Questions sans réponse ?

Traduction par des contributeurs de Wikisource .
Gesammelte Aufsätze 1926 – 1936Gerold & Co (p. 369-375).

Questions sans réponse ?
(Parution initiale in « The Philosopher, » vol. 13, 1935.




Il est naturel que l’humanité soit très fière de l’avancée constante de ses connaissances. La joie que nous éprouvons à contempler le progrès scientifique est pleinement justifiée. La science résout les problèmes les uns après les autres ; et les succès du passé nous donnent de bonnes raisons d’espérer que ce processus se poursuivra, peut-être même à un rythme plus rapide. Mais va-t-il, peut-il, continuer indéfiniment ? Il semble un peu ridicule de supposer qu’un jour pourrait venir où tous les problèmes imaginables seraient résolus, de sorte qu’il ne resterait plus aucune question à laquelle l’esprit humain aurait envie de répondre. Nous sommes convaincus que notre curiosité ne sera jamais complètement satisfaite et que le progrès de la connaissance ne s’arrêtera pas lorsqu’il aura atteint son dernier but.

Il est communément admis qu’il existe d’autres raisons impératives pour lesquelles le progrès scientifique ne peut se poursuivre indéfiniment. La plupart des gens croient en l’existence de barrières infranchissables par la raison et l’expérience humaines. On croit que les vérités finales et peut-être les plus importantes sont cachées en permanence à nos yeux ; la clé de l’Énigme de l’Univers serait enfouie dans des profondeurs dont l’accès est interdit à tous les mortels par la nature même de l’Univers. Selon cette croyance commune, il existe de nombreuses questions que nous pouvons formuler et dont nous pouvons saisir complètement le sens, bien qu’il soit définitivement impossible d’en connaître la réponse qui se situe au-delà de la limite naturelle et nécessaire de toute connaissance. À l’égard de ces questions, un ignorabimus définitif est prononcé. La nature, dit-on, ne veut pas que ses secrets les plus profonds soient révélés ; Dieu a fixé une limite de connaissance qui ne doit pas être dépassée par ses créatures, et au-delà de laquelle la foi doit prendre la place de la curiosité.

Il est facile de comprendre l’origine d’un tel point de vue, mais il n’est pas évident de comprendre pourquoi il devrait être considéré comme une attitude particulièrement pieuse ou révérencieuse. Pourquoi la nature nous paraîtrait-elle plus merveilleuse si elle ne peut être connue complètement ? Elle ne souhaite certainement pas dissimuler quoi que ce soit à dessein, car elle n’a aucun secret, rien dont elle puisse avoir honte. Au contraire, plus nous connaîtrons le monde, plus nous nous en émerveillerons ; et si nous devions connaître ses principes ultimes et ses lois les plus générales, notre sentiment d’émerveillement et de révérence dépasserait toutes limites. On ne gagne rien à se représenter Dieu comme cachant jalousement à ses créatures la structure la plus intime de sa création ; en effet, une conception plus digne de L’Être Suprême devrait impliquer qu’aucune limite ultime ne soit fixée à la connaissance des êtres auxquels un désir infini de connaissance a été donné. L’existence d’un ignorabimus absolu constituerait un problème extrêmement contrariant pour un esprit philosophique. Ce serait un grand pas en avant pour la philosophie si l’on pouvait se débarrasser du fardeau de ce problème déconcertant.

Cela est évidemment impossible, dira-t-on, car il y a sans aucun doute des questions auxquelles on ne peut pas répondre. Il est très facile de poser des questions dont les réponses, nous avons les plus fortes raisons de le croire, ne seront jamais connues d’aucun être humain. Que faisait Platon à huit heures du matin le jour de son cinquantième anniversaire ? Combien pesait Homère lorsqu’il a écrit la première ligne de l’Iliade ? Existe-t-il, de l’autre côté de la lune, une pièce d’argent longue de cinq centimètres et ayant la forme d’un poisson ? Il est évident que les hommes ne connaîtront jamais les réponses à ces questions, quels que soient leurs efforts. Mais en même temps, nous savons qu’ils n’essaieront jamais beaucoup. Ces problèmes, diront-ils, n’ont aucune importance, aucun philosophe ne s’en préoccuperait, aucun historien ou naturaliste ne se soucierait de connaître ou non les réponses.

Nous avons donc ici certaines questions dont l’insolubilité ne préoccupe pas le philosophe ; et il y a manifestement des raisons pour lesquelles elle ne doit pas le préoccuper. C’est important. Nous devons nous contenter de questions insolubles. Mais que se passerait-il si l’on pouvait montrer qu’elles sont toutes d’une nature telle qu’elles ne causent aucune inquiétude vraiment sérieuse au philosophe ? Dans ce cas, il serait soulagé. Bien qu’il y ait beaucoup de choses qu’il ne peut pas savoir, le véritable fardeau de l’ignorabimus serait enlevé de ses épaules. À première vue, il semble y avoir peu d’espoir, car certaines des questions les plus importantes de la philosophie sont généralement considérées comme appartenant à la classe des problèmes insolubles. Examinons attentivement ce point.

Que voulons-nous dire lorsque nous qualifions une question d’importante ? Quand considérons-nous qu’elle présente un intérêt pour le philosophe ? D’une manière générale, lorsqu’il s’agit d’une question de principe ; une question qui se réfère à une caractéristique générale du monde, et non à un détail ; une question qui concerne la structure du monde, une loi valide, et non un fait unique singulier. Cette distinction peut être décrite comme la différence entre la nature réelle de l’Univers et la forme accidentelle sous laquelle cette nature se manifeste.

De même, les raisons pour lesquelles un problème donné est insoluble peuvent être de deux natures totalement différentes. En premier lieu, l’impossibilité de répondre à une question donnée peut être une impossibilité de principe ou, comme nous l’appellerons, une impossibilité logique. En second lieu, elle peut être due à des circonstances accidentelles qui n’affectent pas les lois générales, et dans ce cas nous parlerons d’une impossibilité empirique.

Dans les cas simples donnés ci-dessus, il est clair que l’impossibilité de répondre à ces questions est de type empirique. Le hasard a voulu que ni Platon ni aucun de ses amis n’ait pris de notes exactes de ses actes le jour de son cinquantième anniversaire (ou que ces notes aient été perdues si elles avaient été prises) ; et une remarque similaire s’applique aux questions concernant le poids d’Homère et les choses qui se trouvent de l’autre côté de la lune. Il est pratiquement ou techniquement impossible pour des êtres humains d’atteindre la lune et d’en faire le tour, et il est fort probable qu’une telle exploration du satellite de notre terre n’aura jamais lieu. Mais nous ne pouvons pas déclarer l’impossibilité de principe. Il se trouve que la lune est très éloignée, qu’elle tourne toujours du même côté vers la terre, qu’elle ne possède pas d’atmosphère dans laquelle l’homme pourrait respirer, mais on peut très bien imaginer que toutes ces circonstances soient différentes. Nous ne sommes empêchés de visiter la lune que par des faits bruts, par un état de choses malheureux, et non par un principe quelconque en vertu duquel certaines choses seraient délibérément cachées à notre connaissance. Même si l’impossibilité de résoudre une certaine question est due à une Loi de la Nature, nous devrons dire qu’elle n’est qu’empirique, et non logique, à condition que nous puissions indiquer comment la loi devrait être modifiée pour que la question puisse être résolue. En effet, l’existence d’une Loi de la Nature doit être considérée comme un fait empirique qui pourrait tout aussi bien être différent. Tout l’intérêt du scientifique se concentre sur les Lois particulières de la Nature ; mais le point de vue général du philosophe doit être indépendant de la validité de l’une quelconque d’entre elles.

L’un des principaux arguments de la philosophie que je défends est qu’il existe de nombreuses questions auxquelles il est empiriquement impossible de répondre, mais pas une seule vraie question pour laquelle il serait logiquement impossible de trouver une solution. Étant donné que seul ce dernier type d’impossibilité aurait ce caractère désespéré et fatal qu’implique l’ignorabimus et qui pourrait amener les philosophes à parler d’une « énigme de l’univers » et à désespérer de problèmes tels que la « connaissance des choses en soi », et d’autres semblables, il semblerait que l’acceptation de mon opinion apporterait le plus grand soulagement à tous ceux qui ont été indûment préoccupés par l’incompétence essentielle de la connaissance humaine en ce qui concerne les questions les plus importantes. Personne ne peut raisonnablement se plaindre de l’impossibilité empirique de tout savoir, car cela équivaudrait à se plaindre que nous ne pouvons pas vivre à tout moment et être en tout lieu simultanément. Personne ne veut connaître tous les faits, et il n’est pas important de les connaître : les principes vraiment essentiels de l’univers se révèlent en tout temps et en tout lieu. Je ne prétends pas, bien entendu, qu’ils s’offrent au premier regard, mais ils peuvent toujours être découverts par les méthodes prudentes et pénétrantes de la science.

Comment puis-je prouver ce que j’avance ? Qu’est-ce qui nous assure que l’impossibilité de répondre à des questions n’appartient jamais à la question en tant que telle, n’est jamais une question de principe, mais est toujours due à des circonstances empiriques accidentelles, qui peuvent un jour changer ? Il n’y a pas de place ici pour une véritable démonstration[1] ; mais je peux indiquer en général comment le résultat est obtenu.

Cela se fait par une analyse du sens de nos questions. Il est évident que les questions philosophiques — et très souvent d’autres problèmes aussi — sont difficiles à comprendre : nous devons demander une explication de ce qu’elles signifient. Comment cette explication est-elle donnée ? Comment indiquer le sens d’une question ?

Un examen consciencieux montre que toutes les manières d’expliquer ce que signifie réellement une question ne sont, en fin de compte, que des descriptions diverses de manières dont on doit trouver la réponse à la question. Toute explication ou indication du sens d’une question consiste, d’une manière ou d’une autre, en des prescriptions pour trouver la réponse. Ce principe s’est révélée d’une importance fondamentale pour la méthode scientifique. Par exemple, elle a conduit Einstein, comme il l’admet lui-même, à la découverte de la Théorie de la Relativité. Il peut être empiriquement impossible de suivre ces prescriptions (comme voyager autour de la lune), mais cela ne peut pas être logiquement impossible. Car ce qui est logiquement impossible ne peut même pas être décrit, c’est-à-dire qu’il ne peut pas être exprimé par des mots ou d’autres moyens de communication.

La vérité de cette dernière affirmation est démontrée par une analyse de la « description » et de l’« expression » dans laquelle nous ne pouvons pas entrer ici. Mais en la considérant comme acquise, nous voyons qu’aucune question réelle n’est en principe — c’est-à-dire logiquement — sans réponse. Car l’impossibilité logique de résoudre un problème équivaut à l’impossibilité de décrire une méthode pour trouver sa solution ; et celle-ci, comme nous l’avons dit, équivaut à l’impossibilité d’indiquer le sens du problème. Ainsi, une question en principe sans réponse ne peut pas avoir de sens, elle ne peut pas être une question du tout : elle n’est qu’une suite de mots absurdes suivis d’un point d’interrogation. Comme il est logiquement impossible de donner une réponse là où il n’y a pas de question, cela ne peut être une cause d’étonnement, d’insatisfaction ou de désespoir.

Cette conclusion peut être rendue plus claire en considérant un ou deux exemples. Notre question sur le poids d’Homère a un sens, bien sûr, car on peut facilement décrire les méthodes de pesage des corps humains (même des poètes) ; autrement dit, la notion de poids est définie avec précision. Homère n’a probablement jamais été pesé, et il est empiriquement impossible de le faire aujourd’hui, puisque son corps n’existe plus ; mais ces faits accidentels ne modifient pas le sens de la question.

Ou prenons le problème de la survie après la mort. C’est une question qui a du sens, parce que nous pouvons indiquer des moyens de la résoudre. Une méthode pour s’assurer de sa propre survie consisterait simplement à mourir. Il serait également possible de décrire certaines observations de caractère scientifique qui nous amèneraient à accepter une réponse définitive. Que de telles observations n’aient pu être faites jusqu’à présent est un fait empirique qui ne peut entraîner un ignorabimus définitif à l’égard du problème.

Considérons maintenant la question : « Quelle est la nature du temps ? » Qu’est-ce que cela signifie ? Que signifient les mots « la nature de » ? Le savant pourrait, peut-être, inventer une explication, il pourrait suggérer des affirmations qu’il considérerait comme des réponses possibles à la question ; mais son explication ne pourrait être que la description d’une méthode permettant de découvrir laquelle des réponses proposées est la vraie. En d’autres termes, en donnant un sens à la question, il l’a en même temps rendue logiquement répondable, bien qu’il ne puisse peut-être pas la rendre empiriquement soluble. Sans une telle explication, cependant, les mots « Quelle est la nature du temps ? » ne sont pas une question du tout. Si un philosophe nous confronte à une série de mots comme celle-ci et néglige d’en expliquer le sens, il ne peut s’étonner si aucune réponse n’est donnée. C’est comme s’il nous avait demandé : « Combien pèse la philosophie ? », auquel cas on voit immédiatement qu’il ne s’agit pas d’une question, mais d’un pur non-sens. Des questions comme « Peut-on connaître l’Absolu ? » et d’innombrables autres semblables doivent être traitées de la même manière que le « problème » de la nature du Temps.

Toutes les grandes questions philosophiques qui ont été discutées depuis l’époque de Parménide jusqu’à nos jours sont de l’une ou l’autre nature : soit nous leur donnons un sens précis par des explications et des définitions soigneuses et exactes, et alors nous sommes sûrs qu’elles sont solubles en principe, bien qu’elles puissent donner le plus grand mal au scientifique et même ne jamais être résolues en raison de circonstances empiriques défavorables, soit nous échouons à leur donner un sens, et alors ce ne sont pas des questions du tout. Dans un cas comme dans l’autre, le philosophe n’a pas à s’inquiéter. Ses plus grandes difficultés provenaient de son incapacité à faire la distinction entre les deux.

  1. Pour un exposé plus complet de la question, je renvoie le lecteur anglais à deux conférences parues dans les Publications in Philosophy, éditées par le College of the Pacific en 1932, et plus particulièrement à un article sur « Meaning and Verification » dans un prochain numéro de l’American Philosophical Review.