Questions scientifiques - La Théorie de l’énergie et le monde vivant/01

Questions scientifiques - La Théorie de l’énergie et le monde vivant
Revue des Deux Mondes4e période, tome 146 (p. 668-683).
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QUESTIONS SCIENTIFIQUES

LA
THÉORIE DE L’ÉNERGIE
ET LE MONDE VIVANT

I.
L’ÉNERGIE EN GÉNÉRAL

Paul Janet : Premiers principes d’électricité industrielle ; Paris, 1893. — Ch. Friedel : Préface au Traité de chimie organique de A. Béhal ; Paris, 1896. — W. Ostwald : Abrégé de chimie générale ; Paris, 1893. — A. Bouasse : Introduction à l’étude des théories de la mécanique ; 1893. — A. Reychler : les Thèmes physico-chimiques ; 1897. — H. Le Chatelier : Sur l’Énergétique. Revue des sciences ; 1893.


Un mot nouveau, celui d’énergie, s’est introduit depuis quelques années dans les sciences de la nature et n’a cessé d’y occuper depuis lors une place toujours grandissante. Ce sont les physiciens et surtout les ingénieurs-électriciens anglais qui ont fait prévaloir dans la technologie cette expression qui appartient à notre langue, comme à la leur, et qui y a le même sens. L’idée qu’elle exprime a été, en effet, d’une utilité infinie dans les applications industrielles. C’est de cette façon qu’elle s’est répandue et généralisée. Mais ce n’est pas seulement une notion pratique ; c’est surtout une notion théorique qui est d’une importance capitale pour la doctrine pure. Elle est devenue le point de départ d’une science : l’Energétique, qui, née d’hier, prétend déjà embrasser et fusionner en elle toutes les autres sciences de la nature physique et vivante, que seule l’imperfection de nos connaissances avait maintenues jusqu’ici distinctes et solitaires.

Au seuil de cette science nouvelle, nous trouvons inscrit le principe de la conservation de l’énergie, dont il est permis de dire qu’il domine la philosophie naturelle. Sa découverte a marqué une ère nouvelle et accompli une révolution profonde dans notre conception de l’Univers. Elle est l’œuvre d’un médecin, Robert Mayer, qui exerçait son art dans une petite ville du Wurtemberg. Il avait formulé le principe nouveau en 1842 et il en avait ensuite développé les conséquences dans une série de publications qui parurent entre 1845 et 1851. Elles restèrent à peu près inaperçues et ignorées jusqu’au jour où Helmholtz, dans son célèbre mémoire sur la Conservation de la force, les mit en lumière et leur donna l’importance qui leur convenait. Depuis ce moment, le nom jusque-là obscur du modeste médecin de Heilbronn a pris place parmi les plus honorés que mentionne l’histoire des sciences.

Quant à l’énergétique, — dont la thermodynamique n’est qu’une section, — on est d’accord pour admettre que si elle ne peut absorber dès à présent la mécanique, l’astronomie, la physique, la chimie et la physiologie, et constituer cette science générale qui sera, dans l’avenir, la science unique de la nature, elle constitue un acheminement vers cet état idéal et comme un premier échelon dans cette ascension vers le progrès définitif.

Nous voudrions exposer ici ces idées nouvelles dans ce qu’elles ont d’universellement accessible ; nous voudrions, en second lieu, en montrer l’application à la physiologie, c’est-à-dire en marquer le rôle et l’influence dans les phénomènes de la vie.


I

Si l’on veut se rendre compte des phénomènes de (l’univers, on devra admettre, avec la généralité des physiciens, qu’ils mettent en jeu deux élémens, et deux élémens seulement, à savoir : la matière et l’énergie. Tout ce qui se manifeste se montre sous l’une ou l’autre de ces deux formes. C’est là, peut-on dire, le postulat de la science expérimentale.

A coup sûr, il est difficile de donner de la matière une définition qui satisfasse les métaphysiciens. Il sera toujours loisible à un philosophe d’en discuter et d’en nier l’existence ; et le physicien lui-même ou le physiologiste, bien persuadés que l’homme ne connaît pas autre chose que ses sensations et qu’il ne fait que les objectiver et les projeter hors de lui par une sorte d’illusion héréditaire, pourront hésiter sur les caractères objectifs de la matière. D’autres difficultés se présenteront encore si l’on passe outre à celle-ci, et si l’on convient de désigner par matière tout ce qui a étendue ou poids ou masse. On pourra faire observer qu’en ce qui concerne le poids, toute matière n’est pas nécessairement pondérable et que la physique considère précisément une matière impondérable, l’éther, qui n’a d’ailleurs qu’une existence logique fondée sur la nécessité d’expliquer la propagation de la chaleur, de la lumière ou de l’électricité ; qu’en ce qui concerne la masse, c’est-à-dire le paramètre mécanique, son emploi revient, en somme, à faire intervenir l’énergie ou un élément, la force, qui est en liaison avec celle-ci, et par conséquent, à définir la matière par l’énergie ; et enfin que les deux élémens fondamentaux ne sont donc pas irréductibles.

Il faut écarter de parti pris toutes ces difficultés. La physique les néglige provisoirement : c’est-à-dire qu’elle en ajourne la considération. Dans une première approximation, on convient que la matière, c’est ce qui est pondérable. La chimie nous en fait connaître les formes diverses ; ce sont les différens corps simples, métalloïdes, métaux, et les corps composés, minéraux ou organiques. On peut dire, dès lors, que la chimie est l’histoire des mutations de la matière. Depuis Lavoisier, elle en suit les transformations, la balance à la main, et elle constate qu’elles s’accomplissent sans changemens de poids. Que l’on imagine un système de corps enfermés dans un vase clos qui serait placé sur le plateau d’une balance, toutes les réactions chimiques capables de modifier de fond en comble l’état de ce système ne peuvent rien sur le fléau de cette balance. Le poids total est le même avant et après. C’est précisément cette égalité de poids que l’on exprime dans toutes les équations qui remplissent les traités de chimie. D’un point de vue plus élevé, on reconnaît ici la vérification d’une des grandes lois de la nature, la loi de Lavoisier, ou de la conservation de la matière, ou encore de l’indestructibilité de la matière : — « Rien ne se perd ; rien ne se crée ; tout se transforme. »

La notion d’énergie n’est pas moins claire que la notion de matière ; elle est seulement plus nouvelle à notre esprit. Il faut, pour la concevoir, s’habituer à cette première vérité qu’il n’y a pas de phénomènes isolés. L’ancienne physique n’avait qu’une vue incomplète des choses en les considérant indépendamment les unes des autres. Les phénomènes, pour les besoins de l’analyse, y étaient classés dans des compartimens distincts et séparés : pesanteur, chaleur, électricité, magnétisme, lumière. Chaque phénomène était étudié à part, sans préoccupation de ce qui l’avait précédé ou de ce qui devait le suivre. Rien de plus artificiel qu’une pareille méthode. En fait, toute manifestation phénoménale est solidaire d’une autre ; elle est une métamorphose d’un état de choses dans un autre : c’est une mutation. Il existe un lien entre l’état antérieur et l’état suivant, c’est-à-dire la forme nouvelle qui apparaît et la forme précédente qui disparaît. La science de l’énergie montre que quelque chose a passé de la première condition à la seconde, mais en se couvrant d’un vêtement nouveau ; en un mot qu’il subsiste dans le passage d’une condition à l’autre quelque chose d’actif et de permanent ; et que, ce qui a changé, c’est seulement un aspect, une apparence.

Ce quelque chose de constant qui s’aperçoit sous l’inconstance et la variété des formes et qui circule, en une certaine façon, du phénomène antécédent au suivant, c’est l’énergie.

Ce n’est encore là qu’une vue bien vague et qui semblera arbitraire. Elle se précisera par des exemples que l’on peut emprunter aux différens ordres de phénomènes mécaniques, chimiques, thermiques, électriques. L’énergie peut affecter, en effet, des formes correspondantes à ces diverses modalités phénoménales.


L’énergie mécanique est la plus simple et la plus anciennement connue.

Les phénomènes mécaniques peuvent être conçus sous deux conditions fondamentales : le temps et l’espace, qui sont, en quelque sorte, des élémens logiques auxquels vient se joindre un troisième élément, expérimental celui-là, ayant son fondement dans nos sensations, à savoir la force, le travail ou la puissance.

Les notions de force, de travail et de puissance sont tirées de l’expérience que l’homme fait de son activité musculaire. Il n’a pas moins fallu pour les préciser et les débrouiller que l’application des plus grands esprits mathématiques de Descartes à Leibniz.

L’homme peut supporter un fardeau sans fléchir ni bouger : c’est un poids, c’est-à-dire un corps ou une masse sollicitée par la force de la pesanteur qui exerce son action sur lui, et l’homme résiste à cette force, de manière à en empêcher l’effet. Or, cet effet, s’il n’était annihilé par l’effort de l’homme, serait le mouvement ou la chute du corps pesant. L’effort équilibre donc la force ; il lui est égal et opposé et il donne à l’homme qui l’exerce la notion consciente de force, c’est-à-dire de l’action qui peut produire ou empêcher le mouvement.

L’activité musculaire de l’homme peut être mise en jeu d’une autre manière encore. Quand on emploie des ouvriers, comme le dit Carnot dans son Essai sur l’équilibre et le mouvement, il ne s’agit pas « de savoir les fardeaux qu’ils pourraient porter sans bouger de place », mais plutôt ceux qu’ils pourraient transporter. « C’est de cette manière que l’on entend le mot force, lorsqu’on dit que le cheval équivaut pour la force à sept hommes ; on ne veut pas dire que, si sept hommes tiraient d’un côté et le cheval de l’autre, il y aurait équilibre, mais que, dans un travail suivi, le cheval à lui seul élèvera par exemple autant d’eau du fond d’un puits à une hauteur donnée, que les sept hommes ensemble, dans le même temps. » Il s’agit ici de cette seconde forme d’activité musculaire que l’on nomme, en effet, en mécanique, le travail, au moins si l’on veut bien, dans la citation précédente, ne pas accorder d’importance spéciale à ces mots : « dans le même temps » et ne retenir que l’emploi de l’activité musculaire dans un régime suivi. Le travail mécanique se compare à l’élévation d’un poids à une certaine hauteur : il se mesure par le produit de la force (entendue dans le sens de tout à l’heure, c’est-à-dire comme cause de mouvement ou obstacle au mouvement) par le déplacement dû à ce mouvement. L’unité est le kilogrammètre, c’est-à-dire le travail nécessaire pour élever un poids d’un kilogramme à la hauteur d’un mètre.

On remarquera que le temps n’intervient pas dans l’estimation du travail : la notion est dégagée des idées de vitesse et de temps. « La lenteur plus ou moins grande que nous mettons à exécuter un travail ne peut servir à mesurer sa grandeur, pas plus que le nombre d’années qu’un homme aurait mis à s’enrichir ou à se ruiner ne pourrait servir à évaluer le chiffre actuel de sa fortune. »

Pour en revenir à la comparaison de Carnot, un patron qui n’emploierait ses ouvriers qu’à la tâche, c’est-à-dire qui ne serait sensible en définitive qu’à la besogne faite et indifférent au temps qu’ils y ont employé, serait placé au même point de vue que les théoriciens de la mécanique. M. Bouasse, que nous suivons ici, a fait remarquer que cette notion du travail mécanique remontait à Descartes ; ses prédécesseurs et particulièrement Galilée avaient une idée toute différente de la manière dont il fallait estimer l’activité mécanique ; et de même ses successeurs, les mathématiciens du XVIIIe siècle. Leibniz et plus tard Jean Bernouilli, furent à peu près seuls à adopter cette manière de voir.

C’est précisément le travail ainsi entendu qui est l’énergie mécanique : il représente l’effet durable et objectif de l’activité mécanique indépendamment de toutes les circonstances d’exécution. Un même travail pourra s’effectuer dans des conditions de temps, de vitesse, de force, de déplacement bien différentes. Il est, par suite, l’élément permanent à travers la variété des aspects mécaniques. C’est lui, par exemple, qui dans le choc des corps se retrouve comme force vive indestructible. Si nous l’appelons énergie, nous dirons donc que l’énergie se conserve invariable à travers toutes les transformations mécaniques.

L’histoire de la mécanique nous apprend quelles peines et quels efforts ont été dépensés pour arriver à distinguer le travail (aujourd’hui l’énergie mécanique) de la force. La force n’a pas d’existence objective ; elle n’a ni durée, ni permanence ; elle ne survit pas à son effet, le mouvement. Lorsque, par exemple, l’on met en jeu la presse hydraulique, on recueille sous la plate-forme exactement le travail que l’on a développé de l’autre côté. La machine n’a fait qu’en changer la forme. Au contraire, on a multiplié la force à l’infini. On peut considérer un nombre infini de surfaces égales à celle du petit piston, placées et orientées comme l’on voudra, à l’intérieur du liquide, chacune, d’après le principe de Pascal, supportera une pression égale à celle que l’on exerce. Dès que l’on cesse d’appuyer, cet infini tombe du coup à zéro. Quelque chose de réel pourrait-il passer instantanément de l’infini au néant ? Le travail et la force sont en outre des grandeurs hétérogènes entre elles ; elles ne peuvent pas avoir la même expression. La force est une grandeur vectorielle, c’est-à-dire qu’elle comporte l’idée de direction ; le travail est une grandeur scalaire qui comporte l’opposition de sens indiquée par les signes plus et moins. L’énergie, et c’est le seul irait par lequel elle se distingue du travail, est une grandeur absolue n’admettant même pas Top-position de signes. Nous verrons plus loin qu’un habile et très savant physiologiste, M. Chauveau, a voulu cependant employer la même désignation « d’énergie de contraction » pour ces deux phénomènes de l’effort et du travail. Il semble bien qu’au point de vue de la dépense imposée à l’organisme ces deux modes d’activité, la contraction statique et la contraction dynamique, soient, en effet, parfaitement comparables. Mais bien que sa manière de concevoir les phénomènes soit certainement exacte, et présente une haute valeur, la persistance de l’auteur à les exposer avec des noms qui contrarient les usages reçus l’a empêché de faire comprendre et accepter des mécaniciens et même de quelques physiologistes des vérités très utiles.

La notion de puissance mécanique diffère de celles de force et de travail. Elle fait intervenir l’idée de temps. Il ne suffit pas, en effet, pour caractériser une opération mécanique, d’indiquer la tâche accomplie ; il peut être utile ou nécessaire de savoir combien de temps elle a exigé. Cela est vrai surtout lorsque l’on se préoccupe des circonstances de l’exécution autant que des résultats ; et c’est précisément le cas quand on veut comparer des machines. On dira que celle qui exécute le travail dans le moindre laps de temps est la plus puissante. L’unité de puissance est celle d’une machine qui exécute un kilogrammètre dans une seconde. Dans l’industrie, en général, on emploie une unité 75 fois plus grande : le cheval-vapeur. C’est la puissance d’une machine qui effectue 75 kilogrammètres par seconde. Dans l’industrie électrique on compte par kilowatt qui vaut 1 cheval-vapeur, 36, ou par watt, unité mille fois plus petite.

On s’est proposé d’apprécier la puissance de la machine humaine, comparativement aux machines industrielles ; c’est là une tentative vaine. L’expérience a montré que la puissance mécanique des êtres vivans dépend de la nature du travail qu’ils effectuent. Il y a, à cet égard, dans la science, de très intéressantes recherches que le célèbre physicien Coulomb communiqua en l’an VI à l’Institut. Un homme du poids moyen de 70 kilogrammes était astreint à monter l’escalier d’une maison de 20 mètres de hauteur. Il exécutait cette ascension à raison de 14 mètres par minute ; et il soutenait cette besogne quotidiennement pendant 4 heures effectives. Un tel travail équivalait à 235 000 kilogrammètres. Mais si, au lieu de monter sans fardeau, l’homme est astreint à porter une charge, le résultat est tout différent. Le manœuvre de Coulomb montait six voies de bois par jour à 12 mètres en 66 voyages ; ce qui correspondait à un travail maximum de 109 000 kilogrammètres seulement au lieu de 235 000.


L’énergie ou travail mécanique peut s’offrir à nous sous deux formes : l’énergie actuelle, correspondant au phénomène mécanique réellement exécuté, et l’énergie potentielle, ou énergie de réserve.

Un corps qui a été élevé à une certaine hauteur, développera, si on le laisse tomber, un travail qui a précisément pour mesure, en kilogrammètres, le produit de son poids par la hauteur de chute. Un tel travail peut être utilisé de bien des manières. C’est ainsi, par exemple, que l’on fait marcher les horloges publiques. Or, tandis que le contrepoids « remonté » n’est pas encore lâché, qu’il est immobile, l’ancienne physique dirait qu’il n’y a rien à considérer. Le phénomène, c’est la chute : elle va avoir lieu ; au moment présent, il n’y a rien encore.

En énergétique, on ne raisonne pas ainsi. On dit que le corps possède une capacité de travail qu’il manifestera à l’occasion, une énergie emmagasinée, une énergie en puissance ou énergie potentielle. Quand le corps tombera, cette énergie potentielle se transformera en énergie actuelle. Le travail développé par la chute nous fera penser à celui exactement égal et contraire exécuté par l’horloger qui a dû le soutenir et le remonter jusqu’à son point de départ. Voilà d’où vient cette énergie qui va se manifester pendant huit ou quinze jours, par le mouvement régulier des aiguilles et la sonnerie des heures. La chute est la contre-partie fidèle de l’élévation. On retrouve dans la seconde phase du phénomène exactement ce que l’on avait mis dans la première, la même quantité d’énergie. Entre ces deux phases, s’intercale la pause aussi longue que l’on voudra, où l’énergie semble sommeiller, et dont nous disons que c’est une période d’énergie virtuelle ou potentielle. Et ainsi le lien des phénomènes, leur enchaînement réel, est conservé, et ne cesse pas de nous être présent. D’autre part, cette énergie dont nous ne perdons pas la trace ne nous paraît pas nouvelle quand elle se manifeste ; et aussi, finissons-nous par nous la représenter comme quelque chose de réel, d’indestructible et d’éternel ayant une existence objective qui tantôt se révèle et tantôt sommeille, qui est manifestée ou latente.

De même encore, le cours d’eau ou le torrent d’une région montagneuse peut être utilisé pour mettre en branle les roues et les turbines de l’usine située dans la vallée ; sa descente produit un travail mécanique qui serait une création ex nihilo, si l’on ne rattachait pas le phénomène à ses antécédens. On constate que ce n’est qu’une simple restitution, lorsque l’on envisage l’origine de cette eau qui a été transportée, et montée en quelque sorte à son niveau par le jeu des forces naturelles, l’évaporation sous l’action du soleil, la formation des nuages, le transport par les vents, etc. Et l’on voit encore ici qu’une énergie complexe s’est transformée, dans une première condition phénoménale, en énergie potentielle, et que cette énergie potentielle se dépense ensuite dans la seconde phase, sans perte ni gain.

Il y a autant de formes d’énergie que de catégories distinctes de phénomènes ou de variétés dans ces catégories. Les physiciens distinguent deux espèces d’énergie mécanique : l’énergie de mouvement et l’énergie de position, et dans celle-ci diverses variantes, — l’énergie de distance qui répond à la force ; nous venons d’en parler ; l’énergie de surface qui correspond à des phénomènes particuliers de tension superficielle ; et l’énergie de volume qui répond aux phénomènes de pression. Il serait inutile, pour l’objet que nous avons en vue, de nous appesantir davantage sur l’énergie mécanique. Il est plus important de montrer brièvement que les diverses formes d’énergie connues peuvent se transformer les unes dans les autres. Ces formes sont les énergies calorifique, électrique, magnétique, chimique et rayonnante.


On enseigne aujourd’hui dans tous les élémens de physique que le travail mécanique peut se transformer en chaleur et réciproquement la chaleur en travail mécanique. Les frottemens, le choc et la percussion, la compression et la décompression détruisent ou anéantissent l’énergie mécanique communiquée à un corps ou aux organes d’une machine. En même temps que disparaît le mouvement on voit apparaître la chaleur. Les exemples abondent : c’est la boîte de la roue, échauffée par le frottement de l’essieu ; c’est l’inflammation des parcelles d’acier échauffées par le choc de la pierre, dans le briquet ; c’est la fonte des deux morceaux de glace obtenue par Davy en les frottant l’un contre l’autre, la température extérieure étant inférieure à zéro ; c’est l’ébullition d’une masse d’eau produite par le foret, observée par Rumford dès 1790, pendant la fabrication des canons de bronze ; c’est l’échauffement du métal qu’on bat sur l’enclume ; c’est l’élévation de température, poussée jusqu’à la fusion, de la balle de plomb qui vient s’aplatir contre l’obstacle résistant ; c’est enfin et en un symbole, l’origine du feu dans la fable de Prométhée, au moyen du frottement de ces morceaux de bois que les Hindous appellent encore prâmanthâ. Il y a une corrélation constante entre ces phénomènes de chaleur et de mouvement, corrélation qui est devenue évidente, dès que les observateurs ont cessé de se restreindre à la constatation du fait isolé. Il n’y a donc jamais de destruction réelle au vrai sens du mot ; ce qui s’évanouit sous une forme se remontre sous une autre ; on a l’impression que quelque chose d’indestructible se fait voir sous des déguisemens successifs. On traduit cette impression en disant que l’énergie mécanique s’est métamorphosée en énergie calorifique.

L’interprétation prend un caractère de précision saisissant qui l’impose tout à fait à l’esprit, lorsque la physique applique à ces mutations l’exactitude presque absolue de ses mesures. On constate alors que le taux de l’échange est invariable ; les transformations de chaleur en mouvement et réciproquement s’accomplissent suivant une loi numérique rigoureuse qui fait correspondre exactement la quantité de l’un à la quantité de l’autre. L’effet mécanique s’évalue, comme nous l’avons dit, en travail, c’est-à-dire en kilogrammètres : la chaleur se mesure en calories, la calorie étant la quantité de chaleur nécessaire pour élever de 0° à 1° un kilogramme d’eau (grande calorie), ou 1 gramme d’eau (petite calorie). On constate que, quels que soient les corps et les phénomènes qui servent d’intermédiaires pour opérer la transformation, il faut toujours dépenser 425 kilogrammètres pour créer une calorie, ou dépenser 0cal, 00234 pour créer un kilogrammètre. Le nombre 425 est l’équivalent mécanique de la calorie, ou, comme on le dit inexactement, de la chaleur. Et c’est ce fait constant qui constitue le principe de l’équivalence de la chaleur et du travail mécanique.


On ne sait pas encore actuellement mesurer l’activité chimique d’une manière directe. Mais on sait que l’action chimique peut engendrer toutes les autres modalités phénoménales. Elle en est la source la plus ordinaire, et c’est à elle que pratiquement s’adresse l’industrie pour obtenir la chaleur, l’électricité, l’action mécanique. Dans la machine à vapeur, par exemple, le travail recueilli vient d’une combustion du charbon par l’oxygène de l’air ; celle-ci donne naissance à la chaleur qui vaporise l’eau, développe la tension de la vapeur, et finalement produit le déplacement du piston. On pourrait réduire la théorie de la machine à vapeur à ces deux propositions : l’activité chimique engendre la chaleur ; la chaleur engendre le mouvement ; ou, pour employer le langage dont le lecteur commence sans doute à prendre l’habitude, l’énergie chimique se transforme en énergie calorifique et celle-ci en énergie mécanique ; c’est une série d’avatars et de changemens à vue. Et toujours l’échange se fait à un taux réglé par des chiffres rigides.

La connaissance de l’énergie chimique est moins avancée que celle des énergies de la chaleur et du mouvement sensible. On n’en est pas encore aux vérifications numériques. On ne peut donc qu’affirmer, mais sans l’appuyer de déterminations de nombres, l’équivalence entre l’énergie chimique et l’énergie calorifique, parce que l’on ne sait pas encore, dans l’état actuel de la science, mesurer directement l’énergie chimique. Les autres énergies connues sont toujours le produit de deux facteurs : l’énergie mécanique de position ou travail se mesure au moyen du produit de la force par le déplacement : l’énergie mécanique de mouvement se mesure au moyen de la masse par le carré de la vitesse ; l’énergie calorifique s’évalue par le produit de la température et de la chaleur spécifique, l’énergie électrique par le produit de la quantité d’électricité et de la force électro-motrice. Pour ce qui est de l’énergie chimique, on soupçonne qu’elle pourrait s’évaluer directement, selon le système de Berthollet repris par les chimistes norvégiens Guldberg et Waage, au moyen du produit des masses par une force ou coefficient d’affinité qui dépend de la nature des substances mises en présence, de la température, et des autres circonstances physiques de la réaction. D’un autre côté, les admirables recherches de M. Berthelot permettent dans la plupart des cas d’en avoir une évaluation indirecte par la mesure de la chaleur équivalente.

Il est intéressant de signaler que l’énergie chimique peut être envisagée, elle aussi, sous les deux états d’énergie potentielle et d’énergie réelle. Le système charbon-oxygène, pour brûler dans le foyer de la machine à vapeur, a besoin d’être amorcé par un travail préliminaire (inflammation en un point), comme le poids élevé et laissé immobile à une certaine hauteur, d’être par un faible effort détaché de son support. Cette condition remplie, l’énergie va se manifester avec évidence. Nous devons admettre qu’elle existait à l’état latent, à l’état d’énergie potentielle chimique. Sous l’excitation reçue le carbone se combine à l’oxygène et fournit de l’acide carbonique : l’énergie potentielle se change en énergie réelle, et aussitôt après en énergie calorifique. On n’aurait qu’une idée très incomplète et fragmentaire de la réalité des choses si l’on considérait isolément ce phénomène de combustion sans le rapprocher de celui qui a précisément créé l’énergie qu’il va dissiper. Ce fait antécédent c’est l’action du soleil sur la feuille verte ; le charbon qui brûle dans le foyer de la machine sort de la mine où il était accumulé à l’état de houille, c’est-à-dire d’un produit primitivement végétal qui s’était formé aux dépens de l’acide carbonique de l’air. La plante avait séparé, aux frais de l’énergie solaire, ce carbone de l’oxygène auquel il était uni dans l’acide carbonique de l’atmosphère et créé ainsi l’énergie potentielle chimique qui a si longtemps attendu son utilisation : la combustion dépense cette énergie en refaisant l’acide carbonique.


La fécondité de la notion d’énergie vient donc, d’après tous ces exemples, de la liaison qu’elle établit entre les phénomènes de la nature, dont elle rétablit l’articulation nécessaire rompue par l’analyse à outrance de la science ancienne. Elle nous amène à ne voir dans le monde des phénomènes pas autre chose que des mutations d’énergie. Et ces mutations, elles-mêmes, nous apparaissent comme la circulation d’une sorte d’agent indestructible qui passe d’une détermination formelle à une autre comme s’il changeait simplement de déguisement. Si notre intelligence a besoin d’images ou de symboles pour embrasser les faits et saisir leur rapport, elle les trouvera ici. Elle matérialisera l’énergie, elle en fera une sorte d’être imaginaire, et lui conférera une réalité objective. Et, c’est là pour l’esprit, à la condition qu’il ne devienne pas dupe du fantôme que lui-même aura forgé, un artifice éminemment compréhensif qui rend saisissans les rapports des (phénomènes et leur lien de filiation.

Le monde nous apparaît alors, comme nous le disions au début, construit avec une symétrie singulière. Il ne nous offre plus que des mutations de matière et des mutations d’énergie ; ces deux sortes de métamorphoses étant gouvernées par deux lois égales en nécessité, la conservation de la matière et la conservation de l’énergie, qui expriment : la première, que la matière est indestructible et passe d’une détermination phénoménale à l’autre intégralement au taux d’égalité pondérale ; la seconde, que l’énergie est indestructible, et qu’elle passe d’une détermination phénoménale à l’autre au taux d’équivalence fixé pour chacune des catégories par les découvertes des physiciens.


La première question que l’Energétique ait ensuite à examiner est celle des différentes formes sous lesquelles se présente l’énergie : elle doit envisager chacune d’elles par rapport à chacune des autres, déterminer si la transformation de l’une dans l’autre est réalisable directement et par quels moyens et suivant quel taux d’équivalence. C’est une œuvre laborieuse qui oblige à parcourir le champ entier de la Physique.

Cet examen aboutit à montrer que l’énergie mécanique peut se muer en toutes les autres, et toutes les autres en elle, à une exception près, celle de l’énergie chimique. Ce que l’on sait du rôle de la pression dans les réactions de dissociation, semble au premier abord démentir cette assertion. Mais ce n’est là qu’une vaine apparence. La pression n’intervient dans ces opérations que comme travail préliminaire ou d’amorçage destiné à mettre les corps en présence, dans l’état même où il faut qu’ils soient pour que les affinités chimiques puissent entrer en jeu.

Il y a, à propos des énergies calorifique et lumineuse, une autre observation à faire. Ce ne sont point deux formes réellement et essentiellement distinctes, comme le croyait l’ancienne physique. A considérer les choses objectivement, il n’y a pas de lumière absolument sans chaleur ; c’est le même agent qui, dans un certain intervalle de son échelle de grandeurs, impressionne inégalement la peau et la rétine de l’homme et des animaux ; la différence est imputable à la diversité de l’organe et non à la diversité de l’agent. Au moindre degré d’activité, cet agent n’exerce aucune action sur les terminaisons des nerfs cutanés thermiques, ni sur les terminaisons nerveuses optiques : son degré augmentant, les premiers de ces nerfs sont impressionnés (froid, chaleur) et le sont à l’exclusion des nerfs de la vision ; puis ils sont impressionnés les uns et les autres (sensation de chaleur et de lumière) et enfin au-delà la vue seule est affectée. La transformation d’une énergie dans l’autre se réduit donc ici à la possibilité d’accroître ou de diminuer l’intensité d’action de cet agent commun dans la proportion juste convenable pour passer de l’une des conditions à l’autre ; et ceci est facile lorsqu’il s’agit d’aller du côté lumière, et au contraire n’est pas réalisable directement, c’est-à-dire sans un secours étranger, lorsqu’il s’agit de redescendre l’échelle, du côté chaleur.

Il faut remarquer encore que cette énergie commune, calorifique et lumineuse, ne se Mlle pas directement en énergie chimique. A la vérité, la chaleur et la lumière favorisent et déterminent même un grand nombre de réactions chimiques, mais si l’on descend au fond des choses on ne tarde pas à se convaincre que la chaleur et la lumière ne servent en quelque sorte qu’à amorcer le phénomène, à préparer l’action chimique, à amener les corps dans l’état physique (liquide, vapeur) et au degré de température (400° par exemple pour la combinaison de l’oxygène et de l’hydrogène) qui sont les conditions préliminaires indispensables à l’entrée en scène des affinités chimiques. Au contraire, l’énergie chimique peut se transformer réellement en énergie calorifique, et l’on en a un exemple dans les réactions qui se font sans le secours d’une énergie étrangère, et dans celles, très nombreuses, qui, comme la combustion de l’hydrogène et du carbone, ou la décomposition des explosifs, se continuent une fois amorcées.

D’autres restrictions apparaissent encore lorsque l’on étudie les lois qui président à la circulation et aux mutations de l’énergie calorifique, et la plus importante tient à la condition d’impossibilité où elle est de se transporter d’un corps à température plus basse sur un corps à température plus élevée. Au total et par suite de toutes ces restrictions, l’énergie calorifique est une variété imparfaite de l’énergie universelle, ou, comme disent les Anglais, une forme dégradée.

Au contraire, l’énergie électrique représente une forme perfectionnée et infiniment avantageuse de cette même énergie universelle, et c’est là ce qui explique l’immense développement qu’en moins d’un siècle ont pu prendre ses applications industrielles. Ce n’est pas qu’elle soit mieux connue que les autres dans son essence et dans l’intimité de son action ; au contraire ! On discute encore sur sa nature : pour les uns, l’électricité qui se transporte et se propage avec la même vitesse que la lumière est un véritable flux d’éther, comme le voulait le Père Secchi, qui l’assimilait au courant de l’eau dans une conduite. Elle produirait alors son travail, comme l’eau produit le sien quand elle agit par sa pression sur le moteur hydraulique. De même l’électricité ne serait pas elle-même une énergie ; elle en serait un moyen de transport. Mais, avec Clausius, et plus tard avec Hertz, la majorité des physiciens admet qu’en réalité ce n’est pas l’énergie elle-même qui se propage, mais seulement son mouvement vibratoire. Quoi qu’il en soit, ce qui constitue la particularité essentielle de l’énergie électrique, et ce qui en fait le prix, c’est qu’elle est un agent de transformation incomparable. Toutes les formes connues de l’énergie peuvent se convertir en elle et inversement l’énergie électrique peut se muer, avec la plus grande facilité, dans toutes les autres énergies. Cette extrême malléabilité lui assigne le rôle d’intermédiaire entre les autres agens moins dociles. L’énergie mécanique, par exemple, ne se prête pas aisément à une métamorphose en énergie lumineuse. Une chute d’eau ne pourrait être utilisée directement pour l’éclairage ; dans les installations industrielles d’éclairage, elle met en mouvement des machines électriques, des dynamos qui alimentent les lampes à incandescence. Le travail mécanique tout à l’heure inexploitable s’est changé en énergie électrique, et celle-ci en énergie calorifique et lumineuse. L’électricité a rempli là le rôle d’un utile intermédiaire.

Il faudrait maintenant, si nous voulions développer le programme de la science de l’énergie, indiquer le second grand principe qui, avec celui de Robert Mayer, préside à toutes ses mutations ; c’est à savoir le principe de Carnot. Il faudrait, enfin, montrer par quelle explication figurée, par quelle image concrète, la science contemporaine a rendu compte de la nature et des transformations de l’énergie. C’est la théorie cinétique qu’il faudrait donc exposer. On se représenterait alors la matière universelle animée des deux espèces de mouvemens qui sont le mouvement visible et le mouvement vibratoire moléculaire ; on devrait suivre historiquement la manière dont cette hypothèse s’est introduite dans la science par la nécessité de rendre compte des phénomènes de propagation de la lumière ; comment elle s’est constituée par l’étude de la chaleur, comment elle a été précisée, grâce à Clausius et Maxwell, dans le cas des gaz, comment, enfin, elle s’est étendue aux manifestations de l’électricité et du magnétisme. C’est ce que nous ne ferons pas ici, et cela pour deux raisons. La première c’est que cette théorie cinétique qui vient à peine d’arriver à son complet épanouissement montre déjà des signes de décadence et de ruine. Les théoriciens de la physique mettent en doute la réalité de l’éther, agent nécessaire de la propagation de l’énergie rayonnante : ils nient que l’électricité soit un mouvement ou même que la chaleur et la lumière soient aussi des mouvemens. Sur les ruines de ces doctrines qui avaient si fortement imprégné l’esprit contemporain qu’elles font en quelque sorte partie de la mentalité ambiante, ils dédaignent de rien édifier. A des générations élevées dans l’admiration et le respect des efforts de génie qu’à coûtés la création de ces systèmes, ils proposent le mépris pour toutes les images, pour tous les symboles ou les représentations matérielles de la vérité scientifique. Ils nous offrent, pour expliquer le monde phénoménal, des systèmes de trois ou de six équations différentielles qui, eux, ne contiennent plus d’hypothèses. Que l’avenir leur donne ou non raison, il ne nous appartient pas d’en préjuger.

Mais la plus forte raison qui nous détourne d’une tâche, sans doute au-dessus de nos forces, c’est qu’elle est indifférente à notre but. Nous nous proposons simplement de montrer dans la suite de cette étude comment la considération de l’énergie et de son seul principe fondamental, celui de conservation, a transformé le point de vue de la physiologie sur trois questions principales, à savoir la conception des phénomènes vitaux dans leur rapport avec les phénomènes généraux de la nature : la théorie de l’alimentation, et enfin l’origine de la force musculaire.


A. DASTRE.