Calmann Lévy (p. 93-106).



VIII

RÉPONSE À DIVERSES OBJECTIONS


Nous avons donné lieu à plusieurs observations pleines de bienveillance et de loyauté, et nous nous rétracterions avec bien de l’empressement, avec bien de la joie, s’il nous était prouvé que notre premier coup d’œil nous eût trompé, que l’union fût désormais cimentée en philosophie et en législation entre les travaux d’analyse et les travaux de synthèse ; en un mot, que nous fussions tous comme il conviendrait de l’être dans le sens généralement attribué à ces deux mots, politiques et socialistes en même temps.

Malheureusement, nous trouvons dans quelques-uns des reproches qui nous sont adressés la preuve même d’un désaccord dont nous ne saurions triompher par nos lumières, mais que nous voudrions vaincre par le cœur.

Avant tout, nous demandons qu’on ne nous accuse pas d’injustice volontaire, de prévention hautaine. Nous sommes tout prêt à nous accuser le premier de manquer de science et d’avoir suivi souvent une fausse méthode pour arriver à la certitude. Nous n’apportons donc pas orgueilleusement la certitude. Nous n’avons jamais écrit, sous quelque forme que ce fût, que pour la demander aux autres, à ceux qui, mieux que nous, par leur intelligence, leur instruction ou leur expérience, pouvaient en approcher davantage.

Ceci n’est point une feinte humilité, c’est une inspiration du bon sens et rien de plus. Quelques mots d’explication sont ici nécessaires, car on croit peu aujourd’hui aux gens qui se rendent justice et qui ne cachent pas une immense vanité sous une hypocrite modestie.

Nous savons fort bien qu’il est facile de tourner en ridicule le rôle de questionneur hardi qui est le seul que notre ignorance et nos bonnes intentions nous laissent à remplir. Le pseudonyme qui voile le sexe n’est un mystère pour aucun de ceux qui accordent quelque attention à nos écrits. Nous ne reconnaissons pas à l’autre sexe une supériorité innée ; mais nous sommes bien forcé de reconnaître le résultat de l’éducation incomplète que nous avons reçue et qui ne nous permettrait pas de ne nous attribuer aucun genre d’enseignement. Rien ne remplace, dans la vie des femmes, cette instruction première, cette Minerve toute armée ; qui, selon Diderot, sort tout à coup du cerveau du jeune bachelier pour combattre ses premières impressions, ses premières erreurs.

Mais, de ce que nous n’avons pas la science, il ne résulte pas que nous n’ayons pas le droit de demander et de chercher la science. Le temps n’est plus, ou, grâce au privilège des aristocraties et aux arrêts du catholicisme, l’ignorance était considérée comme un bagne à perpétuité, et l’examen comme un crime qui méritait la hache ou le bûcher. Nous savons qu’il existe encore certains préjugés, certains intérêts qui repoussent comme une insurrection dangereuse le progrès de certain sexe ou de certaine classe. Mais ceux à qui nous répondons sont, nous n’en doutons pas, les généreux partisans de toute émancipation intellectuelle. D’ailleurs, si nous n’élevions pas la voix comme femme, nous aurions encore le droit de le faire comme peuple ; car, outre que nous tenons indissolublement au peuple par le sang qui coule dans nos veines, nous voyons la cause de la femme et celle du peuple offrir une similitude frappante qui semble les rendre solidaires Tune de l’autre. Même dépendance, même ignorance, même impuissance les rapprochent ; même besoin d’enthousiasme facile à exploiter, même élan impétueux et sans rancune prompt à s’enflammer, prompt à se laisser vaincre par l’attendrissement, même vivacité d’imagination, même absence de prévoyance, même témérité ignorante des dangers et impatiente des obstacles, même mobilité, mêmes emportements, même résignation, mêmes orages, même ignorance des intérêts personnels les plus sérieux, même exclusion des intérêts sociaux. Et cette similitude s’explique par un mot, le manque d’instruction ; toute une vie de labeur et de sentiment sans connaissance suffisante, tout, un monde de rêves et d’aspirations sans certitude positive, sans pouvoir, sans initiative, sans liberté.

Nous ne faisons pas un plaidoyer personnel. Il y a longtemps qu’au spectacle des maux de tous, nous ayons été forcé d’oublier ceux qui ne frappaient que nous-même. Nous ne faisons même pas un plaidoyer particulier pour la cause des femmes ; nous ne séparons pas en causes diverses cette grande, cette éternelle cause des ignorants et des pauvres auxquels Jésus a promis le royaume des cieux, et auxquels l’Église, faute de comprendre les paroles de son sublime maître, a refusé le royaume de la terre. Mais à ceux qui nous traitent, avec un peu de morgue, de discoureur solitaire, nous répondrons très humblement que nous sommes, en France, environ trente millions de prolétaires, de femmes, d’enfants, d’ignorants ou d’opprimés de toute sorte, qui demandons ce que nous devons croire et pratiquer en fait d’idées, ce que nous devons espérer et invoquer en fait d’institutions essentielles. Nous l’avons demandé à tous ceux qui gouvernent l’opinion, ou qui aspirent généreusement à l’éclairer.

Les socialistes nous ont donné des théories dont l’application était défectueuse ou impossible ; les politiques nous ont parlé d’institutions plus claires et plus praticables, mais derrière lesquelles nous n’avons pas bien vu l’idée religieuse et morale qui devait nous rallier et nous faire comprendre nos droits et nos devoirs. Ils nous ont parlé vaguement, les uns des traditions de fa Révolution, sans nous dire à laquelle des vingt ou trente idées qui se sont succédé dans l’œuvre de la Révolution nous devions nous rattacher. Les autres nous ont répondu avec bonne foi : « Vous avez l’Évangile, tirez-en ce que vous pourrez, » sans nous expliquer les contradictions apparentes qui se trouvent dans l’Évangile, sans nous dire quelle sera l’interprétation de l’Évangile et comment ses plus sublimes préceptes pourront se fixer dans les institutions politiques.

Nous ne sommes donc pas satisfaits et nous ne nous trouvons pas éclairés. Cependant on nous disait d’agir, et nous agissions ; cependant on nous disait de répandre notre sang, et nous répandions notre sang et nos larmes. Depuis les guerres de la République jusqu’aux jours de Juillet, je ne pense pas qu’on ait eu beaucoup à se plaindre de l’inertie et de la méfiance des simples et des ignorants. En récompense, nous espérions un dogme de la liberté, de la fraternité, de l’égalité. Un dogme, entendez-vous ? Nous ne demandions pas autre chose, comptant sur nous-mêmes pour le reste, ou sachant nous résigner à attendre le règne de la vérité.

Qu’on ne nous ait pas donné ce dogme, nous n’en sommes pas surpris et nous n’accusons personne en particulier de n’avoir pas fait l’impossible. Mais nous accusons tout le monde de ce que les idées ont fait si peu de chemin pour nous, et de ce que ceux qui disent les posséder ont pris si peu de peine pour les populariser. Les socialistes, nous dira-t-on, ne se sont pas épargnés. Ils ont fait, ils font encore d’activés propagandes. Mais les socialistes, nous offrant mille systèmes divers ou incomplets, ont excité noire soif sans la satisfaire* Nous croyons qu’en général ils ont manqué d’inspiration et de tact politique. Ils ont mal compris le présent, mal connu, mal aimé leur pays, ceux qui nous ont conseillé la paix à tout prix, et le respect du capital comme précepte philosophique. Nous n’abandonnerons pas tout dans l’œuvre des socialistes, parce que plusieurs d’entre eux ont eu une grande foi, et que presque tous nous ont été utiles, ne fût-ce qu’à nous exciter à discuter entre nous, ou à réfléchir en silence. Mais il était simple que nous vinssions demander aux politiques quelque chose de plus réel et de plus unitaire que l’œuvre morcelée des socialistes. Il était simple que nous fussions avides de connaître les doctrines de ceux qui, dans une autre sphère et par d’autres moyens, travaillaient aussi pour nous avec courage, avec ardeur.

Pourquoi donc cette curiosité serait-elle offensante ? pourquoi nous répondrait-on : « Nous avons assez fait en ne repoussant pas ce qui nous paraissait admissible ? » Ce n’est pas là une réponse digne de vous. Elle trahit l’incertitude, et, avouez-le, une généreuse douleur de ne pouvoir nous satisfaire. Avouez que vous êtes hommes, que les temps sont difficiles, que l’horizon est voilé, que les forces suffisent à peine à la tâche, et que, vous aussi, vous attendez le messie.

Le messie ! Je vous vois sourire à cette expression empruntée au langage mystérieux et poétique du peuple. L’un de vous m’accusait de répéter les idées d’un philosophe dont je me ferais gloire d’être le disciple, si, pour mériter le titre de disciple d’une grande intelligence, il ne fallait pas beaucoup plus de science et d’aptitude que je n’en possède. Eh bien, je vous répéterai du moins ses propres paroles à propos des révélateurs mystiques et des personnifications messiaques que quelques imaginations exaltées ont peut-être rêvées dans ces derniers temps. Ce sera notre réponse aussi à ceux qui nous demandent avec ironie ou naïveté s’il faut prendre un bâton blanc et aller prêcher dans les villages.


« Il est bien entendu que, lorsque nous parlons d’avenir religieux pour l’humanité, ce n’est ? pas que nous attendions un messie, que nous pensions, comme certains, que ce messie est déjà venu, et qu’il a laissé en mourant un code religieux à l’humanité ; comme certains autres, que le messie est maintenant vivant et accomplit son œuvre qui n’est encore entendue que d’un très petit nombre, mais qui se manifestera un jour à tous ; comme d’autres, enfin, que le xixe siècle siècle ne peut être qu’une préparation et que le messie viendra plus tard.…

» Loin que nous ayons en vue de telles rêveries, notre manière de considérer la politique ne diffère nullement, au point de départ, des opinions universellement répandues sur ce sujet. Nous voyons le progrès des choses politiques comme tous les publicistes modernes ; nos yeux sont tournés dans la même direction que les leurs ; c’est le même horizon que nous examinons. Si le but que nous assignons au progrès de la société est haut placé, nous n’en croyons pas moins, avec tout le monde, que c’est par la route suivie actuellement qu’on y arrivera. C’est dans le principe de la souveraineté nationale de mieux en mieux réalisé, c’est dans l’adage « la voix du peuple est la voix de Dieu » que nous mettons la certitude en politique. Nous ne cherchons pas, nous ne voulons pas, nous n’attendons pas un autre souverain que celui que tout le monde reconnaît aujourd’hui, la volonté du peuple exprimée par ses mandataires.

» Nous pensons, il est vrai, comme Rousseau, que ce souverain, pour prendre possession de sa souveraineté, doit être précédé de ce que Jean-Jacques appelle un législateur. Mais nous nous sommes expliqué sur ce législateur. Ce législateur, ce n’est pas un homme, un révélateur, un messie ; c’est une science, c’est la science sociale.

» Ce législateur, nous ne l’appelons pas, comme Rousseau, séduit qu’il était par les formes du passé, un législateur. Nous l’appelons l’esprit humain ; nous l’appelons la presse ; nous l’appellerons volontiers le journalisme, si le journalisme connaît son rôle et remplit sa mission.

» Écrivains de la démocratie, nous voudrions vous faire toucher du doigt, par l’examen de la réalité présente comme nous l’avons fait précédemment par la discussion des principes mêmes de votre science, combien il est vrai que la politique aujourd’hui consiste dans la préparation des idées religieuses que reconnaîtra l’avenir.

» Nous l’avons dit, c’est à la presse, cet aident foyer de l’opinion publique qui verse sur les masses qui l’entourent ses flots de chaleur et de lumière, c’est à la presse surtout qu’il importe de se poser hardiment son but, et de se créer sa tâche.

» PIERRE LEROUX. »
(Discours aux politiques).

Nous engageons vivement ceux qui font allusion à l’écrit que nous venons de citer à le relire pour se convaincre que, si j’ai compris les enseignements qu’il renferme, je ne puis pas avoir l’idée de leur conseiller autre chose que ce qu’ils peuvent et veulent faire, je n’en doute pas.

Notre travail élémentaire sur les socialistes et les politiques nous a entraîné plus loin que nous ne l’avions prévu. Nous pensions nous adresser seulement à nos concitoyens du Berry, et ne soulever entre eux que des discussions et des réflexions de coin du feu. Nous n’avons pas eu l’ambition d’endoctriner la presse départementale ; nous n’avons pas pensé qu’elle en eût besoin.

Nous n’avons pas prétendu continuer et vulgariser l’admirable discours de M. Pierre Leroux aux politiques. Nous ne puisons pas comme lui dans de hautes connaissances et dans une intelligence d’élite le droit de parler à tous. Nous causions en famille à nos abonnés ; et de ce que nous portions dans notre cœur quelques points de doctrine formulés par cet éminent philosophe, nous ne nous arrogions pas le privilège d’instruire ; nous demandions seulement pourquoi nous n’étions pas toujours d’accord avec la politique ou le socialisme agités autour de nous ; nous avons cru en trouver la cause dans une mauvaise manière de procéder, dans une fausse méthode dont nous usions les uns envers les autres, et peut-être tous chacun envers soi-même. Après avoir établi bien ou mal la distinction qu’on nous indiquait naturellement, nous avons tâché d’expliquer comment l’esprit révolutionnaire des institutions qui nous gouvernent et des opinions qui se combattent chez nous avait avorté en naissant, faute, non pas seulement d’une doctrine, mais faute d’un sain esprit de recherche de la vraie doctrine. Enfin nous terminions ce faible travail par un appel à cet esprit de recherche et d’examen que l’exclusivisme des instincts, des caractères et des travaux de spécialité ont, selon nous, trop entravés jusqu’ici.

Quelques organes de la presse démocrate des départements nous ont fait l’honneur de nous répondre et de nous contredire. Nous les en remercions du fond du cœur, et nous nous applaudissons maintenant d’avoir servi d’occasion à cette polémique. D’intimes sympathies, de vives espérances nous lient à l’avenir de la presse départementale indépendante. Elle est si bien posée pour modifier et éclairer les opinions ! Un journal indépendant en province, loin d’être une spéculation, n’est pas, ne peut pas être autre chose qu’un acte de conviction, de dévouement et de sacrifice. Les lois de septembre, le retrait clés annoncée, l’intimidation des imprimeurs, toutes ces mauvaises choses ont tourné à bien, en ce sens qu’elles ont rendu la presse indépendante en province, impossible à quiconque n’y apporte pas un complet désintéressement et un courage à toute épreuve. Tant il est vrai que les efforts du despotisme raniment le feu sacré au lieu de l’éteindre, et que la cause de la liberté profite de tous les crimes commis contre elle. Nous croyons donc fort utile que, par une polémique vraiment fraternelle, les journaux démocratiques de la France départementale s’éclairent mutuellement à l’aide de sincères explications et cimentent ainsi une indissoluble union.

Laissons à la politique du pouvoir la haine dans les luttes, l’injure dans la polémique et la vanité vindicative dans les passagères et sournoises réconciliations. Il appartiendra aux doctrines démocratiques de donner un autre exemple à l’opinion, d’autres preuves de loyauté, d’autres habitudes de discussion, d’autres notions de solidarité. Nous sommes heureux d’avoir été contredit et de l’avoir été presque partout avec calme, bienveillance et sincérité. Si nous étions vaincu dans cette lutte courtoise, tant mieux quand même ! La vérité y gagnerait.

Qu’on nous reconnaisse seulement le droit de faire appel aux idées sérieuses et aux travaux complets, au nom de ceux qui ne sont pas placés dans la vie et dans la société pour résoudre les hautes questions. Ce qui nous intéresse le plus, c’est l’avenir, puisque le présent n’est pas à nous, et, quand les solutions restent en suspens, nous n’accusons personne en particulier ; nous ne prétendons pas que celui-ci ou celui-là ait manqué de bonne volonté, de grandes intentions, de périlleux dévouements, de recherche attentive et d’intelligence bien employée. Nous autres qui vivons confinés dans une sorte d’isolement social, relégués que nous sommes pour la plupart dans les soins du ménage ou dans les travaux de l’atelier, nous ne connaissons guère les noms propres, nous comprenons à peine l’historique des faits contemporains, nous ne saurions faire régulièrement l’apothéose ou le procès de personne, et nous sommes si peu hostiles, si peu méfiants, qu’à la moindre promesse nous sommes prêts à marcher. Nous ne pensions donc pas plus à blesser de légitimes susceptibilités qu’à offenser de coupables amours-propres. Ne vivant pas dans le mouvement, nous ne pensons pas devoir être accusés d’amertume personnelle, puisque nous ne connaissons pas et ne jugeons pas les personnes. Mais, s’il le fallait, si la recherche de la vérité était à ce prix, nous n’aurions peur d’aucun ressentiment injuste.

Et quant à ceux qui, ne méritant pas nos reproches, n’auraient pas dû se les attribuer, nous comptons sur leur justice, sur leur générosité, sur leur aide. Si la distinction que nous établissions entre les politiques et les socialistes est vaine et mal fondée, réjouissons-nous ensemble ; si tous nous nous inspirons des mêmes désirs, si tous nous avons résolu d’abandonner les fausses méthodes, réunissons-nous sous une bannière glorieuse et militante, celle qui déploie à tous les regards et porte dans tous ses plis un mot sacré : démocratie !

6 décembre 1844.