Questions scientifiques - L’Osmose

Questions scientifiques - L’Osmose
Revue des Deux Mondes4e période, tome 150 (p. 657-672).
QUESTIONS SCIENTIFIQUES

L’OSMOSE

Si, sans négliger les progrès de détail et les découvertes isolées, on veut, — comme il convient ici, — s’attacher surtout aux faits généraux et significatifs, et suivre le mouvement de la science dans le mouvement de ses doctrines, on ne peut choisir un meilleur sujet d’étude que celui de l’Osmose. Il intéresse également la Biologie et la Physique générale ; il touche aux fondemens mêmes de l’un et de l’autre ordre de sciences et y joue un rôle capital ; les développemens qu’il a pris des deux côtés sont à la fois considérables et tout récens.

Les phénomènes d’osmose présentent chez les êtres vivans une importance qu’il est utile avant toute autre chose de mettre en relief ; ils ont d’autre part, au point de vue physique, une signification qui doit être bien comprise. Ces deux points établis, à grands traits, il sera permis de pénétrer plus avant dans le détail des connaissances acquises, dans ce domaine de la science, par les physiologistes et les physiciens contemporains.


I

C’est au mois d’octobre 1826 que furent communiquées à l’Académie des sciences les premières recherches de H. Dutrochet sur l’osmose, — ou plus exactement sur l’endosmose et l’exosmose. L’auteur de cette découverte s’était fait connaître déjà par des travaux pleins d’intérêt : c’était un esprit original qui s’était cultivé lui-même, en dehors des écoles, par l’étude personnelle et l’observation directe de la nature. Sa carrière, qui s’acheva dans les honneurs académiques, avait commencé en dehors des hiérarchies scientifiques. Issu d’une famille ruinée par l’émigration, il avait mené, pendant les campagnes de l’Empire, l’existence errante d’un médecin des armées. Il s’était retiré de bonne heure, aux environs de Tours, et il occupait les loisirs de sa retraite et l’activité de son esprit à des recherches sur la physiologie des plantes et des animaux. Il a eu, d’ailleurs, de cette science, à part quelques idées aventureuses, une vue plus exacte et plus pénétrante que la plupart de ses contemporains.

Dutrochet fut mis pour la première fois en présence d’un fait d’osmose, au cours de l’examen qu’il pratiquait au microscope d’une moisissure aquatique déjà étudiée par Needham : il vit l’eau pénétrer à travers la membrane des capsules terminales, les gonfler, en chasser le contenu, sans qu’il pût se rendre compte de la force qui était entrée en jeu. Il retrouva le même phénomène, quelques années plus tard, incidemment, en observant la manière dont se fait l’évacuation du spermatophore de certains mollusques ; et cette fois, il comprit le caractère nouveau de ce mouvement. Il en détermina les conditions ; il sut les reproduire.

Deux liquides miscibles l’un à l’autre, une membrane de nature organique qui les sépare et qui puisse être mouillée par eux ; voilà tout ce qu’il fallait pour la production de l’osmose. De telles conditions sont précisément réalisées par la nature chez tous les êtres vivans et dans toutes leurs parties. Le phénomène qui en résulte est une manifestation dynamique, une création de force infiniment remarquable. Un double courant s’établit à travers la membrane, qui transporte chacun des liquides vers l’autre, avec des vitesses différentes et, en fin de compte, les mélange. Il y a donc, du seul fait de la mise en présence des deux liquides et de la membrane, création de courant, c’est-à-dire impulsion, et c’est ce qu’exprime le terme d’osmose, emprunté au grec. La force osmotique qui prend naissance dans des circonstances si simples et, pour ainsi dire, à si peu de frais, peut atteindre une énergie extrême. Nous verrons qu’on employant un artifice convenable pour consolider la membrane, on peut avec une solution de sucre et de l’eau distillée soulever une colonne de liquide à la hauteur de plusieurs mètres. En somme, l’osmose se manifeste par trois effets : un effet dynamique, force ou pression osmotique, et des effets de mélange et de changement de volume dus à la pénétration réciproque des deux liquides.

L’origine de cette force osmotique, Dutrochet ne put la pénétrer ; l’état de la science à son époque ne le permettait pas. C’est une tâche qui était réservée aux physiciens-chimistes de notre temps. Du moins, s’il ne put résoudre le problème, il fut en état d’écarter les solutions fausses ou incomplètes qu’en proposèrent les savans les plus éminens parmi ses contemporains, le célèbre mathématicien Poisson, le physicien allemand Magnus, et, en France, M. Becquerel. Il ne se méprit pas davantage sur l’importance de sa découverte. « Je sais, écrivait-il en 1837, que, de prime abord, je suis allé trop loin en considérant l’endosmose comme le phénomène fondamental de la vie, comme son agent immédiat ; mais cette assertion, réduite à ce qu’elle a de vrai, tend encore à conserver à ce phénomène physique un rôle important parmi les causes auxquelles sont dus certains mouvemens vitaux. La découverte de l’endosmose lie désormais la Physique à la Physiologie. »

Cette appréciation a été pleinement justifiée par la suite. Aujourd’hui, en effet, l’on fait jouer à l’osmose un rôle capital en Physiologie générale. On comprendra l’importance que prennent les forces osmotiques en biologie, si l’on veut bien considérer que les conditions du phénomène sont précisément réalisées dans tous les organismes vivans et dans toutes leurs parties jusqu’aux plus petites, c’est-à-dire jusqu’aux élémens anatomiques, jusqu’à la cellule. Partout on y rencontre des liquides capables de se mélanger, séparés par des membranes qu’ils peuvent mouiller. La force osmotique y constitue le rouage intime du mouvement des liquides. Elle est l’instrument des échanges matériels entre le milieu et l’être vivant, c’est-à-dire, en d’autres termes, de cette manifestation universelle, la nutrition, qui, avec cette autre que l’on nomme la reproduction, sert à définir et caractériser la vie.

Si l’on veut des exemples particuliers des applications de l’osmose en biologie, on n’aura que l’embarras de les choisir dans toutes ses branches, depuis la botanique jusqu’à la médecine pratique. En physiologie végétale par exemple, le jeu de l’osmose explique le phénomène de la turgescence des tissus, avec ses innombrables conséquences. C’est la force osmotique qui préside, selon les récens travaux de Godlewski, à l’absorption de l’eau par les racines et à l’ascension de la sève. Les botanistes, à l’exemple de Sachs, avaient vainement tenté d’attribuer cette montée des liquides nutritifs à l’action des forces capillaires ; mais celles-ci sont manifestement insuffisantes lorsqu’il s’agit du transport des liquides depuis le sol jusqu’à la cime des grands arbres. En thérapeutique, on rend compte de la même manière de l’action purgative des sels neutres diffusibles, tels que le sulfate de soude, qui déterminent à travers la paroi de l’intestin un courant osmotique, et un abondant afflux de l’eau du sang. Il n’est pas nécessaire de multiplier davantage les exemples particuliers ; ceux-ci suffisent à justifier les paroles de Dutrochet : « L’endosmose est un phénomène physique affecté par la nature aux corps organisés. » Mais ce que l’auteur de la découverte de l’osmose n’avait peut-être pas prévu, c’est que ce phénomène était appelé à prendre, dans la physique générale, une place qui n’est pas moindre que dans la biologie. Les débuts de ce développement inattendu de la théorie osmotique ne remontent pas au-delà d’une dizaine d’années.


II

La question de l’osmose n’est pas, en effet, une question isolée intéressant les chimistes et les physiciens, ni plus ni moins que toute autre : c’est en quelque sorte un problème central, une colonne de l’édifice. Elle est devenue comme le carrefour et le nœud d’une science particulière. Celle-ci, la chimie physique ou physicochimie, s’est taillé son domaine, depuis vingt-cinq ans, sur les confins des deux sciences autrefois distinctes qu’elle rattache et relie entre elles. Il existe aujourd’hui, dans la plupart des Universités, à côté des chaires de physique et de chimie, un enseignement spécial de la physico-chimie. C’est le cas pour l’Université de Paris. Un cours de chimie physique a été créé à la Faculté des sciences, grâce à l’heureuse initiative d’un député de Paris, M. Denys Cochin, qui n’a pas oublié au milieu de ses nouveaux devoirs ses anciennes études de prédilection. La chimie physique s’est donc constituée partout comme une branche particulière ; elle a son organisation propre, son programme d’études, ses laboratoires, et ses publications périodiques. Elle a aussi ses représentans éminens, parmi lesquels nous nous bornerons à citer M. Raoult, en France, et M. J.-H. van t’Hoff en Hollande.

M. J.-H. van t’Hoff s’était acquis déjà un juste renom par des travaux de premier ordre dans le domaine des hautes spéculations physiques, et entre autres œuvres, par la part qu’il avait prise à la fondation de la stéréochimie. Il a proposé, en 1887, une théorie de l’osmose qui, dans tous les pays, s’est imposée à l’attention scientifique. La théorie de l’osmose de M. vant’Hoff rattache précisément cet ordre de phénomènes à la plupart de ceux qui forment l’objet de la physico-chimie. Et d’abord, il existe une étroite dépendance entre la question de l’osmose et une autre que M. Reychler appelle « le problème de prédilection de la chimie moderne. » Il s’agit de la vraie nature des solutions salines. Et, de fait, MM. Berthelot, Mendeleef et d’autres savans chimistes, depuis Blagden jusqu’à M. Raoult, ont consacré les plus ingénieux efforts à résoudre cette question : qu’est-ce, au fond, que la dissolution d’un solide dans une liqueur ?

Que le fait de l’osmose soit lié à celui de la dissolution des substances dans les liquides, on le concevra immédiatement si on l’envisage dans son cas le plus simple, lorsqu’il s’exerce entre deux liquides aqueux. Un vase quelconque est divisé en deux compartimens par une cloison membraneuse ; il y a d’un côté de l’eau pure, de l’autre une solution de sel dans l’eau. Le courant s’établit de l’eau pure vers la solution salée ; l’eau pénètre dans le compartiment où est le sel, en augmente le volume et en élève le niveau. Il est clair que ces effets ont leur cause dans la différence des deux liquides, c’est-à-dire dans la constitution de la solution saline comparée à celle de l’eau.

Nous avons dit que les chimistes les plus habiles avaient essayé de pénétrer le mystère de cette constitution des solutions. M. van t’Hoff s’en est formé une idée particulièrement simple. Il admet que la substance dissoute existe dans l’eau à l’état de gaz ou de vapeur.

Il ne faut pas se laisser étonner outre mesure par l’inattendu dans cette proposition ; un peu de réflexion fait concevoir facilement la série d’idées qui y conduit. Quand on met un morceau de sucre ou un grain de sel dans un verre d’eau, on constate, au bout d’un certain temps, que toutes les parties du liquide sont salées ou sucrées. La même chose a lieu si, au lieu d’un verre d’eau, on en emploie une bouteille ou un tonneau ; le liquide est encore salé ou sucré dans toutes ses parties. C’est dire que le sel, par exemple, qui n’occupait à l’état solide qu’un espace insignifiant, s’est étendu, s’est dilaté, pour se répartir uniformément dans tout le volume de l’eau qui lui est offert. Si le goût devient impuissant à déceler la substance dissoute ainsi raréfiée, des moyens plus pénétrans, des réactifs chimiques plus délicats, réussiront à montrer qu’elle existe en nature, avec ses propriétés caractéristiques, dans toute l’étendue de la liqueur. Et lorsque ces procédés d’investigation, plus subtils, cessent eux-mêmes de répondre, on peut accuser leur imperfection et supposer encore l’uniforme diffusion du sel dans l’espace liquide.

Toutefois, cette diffusion de la substance dissoute a ses limites, plus proches qu’on n’imagine : son extensibilité n’est point indéfinie, ou du moins elle n’est pas indéfiniment compatible avec le maintien de sa constitution et la conservation de ses propriétés. La substance composée, le sel, se résout en ses constituans ; elle se dissocie d’une certaine manière en ses composans. Cette dissociation offre un caractère particulier. Elle est précisément la même qui se produirait sous l’influence du courant électrique ; les élémens de la substance dissoute se séparent dans le même ordre de groupement qu’aux deux pôles de la pile ; la décomposition s’opère en groupes électrolytiques, en ions, comme l’on dit aujourd’hui. Mais ce n’est pas encore le moment de parler de cette singularité qui vient mêler l’électrolyse au problème de la constitution des solutions et ajouter un nouvel ordre de phénomènes à tous ceux qui, déjà, gravitent autour de l’osmose.

Réserve faite de cette dissociation possible de la substance dissoute, le caractère du phénomène de dissolution c’est, d’après les explications précédentes, de s’accompagner d’une diffusion qui peut être indéfinie. Le corps, tout à l’heure solide, subit un changement d’état, une extension presque illimitée. Ses particules constitutives, ses molécules physiques, s’écartent de plus en plus et, pour ainsi dire, sans terme. La limitation du volume, — sa conservation à température constante, — c’est le trait distinctif de l’état solide et de l’état liquide : les gaz au contraire sont caractérisés par l’illimitation du volume qui tend toujours à s’accroître et n’a d’autres bornes que celles du récipient qui les contient. C’est précisément là la condition de la substance dissoute, et l’on commence à concevoir qu’il ait pu venir à l’esprit d’un physicien d’assimiler son état à l’état gazeux.

Cette analogie prendra un caractère plus frappant si nous appliquons notre attention au mouvement même de dissolution et de diffusion. Représentans-nous le grain de sel de tout à l’heure successivement dissous dans un verre d’eau, dans une carafe, dans un tonneau, dans des volumes d’eau de plus en plus grands ; faisons abstraction du temps qu’a exigé chacune de ces opérations ; ou plutôt accélérons, comme dans une sorte de cinématographe, la succession de ces stades, et offrons ce défilé rapide à notre méditation ; nous aurons alors, dans l’acte même de la dissolution, l’image de l’expansion d’un gaz.

Il n’en faut pas davantage pour concevoir l’hypothèse de M. van t’Hoff. Selon le chimiste néerlandais, la substance dissoute se trouve réellement à l’état gazeux dans son dissolvant. Celui-ci n’intervient en quelque sorte que comme un moyen de permettre l’expansion du corps dissous ; il faut l’envisager, non pas comme une substance mais comme un espace propre à l’extension de la matière soluble. Lorsque celle-ci est parvenue aux limites du dissolvant, elle exerce contre les parois qui l’enferment — et particulièrement contre la membrane osmotique, dans le cas qui nous occupe — la même pression qu’un gaz ou qu’une vapeur arrêtés dans leur expansibilité par les parois du récipient qui les contient. Cette pression, c’est précisément, en valeur, la pression osmotique. Le corps dissous devient un gaz qui a pour pression sa pression osmotique, et un volume qui dépend du degré de concentration. Dès lors, on comprend l’énoncé de la loi que M. van t’Hoff a ainsi formulée : « La pression osmotique d’une solution a la même valeur que la pression qu’exercerait la substance dissoute, si, à la température de l’expérience, elle était gazeuse et occupait un volume égal à celui de la solution. »

Arrivés à ce point, nous sortons enfin des conceptions théoriques et nous mettons le pied sur le terrain solide de l’expérimentation. La loi précédente, en effet, permet de calculer la pression osmotique pour chaque substance déterminée soluble dans l’eau ; elle en fournit une valeur théorique, un nombre, un chiffre. C’est le moment d’en juger le bien fondé. On confrontera cette valeur avec celle que fournit la mesure directe. Ce sera la concordance des chiffres ou leur discordance qui décideront.

La théorie de M. van t’Hoff est sortie victorieuse de cette première épreuve. Elle a résisté à d’autres encore. Si le corps dissous est assimilé à un gaz, il doit suivre les lois fondamentales qui régissent l’état gazeux, les lois de Mariotte et de Regnault. Cette dernière exprime l’influence des variations de température sur le volume et la pression de la masse gazeuse. Il faut qu’elle s’applique également à la substance dissoute. La pression osmotique doit donc varier proportionnellement au binôme de dilatation, c’est-à-dire à la température absolue. Les valeurs théoriques, calculées d’après ce principe, ont été confrontées aux valeurs expérimentales mesurées par Pfeffer. L’accord a été remarquable. Par exemple, entre une solution de sucre contenant un gramme de sucre pour cent d’eau, et l’eau pure qui en est séparée par une membrane, il se développe une pression osmotique qui varie avec la température ; à 32 degrés, elle est de 544 millimètres de mercure ; à 14 degrés la théorie indique que cette pression doit être de 510 millimètres : l’expérience a donné 512. Pour le tartrate de soude à 13 degrés, le calcul donne 908 et l’expérience 907. Ces concordances soutenues apportent évidemment une grande force à la doctrine. Elles ne doivent pourtant pas nous aveugler sur les défauts qu’elle présente et les corrections qu’elle exige. Mais ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans une critique approfondie.

La mesure directe de la pression osmotique est, en raison de quelques difficultés expérimentales, une opération extrêmement délicate. Nous ne croyons pas qu’il y ait eu, en dehors de MM. Pfeffer et Ponsot, plus de deux ou trois physiciens qui l’aient réalisée. Aussi bien, n’est-il pas nécessaire d’opérer directement. On arrive plus facilement en prenant un biais. On déduit la pression osmotique d’une solution de la mesure de la tension de la vapeur qu’elle émet (mesure tonométrique) ou encore, et plus habituellement, de la détermination du point de congélation de la liqueur (mesure cryoscopique). On obtient ainsi, non point des valeurs absolues, mais des valeurs relatives, et celles-ci suffisent d’ailleurs aux comparaisons qui sont, en définitive, le but ordinaire des recherches scientifiques.

Il ne serait pas très difficile de faire comprendre à un lecteur attentif le principe de la relation qui existe entre la pression osmotique d’une part et ces autres propriétés physiques des solutions, d’autre part, à savoir la température de congélation et la force élastique de la vapeur. Nous nous contenterons pour le moment de signaler l’existence de ces relations et l’usage que les physiciens en ont fait dans l’étude de l’osmose. Cette constatation suffit au but que nous nous proposions. Elle achève de mettre en évidence les multiples connexions de l’osmose, et sa liaison avec les phénomènes physiques les plus divers. On vient de voir que la théorie osmotique touche à la constitution des solutions salines, à la loi d’Avogadro, et à celles qui régissent les gaz, à l’électrolyse, à la cryoscopie, à la tonométrie, c’est-à-dire à tous les hauts problèmes de la physique générale. C’est l’honneur de M. van t’Hoff d’avoir dévoilé la richesse de cette veine et d’avoir donné, à cette humble observation initiale du passage de liquide à travers la membrane cellulaire d’une moisissure un développement et une ampleur incomparables. L’événement a justifié les paroles de Dutrochet voulant s’excuser de l’attention qu’il continuait de donner à un si humble objet : « Les grands spectacles de l’univers sont ceux qui frappent le commun des hommes ; le philosophe aperçoit l’immense grandeur de la nature jusque dans les choses les plus petites. »


III

L’appareil que l’on emploie depuis Dutrochet pour l’étude de l’osmose est d’une extrême simplicité. C’est une petite fiole dont le goulot est surmonté d’un tube de verre gradué et dont le fond a été remplacé par une membrane taillée ordinairement dans un morceau de vessie de porc. La solution salée ou sucrée que l’on veut étudier est introduite dans cet osmomètre, et celui-ci est plongé dans l’eau pure. On voit bientôt le niveau s’élever dans le tube central. Cette dénivellation manifeste l’existence d’un courant qui va de l’eau vers la solution saline : un courant inverse, plus faible et moins rapide, entraîne le sel vers l’eau où l’on peut le déceler. Le courant le plus énergique et le plus rapide était nommé endosmose, l’autre exosmose : mais ces noms, d’ailleurs impropres, sont tombés en désuétude.

La dénivellation dans le tube osmométrique est donc la manifestation sensible, évidente de l’osmose. C’est elle qui en fournit la mesure. Le mouvement ascensionnel est, en effet, plus ou moins rapide suivant les circonstances : la rapidité ou la vitesse de cette montée donne une première idée de l’énergie du phénomène ; on l’appelle vitesse osmotique ; on en détermine la valeur par le nombre de divisions dont le niveau s’est élevé en un temps donné. Par exemple, avec une solution d’une partie de sucre contre quatre parties d’eau placée à l’intérieur de son osmomètre, Dutrochet voyait le niveau s’élever de 19mm,5 dans le tube gradué, en l’espace d’une heure et demie : avec une solution d’une partie de sucre pour deux d’eau, il constatait dans le même temps une ascension de 34 divisions ; avec une troisième solution à parties égales de sucre et d’eau, il constatait une montée de 53 divisions ; ces nombres 19,5, 34, 53, représentent les vitesses osmotiques respectives dans ces trois expériences.

Un autre élément que déterminait encore Dutrochet, c’était la force osmotique. Le mouvement ascensionnel se ralentit et finit par s’arrêter ; le niveau reste indéfiniment stationnaire : il y a équilibre entre l’impulsion qui tend à faire pénétrer l’eau et le poids du liquide soulevé qui résiste à la pénétration. La hauteur du soulèvement mesure à ce moment la force, la pression ou le pouvoir, osmotiques. Par exemple, avec un sirop de sucre de densité 1,070 à l’intérieur et de l’eau pure à l’extérieur de la membrane, Dutrochet vit le mouvement ascensionnel s’arrêter au bout de 36 heures ; la colonne d’eau soulevée équivalait à une colonne de mercure de 617 millimètres de hauteur, et à ce moment la solution de l’osmomètre contenait exactement une partie de sucre pour 7 parties d’eau. La pression osmotique était donc représentée par le nombre 0,617. — Un sirop plus concentré, de densité 1,3, produirait une endosmose capable de soulever une colonne du poids énorme de 4 atmosphères et demie. La vitesse et la pression osmotique vont en augmentant à mesure que l’on emploie des solutions plus concentrées.

Il faut se hâter de dire que les déterminations ont été répétées depuis le temps de ces premiers essais. Un botaniste très connu au-delà du Rhin, M. Pfeffer, les a reprises, en 1877, en perfectionnant la construction de l’instrument et les procédés de mesure. Dans ces célèbres expériences du savant allemand qui ont fourni à la théorie de M. van t’Hoff les vérifications nécessaires, rien d’essentiel n’était changé aux méthodes de Dutrochet. L’innovation la plus importante a porté sur la membrane de l’osmomètre qui était de provenance artificielle et non d’origine organisée, et qui ne permettait de courant osmotique que dans une direction. L’exosmose était nulle : l’endosmose subsistait seule.

Peu de faits nouveaux ont été ajoutés à l’étude expérimentale exécutée par le savant français. Le progrès s’est accompli tout entier dans les interprétations et dans les applications. Les conditions de l’osmose avaient été parfaitement fixées dès le début. Dutrochet avait dit que les liquides disposés de part et d’autre de la membrane doivent être capables de se mélanger ; et qu’il n’y a pas d’osmose si l’on met par exemple en rapport de l’huile et de l’eau. Depuis les travaux du savant anglais Graham, en 1862, cette condition a été mieux précisée. On sait que l’un des liquides au moins doit être diffusible dans l’autre, et nous verrons tout à l’heure la signification de cette propriété.

La direction du mouvement osmotique avait été fixée pour un très grand nombre de liquides, solutions organiques d’albumine, de gélatine, de gomme, de sucre, d’alcool, d’éther ; solutions de sels, d’alcalis, d’acides. Dans tous ces cas, sauf celui de l’alcool et de l’éther, le courant osmotique va de l’eau à la substance dissoute.

Dans le cas de l’alcool, le courant, au moins avec les membranes organisées, marche inversement, de l’alcool vers l’eau. Les solutions d’acides présentent un phénomène tout à fait remarquable : le courant osmotique subit une inversion suivant la température et suivant la concentration. A une température déterminée il existe un degré de concentration pour lequel il y a équilibre entre l’eau extérieure et la solution acide : on n’observe pas de courant, pas de déplacement de niveau de la colonne osmométrique : les impulsions sont égales des deux côtés de la membrane ; les deux liquides qu’elle sépare sont isotoniques suivant l’expression que de Vries a introduite dans la science.

C’est ce qui arrive, par exemple, à la température de 15° pour la solution d’acide tartrique de densité 1,1 dont 100 parties contiennent 21 parties d’acide cristallisé. Si la liqueur est plus concentrée, plus riche en acide, l’osmose entraînera l’eau vers le corps dissous, mais si la solution est moins riche, le mouvement se fera en sens contraire et entraînera l’acide vers l’eau. Tandis que dans le cas habituel on voit le courant osmotique, le courant prédominant, entraîner l’eau vers le corps dissous et marcher du liquide le moins dense vers le plus dense, ici on voit l’inverse.

Dutrochet détermina, avec non moins de perspicacité, la part importante qui revient à la membrane. Il en employa un très grand nombre ; des membranes animales, vessie de porc, peau de grenouille, de torpille, d’anguille, des membranes végétales telles que la gousse du baguenaudier ou les gaines du poireau, — des membranes de caoutchouc, des cloisons de grès, de porcelaine dégourdie, d’argile blanche ou terre de pipe, de calcaires. Il faut, pour que l’osmose ait lieu, que la membrane soit mouillée par les liquides ; qu’elle puisse être imbibée complètement par l’un d’eux ; tout au moins, qu’elle lui soit perméable. C’est là une condition nécessaire, mais encore n’est-elle pas suffisante, car la porcelaine dégourdie, qui forme des cloisons poreuses, est impropre aux phénomènes d’osmose, tandis qu’une matière voisine, l’argile cuite (terre de pipe) y est parfaitement propre.

Une manière si différente de se comporter devant l’osmose, chez des corps si analogues à tant d’égards, est bien capable de fournir quelque lumière sur le phénomène qui les distingue. Leur constitution chimique diffère peu : des deux parts c’est un silicate d’alumine avec excès de silice dans le cas de la porcelaine, avec excès d’alumine dans le cas de l’argile ; leur constitution physique les rapproche plus encore, l’une et l’autre sont poreuses, perméables à l’eau et aux solutions salines au point d’en permettre la filtration.

Si l’on cherche un trait qui les distingue, on ne trouvera que celui-ci : l’argile, ou plutôt l’alumine qui en est la base, fixe l’eau et la retient combinée avec tant de force qu’elle n’en est privée que par le feu le plus violent et le plus soutenu. Or, les membranes organisées, propres elles aussi à l’osmose, se trouvent dans le même cas. La remarque est de Dutrochet. L’eau a une grande affinité pour les substances organisées qui, toutes, sont plus ou moins hygrométriques. C’est leur caractère distinctif d’absorber de l’eau qui les gonfle sans les dissoudre et, au résumé, d’en contenir une très grande quantité pour une faible proportion de matériaux propres. Cette eau n’est point déposée dans des espaces préexistans, comme elle l’est dans les pores de la porcelaine dégourdie ; elle se distribue uniformément entre les particules de la matière organisée.

La manière dont se fait cette distribution de l’eau dans la matière organisée des membranes, échappe encore à l’observation scientifique. Une théorie remarquable et assez conforme d’ailleurs aux connaissances positives acquises jusqu’à ce jour en micrographie, pour qu’on puisse dire qu’elle est une image provisoire et hypothétique sans doute, mais fidèle néanmoins des faits réels, vient combler la lacune. Nous voulons parler de la théorie micellaire qu’un savant éminent, Naegeli, a proposée il y a quelques années.

D’après cette doctrine, la matière organisée est formée, non pas comme les corps inorganiques de simples molécules physiques, — celles-ci résultant elles-mêmes de groupemens d’atomes soumis aux forces chimiques, — mais d’associations de molécules, d’édifices moléculaires ayant figure, que Naegeli a appelés micelles. La micelle est, au-dessus de l’atome et de la molécule, un troisième élément de constitution. Parmi les propriétés des micelles qui se rapportent à notre sujet, il faut mentionner l’attraction qu’elles exercent sur elles-mêmes et l’attraction plus grande qu’elles exercent sur l’eau. Dans les corps organisés, desséchés, les micelles sont rapprochées, serrées en ordre compact, séparées les unes des autres par une couche d’eau mince et adhérente à leur surface. Dans le corps organisé humide, soumis à l’imbibition, les élémens micellaires avides d’eau l’ont attirée avec plus de force qu’ils ne s’attirent eux-mêmes, de telle sorte qu’ils ont été écartés pour lui faire place. C’est ainsi, par interposition des molécules aqueuses entre les micelles organiques, que se produit le gonflement. Il faut ajouter que les micelles elles-mêmes sont unies en chaînes ou filamens ; ceux-ci, d’après toutes les observations microscopiques, sont disposés en réseaux à mailles plus ou moins larges dont les lacunes ou interstices logent une partie de l’eau qui imbibe la matière : et enfin, cette matière organisée est elle-même modelée en fibres, en cellules, et prend la figure des divers élémens anatomiques.

Il résulte de ces explications que l’eau peut se trouver dans la membrane osmotique organisée, à trois états qui diffèrent par le degré de mobilité de ses molécules. Une partie existe autour de chaque molécule de l’édifice micellaire ; elle y est à l’état immobile : c’est l’eau de constitution. Une seconde portion forme comme une atmosphère autour de la micelle ; elle y constitue des zones concentriques dont la plus voisine de la surface micellaire est aussi la plus fortement fixée tandis que les couches plus éloignées sont de plus en plus lâches et mobiles : c’est l’eau d’adhésion. Enfin, entre ces micelles entourées de leur atmosphère aqueuse, dans leurs interstices, l’eau de capillarité ; celle-ci libre et mobile.

La diffusion à travers les membranes ne s’accomplit, selon les termes mêmes de Pfeffer, que par l’eau de capillarité et l’eau d’adhésion. L’eau qui, dans l’osmomètre, chemine dans l’épaisseur de la cloison obéit en partie à la capillarité ; mais une autre partie, l’eau d’adhésion, est sujette à entrer en union passagère avec les atmosphères aqueuses des micelles : c’est de l’eau asservie qui ne peut posséder à leur ordinaire degré les propriétés dissolvantes ou autres de l’eau libre.

Si elles ne sont pas la forme même de la réalité, ces images offrent l’avantage de résumer et condenser les faits à la façon tout au moins d’un procédé mnémonique. Elles font comprendre que les physiciens ont eu raison de considérer l’osmose comme un phénomène complexe résultant du concours de plusieurs causes physiques et d’y réserver une petite part à la capillarité. Mais le fait que l’osmose n’a pas lieu à travers les pores capillaires des cloisons siliceuses montre bien le rôle secondaire des forces de cette espèce. Poisson ne les faisait intervenir que pour amorcer le phénomène et expliquer l’imbibition initiale de la cloison. Le physicien allemand Magnus y ajoutait l’influence de la viscosité, les solutions les plus visqueuses passant le moins vite à travers les pores capillaires. Les faits repoussent cette explication. Une solution de gomme arabique, deux fois plus visqueuse qu’une solution sucrée, passe par osmose dans celle-ci.

En définitive, la membrane, dans le phénomène de l’osmose, constitue comme un troisième liquide, interposé aux deux autres. L’osmose devient un cas particulier de la diffusion. C’est une diffusion gênée, modifiée par les propriétés d’une membrane.

Les liquides miscibles mis en contact, et superposés dans l’ordre de leur densité, au lieu de rester en équilibre invariable, se pénètrent et se répandent les uns dans les autres jusqu’à former un milieu homogène. Ce mouvement de pénétration est la diffusion. C’est une propriété universelle de la matière, du même ordre que la conduction calorifique. Elle s’opère avec des vitesses très différentes selon les corps considérés. Graham et Marignac ont déterminé ces vitesses de diffusion. On a vérifié que la vitesse de diffusion augmente, quand la température s’accroît. Il est à remarquer que Dutrochet avait précisément fait la même constatation pour l’osmose. Pour une substance déterminée, la vitesse de diffusion augmente avec la concentration de la solution ; cela est encore vrai de la vitesse osmotique. Il y a des corps à diffusion extrêmement faible et pratiquement nulle, comme l’albumine, la gélatine, la gomme, l’amidon, la dextrine, la silice, l’alumine gélatineuse. Ce sont les colloïdes de Graham ; ils sont dépourvus de la propriété de cristalliser. Les substances qui cristallisent, les cristalloïdes, diffusent au contraire rapidement. Elles forment des solutions, au sens strict du mot, solutions moléculaires, c’est-à-dire où les molécules sont isolées et également réparties entre celles de l’eau. Les colloïdes, au contraire, selon Naegeli et O. Hertwig, forment des solutions micellaires ; leurs particules sont des molécules polymérisées, répandues entre les molécules d’eau. L’emploi des solutions colloïdales présente un grand avantage pour l’étude des phénomènes de l’osmose ; elle supprime l’un des deux courans osmotiques, celui qui va de la substance vers l’eau, c’est-à-dire l’exosmose. Il ne laisse plus subsister que l’endosmose ; et c’est là une simplification fort appréciable.

L’osmose fut donc considérée, à la suite des travaux de Graham, comme un cas particulier de la diffusion des liquides. Néanmoins on avait soin de noter que le degré de diffusibilité n’est pas la véritable condition qui règle l’activité de l’osmose. Cette diffusibilité n’entre en jeu qu’aux limites de la membrane ; elle est entravée par la nécessité où sont les liquides d’en traverser l’épaisseur, et, comme nous l’avons dit précédemment, de participer en quelque sorte momentanément à sa constitution.

Cette condition fait bien ressortir l’importance propre de la membrane et restreint l’influence de la diffusion. Dutrochet en a fourni un exemple en plaçant de l’alcool dans un osmomètre à membrane organisée et de l’eau en dehors. Il constatait un appel énergique de l’eau vers l’alcool, c’est-à-dire du liquide le plus dense, vers celui qui l’est le moins ; et ceci tient certainement à ce que la membrane animale n’est pas perméable à l’alcool pur et n’en admet point le passage. Au lieu d’une membrane organisée on a appliqué à l’osmomètre une membrane de caoutchouc, et la situation s’est trouvée renversée. Le caoutchouc est imperméable à l’eau : il a au contraire en tant qu’il est une émulsion desséchée, résineuse, de l’affinité pour l’alcool qui le ramollit sans le dissoudre. La membrane reçoit maintenant et transmet l’alcool à l’exclusion plus ou moins complète de l’eau, et le courant osmotique entraîne cette fois l’alcool vers l’eau.

On vient de voir que l’emploi de certaines substances, (colloïdes, alcool) ou de certaines membranes (caoutchouc) a pour effet de supprimer l’un des deux courans osmotiques et de n’en plus laisser subsister qu’un seul. Cet état de choses constitue, en définitive, une simplification du phénomène. On l’a recherchée pour la précision qu’elle permettrait de donner aux mesures. Lorsque Pfeffer en 1877 remit sur le métier la question de l’osmose, il eut recours précisément à une membrane de ce genre, qui n’était perméable que pour l’un des liquides osmotiques, pour l’eau, mais qui interdisait le passage à toute matière saline. Cette espèce de cloison, qui supprime le courant exosmotique et qui n’admet de libre circulation que pour l’eau, est ce que l’on appelle une cloison semi-perméable. On l’obtient au moyen d’un procédé chimique qui est l’application d’une remarque faite antérieurement par Traube. Lorsque l’on fait tomber une goutte de ferrocyanure de potassium dans une solution de sulfate de cuivre, il se forme à la surface de la goutte une enveloppe membraneuse de ferrocyanure de cuivre, de consistance gélatineuse, qui empêche désormais le sulfate de cuivre de pénétrer à l’intérieur ; mais cette membrane peut donner accès à l’eau ; elle l’emprunte en effet à la solution sulfatée et se gonfle. On ne peut pousser bien loin les recherches avec une capsule de ce genre, parce que sa paroi est extrêmement délicate et facile à rompre. Mais on est parvenu à la renforcer, en lui donnant pour support un vase de pile en terre poreuse. Telle est la partie essentielle de l’osmomètre de Pfeffer. À ce vase est adapté un tube manométrique. On place à l’intérieur une solution de sucre ; au dehors se trouve l’eau pure. L’appareil fonctionne comme celui de Dutrochet. Pfeffer l’a fait servir d’ailleurs aux mêmes recherches, conduites seulement avec une précision plus grande. Les nombres obtenus par l’auteur figurent maintenant dans les tables des constantes physiques et servent de base à toutes les déterminations qui font intervenir le phénomène osmotique. En particulier elles ont été employées aux vérifications de la théorie de van t’Hoff.

Tandis que les déterminations de Pfeffer et les spéculations de van t’Hoff renouvelaient la question de l’osmose au point de vue physique, un botaniste hollandais bien connu, de Vries, l’abordait au point de vue de la physiologie végétale par un côté tout différent. Son exemple et ses conseils déterminaient un de ses compatriotes, M. Hamburger, à poursuivre dans le domaine de la physiologie animale des études analogues. Et c’est ainsi que s’est créé en biologie un mouvement scientifique dont nous aurons bientôt à faire connaître le principe et les résultats.


A. DASTRE.