Calmann Lévy (p. 111-132).



X

LE PÈRE VA-TOUT-SEUL


Un voyageur me raconta l’autre soir une petite scène dont il avait été témoin et qui me donna bien à réfléchir. J’essayerai de retracer le dialogue qu’il me rapportait avec beaucoup de feu et d’émotion, bien que je désespère de rendre l’impression qu’il en avait reçue et qu’il me communiquait en parlant.

UN GENDARME.

Allons, père Va-tout-seul, il vous faut aujourd’hui marcher avec moi.

UN MENDIANT.

Tu veux donc que je me débaptise ? je n’aime pas la compagnie en voyage, laisse-moi à mes réflexions, et passe ton chemin, gendarme.

LE GENDARME.

Ne faites pas semblant de ne pas comprendre, père Va-tout-seul ! il faut obéir à la loi et me suivre au dépôt de mendicité. C’est l’ordre de M. le préfet.

LE MENDIANT.

En prison, moi ? on m’avait fait grâce : quel mal ai-je donc fait depuis ?… aurais-tu, malheureux jeune homme, le courage de mener en prison un pauvre vieux comme moi, qui n’a jamais fait de tort à personne ?

LE GENDARME.

Ça ne m’amuse déjà pas tant de vous conduire, mon vieux. Mais, puisque c’est mon devoir, que voulez-vous que j’y fasse ? d’ailleurs, je ne vous mène pas en prison, père Va-tout-seul ; je vous ai dit : au dépôt de mendicité.

LE MENDIANT.

C’est toujours la prison, malheureux ! je te dis, moi, que c’est la prison ! on n’en sort plus quand on veut, on ne se promène plus à toute heure ; on n’est plus à soi-même.

LE GENDARME.

Voyez le grand mal de ne pas courir à la pluie et à tous les vents ! vous ri*avez pas d’abri, on vous en assure un, et vous vous plaignez ? vous êtes encore un drôle de particulier !

LE MENDIANT.

Un abri ? tu dis que je manque d’abri ? mais j’en ai un tous les soirs ; j’en ai mille ! regarde là-bas dans la vallée ! et là-haut sur la colline, et près d’ici à l’entrée du bois, et puis encore plus loin, sur la rivière ! vois le moulin, la ferme, la métairie, le château, la chaumière, le presbytère, le cabaret ! tout cela est à moi. Je n’ai qu’à choisir, et partout je me trouve bien.

LE GENDARME.

Oui, je sais bien que partout on vous a hébergé gratis jusqu’à présent. Il le fallait bien, il n’y avait pas de dépôt ! mais, à présent qu’il y en a un, on ne doit plus vous recevoir.

LE MENDIANT.

Comment ! c’est défendu à présent de donner l’hospitalité aux pauvres ? je n’ai plus droit au souper et au couvert chez mes connaissances, chez mes amis ? car j’ai des amis, moi ; tout le monde m’aime dans mon pays, et tout le monde me plaint ; et nulle part on ne me refuse ce qui m’est nécessaire. Je suis discret, sobre ; je me contente de peu. Je ne mets pas mes hôtes en dépense. Mon morceau de pain d’orge chez le paysan, mon écuelle de soupe chez le métayer, mon gros sou au château, mon demi-verre de vin au cabaret, et cela, une fois par quinzaine chez chacun, à qui cela fait-il tort ? ça fait plaisir à tout le monde, au contraire de me donner. Ils sont si habitués à moi ! ils me regretteront, les braves gens !

LE GENDARME.

Ça ne me regarde pas, père Va-tout-seul. Allons, en route pour la ville !

LE MENDIANT.

Je veux bien marcher un peu à côté de toi. Ça ne m’humilie pas, je ne suis pas fier ; mais tu me laisseras partir quand tu m’auras entendu : je te convaincrai, je te prouverai que j’ai le droit d’être libre et que tu n’as pas le droit de me contraindre.

LE GENDARME.

Ah ! ma foi, cause tant que tu voudras, ça m’est égal, pourvu que tu marches.

LE MENDIANT.

Je ne fais pas de résistance, je ne suis pas un méchant homme. Vois, je te parle avec amitié ! je suis vieux et faible, tu ne voudrais pas me maltraiter ?

LE GENDARME.

Non, si tu obéis à la loi. La loi ne te défend pas de te plaindre sans bruit. Mais pourquoi te plains-tu ? tu vas avoir ton pain, ta soupe et ton lit tous les jours ; ça vaudra mieux que de tendre la main et de coucher à la paille avec les animaux.

LE MENDIANT.

Je n’étais pas avili pour tendre la main. Je n’ai rien ; le devoir de ceux qui ont quelque chose est de me fournir le nécessaire.

LE GENDARME.

Tu crois ça, toi ? en voilà une drôle d’idée ! et comme ça, si on ne te le donnait pas, tu le prendrais ?

LE MENDIANT.

J’en aurais le droit, et tout le monde le sent bien, puisque tout le monde me donne.

LE GENDARME.

Tu n’en aurais pas le droit, puisque je serais là pour t’arrêter, et tu le sens bien, puisque tu ne le fais pas.

LE MENDIANT.

Tu parles comme un enfant. La force ne fait pas le droit.

LE GENDARME.

En voilà d’une autre ! Ce vieux est fou. Pourquoi ai-je un sabre et un cheval, et pourquoi n’en as-tu pas ? C’est la loi qui me donne les moyens de t’arrêter, donc j’ai le droit, en ayant la force.

LE MENDIANT.

Tu te trompes, j’en appelle à Dieu !

LE GENDARME.

Ça ne me regarde pas. Je n’ai de comptes à rendre qu’à mon lieutenant et à mon capitaine.

LE MENDIANT.

J’en appelle à tous les hommes de bien ! Tu n’as pas le droit de m’arrêter, de m’ôter ma liberté.

LE GENDARME.

Tu vas bien voir le contraire si tu résistes.

LE MENDIANT.

Ô mon Dieu ! mon Dieu ! ô hommes, ô mes frères en Jésus-Christ ! est-il possible que cela soit ainsi ? Vous ne m’aviez rien donné, rien laissé sur la terre que la liberté, et vous souffrez qu’on me l’été.

LE GENDARME.

Ne crie pas si fort, ne t’arrête pas pour dire tes prières, ou je serai forcé de te lier.

LE MENDIANT.

Me lier, moi, comme un criminel ? Mais quel est donc mon crime ? Dis, quel crime me reproche-t-on ?

LE GENDARME.

Aucun ; aussi on te fait du bien. Tu étais incommode aux particuliers. Les particuliers se sont cotisés, et maintenant tu n’as plus rien à leur demander. Ce que tu allais chercher de porte en porte, tu l’auras maintenant sans sortir de chez toi.

LE MENDIANT.

De chez moi ? La prison sera mon chez moi ? Mais c’est affreux, c’est barbare, c’est dénaturé ! Je n’avais qu’un plaisir au monde, c’était de marcher tout seul devant moi, au hasard, et de me dire à l’heure où je me sentais fatigué : « Où irai-je dîner ? où irai-je dormir ? Lequel de mes hôtes, lequel de mes logis se réjouira tout à l’heure de ma présence ? » Et c’était si doux d’entrer dans cette maison dont j’avais la jouissance sans en avoir l’embarras ! C’était si bon d’entendre le père de famille m’appeler par mon nom : « Vous voilà, père Va-tout-seul ? Entrez, entrez ! » ou bien : « Attendez un peu qu’on trempe votre soupe. » Et, quand la mère mettait cela dans la main de son plus jeune enfant pour lui enseigner la charité, et pour me rendre l’aumône plus douce !… J’ai toujours aimé les enfants, moi. Ils sont naturellement généreux, ils sont fiers de donner de leur petite main. Ils n’ont pas peur du pauvre, ils lui font des questions, ils lui demandent des contes quand il en sait. Ils donneraient volontiers tout ce qu’ils ont ; ils ne savent pas qu’on ne doit pas trop donner.

LE GENDARME.

Vous causez très bien, vieux, mais vous marchez trop lentement. Allongez un peu le pas.

LE MENDIANT.

J’ai quatre-vingts ans, je ne peux pas marcher aussi vite que ton cheval. Et d’ailleurs pourquoi me hâterais-je ainsi ? Pourquoi me fatiguerais-je pour te complaire ? C’est à toi, jeune homme, de ralentir le pas de ta monture par égard pour un homme qui serait d’âge à t’appeler son petit-fils. Tu oublies que je ne suis pas un criminel et que tu ne me mènes point au bourreau. Je suis un homme paisible, inoffensif ; je n’ai été condamné à aucune peine, et, si je ne veux pas faire partie du dépôt de mendicité, je ne vois pas au nom de quoi tu m’y conduirais.

LE GENDARME.

Je t’y conduis au nom de l’ordre public. Peux-tu cesser de mendier ? as-tu d’autres moyens d’existence ? Tu en justifieras à qui de droit : mais, en attendant, tu es sous ma main, et tu dois me suivre.

LE MENDIANT.

Hélas ! je n’ai aucun autre moyen d’existence. Je suis né sans un brin de patrimoine ; je n’ai jamais rien pu amasser ; on ne m’a enseigné aucun métier : mes parents n’avaient pas de quoi me mettre en apprentissage. Je ne savais que bêcher la terre, et, à présent, je n’en ai plus la force.

LE GENDARME.

Tu vois bien que tu es le plus malheureux des hommes, et qu’on te rend service en te recueillant et en te nourrissant aux frais de la charité publique.

LE MENDIANT.

Mais j’étais recueilli et nourri déjà par la charité publique, et je ne me plaignais plus de mon sort. Du temps que je pouvais travailler, j’étais bien plus à plaindre. J’étais exténué de fatigue, et je gagnais un si mince salaire, que je vivais beaucoup plus mal qu’à présent. Depuis qu’on ne m’impose plus ce dur travail comme une condition d’existence, je mène une vie très douce et qui me plaît beaucoup. J’erre au grand air, je change de place, je ne paye pas d’impôts, je porte mes haillons sans honte. Autrefois, il, fallait cacher un peu ma misère sous peine de passer pour un paresseux. Cette misère, qui eût poussé les riches à me marchander le salaire, les engage à me donner du pain aujourd’hui. Je suis donc satisfait : pourquoi prétend-on, en m’étant ma liberté, me rendre plus heureux que je ne désire l’être ? Pourquoi a-t-on plus de souci de moi que moi-même ? Vous voyez bien que c’est un prétexte pour, m’enchaîner, et que c’est une grande injustice.

LE GENDARME.

Je comprends maintenant ta répugnance pour le dépôt. Tu hais le travail, et tu crains qu’on ne te fiasse travailler.

LE MENDIANT.

Pourquoi le nierais-je ? Oui, je hais le travail parce que le travail du malheureux est haïssable. C’est quelque chose qui use nos forces et ne nous rend pas de quoi les réparer. Le travail de celui qui n’a que des bras ! Oh ! si tu savais ce que c’est, jeune homme ! si tu savais que plus l’homme est pauvre, malade et faible, plus on l’accable, plus on exige de lui, et moins on le récompense ? Oh ! si tu avais passé par là, tu ne t’étonnerais pas que le plus pauvre des hommes soit celui qui redoute le plus le travail et pour qui le travail est la pire des ressources.

LE GENDARME.

Il y a bien quelque chose de vrai dans ce que tu dis ; mieux le cavalier est monté, plus il avance ; mais celui qui a un cheval malade ou estropié est bien sûr que personne ne l’aidera à regagner les rangs ; tant pis pour lui ! le monde tout entier est fait comme ça. Ç’a toujours été de même et ça ne changera jamais»

LE MENDIANT.

C’est comme il plaira à Dieu ! mais vous voyez bien pourtant que ça change et que ça change en mal, puisque le pauvre devient chaque jour plus malheureux, et que la condition de porte-besace, qu’on regardait comme la dernière de toutes, est à présent insupportable avec vos dépôts de mendicité, c’est-à-dire vos prisons pour les malheureux. Oui, oui, la monde devient pire qu’il n’a été, et la charité s’en va tout à fait. On nous a donné jusqu’ici, à nous autres infirmes nécessiteux, le pain sans condition. À présent, on nous le donne à la condition que nous nous constituerons prisonniers et que nous travaillerons. C’est barbare !

LE GENDARME.

Mais c’est un travail fort doux qu’on vous impose. C’est seulement une occupation pour vous empêchez de vous ennuyer et de vous quereller. On vous fera tourner un rouet ou tricoter des bas, ou moins encore, je ne sais quoi enfin, quelque petit métier qui ne tous fatiguera pas et que vous apprendrez en vous amusant.

LE MENDIANT.

Tu veux que j’apprenne à mon âge ? je conçois cela pour les jeunes gens, pour les enfants. Mais, moi, j’ai passé ma vie sans rien apprendre, j’ai l’habitude d’une douce oisiveté, je m’y plais ; c’est mon seul bonheur, la seule compensation à ma misère. De quel droit condamne-t-on un homme qui n’est coupable d’aucune faute, à changer toutes ses habitudes ; à se faire une vie sédentaire, laborieuse, utile si vous voulez… Mais pourquoi serais-je utile ? à quoi dois-je mes services ? qu’est-ce que la société a fait pour moi jusqu’à présent ? non, elle n’a rien à réclamer de ma bonne volonté. Je ne lui demande que de passer sur la terre et de respirer l’air du ciel. C’est trop cruel de me refuser ce qui ne coûte rien à personne.

LE GENDARME.

C’est malheureux pour toi, puisque tu tiens tant à te promener. Mais c’est une mesure générale qui devenait très nécessaire. Le nombre des mendiants augmente de jour en jour. On dit que vous êtes plusieurs millions, en France, de gens sans aveu, sans ressources, sans feu ni lieu. Cela menaçait la sûreté publique. Eh ! je ne dis pas cela pour vous, père Va-tout-seul, mais pour bien d’autres qui auraient pu, un beau jour, tenter un coup de main sur les propriétés.

LE MENDIANT.

Ainsi, c’est la peur ? on nous craint ? voilà pourquoi on nous enferme ! mais on n’a jamais enfermé aucun homme sur une simple prévention ? Il y a des riches emportés, irascibles et dangereux dans le vin. Vous ne les conduisez pas en prison sous prétexte qu’ils peuvent nuire un jour ou l’autre. Ils ne se laisseraient pas faire, d’ailleurs ! ils se défendraient. Ils ont de l’argent, ils payeraient des avocats, ils plaideraient. Ils ont des serviteurs, des ouvriers ; ils les rassembleraient, ils feraient une révolution. Oui, je vous dis, moi, que les riches, avec tous les moyens qu’ils ont d’augmenter, de satisfaire et de faire craindre leurs vices, menacent la tranquillité publique encore plus que les pauvres ; et cependant, on ne prendra jamais contre eux des mesures préventives. Quant à nous, c’est différent ! nous sommes sans défense, nous ne savons pas réclamer, aucun avocat ne voudrait parler en notre faveur. On fait acte de propriété sur nos personnes, sur nos vies. On nous ôte notre liberté, c’est condamner à la mort beaucoup d’entre nous… car les vieux comme moi ne s’habitueront pas à ce nouveau régime, sois-en sûr ; fût-il matériellement meilleur que celui auquel nous sommes faits, il ne nous va pas. Comment ! nous aurons des heures réglées, des surveillants, des maîtres enfin, auxquels il faudra obéir, et qui nous condamneront à la pénitence, à la diète, à l’amende, au cachot peut-être, si, nous qui n’avons jamais connu aucune règle, nous ne nous soumettons pas à la règle ! Enfin, on veut nous mettre au couvent, et faire de nous des moines ; nous, dont le seul bonheur était de vivre libres et de ne dépendre que de notre innocent caprice ! vois comme c’est injuste ! Va donc demander aux petits propriétaires qui ont chacun une pauvre maison et un mauvais bout de champ, s’ils veulent habiter tous ensemble un palais, à condition qu’ils n’en sortiront plus, qu’ils y travailleront à quelque ouvrage qu’ils ne connaissent pas et qu’ils n’ont nulle envie d’apprendre, qu’ils y seront soumis à des chefs auxquels ils devront compte de l’emploi de leur temps, de leur tenue à table, de l’heure de leur prière et de celle de leur sommeil ! Essaye, essaye de les emmener, et tu verras comme ils te repousseront, comme ils crieront, comme ils invoqueront la loi, la liberté et l’égalité devant la loi ! mais, nous autres, nous sommes hors la loi, apparemment. Il n’y a pas de loi en notre faveur, elles sont toutes contre nous ; et, quand il n’y en a pas pour nous réduira en esclavage, on en fait une du jour au lendemain. Devons-nous donc la subir parce que nous sommes trop faibles pour résister ? Non, non ! que ceux qui aiment la prison et la servitude s’y rendent de bon gré. C’est bien d’avoir créé un asile pour ceux que la mendicité humilie ou fatigue ; mais pour ceux qui s’en trouvent bien, c’est un meurtre que de vouloir la leur interdire, et je te le dis, jeune homme, je ne te suivrai pas plus loin.

LE GENDARME.

Tu veux résister à la force publique, tu es insensé ; épargne-moi la peine et le chagrin de te contraindre.

LE MENDIANT.

Prends cette peine et surmonte ce chagrin si tu veux, ce sera bien inutile. Tu peux me frapper, me garrotter, j’y consens. Tiens, me voilà couché sur la terre que j’embrasse avec amour pour la dernière fois ; ma voilà sans défense ! use de ton droit, puisque tu n’en as pas d’autre que ton sabre et ton cheval. Tue un malheureux vieillard, si c’est ton devoir. Tu ne me relèveras pas de là vivant.

LE GENDARME.

Le diable soit de la commission ! j’aimerais mieux avoir affaire à dix malfaiteurs qu’à ce vieux entêté ! Allons, père Va-tout-seul, faites-vous une raison. Il y a longtemps que je vous connais. Nous n’avons jamais rien eu à démêler ensemble. Vous avez mendié malgré l’ordonnance ; ne vous mettez pas dans un plus mauvais cas.

LE MENDIANT.

Je ne résiste pas ; je te demande de me tuer. J’aime mieux mourir ici, tout de suite que là-bas à petit feu.

LE GENDARME.

Tu sais bien que je ne dois, ni ne veux te faire de mal. Relève-toi donc ou je vais être forcé de te lier.

LE MENDIANT.

Lie-moi à la queue de ton cheval et traîne-moi sur le pavé ; je ne marcherai pas. Tu amèneras ainsi mon cadavre à ceux qui le réclament. Ils le mangeront s’ils en ont envie.

LE GENDARME.

Tu injuries la justice et les magistrats, à présent ?

LE MENDIANT.

Je n’injurie pas la justice, elle n’existe pas ; je n’injurie pas les magistrats, ils ne savent ce qu’ils font. J’injurie et je maudis tous les hommes qui, dégoûtés de la charité, pour la première fois depuis que le monde est monde, condamnent le pauvre à la prison pour n’avoir plus l’ennui et la honte de voir Lazare ramasser les miettes de leur table.

LE CURÉ, à cheval, suivi de l’adjoint de la commune.

Qu’entends-je là ? des blasphèmes dans la bouche de ce vieillard que j’ai connu toujours si pieux et si doux ? Qu’y a-t-il ? Qu’a-t-il donc fait, monsieur le gendarme ! épargnez cette tête chauve.

LE GENDARME.

Ne craignez pas pour lui, je ne suis pas un homme sans cœur, je ne lui veux faire aucun mal. Aidez-moi, monsieur le curé, à lui persuader de renoncer à la mendicité et de me suivre au dépôt dont il fait partie.

L’ADJOINT.

C’est moi qui ai rédigé la demande pour l’y faire admettre. Vous en étiez consentant, vieux ?

LE MENDIANT, sur ses genoux.

Vous m’aviez persuadé cela, vous ! Vous ne m’aviez pas dit qu’on était soumis à des règlements. Quand j’ai su ce que c’était, je ne m’y suis pas rendu. Et parce que j’ai continué à mendier comme c’est mon habitude et mon droit, ils ont prétendu que la mendicité était un délit à présent. Ils m’ont arrêté et menacé de la prison ; mais, comme je les ai attendris par mes paroles, ils m’ont fait grâce, à condition que j’irais au dépôt.

LE GENDARME.

Oui, il a promis de s’y rendre, et à présent il s’y refuse à moitié chemin.

LE CURÉ, au mendiant.

C’est mal, mon frère ! On s’est conduit avec beaucoup de douceur et d’humanité à votre endroit, et vous êtes ingrat envers Dieu et envers les hommes, en les accusant, et en manquant à vos promesses.

LE MENDIANT.

Et vous aussi, bon prêtre ! vous êtes las de la charité ? Ma misère vous importune, vous ne voulez plus me voir à votre porte ; vous voulez que j’aille mourir d’ennui et de langueur loin des yeux qui me regardaient en pitié.

LE CURÉ.

À Dieu ne plaise, mon frère ! Sans la loi nouvelle vous seriez toujours le bienvenu à mon foyer. Mais il faut obéir aux lois.

LE MENDIANT.

Celle-ci est une loi contre nature !

L’ADJOINT.

Tu es un vieux misérable de parler comme ça ! C’est une loi sage, utile et nécessaire. Elle débarrasse les abords de nos maisons d’un tas de fainéants capables de tout mal. Il n’y avait plus de sûreté pour nos femmes et nos enfants quand nous étions au travail et que vous veniez par bandes les menacer et les rançonner.

LE MENDIANT.

Est-ce à moi que vous adressez ce reproche-là ?

LE CURÉ.

Non, car il serait injuste. Vous avez toujours mendié humblement, et on ne saurait vous reprocher la paresse à votre âge. Mais on ne peut pas faire d’exception. Subissez donc la loi commune. L’institution est morale par elle-même, et, si elle est dirigée dans un esprit de charité, vous et vos pareils s’en trouveront bien.

LE MENDIANT.

Mais, si je m’en trouve mal par exception, c’est donc indifférent à tout le monde ? je ne compte donc pas ? je ne m’appartiens donc plus ? Hélas ! je n’appartenais à personne, et maintenant Dieu même me renie par la bouche du prêtre !

L’ADJOINT.

Ne vous laissez pas attendrir, monsieur le curé. C’est un bavard et un beau parleur, ne l’écoutez pas. Si on les écoutait, il n’y en aurait pas un seul qui ne voulût rester vagabond. Allons, allons, monsieur le gendarme, faites votre devoir, croyez-moi ; nous avons bien assez supporté cette lèpre des campagnes ; nous avons assez vécu dans la crainte, il est temps que cela finisse.

LE CURÉ.

Vous ne parlez pas selon Dieu, mon fils, permettez-moi de vous le dire. Ce n’est pas ainsi qu’il faut envisager la loi. Si elle avait été conçue dans un pareil esprit et dictée par un tel égoïsme, ce serait une loi inique et impie. Mais j’espère qu’il en a été autrement, et que la pitié seule a ému le cœur des hommes en cette circonstance. N’interprétons donc pas ainsi le sens de la loi, ce serait la faire haïr à ces malheureux qui ne la comprennent pas encore, et dont plusieurs la repoussent par antipathie personnelle. Montrons-leur, au contraire, que c’est pour le bien de la morale publique, et dans leur intérêt qu’on met fin à leurs habitudes de désordre.

LE MENDIANT.

Je n’ai jamais vécu dans le désordre, et il y en a beaucoup d’autres comme moi à qui l’on n’a rien à reprocher. Je demande la liberté pour ceux-là, je la demande pour moi. Que voulez-vous que je comprenne à votre morale publique, à votre ordre public ? Qui s’est donné jamais la peine de m’enseigner tout cela ? Est-ce que l’on m’a habitué à croire que je faisais partie de la société ? On ne m’a jamais fait ma part de bien-être et d’éducation : on ne se souvient de moi que pour me faire ma part d’esclavage.

L’ADJOINT.

Si vous le laissez dire, il va nous prouver que les pauvres ont autant de droits que les riches. Faites-le taire, monsieur le gendarme, et emmenez-le.

LE CURÉ.

Monsieur l’adjoint, n’allons pas plus loin que la loi, et ne faisons pas de l’ordre public un abus de la force. Il n’y a point de loi parfaite ; il n’en est pas, du moins, qui n’ait, dans l’application et le détail, quelque fâcheuse conséquence. C’est aux hommes de bien à aider à l’accomplissement des lois en apportant quelque adoucissement à leur rudesse. Ayons pitié de ceux qui en souffrent plus particulièrement. Tenez, il y a un arrangement facile à faire, laissez approcher ces paysans qui viennent à nous. Venez ici, mes enfants, mes frères, et dites-moi si vous voulez consentir à ce que je vais vous proposer. Voici le père Va-tout-seul que vous connaissez tous et dont personne ne s’est jamais trouvé importuné.

LES PAYSANS.

Non, le pauvre homme ! un bonhomme, un brave homme, vrai !…

LE CURÉ.

Eh bien, mes amis, il a une grande répugnance pour le dépôt de mendicité. Il est habitué à vous, comme vous l’êtes à lui ; il aime nos campagnes, nos chemins, nos maisons, le clocher de notre village.

UN PAYSAN.

Oui, il est de notre commune, et nous l’avons nourri depuis dix ans sans lui reprocher le pain qu’il mangeait.

LE CURÉ.

C’est pour cela qu’il vous aime et qu’il mourra de chagrin s’il vous quitte.

LES PAYSANS.

Nous n’exigeons pas ça.

LE CURÉ.

Oui, mais la mendicité est interdite aujourd’hui dans notre département, vous le savez bien.

LES PAYSANS.

Il n’a qu’à mendier en cachette.

LE CURÉ, en souriant.

Et vous dites cela devant notre ami le gendarme dont le devoir est de l’empêcher !

UN PAYSAN.

Oh ! nos gendarmes sont de bons enfants ! ce sont des hommes comme nous, et pas plus méchants que d’autres.

LE CURÉ.

C’est parce que nous les estimons que nous ne devons pas les mettre dans une position fausse. Mais ici nous pouvons tout concilier. Notre vieil ami, le père Va-tout-seul, préfère la mort à la réclusion, et, disons le mot, à la règle de vie. Le laisserons-nous mourir de chagrin ?

UN PAYSAN.

Tâchons de l’en dispenser.

LE CURÉ.

Bien dit ! mais il ne faut plus qu’il mendie, ou il mourra en prison, ce qui sera bien pire que le dépôt de mendicité.

UN PAYSAN.

Qu’y faire ?

LE CURÉ.

Quelqu’un de vous veut-il le réclamer et se charger de lui ?

LES PAYSANS.

Aucun de nous ne le peut.

LE CURÉ.

Ni moi non plus, mais ce qu’un seul ne peut, tous ensemble le peuvent. Voyons ! nous voilà ici sept en me comptant. Chacun de nous peut bien se charger de donner le pain et la couchée à ce malheureux un jour par semaine, en attendant que nous en trouvions autant d’autres (et il s’en trouvera plus encore) qui partageront ce soin avec nous, de sorte que notre vieux ne coûtera bientôt plus à chacun que son morceau de pain par quinzaine.

LES PAYSANS.

Eh bien, monsieur le curé, ce sera comme c’était auparavant. Il n’y aura rien de changé. Nous ne demandons pas mieux,

LE CURÉ.

Il y aura cette différence qu’il ne mendiera plus ; nous irons au-devant de ses besoins, c’est-à-dire que nous l’invitons tous dès aujourd’hui à prendre sa nourriture et son repos chez nous.

LES PAYSANS.

Accordé.

LE GENDARME.

Je ne peux pas décider ça tout seul. Qu’en dit l’adjoint ?

L’ADJOINT.

Il faut bien que je dise comme les autres. Je passerais pour un mauvais cœur si j’allais seul à rencontre de tous.

LE GENDARME.

Mais ce sera toujours le délit de mendicité.

LE CURÉ.

Non, nous pourrons témoigner sur l’honneur que notre vieux pauvre est notre convive et notre hôte.

LE GENDARME.

C’est bien subtil, ça, monsieur le curé. Allons, vous en raisonnerez avec les autorités compétentes.

LE CURÉ.

Et quand nous n’en raisonnerions pas, elles fermeraient les yeux. Personne ne veut rendre cette loi féroce et inhumaine.

LE GENDARME.

Il faut donc que je vous laisse mon prisonnier, et que je ferme les yeux aussi, moi ?

LE CURÉ.

Je le réclame au nom de la commune.

LE GENDARME.

Je ne sais pas si c’est légal. Je vais consulter mes chefs ; et, puisqu’il ne veut pas marcher, gardez-le-moi jusqu’à ce que je revienne ; vous m’en répondez, monsieur le curé ?

LE CURÉ.

J’en réponds, et l’adjoint aussi.

VA-TOUT-SEUL.

Va, gendarme, et que Dieu t’accompagne ! Oh ! bénis soient Dieu et les braves gens !

25 décembre 1844.