes, appuyées sur des textes bien compris et bien expliqués, que de s’approprier sans examen des conclusions qu’on emprunte à d’autres.

Ce qui revient à dire : un des dangers de l’enseignement historique est l’abus des généralisations, l’habitude des conclusions hâtives, déclamatoires et vides de sens, qu’on répète d’âge en âge, avec une réelle indifférence pour la recherche sérieuse, patiente et sincère du vrai. Craignons ces formules, craignons ces opinions sommaires partout répandues ; elles plaisent aux esprits superficiels parce qu’elles les dispensent du travail ; elles plaisent quelquefois à une nation parce qu’elles flattent sa vanité, au risque de lui créer des illusions redoutables, impatientes de tout examen. Le principal fruit de l’enseignement historique doit être de donner aux esprits le sens du vrai sur les choses humaines. Pour obtenir ce précieux résultat, il faut que le futur professeur ne se contente pas trop aisément des faits vus en gros, de ce que quelques-uns appellent « l’histoire vue de haut » ou « la philosophie de l’histoire ; » il est nécessaire d’étudier les faits d’un peu près ; il convient de faire prévaloir la méthode d’analyse, l’étude des sources, l’esprit critique, le sens du détail. Telle est la tâche du professeur, tout au moins dans son cabinet d’étude. À ce prix, il deviendra homme de science et d’enseignement à la fois. Nous savons bien qu’il ne saurait enseigner sans l’emploi des vues d’ensemble, qui seules peuvent aider à résumer les faits ou à faire comprendre le lien des événemens. Nous ne nous élevons pas contre ces idées générales, logiques et puissantes expressions des plus hautes vérités, et dont s’est inspiré, après le génie classique, le génie français en particulier : ce serait récuser notre propre grandeur, ce serait étouffer l’enseignement. Nous voulons dire que ces idées veulent être entretenues et ravivées sans cesse par l’étude, sous peine de se réduire à l’état de formules inertes ou dangereuses. Il en est ainsi dans l’enseignement. Le professeur doit édifier sur une étude attentive les conclusions générales qu’il met en œuvre, et il doit habituer les jeunes esprits à rechercher les causes avec patience et méthode : ainsi seulement il peut espérer de les forger et de les dresser.

La leçon de thèse est suivie d’une argumentation faite par un des concurrens, qu’a désigné le sort. Les juges peuvent intervenir, et poser à l’un ou l’autre candidat des questions ou des objections. C’est une épreuve intéressante, qui peut mettre en lumière des qualités d’esprit imprévues et même inconscientes ; elle a le mérite particulier d’être une sanction de plus au travail des thèses.

Thèse et argumentation sont suivies d’une leçon d’histoire sur un sujet tiré au sort depuis vingt-quatre heures, exercice tout pratique, où il convient d’apporter avant tout les qualités propres à l’enseignement secondaire. C’est là, comme dans les compositions écrites, qu’il faut se montrer habile à dresser un cadre, à bien disposer les matières, à presser la conclusion, à tirer d’un usage discret des vues générales une sage distribution de la lumière.

Le concours se termine par une leçon de géographie. Ce n’est pas l’épreuve la moins utile de toutes ni la moins embarrassante. Nul ne conteste l’utilité d’une science qui comporte avec elle tout un cortège de connaissances à peu près indispensables à l’homme moderne. Les programmes universitaires groupent, avec raison, autour de la géographie physique ce qu’on appelle la géographie administrative, politique, économique, bien d’autres choses encore. Nous sommes loin de nous en plaindre : l’activité d’esprit de notre société réclame tant d’informations diverses ; mais il faut avouer que le maître intelligent, soucieux de bien répartir les matières d’enseignement en raison de la capacité des esprits, est mis à une difficile épreuve. De quel considérable bagage l’enseignement historique, dont celui-ci n’est qu’une annexe, ne se trouverait-il pas chargé si l’on n’y prenait garde ! Quelle mesure et quel tact ne faut-il pas pour empêcher que ce surcroît n’accable ! Il y a danger pour les maîtres eux-mêmes de dépasser, en poursuivant leurs études personnelles sur ces matières, les vraies limites de leur domaine, car la géographie physique, première base de tout cet enseignement, est une science qui leur appartient à peine ; ils n’ont pas non plus à se transformer ni à transformer leurs élèves en économistes, en statisticiens, en géologues, en météorologistes, en hydrographes, en agronomes. — Et d’autre part quelle riche matière pour attirer et charmer les esprits ! Descriptions de beautés naturelles, peintures de mœurs, récits d’expéditions lointaines et de voyages de découverte, notions élémentaires d’économie politique, d’administration, voire même de finance et d’agriculture, combien d’attraits pour cette utile faculté, la curiosité d’esprit, que l’enseignement purement littéraire pourrait, en certains cas, ne point assez exciter ! Tout cela est soumis à la difficile condition que le maître se soit assimilé tant de connaissances de manière à les traduire clairement et sobrement. S’il sait en faire une quintessence, il sera étonné de la capacité des jeunes intelligences. Le succès en une telle entreprise aura un très grand prix ; mais l’insuccès sera très nuisible, étant de nature à doubler la somme d’accablement et d’ennui que peut déjà causer dans nos classes l’enseignement de l’histoire mal compris et mal pratiqué.

Si l’on doit attendre des futurs professeurs qu’ils témoignent de tant de qualités à la fois, qui les y préparera ? Comment aura lieu le bon recrutement de nos concours, qui intéresse si fort l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur à la fois ? C’est ici qu’il convient de signaler les salutaires efforts de l’administration supérieure de l’instruction publique pour assurer la préparation plus sérieuse que jamais de nos épreuves. Il y a d’une part l’école normale ; la sévérité de ses méthodes, le dévoûment de son directeur et de ses maîtres de conférences, l’ardeur de ses élèves, nous assurent l’appoint de fortes études qui maintiendra et fera monter le niveau des concours universitaires. Mais en dehors de cette grande école, il y a, dispersé par toute la France dans l’enseignement libre ou dans les lycées et collèges, tout un personnel de candidats d’autant plus intéressant qu’il a le plus souvent acquis, à ses risques et périls et sans beaucoup de secours, une utile expérience et une instruction considérable. De ce personnel si digne d’estime sont sortis plus d’une fois nos premiers agrégés. Rien ne serait plus mérité ni plus utile que de lui offrir les moyens d’une préparation vraiment efficace.

C’est le résultat que produiront et qu’ont déjà commencé de produire les récentes mesures. Des bourses dites de licence, puis d’agrégation, permettent à des jeunes gens de suivre pendant plusieurs années consécutives des conférences spéciales, instituées près les facultés. Quant à ceux qui sont éloignés des grandes villes, une correspondance régulière est établie entre eux et les maîtres de ces conférences, et des bibliothèques circulantes leur procurent à tour de rôle les livres spéciaux dont ils ont besoin. Des facilités leur sont accordées pour aller prendre eux-mêmes la plus grande part possible de ces travaux. Groupés autour de nos professeurs des facultés, avec des bibliothèques spéciales, multipliées dans ces derniers temps, ces jeunes gens apprennent à connaître les grands recueils d’érudition, dom Bouquet et les Ordonnances, Pertz et Rymer, Orelli et le Corpus de Berlin. On peut avoir une idée du travail qui s’accomplit déjà pour cette préparation par ce qui s’est passé à la faculté de Lyon cette année même. Parmi les textes proposés aux candidats d’histoire se trouvait ce curieux écrit de la République d’Athènes, qui a été attribué tantôt à Critias, tantôt à Thucydide ou à un ami de Thucydide, tantôt à Xénophon ou à un ami de Xénophon ; livre singulier, où se trouvent à la fois une si fière exaltation et une critique si amère de la démocratie athénienne. Est-ce une ironie ? est-ce un pamphlet politique ? avait-il la forme d’un dialogue ? quelles en sont les lacunes et quelle en est la vraie ordonnance ? comment peut-on essayer de le reconstituer ? quel en est l’auteur ? Questions difficiles, dans l’étude desquelles il était bon que les candidats rencontrassent un guide. M. Belot, professeur à la faculté de Lyon, déjà bien connu par un livre excellent sur les Chevaliers romains, s’est chargé de cette assistance ; et, chemin faisant, il s’est tellement intéressé qu’il a commencé de publier sur ce sujet un volume in-4o.

L’école normale ne va donc plus être l’unique centre de préparation savante : c’est là un très important résultat. La meilleure décentralisation, la plus libérale, est celle qui suscite de partout les hommes distingués, et leur offre partout les moyens de travailler avec fruit pour eux-mêmes et pour les autres. Quant aux facultés, elles n’abandonneront certes pas les leçons publiques, qui sont leur premier devoir, qui font leur honneur, et qui profitaient déjà en plus d’un cas à des préparations même spéciales ; mais leur dévoûment trouvera dans les conférences familières une occasion de plus de s’exercer en faveur de véritables élèves.


III

Le candidat devenu professeur, quelles directions durables résultent pour lui de la nature même des épreuves qu’il a eu à subir ? Nous n’avons rien à dire de l’enseignement supérieur, qui doit se faire ses lois à lui-même. Remarquons seulement que c’est dans les facultés plutôt que dans les lycées que figure l’histoire ancienne avec une importance analogue à celle qui lui est attribuée dans le concours d’agrégation, nouvelle preuve que ce concours est fait aussi en vue de ce but élevé. Ce n’est pas uniquement au futur professeur des lycées que s’adresse l’épreuve de l’explication de textes comme le traité de Xénophon sur Athènes. Il ne sera jamais à propos d’enseigner en quelque détail aux enfans de quatrième les institutions de Rome républicaine et impériale ; la partie héroïque et narrative convient seule pour leur âge. De même dans les classes inférieures, il n’y aura lieu, sur l’histoire de l’ancienne Grèce et de l’ancien Orient, qu’à des récits empruntés d’Hérodote, de Xénophon, de Plutarque. Certes les découvertes de Botta et de Layard, de Mariette et de Schliemann seront mises utilement à profit, mais sous quelles conditions de modération et de réserve !

L’expérience paraît avoir consacré, pour l’enseignement de l’histoire dans les lycées, la méthode suivante[4] ; toute simple qu’elle est, elle demande beaucoup de prudence, de calcul et de mesure ; elle exige un éclectisme réglé à tout instant par une appréciation intelligente et sévère. Dicter aux élèves un sommaire aussi court, aussi précis, aussi logique que possible, contenant les principales indications historiques, chronologiques, littéraires, morales même, que comporte le sujet à traiter. Développer de vive voix ce sommaire en trois quarts d’heure au plus (c’est la mesure de l’attention presque pour tout auditoire) et en suivant exactement l’ordre une fois indiqué. Le professeur rendra un grand service aux élèves, il leur épargnera bien des efforts inutiles s’il exige qu’ils apprennent exactement chaque fois ces résumés, s’il les leur fait répéter sans cesse, en les abrégeant quand ils seront devenus trop nombreux, de telle manière qu’après quelques mois, après une ou plusieurs années, le souvenir général leur en soit prompt et facile. Son exposition devra être intéressante avant tout, c’est-à-dire tout au moins claire en même temps que substantielle et proportionnée à l’âge et aux facultés de ses auditeurs ; de la sorte elle ne sera pas seulement une leçon d’histoire, comportant un grand nombre de notions diverses et s’adressant à la curiosité d’esprit ; elle sera encore un persuasif exemple de bonne diction, c’est-à-dire d’ordre intellectuel et de simplicité logique, qui s’insinuera et laissera une durable empreinte. Si le professeur n’est pas intéressant, — et encore une fois on peut le devenir, à défaut d’une certaine facilité naturelle, par le bon arrangement des choses et la passion d’être utile, — s’il ne se fait pas écouter, s’il faut aux élèves un effort d’attention pénible, il y a bien à craindre que tout ne soit perdu.

La tâche des élèves, après qu’on les a fait écouter avec intelligence, est de préparer une exposition écrite reproduisant à peu près, avec un effort d’accent personnel, la leçon du professeur, et ne dépassant donc pas un petit nombre de pages. On a, dans l’université, comme le souvenir d’un fléau quand on pense aux longues rédactions de jadis ; nous espérons que ce grand mal a disparu. Cette exposition doit être fort soignée de l’élève, pour le style et pour l’exécution matérielle comme pour l’exactitude historique ; il y peut reproduire en marge les diverses indications da sommaire. Le professeur ne néglige pas de lire et de corriger à la plume, puis de rendre annotés le plus de ces devoirs qu’il lui est possible. Il peut donner à ces annotations un réel prestige en en faisant un moyen de communication fréquente et vraiment personnelle avec les élèves, qu’il verra les attendre avec impatience comme des encouragemens ou les craindre à titre de reproches. Cela l’aidera à s’abstenir des punitions, sinistre héritage que certains professeurs ne connaissent presque plus, et que la diminution du nombre des élèves dans chaque classe fera presque disparaître.

La même méthode d’enseignement paraît bonne aussi, avec des différences à observer, pour les classes supérieures, pour la seconde et la rhétorique. Il s’agit ici d’histoire moderne. Le professeur se trouve en présence d’un programme si complexe qu’il craint d’abord de ne pouvoir y suffire. Ce premier accablement n’est que pour lui ; il sait l’éviter aux élèves en sacrifiant dans ses leçons beaucoup d’épisodes de troisième ordre, en n’accordant qu’une place très mesurée à ceux de second ordre, en commentant par d’intéressantes lectures les matières principales. Il suffira que les élèves possèdent par la mémoire la série de leurs sommaires, sobrement et clairement expliqués, pour que nul important anneau de la chaîne logique ne leur échappe, et que toute information nouvelle fournie par une lecture fortuite, par une conversation imprévue, par une visite à un musée, vienne se placer dans leurs esprits à sa place chronologique et rationnelle. Si l’on objecte que le concours général institué entre les lycées ne s’accommode pas de cette sobriété de l’enseignement historique, peut-être commet-on une erreur, car le bon esprit des juges écartera sans doute certains dangers ; ce serait le concours, en tout cas, dont il faudrait essayer de changer les conditions, plutôt que celles d’une méthode paraissant conforme aux intérêts de l’enseignement en général.

On a quelquefois proposé contre l’accablement qui pourrait résulter des programmes, surtout en histoire du moyen âge ou en histoire moderne, un certain expédient : c’est de renvoyer les élèves, pour certaines périodes, à des manuels, et de ne traiter en classe que les questions importantes. Le danger de ce système nous paraît être celui-ci : volontiers les élèves se persuadent qu’ils peuvent dédaigner absolument ce que l’on passe tout à fait sous silence ; si l’on procède par vastes lacunes, c’est dans leur esprit l’origine d’une idée fausse et d’une confusion irrémédiable. Il leur paraît que la Providence a négligé ces périodes qui n’offrent pas à l’historien de saillies échéantes, tandis qu’au contraire c’est le plus souvent la trame de ces temps obscurs, taxes par nous de décadence et de corruption, qui offre les traits les plus précieux. À l’unité rompue par cette méthode de travail, ils imaginent involontairement que correspond une rupture supérieure ; ils n’aperçoivent plus aucune suite ; ils ne voient qu’une série d’épisodes, sujets de narrations. Jadis, pour que ces fausses idées entrassent mieux dans nos jeunes esprits, nous avons vu certains Précis où les développemens étaient imprimés en gros caractères, et les résumés en petits. On abandonnait à notre étude personnelle les méprisables résumés, que nous aurions lus fort inutilement, tant ils étaient condensés et obscurs. En petits caractères la décadence de l’empire romain, en petits caractères l’invasion des barbares, — en gros caractères Clovis et Charlemagne. L’étude biographique effaçait l’étude historique ; l’action d’un homme sur son temps se substituait à l’action du génie d’un peuple, au progrès intérieur d’une civilisation, à l’enchaînement de la logique éternelle, à la majesté, à la moralité de l’histoire.

Puisque nous en sommes au détail pédagogique, pourquoi ne dirions-nous pas un mot d’un sujet délicat, sur lequel il n’est pas facile d’arriver à une solution satisfaisante avec un grand nombre d’élèves, et devant la complexité des programmes dans les hautes classes ? Je veux parler de l’usage qui permet ou quelquefois ordonne de prendre des notes pendant que le professeur fait son exposition orale. Il convient au psychologue de dire quel subtil travail d’analyse c’est pour l’intelligence que de savoir noter, quand parie un orateur, les points culminans de son discours. Si le but principal est d’avoir bien écouté, cette analyse difficile doit plus d’une fois s’interrompre ; nous ne parlons pas seulement des passages qui peuvent comporter un véritable intérêt ou bien quelque émotion, mais aussi de certains raisonnemens, de certaines déductions qu’il faut suivre avec une attention sans partage. Ge travail si ardu pour des esprits déjà formés, des enfans de treize à dix-sept ans sauraient-ils l’entreprendre impunément sans le secours incessant et l’extrême prudence de ceux qui les dirigent ? Qui de nous n’a eu ce spectacle, lamentable de trente à quarante enfans de sixième, de cinquième, de quatrième, auxquels le zèle mal entendu et la paresse d’esprit conseillaient ce pénible effort d’essayer de noter par écrit toutes les paroles du professeur ? Les laissera-t-il, avec leur écriture encore mal assurée, couvrir des pages entières de lignes sales et informes, se désespérer s’ils omettent un mot, interroger leurs voisins, perdre le fil et le faire perdre aux autres, se dépiter et ne plus rien reconnaître ? Ne devra-t-il pas, au plus vite, leur faire écarter plume et encre, les placer en présence de leur court sommaire, et leur offrir de faciles développemens, qu’ils comprendront sans le travail pénible et peu intelligent des notes ? La tâche n’est pas beaucoup plus facile pour les élèves des autres classes. Si l’on croyait pouvoir la supprimer absolument, ce serait à la condition de la rendre inutile par une exposition d’autant plus méthodique, d’autant plus intéressante, dont le sommaire dicté aurait fixé déjà les principales indications. Tout au moins est-il nécessaire de veiller à ce que ce travail, toujours difficile, n’absorbe pas une attention qui doit appartenir à la leçon du maître et non pas à la transcription de ses paroles. Il convient, en un mot, de tenir l’intelligence des élèves en éveil, et de susciter, en l’attirant à soi, leur active liberté.

J’avais à traiter un jour, en quatrième, à Louis-le-Grand, il y a quelque trente années, de la guerre du Samnium. Dans ce sujet complexe, le beau récit du Xe livre de Tite Live sur la bataille de Sentinum nous offrait un bel épisode. « Voyant que les Romains pliaient et n’écoutaient plus leurs chefs, Décius appelle le grand pontife et lui ordonne de dicter la formule du dévoûment. Après les prières solennelles, il ajoute qu’à présent marchent devant lui la terreur, la fuite, le carnage et la mort, la colère des dieux du ciel, la colère des dieux des enfers ; il proclame qu’il frappe des plus horribles anathèmes les drapeaux, les traits, les armures de l’ennemi, et que ce même lieu qui sera le théâtre de sa mort le sera aussi de la destruction des Gaulois et des Samnites. Après avoir prononcé ces terribles imprécations, et contre lui-même et contre les Gaulois, il lance son cheval à toutes brides au plus épais de leurs bataillons. A partir de ce moment, continue le grand historien, il n’est plus guère possible de reconnaître l’œuvre des hommes dans les événemens de cette journée : les Romains tout à coup se sont arrêtés dans leur fuite, et les voilà qui se portent en avant ; les Gaulois, comme frappés de vertige, velut alienata mente, restent à la même place, et leurs bras engourdis lancent au hasard des traits impuissans… » J’en étais là de ma lecture quand j’avise un de mes jeunes auditeurs qui, sans paraître beaucoup écouter, se livrait évidemment à quelque fantaisie sur son papier. Je me fais apporter la page suspecte : elle offrait un fort intéressant croquis de la scène si bien exposée par Tite-Live : au milieu, le grand pontife, la tête voilée ; à côté de lui, Décius qui s’élance ; à droite, les Romains tous penchés dans le sens de l’attaque ; à gauche, les ennemis décontenancés et regardant en arrière… Fallait-il gronder beaucoup cet enfant-là ? Il avait fort bien écouté, il avait pris des notes selon sa manière, qui était spirituelle. Ce n’était pas un futur historien. Il s’appelait Ludovic Halévy.

Nous n’aurons omis aucun des élémens de la judicieuse méthode le plus ordinairement suivie dans notre enseignement secondaire si nous ajoutons que chaque leçon devient, à la classe suivante, le sujet d’interrogations et de nouveaux développemens. C’est là que peuvent se placer des lectures choisies ; des scènes de Shakespeare, comme celle du discours d’Antoine, des récits de Joinville, des chapitres de Montesquieu, bien lus, bien commentés, en apprendront beaucoup à tous les élèves sans exception, et leur inspireront peut-être le goût de la lecture, qui peut devenir à lui seul, pour certains esprits, le levain et la sève. On ne néglige pas impunément ce puissant moyen de culture intellectuelle et de vie intérieure ; il est délaissé dans notre éducation universitaire ; il est délaissé dans nos familles ; il est délaissé dans la nation. L’Angleterre et l’Allemagne lisent plus que nous : on n’a qu’à observer à Londres l’étonnant succès de la Circulating Library du libraire Muddie. Il y a là chez nous un mal réel qu’un peu plus de liberté dans l’enseignement pourrait servir à corriger. Nous avions jadis à Charlemagne un professeur de troisième, M. Loudierre, qui consacrait à des lectures près d’un quart d’heure par classe : pour combien fallait-il compter ces intéressantes et fécondes leçons, ce vrai cours de littérature, dans les succès devenus légendaires de notre lycée ?

La lecture amènerait les commentaires et les utiles entretiens, sous la direction du maître. La conversation, de nos jours, est aussi désertée que la lecture. On ne converse pas dans nos écoles primaires, malgré d’intelligens conseils ; on ne converse pas dans nos lycées, sous prétexte de je ne sais quelle discipline ; on ne converse pas dans nos familles : on y discute, hélas ! et on y dispute. Il semble que ce serait l’attribut naturel, — non le privilège exclusif, — du professeur d’histoire de se servir de la conversation. Sobrement pratiquée, elle répandrait dans nos classes la variété, elle sèmerait la confiance, elle donnerait place à une multitude de ces notions pratiques qu’on cherche à répandre dans l’enseignement primaire sous le nom de leçons de choses ; elle compenserait en quelque mesure, pour certains enfans, le manque déplorable des entretiens de la famille. En résumé, dans un temps où l’enseignement universitaire veut se développer et se diversifier en tous sens, pour répondre aux légitimes exigences d’un état social avide d’expansion et de progrès, on reconnaît toujours davantage dans l’agrégation, avec ses différentes branches, le tronc vigoureux qui rassemble et dirigée la sève commune. Le concours d’agrégation d’histoire recrute à la fois, et nécessairement, l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur. Pour l’une et l’autre vocations, proposées à des jeunes gens qui le plus souvent s’ignorent, il a des épreuves communes, mais diverses. Ceux qui plus tard s’élèveront à l’enseignement supérieur et à la science trouvent une occasion particulière de se révéler dans celles des épreuves qui comportent une préparation de huit mois : il est utile qu’ils témoignent aussi d’un savoir général et de quelque habileté pédagogique. Ceux qui consacreront leurs efforts et leur vie à l’enseignement secondaire, peut-être sans jamais rien publier, seront heureux d’avoir témoigné au moins une fois qu’ils étaient capables de travaux personnels et de recherches spéciales. Aux uns comme aux autres, il faut le respect et la pratique des hautes études. La tâche des derniers est la plus délicate, puisqu’on leur demande, avec la charge d’un savoir considérable, la. pratique constante d’un choix habile et discret. L’extension nécessaire de l’enseignement de la géographie est venue ajouter à leur fardeau ; mais l’histoire des lettres et des arts va devenir, nous l’espérons, le domaine des professeurs de lettres : ils commencent à faire sur ce double sujet des leçons rédigées par les élèves, excellente innovation, qui comblera une regrettable lacune à laquelle les professeurs d’histoire ne pouvaient pourvoir qu’incomplètement. Les autres mesures récentes que nous avons énumérées vont d’ailleurs rendre plus générale et plus intense la préparation des jeunes maîtres, et l’enseignement en recueillera bientôt le profit. Rien de plus souhaitable que de voir se fortifier sans cesse d’énergiques et sévères concours, qui donnent à la jeunesse française tant de guides expérimentés, au pays et à l’université tant d’utiles serviteurs, et qui révèlent à eux-mêmes et mettent en lumière sur tous les points de notre territoire tant d’hommes de mérite ou de talent. Rien de plus à propos, rien de plus pressant, dans un pays de suffrage universel, que de veiller à la bonne discipline d’un enseignement très capable de contribuer à la rectitude du sens et de hâter la maturité des esprits.


A. GEFFROY.

  1. Voyez, au Journal officiel du 9 octobre dernier, un rapport étendu sur le concours, de 1880.
  2. Il faut noter que cette agrégation supérieure, comme l’agrégation ordinaire qui subsiste aujourd’hui, ont affecté presque toujours le caractère d’examens en même temps que de concours : concours par les rangs assignés, examens par la certitude du titre pour tout candidat qui en est reconnu digne.
  3. J’invoque, outre mes souvenirs personnels, et je mets à profit dans ces pages diverses lettres de mes collègues et amis, M. Fustel de Coulanges, M. Lavisso, etc., justement préoccupés de ces délicates questions.
  4. Voir au XIVe volume du Bulletin administratif du ministère de l’instruction publique,.. page 307, le très intéressant Rapport général sur l’enseignement de l’histoire et de la géographie, par MM. Levasseur et Himly.