Questions de morale et d’éducation/Avant-propos

Questions de morale et d’éducation
(p. ix-xxxi).

AVANT-PROPOS


Le présent volume est la réimpression, sauf quelques corrections de forme, de conférences faites à l’école de Fontenay-aux-Roses en 1888, 1891, 1892, 1894, et publiées ces mêmes années par la Revue pédagogique. Ces conférences n’étaient, à dire vrai, que des causeries très familières, nullement destinées à la publication. Mais les élèves les ayant rédigées avec une intelligence et un soin parfaits, et leur travail ayant été soumis à ma revision, de leur collaboration avec le professeur est résultée peu à peu la matière d’un petit volume.

On sait que l’école de Fontenay a pour mission de former des professeurs et des directrices d’écoles normales primaires. Les élèves y entrent vers l’âge de vingt ans et y passent au moins deux années. Elles sont au nombre de soixante-dix environ, réparties en sections des sciences et des lettres. Plusieurs enseignements sont communs : l’enseignement de la littérature, de la psychologie, de la morale, de la pédagogie. Cette particularité est liée au principe qui domine tout le régime de l’école et suivant lequel tous les enseignements y doivent concourir à l’éducation.

L’éminent inspecteur général qui dirige l’ensemble des études avec tant de dévouement, de compétence, de tact et d’élévation de vues, souhaite qu’à côté de l’enseignement régulier les élèves entendent, de temps en temps, sur des questions importantes en elles-mêmes indépendamment des examens, des expositions faites par des personnes étrangères au personnel ordinaire de l’école, et propres, soit à compléter leur instruction générale, soit à cultiver en elles l’esprit de réflexion et de conduite morale.

C’est appelé de la sorte par M. Pécaut que j’ai traité à Fontenay de quelques questions intéressant la morale et l’éducation. Quoique j’aie préparé ces entretiens en vue de l’auditoire auquel ils étaient destinés, je n’ai pas songé à faire subir à ma pensée une adaptation quelconque. Je ne puis croire que l’habileté, si bien intentionnée qu’elle soit, fasse partie d’une saine méthode d’éducation ; et j’estime qu’à l’école comme dans la vie, une seule chose est digne d’être offerte à l’âme humaine : ce qu’en conscience on regarde comme vrai.

La question, à vrai dire, ne se pose guère dans une école telle que celle de Fontenay, où les élèves ne sont plus des enfants et ont été formées, par une direction si éclairée et si libérale, à vivre de la vérité. Mais si l’on généralise le problème, si l’on se demande dans quel esprit on doit aborder, à l’école, les choses qui touchent, non plus seulement à l’instruction, mais à l’éducation proprement dite, on ne pourra se dissimuler que la réponse comporte des difficultés. Jusqu’à quel point avons-nous le droit, vis-à-vis d’enfants qui nous sont étrangers, de nous faire proprement éducateurs ? Disposons-nous d’une doctrine suffisamment incontestée, avons-nous l’autorité nécessaire pour jouer un pareil rôle ? Ne peut-il pas arriver que ce que nous appelons nos principes se réduise à des opinions individuelles ? Notre droit s’étend-il au delà de l’enseignement des faits, qui est proprement ce que les familles attendent de nous, et ce qui seul comporte un contrôle certain ? Pouvons-nous éviter ces questions ? Pouvons-nous dire que, seules, la subtilité ou la mauvaise foi les tiennent pour délicates ?

Une chose paraît incontestable. L’école n’a pas le droit de se désintéresser de l’éducation. Il est clair qu’elle exerce une influence sur le caractère comme sur l’intelligence. Puisque cette influence existe, il faut faire en sorte qu’elle soit bonne. Mais ici commence la difficulté.

Selon une théorie que nous ont léguée quelques-uns des plus beaux génies du siècle dernier, les lumières, à elles seules, en affranchissant l’homme, le rendent nécessairement meilleur et plus heureux. L’école, à ce compte, pour remplir sa mission éducatrice, n’aurait pas à envisager dans l’éducation une fin distincte de l’instruction proprement dite. En poursuivant, comme pour lui-même, le progrès de l’intelligence, en se plaçant exclusivement au point de vue de la science comme étude des faits et de leurs rapports, l’école pourrait se dire qu’elle travaille du même coup à cette culture de la volonté qu’également nous attendons d’elle.

Il est douteux que le problème de l’éducation à l’école puisse se résoudre aussi sommairement. Dès le XVIIIe siècle, Rousseau se demande si le progrès intellectuel a nécessairement pour conséquence un progrès moral, et il soutient que, pour que la civilisation ait cet heureux effet de transformer un être mû par l’instinct en une personne raisonnable et libre, il faut qu’elle soit dominée par l’idée des fins morales de la nature humaine. Et, de fait, l’expérience comme le raisonnement semblent bien montrer que l’instruction est surtout un instrument dont on peut faire un bon ou un mauvais usage, comme de la langue, selon Ésope. Elle peut fournir des ressources à l’éducation, elle ne la contient pas. Celle-ci a ses principes propres et veut être poursuivie directement.

Ne convient-il pas, dès lors, que l’école soit ouvertement chargée, comme d’une mission double, et de l’instruction et de l’éducation, et emploie les moyens qui conviennent à chacune d’elles ? La question sera vite résolue si l’on se contente de généralités vagues ; mais elle paraîtra sérieuse et embarrassante à qui voudra la résoudre avec précision.

Nous devons certes élever, et non pas seulement instruire ; mais comment et dans quelle mesure ? Il est clair que nous ne saurions nous attribuer la mission de rendre la famille et la société inutiles, et de former à nous seuls la conscience de l’enfant. Nous ne disposons pas de moyens suffisants pour accomplir une pareille tâche ; nous n’avons pas le droit d’y prétendre. Nous nous sentons forts, je le veux, de nos convictions, de notre volonté de bien faire. Mais qui nous dit que nos convictions ne font pas à d’autres l’effet de fantaisies individuelles ? Qui nous dit que notre action ne sera pas taxée d’accaparement, d’oppression morale ? À cela l’on répondra peut-être qu’il y a un moyen de légitimer et de rendre efficace ce maniement des consciences : c’est de le faire régler et sanctionner par les lois de l’État ou par telle autorité reconnue. Mais l’entreprise de modeler une conscience n’est pas moins contraire à l’idée de la dignité humaine, que ce soit l’État ou un individu qui la poursuive. La force dont dispose l’autorité publique peut même la rendre plus odieuse.

N’y aurait-il pas cependant un moyen suprême d’échapper à ces objections ? Ne s’évanouissent-elles pas, si l’on pose en principe que, sous aucun prétexte, l’action de l’éducateur ne doit tendre à opprimer la conscience, mais qu’au contraire il a pour mission de créer des hommes capables de penser et de se conduire par eux-mêmes, ayant en eux, avec la règle morale et l’idée du devoir, la volonté de s’y conformer, par cela seul qu’ils se sentent libres ? Comment l’éducation morale serait-elle une prise de possession des consciences, si ce qu’elle doit créer c’est proprement l’autonomie de la conscience ?

Ces formules demandent à être définies avec précision, si l’on veut qu’elles soient aussi salutaires dans la réalité qu’elles paraissent satisfaisantes au point de vue logique. Rousseau, on le sait, se rassurait sur le caractère d’absolutisme que présentait, dans sa théorie, le pouvoir souverain, en se disant qu’il ne pouvait y avoir oppression là où il ne s’agit que de forcer les hommes à être libres. Il ne faudrait pas se tranquilliser de parti pris sur la légitimité du maniement des consciences à l’aide de raisonnements analogues à celui de Rousseau.

Certes, nous devons placer le terme de l’éducation dans cette identification de la volonté avec la loi, qui seule assure la pratique du bien et lui donne tout son prix. Mais cette fin même montre assez quel scrupule dans le choix des moyens s’impose à l’éducateur. En effet, pour que l’autonomie de la conscience soit vraie et morale, et non illusoire, il faut, d’une part, que la loi avec laquelle s’identifie la volonté ait un caractère d’universalité aussi parfait que possible, et que, d’autre part, la volonté conserve toute sa liberté et tout son ressort. Mais combien il est à craindre que le genre d’autonomie que créera l’éducateur ne ressemble pas à celle-là ! Est-il sûr qu’il s’en tiendra aux idées, aux lois vraiment universelles, qu’il renfermera son action sur l’âme de l’enfant dans de justes bornes, s’il s’attribue pour mission propre de lui forger une conscience ? Sa sollicitude même, le zèle avec lequel il enveloppera l’enfant et lui fera un milieu à souhait, ne risqueront-ils pas de se retourner contre lui ? Et ne pourra-t-il pas arriver que, plus il travaillera à créer une personne autonome, d’autant plus il inculque à l’enfant sa propre personnalité ? À son insu d’ailleurs ; car il est surprenant avec quelle facilité nous admettons que les autres pensent par eux-mêmes, lorsqu’ils pensent comme nous.

Il ne faut pas oublier que l’esprit de l’enfant est encore vide d’idées, et que l’opinion d’être quelqu’un est pour lui très séduisante. Sa passivité sera double, si à l’action naturelle de l’enseignement vous joignez la prescription de l’indépendance et de la personnalité. Il embrassera vos idées avec d’autant plus d’ardeur qu’il se verra autorisé, engagé à les croire siennes. Il sera à peu près dans le cas de l’homme qui est sous l’empire d’une suggestion, et qui se croit d’autant plus lui-même que sa volonté a plus complètement fait place à celle d’autrui.

Tel est l’écueil auquel il faut éviter de se heurter ; et le plus sûr, à cet égard, sera toujours de n’aborder l’éducation de la conscience qu’avec une extrême discrétion. C’est aussi le parti le plus convenable. Car l’école ne doit pas laisser croire à la famille et à la société que celles-ci peuvent se reposer sur elle du soin d’élever leurs enfants. L’école y contribuera, certes, de toutes ses forces, mais à titre de collaboratrice, non d’éducatrice seule responsable. Il s’en faut d’ailleurs que, renfermée dans ces limites, elle soit réduite à l’impuissance.

Supposez les maîtres choisis, ainsi qu’ils doivent l’être, avec le plus grand scrupule au point de vue moral. Déjà leur vie, leur personne, leur honnêteté professionnelle, chacun de leurs actes et chacune de leurs paroles, constituent un enseignement moral très efficace : l’enseignement par l’exemple. Mais ce n’est pas tout. Entre l’instruction tenue pour immédiatement et nécessairement moralisatrice, et l’éducation conçue comme séparée de l’instruction, il y a un moyen terme : l’éducation par l’instruction. Or c’est là proprement ce qui appartient à l’instituteur public. Son rôle est d’instruire, non de prêcher : il n’en sortira pas. Mais parmi les matières de l’instruction, il en est qui se rapportent plus directement à la morale : il s’y attachera avec prédilection. Et qu’on n’objecte pas qu’en cet ordre de choses savoir n’est rien, faire est tout, et qu’il y a loin d’une leçon répétée sans faute à un effort pour pratiquer ce qu’on a appris. Tout, certainement, n’était pas paradoxal dans la célèbre doctrine de Socrate, suivant laquelle l’homme qui possède véritablement la science du bien ne peut manquer de vouloir le faire. Toute science, sans doute, n’est pas efficace pour rendre l’homme meilleur ; mais la science morale proprement dite est un important mobile d’action pour l’homme, et cela d’autant plus qu’il voit ses maîtres conformer eux-mêmes leur conduite à leur enseignement.

Mais en quoi doit consister cet enseignement de la morale ? Visera-t-il à inculquer aux élèves un système dogmatique, considéré comme l’expression la plus parfaite de la vérité en cette matière ? Loin de moi la pensée de déprécier les magnifiques spéculations d’un Aristote ou d’un Kant ! Mais il s’agit ici de la vie, et non pas seulement de la pensée. Or, sans parler de la difficulté, pour des intelligences encore peu exercées, de comprendre ces savants systèmes, qui oserait attribuer à l’un d’eux une certitude permettant d’en rendre l’enseignement obligatoire ? On peut certes leur donner la forme démonstrative des mathématiques : on ne change pas pour cela la nature des principes sur lesquels ils reposent. C’est un fait indéniable que ces principes : devoir, bonheur, dignité, droit, liberté, plaisir, intérêt, solidarité, lutte pour la vie, existence sociale, égalité, existence nationale, sont tous plus ou moins dépourvus de l’évidence et de l’exactitude qui caractérisent les notions mathématiques. Aussi demeurent-ils debout les uns en face des autres, sans qu’aucun d’eux soit jamais assuré d’une victoire définitive. Livré aux systèmes, l’enseignement serait obscur, prétentieux, abstrait, et sujet aux fantaisies ou au dogmatisme des individus.

Faut-il donc s’adresser à la science proprement dite et lui demander de déduire les lois de la morale, en partant de celles de la vie et de la sensibilité ?

Descartes l’a dit, lui qui pourtant souhaitait de constituer une morale scientifique : la morale, ainsi entendue, ne peut venir qu’à la suite de toutes les autres sciences. Son objet est le plus complexe de tous. Tant que les autres sciences sont imparfaites, il est prématuré d’aborder celle-là. On risque de se tromper du tout au tout en développant avec conséquence des principes incomplets ou erronés. Cependant il faut vivre, et l’action n’attend pas. Force nous est de chercher ailleurs les maximes que la science, même la plus hardie, ne nous fait espérer que pour une époque très éloignée, et de suppléer à l’évidence démonstrative par le sens pratique.

Comment, en fait, procède chacun de nous pour déterminer les maximes morales sur lesquelles il réglera sa conduite ? Il me semble que c’est à cette question qu’il en faut venir, et qu’il est factice et illégitime d’imaginer pour l’école une méthode différente de celle qui, dans la vie réelle, est suivie par les honnêtes gens.

Or nous ne réglons pas d’ordinaire notre conduite sur un système métaphysique ; surtout nous ne nous enfermons pas dans tel système déterminé. Encore moins nous piquons-nous de rigueur scientifique : car, à ce compte, de même que nous nous adressons à un ingénieur pour résoudre un problème de mécanique pratique, à plus forte raison devrions-nous consulter un déontologue de profession pour obtenir la solution d’un problème moral. Mais notre réflexion, sollicitée par la vie, par nos observations, nos conversations, nos lectures, nos connaissances, s’attache à certaines idées qui nous paraissent plus importantes, plus vraies, plus belles, plus inviolables que les autres ; et de ces idées nous nous composons une sorte de code que nous jugeons mal d’enfreindre. Plus d’ailleurs nos connaissances et notre intelligence sont développées, plus large est la base de notre morale, plus grand notre effort pour y mettre de l’harmonie et de l’unité. Mais les maximes empruntées directement aux traditions et à la vie demeurent l’essentiel, et nous ne nous faisons pas faute de déroger à quelqu’un des systèmes qui s’ébauchent dans notre esprit, quand il nous semble que telle maxime contraire possède, au regard d’une conscience délicate, une valeur supérieure.

Il convient d’autant mieux de s’en tenir à cette méthode et de la préférer à l’enseignement dogmatique de tel ou tel système philosophique, que ces systèmes mêmes, comme ceux que chacun de nous se forme, ne sont, en fait, que la réflexion des grands esprits sur les notions morales dont vit l’humanité. Kant le reconnaît, lui qu’on serait tenté de citer comme le type du pur spéculatif. Il part, nous dit-il, des notions morales communes. L’existence de la morale est pour lui un fait, comme celle de la science. Sa philosophie ne saurait viser à la construire, non plus qu’à construire les lois de la nature. Dans la Critique de la raison pure, il a expliqué comment la science est possible, c’est-à-dire intelligible : dans la Critique de la raison pratique, il réfléchit de même sur la morale telle qu’elle nous est donnée ; et il en dégage, à la manière du chimiste, les éléments essentiels, en les déterminant dans leur nature et dans leur rôle.

Les plus grands génies n’ont donc pas procédé, dans l’établissement de leurs systèmes de morale, autrement que le vulgaire. Il ne s’ensuit d’ailleurs en aucune façon que nous devions tenir leur œuvre pour inutile. Bien au contraire, nous leur demanderons d’autant plus de nous aider, selon la mesure de notre intelligence, à comprendre et à organiser les notions morales communes, quand nous saurons que c’est précisément ce travail qu’ils ont eu en vue dans leurs sublimes constructions.

Quel est au juste l’objet que nous devons nous proposer dans notre réflexion sur les idées morales communes ? Ici encore considérons l’homme réel, aux prises avec les conditions réelles de l’existence. Les problèmes qui se posent devant lui ne ressemblent pas à ceux qui s’offrent au savant. Le savant se trouve en présence de plusieurs hypothèses possibles : il s’agit pour lui d’en retenir une en éliminant les autres. Un principe pur de toute contradiction interne est ce qu’il se propose d’établir. Mais dans la vie pratique il s’agit, au contraire, le plus souvent, de concilier des partis qui, logiquement, paraissent contradictoires. Pour y réussir, tantôt on prend un moyen terme, tantôt on cherche un terrain où s’atténuent les contradictions. Souvent on accepte une solution qui présente de réels inconvénients, parce qu’elle présente de plus grands avantages. L’homme d’action sait qu’en toute chose il y a du mauvais lié au bon, et il admet le tout en bloc, pourvu que le bon l’emporte, lorsqu’il lui est impossible de faire le départ.

L’éducateur ne peut mieux faire que d’enseigner ce qui est en effet l’objet de nos méditations dans la vie réelle. Il recueillera les plus belles et solides expressions de la conscience morale, et, à l’exemple de l’homme qui vit et agit au sein de la société, il en cherchera la conciliation. Il comprendra que la cité qui a pu suffire aux Grecs ne suffit pas aux modernes ; que ceux-ci voient aussi des choses bonnes en elles-mêmes dans la famille, dans la fraternité humaine, dans la science, dans la justice, dans le respect de la conscience, dans la liberté, dans le travail, dans l’égalité ; et il imprimera dans les esprits la persuasion que la meilleure conduite est celle qui, parmi tant de points de vue divers, concilie le plus d’intérêts et fait le moins de victimes. Il se défiera de l’idée peu pratique de l’absolu. Toutes les œuvres de l’homme sont défectueuses par quelque endroit. Ne vouloir retenir que celles qui sont bonnes à tous égards serait les condamner toutes.

Mais ce rapprochement des idées les plus diverses ne risquera-t-il pas de n’être que désordre et confusion ? Attendra-t-on que l’harmonie s’y introduise d’elle-même, ou se réglera-t-on sur certains principes ? Il faut, certes, se garder des constructions factices et individuelles ; mais il n’est pas nécessaire d’y recourir pour pouvoir organiser dans une certaine mesure les idées morales.

On a beaucoup médit de la méthode d’autorité. Elle est sans usage dans la science ; mais qui de nous s’en passe dans la vie ? En l’absence d’un critérium matériel ou rationnel, qu’avons-nous ici de plus considérable que le long attachement de l’humanité à certaines idées, la haute antiquité de telle maxime encore vivante aujourd’hui, le témoignage d’un Socrate, d’un Marc-Aurèle, d’un Pascal ? L’homme vertueux, disait Aristote, est lui-même la règle et la mesure de la vertu. Et n’est-ce pas en effet un véritable critérium, que l’accord des intelligences humaines, et en particulier des plus sublimes intelligences, sur les fins qui conviennent à l’activité de l’homme ?

Je ne suis donc pas dépourvu de guides ; je trouve des principes directeurs, en entrant en communion avec les hommes en général et avec les plus grands penseurs et hommes de bien de tous les temps. Peut-être toute la sagesse en matière pratique se résume-t-elle dans la parole célèbre : « Je suis homme, et ne considère rien d’humain comme m’étant étranger. » Il serait étrange qu’un homme rejetât, sans en rien vouloir retenir, les idées et les sentiments qui ont créé l’humanité, qui l’ont dotée des biens et des aspirations auxquels elle est attachée aujourd’hui même. Combien n’est-il pas plus naturel, plus juste, et sans doute plus salutaire, de chercher dans toutes les grandes manifestations de la nature humaine l’élément foncièrement humain qu’elles ne peuvent manquer de recéler, de le recueillir pieusement et de le rajeunir en l’incarnant dans des formes nouvelles !

Souhaiterait-on de tirer des réflexions qui précèdent quelques conséquences positives immédiatement applicables à l’enseignement ? Ces conséquences seraient les suivantes.

La morale se vit avant de s’enseigner ; c’est par l’exemple qu’elle s’introduit tout d’abord à l’école. Dans son enseignement, le maître, en cette matière moins qu’en aucune autre, ne saurait avoir le droit de donner carrière à son imagination ou à ses préférences individuelles. Il ne peut parler que sous l’idée de l’universel. Non seulement il aura égard à tous ses élèves et non pas seulement à quelques-uns, mais il parlera les fenêtres ouvertes, de manière à ne dire que ce qui peut être entendu de la société tout entière. Ce qu’il dit d’ailleurs ne s’impose pas à lui-même moins qu’à ses auditeurs. Il n’y a pas de maître devant la morale.

À la question pourquoi doit-on faire ceci et éviter cela ? le maître ne connaît qu’une réponse, la seule en définitive que possède l’humanité : « Ceci est bien, cela est mal. » On n’élève pas les enfants en leur apprenant à ergoter sur le devoir. Le père de famille qui, à chaque instant, est aux prises avec la réalité, sait qu’une seule parole est efficace : « Ceci ne se fait pas ; il faut faire cela. » La force de cette parole réside dans l’égalité de situation où se trouvent devant elle les grands et les petits.

Quant à savoir quelles sont les choses que l’on doit faire ou éviter, c’est ce que le maître trouvera occasion d’apprendre à ses élèves à propos de toutes les matières de l’enseignement. Le travail comme le jeu doit être dominé par des idées de devoir, de conscience et d’honneur ; et, sans prêcher en aucune façon, on peut aisément rappeler les enfants à l’observation constante de ces principes. Si d’ailleurs on considère certaines matières de l’enseignement, telles que l’histoire et la littérature, il est trop clair que, pour qui ne s’en tient pas aux mots et aux faits matériels, mais voit dans ces objets ce qui les constitue en effet, à savoir les idées, les sentiments et les destinées de l’âme humaine, ils fournissent à tout propos des moyens d’instruction et de culture morales.

Comme exercice plus directement approprié à cette culture, on peut recommander l’étude d’exemples ou de maximes remarquables, tirées de l’histoire et de la littérature.

L’exemple est probablement le moteur moral lui-même. Qui a fait le christianisme ? Est-ce une théorie ? Est-ce une vie ?

Les maximes sont la forme de la théorie qui se rapproche le plus de la pratique. Les stoïciens et les épicuriens, qui prétendaient que leur philosophie fût un genre de vie, la réduisaient en aphorismes. Leibnitz, pour mettre l’homme en garde contre le psittacisme, qui répète les paroles sans en être touché et sans faire effort pour les mettre en pratique, aimait à répéter : « Penses-y bien et souviens-toi. » Ce précepte suppose que l’on a dans l’esprit les idées sous forme de maximes. Et, de fait, quelle n’est pas la force d’une pensée revêtue de cette forme souveraine, qui la fixe pour l’éternité ! Un long discours fera-t-il sur nous une impression plus profonde que ce vers de Corneille :

                      Un père est toujours père :
Rien n’en peut effacer le sacré caractère ?

Une maxime bien frappée se grave dans la mémoire, nous revient constamment à l’esprit, s’assimile à notre substance par le charme de la forme comme par la richesse et la profondeur de l’idée, et devient insensiblement un mobile, un principe d’action, un élément de notre volonté.

Ce serait donc déjà faire œuvre très utile, encore que simple et modeste, que de dicter chaque jour à ses élèves, tantôt le récit d’une belle action, tantôt une maxime tirée du trésor religieux, moral, littéraire de l’humanité. Il serait intéressant pour le maître de choisir lui-même les uns et les autres, de les disposer dans tel ou tel ordre. Ces récits et maximes seraient appris par cœur et souvent répétés. Le maître les expliquerait avec soin, les rapprocherait entre eux, et, selon ses connaissances et ses facultés, en tirerait la matière de réflexions plus ou moins élevées et philosophiques. Un tel enseignement est à la portée des moins ambitieux et peut contenter les plus savants. Qu’ont donc fait les grands prédicateurs autre chose que d’expliquer des maximes de l’Écriture ?

Appuyé sur de tels fondements, l’enseignement de la morale à l’école peut facilement échapper au reproche d’obscurité, d’abstraction, de sécheresse, de difficulté, de fantaisie individuelle. Que la valeur morale des maîtres commande l’estime, qu’ils se sentent en possession de cette liberté d’action qui est la condition du bien et même du sentiment de la responsabilité, qu’ils enseignent d’ailleurs au grand jour, soutenus par la sympathie et les conseils de leurs appuis naturels ; et l’école ne faillira pas au devoir qu’elle a de contribuer, pour sa part, à l’éducation morale de la jeunesse. Elle lui transmettra les plus nobles leçons que nous ait léguées l’humanité : n’est-ce pas le meilleur moyen d’en faire des hommes ?

Les conférences que nous publions ont été conçues dans cet esprit. Elles ont pour objet, non d’enseigner dogmatiquement tel ou tel système, mais d’appeler l’attention sur les plus importantes idées morales impliquées dans notre civilisation. Ces types de la morale doivent d’abord être considérés en eux-mêmes, de telle sorte que l’on prenne conscience de leur affinité avec l’âme humaine. Et ce n’est que quand une fois on en est bien maître qu’on est en droit de se demander s’ils s’accordent ou se contrarient, s’il convient de choisir entre eux ou de chercher à les concilier. À procéder de la manière inverse et juger des données morales d’après un système préconçu, on risquerait de laisser échapper de précieuses conquêtes de la conscience humaine et de violer la sublime règle si bien exprimée par le vers de Térence.

Nos deux dernières conférences se rapportent spécialement à la pratique de l’enseignement et de l’éducation. L’idée qui les domine est la suivante.

Il convient de distinguer entre l’éducation et la pédagogie, prise du moins en un sens étroit qui se rencontre fréquemment.

L’éducation pure et simple va à son but sans artifice, par les moyens que suggère le bon sens, le tact, l’affection, ou qu’enseignent l’observation et l’expérience. La pédagogie, chez plusieurs de ses représentants les plus célèbres, fait fi de ces procédés naturels, et s’ingénie à y substituer des méthodes savantes et artificielles. Volontiers elle voit dans l’enfant un être à part, un animal dont elle aurait mission de faire un homme, et que l’on peut d’ailleurs dresser à son gré pourvu qu’on sache s’y prendre. Justifiant les moyens par la fin, elle admet des ruses et des mensonges salutaires, et elle s’admire dans ses inventions. À quoi bon créer une science nouvelle, appuyée sur plusieurs autres sciences, si c’est pour procéder comme le premier venu ? C’est pourquoi la pédagogie dont je parle ne marche jamais droit, mais cherche toujours des voies détournées. Elle veut que l’enfant croie aller de lui-même au but où elle le mène ; elle entend qu’il prenne pour l’effet de la nature toute seule ce qui est en réalité le produit de la nature machinée et mue par l’opérateur. Alors qu’elle ne parle que de nature, l’art ne lui suffit pas, mais elle fait appel à l’artifice.

« Si vous voulez, dit Locke, amener les enfants à rechercher ce qui leur est utile, vous devez leur présenter comme une récréation, et non comme une tâche à remplir, tout ce que vous désirez qu’ils fassent. À cet effet, et pour qu’ils ne s’aperçoivent pas que vous y êtes pour quelque chose, voici comment vous devez procéder. Dégoûtez-les de tout ce que vous voulez qu’ils évitent, en les contraignant à le faire, sous un prétexte ou sous un autre, jusqu’à ce qu’ils en soient fatigués. Vous trouvez que votre enfant joue trop à la toupie ? Ordonnez-lui d’y jouer plusieurs heures par jour : il ne tardera pas à en avoir assez et à désirer la fin de cet amusement. Si, de cette manière, vous avez su lui imposer comme une tâche les jeux qui vous déplaisent, vous le verrez bientôt, de lui-même, se retourner avec joie vers les choses que vous souhaitez qu’il aime, surtout si vous les lui présentez à titre de récompense pour s’être acquitté de la tâche de jeu que vous lui avez imposée. Avec quelle spontanéité et quelle ardeur ne réclamera-t-il pas ses livres, si vous les lui promettez comme le prix de l’empressement qu’il aura mis à fouetter sa toupie pendant le temps prescrit ! Grâce à de tels artifices, conclut Locke, il dépendra de vous que l’enfant trouve aussi amusant d’étudier les propriétés de la sphère que de jouer à la fossette[1]. »

Rousseau veut enseigner à Émile l’origine de la propriété. Il fait naître en lui l’envie de cultiver un jardin. Il travaille avec lui, non pour le plaisir d’Émile, mais pour son propre plaisir. Émile, du moins, le croit ainsi. Il se fait son garçon jardinier. Émile est ravi de voir pousser ses fèves. Le précepteur suit son idée. « Ceci vous appartient, dit-il ; il y a dans cette terre quelque chose de vous, que vous pouvez réclamer contre qui que ce soit. » Or, un beau matin, on trouve les fèves arrachées, tout le terrain bouleversé. Ô douleur ! ô désespoir ! Et chacun de prendre part à la peine, à la juste indignation de l’enfant. On cherche, on s’informe. Enfin l’on découvre que c’est le jardinier qui a fait le coup. On l’interroge. « Quoi ! Messieurs, répond celui-ci, c’est vous qui avez ainsi disposé de ce qui est à moi, qui avez remplacé mes melons de Malte par des fèves ? Je vous défends de vous promener à l’avenir dans mon jardin. » Et l’objet du précepteur est atteint : Émile a saisi l’origine de la propriété[2].

Le célèbre fondateur du Philanthropinum de Dessau, Basedow, n’admet pas qu’on restreigne la liberté de jouer chez les enfants ; mais le maître doit faire en sorte que les enfants ne choisissent presque jamais d’autres jeux que ceux auxquels il veut les voir s’adonner. Comme l’étude, dans le Philanthropinum, est un jeu, l’enfant doit vouloir toujours étudier. Si pourtant il regimbe, on l’applique au jeu du travail manuel, et on rend celui-ci aussi pénible qu’il est nécessaire pour que l’enfant, de lui-même, redemande l’étude. Il importe, dit encore Basedow, d’accoutumer l’enfant à modérer ses désirs et à vaincre ses répugnances. Pour y réussir pédagogiquement, on l’habituera à des refus, sans lui en expliquer les motifs. Lors même qu’on serait disposé à lui accorder ce qu’il souhaite, on le lui fera parfois attendre ou on ne le lui donnera qu’à moitié. De temps en temps ou interrompra brusquement le boire, le manger ou la récréation, pour appliquer l’enfant à quelque autre exercice. L’enfant a-t-il du dégoût pour certains aliments, c’est une raison pour le contraindre à en manger, en le privant de toute autre nourriture[3].

Voilà ce qu’on appelle revenir à la nature. En réalité, entre l’enfant et le but à atteindre, on interpose un ensemble d’artifices auxquels on tient parce qu’on y déploie de l’habileté et qu’on y prend conscience de son rôle d’éducateur.

L’emploi de ces artifices est illégitime. On n’a pas le droit de tromper un enfant plus qu’un homme ; il est mal de lui faire croire qu’il veut de lui-même ce qu’en réalité on lui suggère. Dût votre ruse n’être jamais découverte, vous auriez péché en faisant servir la vérité par le mensonge. Mais comme il y a mille chances pour qu’elle le soit, il arrive que, sous prétexte d’enseigner à l’enfant la grammaire ou la géographie, vous lui corrompez l’âme.

Ces savantes méthodes sont loin d’ailleurs d’être aussi efficaces ou nécessaires qu’on se l’imagine.

Si ingénieuses qu’on les suppose, elles arrêtent l’attention et l’intérêt de l’enfant à un objet intermédiaire, et l’empêchent de s’attacher à la fin qu’il doit poursuivre. Ému et justement indigné par sa déconvenue, Émile est peu en état de recevoir la leçon d’économie politique que lui ménage son précepteur. Habitué à ne voir dans le travail qu’un jeu ou une matière à satisfactions d’amour-propre, l’enfant restera étranger aux objets de ses études, et se hâtera de secouer, au sortir de l’école, le peu de connaissances qu’on aura logé à la surface de son esprit.

Il faut mettre les enfants en face des réalités, non des fantômes pédagogiques. Seule la vérité est digne d’eux, seule elle a la force de pénétrer leur intelligence. Quelle différence d’attrait et d’efficacité entre un enseignement où l’on traite les choses comme des mots, et un enseignement où sous les mots on cherche les choses ! Un distingué professeur allemand m’a conté qu’ayant achevé dans un lycée français, en 1867, des études faites jusqu’alors dans un gymnase allemand, il fut émerveillé du caractère vivant et réel qu’avait chez nous l’enseignement de la philosophie, et qu’en comparaison les enseignements qu’il avait reçus en Allemagne lui parurent scolastiques et froids.

C’est l’application de ces idées à quelques questions d’éducation qu’ont en vue nos deux dernières conférences. Elles tendent à montrer que la communication directe de l’esprit avec les grands objets de la littérature et de la science, est, à l’école même, possible et efficace, que la vérité est par elle-même intelligible et désirable, et que c’est à la faire voir telle qu’elle est en soi, non à la masquer par de prétendues adaptations, que doit s’appliquer l’éducateur.

Il en est de l’éducation comme de la morale. Être homme et faire des hommes, par la communion de l’individu avec l’humanité : voilà la loi.

Mai 1895.

  1. Locke, Quelques Pensées sur l’éducation, xviii, trad. Compayré, abrégée.
  2. Rousseau, Émile, liv. II.
  3. Pinloche, La Réforme de l’éducation en Allemagne au dix-huitième siècle, Basedow et le Philanthropinisme, p. 219 sqq.