Calmann Lévy (p. 5-20).


II

À M. DE LAMARTINE


Monsieur,

C’est au nom de tout ce que ma province compte d’hommes généreux et intelligents que je viens vous remercier de votre précieuse promesse d’adhésion au journal dont ils sont les fondateurs. En vous offrant humblement le faible concours de ma plume pour le Bien public de Mâcon, j’avais le dessein intéressé de vous demander celui de votre main puissante pour l’Éclaireur de l’Indre. Je n’aurais pas osé vous le proposer à titre d’échange ; la partie eût été fort inégale entre nous. Votre modestie veut la faire trop belle pour mon amour-propre, en me promettant ce concours à des titres plus flatteurs encore. Je ne l’accepte pas ainsi. Je reste votre obligé, et les abonnés de la feuille indépendante du Berry ne me démentiront pas.

Ils comprendront comme moi que c’est au moins autant à votre sympathie pour l’œuvre de leur journal qu’à votre bienveillance pour moi qu’ils doivent votre éclatante et généreuse assistance. Laissez-moi leur dire qu’elle leur est acquise au nom de l’idée qui les anime, et que je suis seulement ici l’intermédiaire honoré de vos mutuelles relations.

En m’efforçant d’aider mes compatriotes dans la création d’un journal indépendant, j’ai cru devoir suivre, à la distance qui me convient, le noble exemple que vous avez donné. C’est une pensée grande et bonne que celle de rendre à la presse des départements sa vigueur et sa liberté ; c’est, de plus, une idée juste, une vue saine que de croire sa résurrection possible et certaine, « en dépit de la triste situation qu’ont faite aux journaux de province l’abus de la centralisation, la loi sur les annonces judiciaires, et l’incroyable jurisprudence adoptée contre les imprimeurs [1]». Cette question de vie ou de mort pour la presse des départements vient d’être soulevée par la presse parisienne. Une remarquable réponse de M. Morel, rédacteur en chef du Courrier de la Côte-d’or, est venue défendre vaillamment le rôle des journaux de province contre les reproches bienveillants et profitables du journal la Presse. Mais la meilleure de toutes les réponses, c’est l’existence même du Bien public, ce journal de localité, auquel une des plus nobles et des plus vastes intelligences de notre temps n’a point dédaigné de consacrer son zèle et de communiquer ses hautes inspirations. C’est un appel qui doit être entendu, un exemple qui doit s’imposer ; et chacun, selon ses forces, apportera, j’en suis sûr, sa pierre angulaire ou son grain de Sable à cette œuvre de la rénovation de l’esprit public sur les divers points de la France[2].

L’abus de la centralisation à combattre, tel est, je crois, l’objet principal qu’on doit se proposer en travaillant au réveil de la presse dans les départements ; et je ne concevrais pas comment les journaux libéraux de la capitale n’aideraient pas, les premiers, la province à sortir de cet état d’effacement et d’impuissance où l’esprit du gouvernement cherche à la tenir plongée. La centralisation est certainement la clef de voûte de l’unité française, et à Dieu ne plaise que la France tende au fédéralisme, comme l’Espagne, dans son angoisse et dans ses convulsions d’agonie, sera peut-être forcée d’y tendre prochainement. Mais le principe même de la centralisation se trouve faussé aujourd’hui chez nous, au point de produire le contraire de la centralisation véritable, c’est-à-dire la concentration, l’envahissement et l’absorption. Paris ne joue plus le rôle efficace par lequel la capitale devait féconder la civilisation ; en organisant et en dirigeant le mouvement des provinces. Au lieu de faire refluer sans cesse la vie du centre aux extrémités, cette vaste et terrible capitale est devenue un gouffre où le sang se fige, où la richesse s’engloutit, où la vie se perd. Là devraient bien tendre et aboutir en effet toutes les forces vives du pays ; mais ce serait à la condition que ces forces se reprendraient, si je puis ainsi parler, après s’être retrempées dans le sein de la mère de la patrie (comme disait Jean Ziska de sa vieille Prague), et reviendraient embraser la terre natale de tous les feux épurés et combinés dans le foyer central. Loin de là ! l’avare Babylone dévore ses enfants ; et, lorsqu’elle les rend au sol qui les a produits, c’est après avoir épuisé toute la sève qu’ils lui avaient donnée. Quel homme d’intelligence, savant ou artiste, philosophe ou politique, n’a été jeter sa vie à pleines mains dans ce tourbillon délirant, pour ne rapporter dans sa province que la lassitude de l’action, le dégoût des affaires, la douleur de la défaite, la perte des illusions, une fortune ou une santé à réparer, et presque toujours un profond mépris pour la paisible existence de sa jeunesse, un divorce absolu entre les intérêts de sa province et ceux de son ambition déçue ? Ceux qui prospèrent n’y reviennent pas ; ou, s’ils y reviennent un instant, c’est pour exploiter l’admiration naïve et généreuse de leurs compatriotes, pour en recevoir un nouveau lustre, y puiser de nouveaux moyens d’action à leur profit personnel, et aller dépenser bien vite à Paris ces trésors de force et de gloire, dont la province ne retrouve jamais réellement ni les intérêts ni le capital. Enfin, la province, c’est l’exil pour toutes les vanités souffrantes, un exil abhorré, une sorte de sombre purgatoire, où se promènent les ombres plaintives des grands hommes avortés. Pour les grands hommes réussis, c’est un lieu de plaisance, où l’on daigne venir passer quelques jours pour y recevoir de complaisantes ovations dont on rit en soi-même, comme ces acteurs célèbres qui vont compléter leur recette de l’année dans les grandes villes de province, et qui n’y jouent pas de leur mieux, dans la crainte de n’être pas compris.

Sous un gouvernement paternel et vraiment éclairé, les choses se passeraient autrement ; et même sous un despotisme prévoyant et sage, l’avenir de la nation étant mieux compris, l’existence actuelle des provinces serait ménagée plus équitablement, plus humainement. Le siège du pouvoir s’appliquerait à épargner la vie morale et intellectuelle des provinces ; il les contraindrait, au besoin, à s’épargner elles-mêmes, à s’instruire, à s’élever, à conserver en quelque sorte, et jusqu’à un certain point, les idées et les sentiments qu’elles produisent pour leur propre usage, au lieu de les abdiquer complètement, au profit de Paris. Si la société mère ne dirige pas en ce sens les parties qui la composent, il est évident que les individus assez heureux et assez habiles pour savoir formuler et représenter des idées et des sentiments iront toujours en chercher le profit et la récompense dans ce brillant centre, où le triomphe est pins court, mais plus flatteur, où les sentiers de la fortune sont plus hasardeux, mais plus rapides. Mais le gouvernement actuel de la France n’a point les vues d’avenir dont il se vante ; il sait tout au plus enrégimenter, et il croit organiser. Il a fait de Paris une grande caserne pour ses fonctionnaires et ses troupes, un grand atelier pour les savants et les artistes, une grande hôtellerie pour les provinciaux, avides de venir contempler ces merveilles de la civilisation, dont on ne leur renvoie chez eux que le déchet, et pour les étrangers, surpris de n’avoir rien à voir en France, excepté Paris. Ce gouvernement à idées courtes, absorbé par le soin de dévorer le présent à la hâte, a trouvé plus sur et plus facile, pour arriver à son but, de concentrer toute la France sur un seul point, où, couchée comme sur un lit d’agonie, la main dans celle du médecin empirique, et l’oreille fermée aux bruits du dehors, elle se laisse saigner, médicamenter, et dicter même les articles de son testament, sauf, en cas de révolte à expérimenter l’excellence de ces bastilles, qu’on lui a persuadé d’élever à ces frais. Vraiment ces moyens sont habiles, pour un médecin pressé d’en finir avec le moribond. Mais que deviendra-t-il, quand il se verra seul au milieu du cimetière rempli de ses malades, irrévocablement persuadés et soumis ?

Vous qui appréciez grandement et lumineusement les causes et les effets de nos malheurs publics, dites-nous, apprenez-nous le principe de ce divorce effrayant entre la France et son œuvre, entre la patrie et la métropole. N’est-ce point une conséquence fatale du génie de Napoléon, que ce développement illimité de la vie d’une cité aux dépens de la vie d’une nation ? N’est-ce pas une création parallèle à celle de sa propre existence de monarque despotique et de conquérant, que cette souveraineté absolue, que cette conquête incessante de la capitale sur le pays ? Certes, l’Assemblée constituante et la Convention, en abolissant les barrières de province à province, en détruisant même jusqu’aux dernières traces et jusqu’aux noms de ces provinces, n’avaient pas voulu décréter l’anéantissement de la France. C’était, au contraire, l’unité de la France, la vie générale de la France, l’organisation collective de la France, que nos législateurs sortis du peuple avaient voulu fonder. Mais, hélas ! leur tentative d’organisation ne fut qu’un rêve ; car où est ce peuple nouveau qui devait vivre dans la liberté, dans la fraternité, dans l’égalité, depuis les Alpes et les Pyrénées jusqu’à l’Océan, ce peuple destiné à régénérer l’humanité tout entière en lui montrant le type d’une humanité meilleure ? La preuve que l’organisation dont il s’agissait n’a pas été effectuée, c’est que les principes mêmes qui devaient servir de hase à cette organisation, ces principes de liberté, de fraternité et d’égalité sont aujourd’hui livrés à la risée publique par nos hommes d’État. Qu’est-il donc arrivé ? L’unité véritable ne s’est pas fondée ; mais, à sa place, nous avons un faux semblant d’unité, quelque chose comme cette solitude dont parle Tacite, et que les tyrans de son temps appelaient liberté. Qu’est-ce, en effet, que la France aujourd’hui, moins Paris, sinon une grande solitude ? et l’on appelle cela centralisation ! La Révolution n’a fait qu’achever la concentration-monarchique de la France. Après elle, donc, Louis XIV a reparu dans une figure plus grandiose, dans Napoléon. L’un comme l’autre a dit : « L’État c’est moi ; et où je suis, là est l’empire. » Et maintenant, sous l’influence funeste d’un gouvernement qui n’a d’autre idéal que l’imitation du passé, et qui, à défaut de force, sait arriver au résultat qu’il désire par la corruption ou par lu ruse, ne dirait-on pas une guerre d’extermination sciemment entreprise et résolue dans le but d’enchaîner la France sous le rapport intellectuel et moral, et de l’exploiter sous les autres rapports, comme une esclave abrutie et obéissante ? L’embastillement de Paris n’est-il pas la consécration évidente de ce mépris pour l’esprit de la France ? Cette prise de possession d’une ville qui ne représente plus apparemment que les forces cruelles de la guerre, n’est-elle pas un acte de rupture cynique avec les forces morales de l’intelligence et du sentiment national ? « Envahissez, ravagez la France, semble-t-on crier aux puissances étrangères, peu nous importe ! notre tâche n’est pas de la préserver, et son rôle est de se défendre elle-même, comme elle le pourra, comme elle l’entendra. Notre affaire, à nous, c’est de conserver Paris ; car Paris est tout, Paris suffira pour ressusciter la France quand vous l’aurez mise au tombeau. » Vaine promesse ! inutile bravade ! Paris, qui ne vit que par la France, ne saurait jamais lui rendre en bloc ce qu’elle en a reçu en détail. C’est notre vie de tous, les instants qui donne à Paris cette apparence de vie indestructible, ce semblant d’invulnérabilité. Que la France s’épuise, Paris languit et dépérit ; que la France succombe, Paris meurt, et rien dans le gouvernement, qui en fait son hôtel de ville et son château fort ne lui rendra l’existence.

Quand le principe est faussé, tous les excellents résultats du principe deviennent des causes de décadence et de désolation. Les chemins de fer, qui devraient, d’après un système de centralisation organisatrice, être des bienfaits inappréciables pour l’intérieur et les extrémités de la France, deviendront infailliblement de nouvelles causes de destruction intellectuelle pour nos provinces. Paris sera de plus en plus, non l’entrepôt commercial de la France, mais le magasin insatiable où s’enfouiront ses produits. Où va la consommation, où va le luxe, où va la recherche des festins, où va le prestige des arts, où vont tous les aliments de la vie exubérante et raffinée ? Ce n’est pas en province. En province, on consomme sans jouir ; on mange beaucoup, mais, au dire savant des épicuriens de Paris, on ne sait pas manger. On s’enthousiasme pour toutes les célébrités qui passent ; mais avec combien peu de discernement ! Paris ne peut s’empêcher de rire. Un savant fait-il une découverte féconde ; elle n’est point profitable en premier lieu au pays qui l’a vue naître ; elle est aussitôt achetée et monopolisée au profit de certaines corporations qui ont leur centre d’activité à Paris, et qui en distribuent le bienfait au gré de leurs spéculations particulières, on sait avec quelle équité, avec quelle sagesse ! Il faut au moins deux ans pour que le plus simple progrès dans l’industrie apporte une jouissance ou un allègement aux habitants du centre de la France. Les provinces les plus fécondes en produis agricoles et industriels sont celles où les citoyens en profitent le moins. Tous nos propriétaires, tous nos fermiers du Berry alimentent de bœufs gras les marchés de Paris : de mémoire d’homme, riche ou pauvre n’a mangé, en Berry, que la vache, ou, ce qui est pis, de la chair de bœuf malade. Je n’en sais rien, mais je gagerais qu’on boit de mauvais vin en Bourgogne, et qu’à Elbeuf on connaît à peine les vêtements de drap. Du moins je suis sûre que nulle part le peuple ne participe aux bienfaits de la production qui éclôt sous ses mains. Tout s’absorbe vers le centre ; il n’en revient que de l’argent ; produit stérile, jouissance fictive qui ne descend pas jusqu’aux classes moyennes. L’argent dans leur main n’est qu’un moyen de continuer le commerce de l’argent ; et le laborieux spéculateur meurt à la peine de la richesse, sans y avoir soupçonné une source féconde pour le bien-être et le progrès moral de ses semblables.

En retour de ses écrivains, de ses artistes, de ses savants, de ses poètes, de ses industriels et de ses penseurs, Paris envoie bien, il est vrai, quelques hommes à la province ; il lui envoie des préfets, des sous-préfets, des receveurs généraux et particuliers des finances, des procureurs du roi, des avocats généraux, des substituts, des percepteurs d’impôts, des commissaires de police et des officiers de gendarmerie, tous personnages qui peuvent avoir du mérite et du goût par exception, mais qui, en général, par position, par devoir, le plus souvent par nécessité, et quelquefois à contre-cœur, n’ont d’autre office que d’empêcher toute effervescence d’imagination, toute idée de progrès, toute originalité de caractère, toute pensée de réforme, toute tentative d’innovation. Revêtus de fonctions salariées, il ne leur est jamais dit : « Allez féconder l’esprit de cette province, allez travailler à son développement ! » il leur a dit : « Allez servir aveuglément qui vous emploie et qui vous paye. Allez étouffer tout rêve de liberté, tout souvenir patriotique, toute lueur de génie. Allez contrarier toute velléité d’indépendance, tout instinct de fierté, toute sympathie pour les hommes de progrès. Veillez bien aux élections, surtout ; tourmentez les consciences, ébranlez la religion du pays confié à vos soins, à vos intrigues et à vos poursuites. Écartez tout candidat follement imbu d’une idée de liberté, et audacieusement porté par la portion saine, généreuse et active de la population ; accusez-le, calomniez-le, s’il le faut ; perdez-le dans l’opinion ; chicanez son droit d’éligibilité par toute sorte de ruses procédurières ; effrayez les électeurs, séduisez ceux-ci par des promesses que vous tiendrez si vous pouvez, consternez ceux-là par des menaces. Enfin corrompez, c’est-à-dire régnez et gouvernez au nom du pouvoir central ; faites briller l’espérance des avantages matériels aux yeux de quiconque voudra abdiquer les avantages intellectuels. Nous vous aiderons ; nous promettrons, nous aussi, des routes, des édifices, des privilèges, des ponts, pourvu qu’on fasse serment entre vos mains de ne demander ni liberté de conscience, ni progrès d’esprit et de cœur, ni dignité, ni aucun moyen de rendre les hommes moins méchants, moins petits que nous ne les voulons faire. »

Grâce à ces savantes manœuvres, le seul élément qui pût représenter la force et le droit des provinces, l’élection des députés, a été combattu obstinément et anéanti autant que possible. Le libre choix d’un mandataire eût pu contre-balancer l’autocratie révoltante des administrateurs salariés. Mais l’administration salariée, employée principalement, spécialement et ouvertement, comme moyen de corrompre l’élection, est devenue pouvoir absolu et irresponsable dans la province. C’est avec des luttes pleines d’angoisses, de terreur et de douloureuse indignation, que la France libérale réussit à créer, pour la défense de ses vrais intérêts, une minorité, bien faible, hélas ! si l’on considère que les plus modérés, c’est-à-dire les moins courageux et les moins ardents parmi les hommes de l’opposition, sont souvent les seuls possibles à des provinces paralysées, dans leur vouloir de résistance, par la terreur que répand l’administration.

Le fanatisme des fonctionnaires a réussi à faire la vie publique si amère en France, qu’il faut un courage héroïque pour n’en pas abdiquer les droits, et que la majorité des Français appelés à les exercer s’en dégoûtent chaque jour davantage, et semblent prêts à en répudier les premiers devoirs. Ce sombre ennui, cet amer scepticisme qui se révèlent aux esprits à la fois agités et blasés de Paris sous une forme délirante ou cynique, se montrent dans les provinces, privées d’action et d’émotion, sous l’apparence d’apathie mélancolique ou de brutale indifférence. Quiconque triomphe et prospère avec le gouvernement est devenu haïssable ; quiconque souffre et succombe avec la liberté va bientôt devenir inerte. Voilà ce qu’ils ont fait de la France de Louis XIV, de la France de Jean-Jacques, de Voltaire et de Diderot, de la France de la Convention, de la France de Napoléon, de la France des journées de juillet, ces hommes qui ont décrété avec une mystérieuse obstination que la France constitutionnelle aurait pour centre d’administration un foyer de corruption attisé et embastillé de leurs mains. En attendant un autre système de gouvernement, créateur d’un meilleur esprit public, que pouvons-nous, nous autres obscurs habitants des provinces les plus accablées, pour secouer ce drap mortuaire dont on veut nous envelopper ? Vous nous l’avez appris, monsieur, en réveillant, dans la province qui s’enorgueillit de vous posséder, un esprit de vie, une conscience publique, et en lui créant, pour expression de sa généreuse volonté, un journal indépendant. Oui, nous voulons, autant qu’il est en nous, obéir à votre appel, et créer un organe de nos plaintes, de nos justes réclamations, de nos anathèmes populaires contre le système avilissant qu’on nous force à subir. La France n’est pas morte encore ; et, s’il est possible qu’on vienne à bout de l’immoler, elle exhalera, dans son agonie, des cris de détresse et un appel à la justice de Dieu qui vibrera longtemps dans la mémoire des nations. Votre voix remplira longtemps l’espace ; le ciel et là terre l’ont entendue. La France entière lui servira d’écho. Et, pour commencer, sur les rives de l’Indre et du Cher, une population laborieuse, naïve et fine, indépendante par instinct et par vieille habitude, cette population du cœur de la France, éminemment agricole, remarquablement patiente et calme, et par cela même difficile à mal gouverner, rebelle à la corruption, habile à déjouer l’intrigue, confiante à la loyauté, hospitalière et charitable ; une population enfin qui parle encore la langue de Montaigne, et qui a retenu les chants des anciennes douleurs du peuple au moyen âge, veut reprendre son droit de penser et d’écrire, et elle le reprendra. Aucun sacrifice ne lui coûtera pour se créer un journal indépendant, en dépit de tous les hommages, de toutes les difficultés qu’on est venu placer en travers du char brûlant de la presse libre. Elle connaît tous les obstacles, et, quoique ce soit un pays de petites propriétés et de petites fortunes, ces petites fortunes s’imposeront volontairement, et sans parcimonie, pour subvenir aux dépenses d’un journal de localité. Nous en avons déjà les preuves entre les mains. L’entreprise est minime, matériellement parlant : elle est grande par le cœur et le courage. Ses dons sont restreints, si l’on n’en considère que le chiffre ; ils sont considérables quand on sait de quelles mains laborieuses ils émanent. Non, ce petit journal ne sera point indigne des pages que vous lui promettez ; car il sera probe, fervent et généreux. En lui donnant de la vie, vous aurez fait une bonne œuvre, car nul ne s’y associe avec l’espoir de faire une spéculation ; tous deux veulent y concourir, dans l’intention de réveiller et d’entretenir dans les âmes le sentiment religieux de la foi publique et de l’intégrité sociale.

Recevez donc les actions de grâces de toute une coalition d’honnêtes gens. J’y joins particulièrement les miennes, et l’expression de notre estime à tous, de notre fervente admiration.

Décembre 1843.
  1. Voir la Réforme du 5 décembre 1843.
  2. Au nombre des feuilles indépendantes qu’a déjà fait éclore l’exemple de M. de Lamartine, nous devons mentionner le journal le Réveil, fondé dans le département de l’Ain sous la direction de M. Francisque Bouvet. Les lecteurs de la Bévue indépendante n’ont pas oublié sans doute le remarquable article de M. Bouvet contre les fortificatious, inséré dans la livraison du 25 juin 1843.