Calmann Lévy, éditeur (p. 211-252).

LA LITTÉRATURE PERSONNELLE

I


Les questions naissent les unes des autres, et s’enchaînent d’elles-mêmes entre elles, pour ainsi dire, sans qu’on y pense. Invité par l’occasion, nous examinions naguère, ou nous effleurions du moins, si les lecteurs veulent bien se le rappeler, la question de la « Thèse » au théâtre ou dans le roman ; et c’était à propos d’un livre sur le Code civil et le théâtre contemporain. Plus récemment encore, l’Histoire des œuvres de Théophile Gautier, de M. Charles de Lovenjoul, nous offrait un prétexte à toucher, sinon à traiter la question, non seulement voisine, mais en quelque façon réciproque et inverse, de « l’art pour l’art ». Et c’est aujourd’hui cette question qui nous engage à son tour dans une autre, moins souvent agitée peut-être, quoique non pas moins intéressante 212 QUESTIONS DE CRITIQUE ni moins importante : celle de savoir en quelle me- sure et jusqu’à quel point réerivain doit laisser pa- raître sa personne dans son œuvre, s’y mettre lui- même avec les siens en scène, faire des vers avec ses amours ou des romans avec ses aventures, de la cri- tique avec son « tempérament », — ce qui veut dire avec ses nerfs ou avec ses humeurs, — et de l’histoire enfin, comme quelques historiens, ou comme la plu- part des auteurs de Mémoires, avec le ressentiment de ses ambitions déçues, de ses haines exaspérées par les souffrances de son orgueil et de sa vie manquée. Que si, d’ailleurs, pour nous justifier de traiter cette question, nous avions besoin d’un prétexte, ou même de raisons et de très bonnes raisons, de raisons très « actuelles », nous n’en manquerions point. Tout le monde sait en effet que, depuis quelque temps, il n’est bruit partout autour de nous que de Mémoires, de Journaux et de Correspondances. On dirait que nos auteurs, après avoir parcouru le monde, n’y ayant rien trouvé de plus intéressant qu’eux-mêmes, n’ima- ginent pas aussi qu’il y ait rien de plus curieux pour nous. Et, à la vérité, c’a été de tout temps un vice bien français que cette manie défaire figure, de prétendre pour sa personne une estime ou une sym- pathie que nos contemporains ont eu parfois le mau- vais goût de refuser à nos œuvres ou à nos actes. Nous nous complaisons naturellement en nous- mêmes, aussi fiers, ou davantage, de nos défauts que LA LITTÉRATURE PERSONNELLE 213 de nos qualités; nous aimons qu'on sache qui nous fûmes, d'où nous venions, ce que nous pouvions, de quoi nous eussions été dignes en un siècle moins in- grat, et ce que le monde, en nous perdant, ne se douterait pas qu'il eût perdu, si nous n'eussions nous-mêmes pris le soin de l'en instruire. C'est pour- quoi, moderne ou ancienne, pas une littératnre n'est plus riche en Correspondances, Mémoires et Jour-- nauXy — Correspondances un peu de toute sorte, Mémoires de toute condition, si je puis ainsi dire, puisque enfin les plus spirituels peut-être que nous ayons sont d'une femme de chambre. Mademoiselle Delaunay, et les plus éloquents du plus éloquent des laquais : c'est Rousseau. Que dis-je? toutes les autres littératures ensemble sont moins riches en confessions que la nôtre à elle toute seule; et l'on voit que les étrangers, quand ils veulent ainsi faire à la postérité les honneurs de leur personne, c'est notre langue en- core qu'ils choisissent, comme si la vanité de par- ler de soi s'y déguisait peut-être sous des dehors plus aimables, et que les tours de l'amour-propre^plus va- riés, y fussent plus délicats qu'en russe, ou moins apparents qu'en allemand. Mais il faut convenir que jamais, à aucune époque, de ces Journaux ou de ces Mémoires^ on n'en avait tant vu paraître que dans ces dernières années ou dans ces derniers mois, de- puis le Journal intime d'Henri-Frédéric Amiel jus- qu'aux Mémoires de cette petite peintresse de Marie Baskircheff, ou depuis les confessions du trop fa214 QUESTIONS DE CRITIQUE meux Jules Vallès jusqu’au Journal de MM. Edmond et Jules de Concourt. Ceux-ci ont payé pour les autres. Quelles sont les causes de ce développement mala- dif et monstrueux du Moi? La recherche en serait c ■ assurément curieuse ; mais, aujourd’hui, la question que j’examine est autre, et uniquement littéraire : il s’agit de savoir si ce Moi qui jadis passait, selon le mot de Pascal, pour a haïssable », et qu’il fallait ab- solument « couvrir », comme il disait encore, a con- quis désormais parmi nous le droit de s’étaler dans sa gloire et de se carrer dans son insolence? Quand nous ouvrirons un livre, sera-ce pour y apprendre, comme si nous étions, nous, des enfants trouvés, que l’auteur a eu un père, des frères, une famille; ou l’âge auquel il fit ses dents, combien de temps dura sa coqueluche, les maîtres qu’il eut au collège, et comment il passa son baccalauréat ? Convierons-nous nos romanciers, comme on faisait naguère nos peintres, à se mirer eux- mêmes dans leurs œuvres, ou à s’y dépeindre avec exactitude, pour l’instruction de la postérité ? Et est- ce une tendance enfin que l’on doive encouniger chez eux, que cette complaisance infinie pour leur notable personne, — sans faire attention qu’elle n’est qu’une forme aussi du plus impertinent dédain pour tout ce qui n’est pas eux. Si en effet, comme je le disais, nous n’avons, grâce à Dieu, manqué en aucun temps d’épistoliers pour tirer soigneusement copie de leurs lettres, ou d auLA LITTÉRATURE PERSONNELLE 215 leurs de Mémoires pour hypothéquer auîc générations le récit de leur vie, il était toutefois entendu jadis que, bien loin d’exposer dans ses œuvres sa personne et sa condition, ses particularités ou ses humeurs, — dans celles du moins de ses œuvres que Ton des- tinait au public, — on devait les dissimuler pour n’y mettre de soi que son talent et ses idées. Même au célèbre auteur des Essais, ni Pascal, ni Bossuet, ni Malebranche ne pouvaient pardonner d’avoir rempli de lui les deux tiers de son livre, et, tout chrétiens qu’ils fussent, je ne sais s’ils n’en élaient pas presque plus choqués que de son scepticisme et de sa railleuse incrédulité. Cela leur paraissait inexplicable, encore plus incivil, et je dirais volontiers inhumain, tandis qu’il y avait tant de choses à connaître, de pro- blèmes à étudier, de questions à éclaircir, d’erreurs à combattre ou de vérités à défendre, qu’un tel homme, dans l’un des temps les plus troublés de l’histoire, eût pu vivre ainsi claquemuré dans la contemplation de soi-même, uniquement soucieux de ses affaires, de ses maladies, et de son repos. « Le sot projet qu’il a eu de se peindre », disait énergiquement Pascal, et l’excellent Malebranche ajoutait : « Si c’est un défaut de parler souvent de soi, c’est une effronterie, ou plutôt une espèce de folie que de se louer à tous mo- ments comme fait Montaigne : car ce n’est pas seule- ment pécher contre l’humilité chrétienne, mais c’est encore choquer la raison. » On sait, d’ailleurs, que, pour les poètes mêmes, c’était alors si peu leur ? r.

QUESTIONS DE GlUTIQUE 

inteiilion de se dépeindre dans leurs œuvres que, la plupart, on est assuré de se tromper si Ton va cher- cher leur personne dans leurs écrits, etje dis même dans leur Correspondance. Non seulement on ne trouve rien dans Andromaque ou dans Bérénice de la vie ni du caractère de Racine, rien du carac- tère ni de la vie de Molière dans Tartuffe ou dans le Misanthrope,mdiiseursœires, — si d’ailleurs nous ne connaissions leur personne, — seraient faites pour nous donner d’eux l’idée peut-être la moins exacte et la moins conforme à la réalité. Qui se douterait, s’il ne le savait, que l’auteur de VAmoitr médecin, de il/, de Pourceaugnac, ou du Bourgeois gentilhomme vécut triste et mourut hypocondriaque? qui reconnaî- trait un janséniste dans l’auteur à! Andromaque, et qui verrait dans celui de Bérénice ou à’Esther l’un des railleurs les plus piquants et les plus imprudents de la cour de Louis XI^ ? Nous, cependant, nous sommes en train de chan- ger tout cela. Cette tendance de nos auteurs à se mettre eux en scène, la critique l’approuve et l’en- courage; ils n’ont pas plutôt laissé, par mégarde sans doute, échapper un aveu, qu’on les invite à faire une confession générale; et, après nous avoir raconté leurs amours, ce ne sera pas la faute de leurs admi- rateurs s’ils n’écrivent bientôt aussi les Mémoires de leur pituite ou le Journal de leur hydropisie. Mon- taigne, encore, leur a donné l’exemple, et, depuis lui, Jean-Jacques. N’est-ce pas, d’ailleurs, une disLA LITTÉRATURE PERSONNELLE 217 tiiiction que d’avoir la gravelle, et tout le monde est- il apoplectique? « El ce sera bien fait, disent les critiques, puisque enfin nous ne savons rien, si ce n’est que nous ne savons rien, ou, si Ton aime mieux, puisque le monde n’est qu’une apparence, la réalité qu’une ombre, et la vie que l’illusion suprême. Il n’y a rien : « quelque terme où nous pensions nous attacher, il » branle, et nous quitte, et nous fuit d’une fuite » éternelle » ; la vérité n’est qu’un mot; la justice n’est qu’un leurre ; la beauté surtout n’est qu’un fan- tôme. Chacun de nous fait à son tour, au même titre, avec les mêmes droits, l’autorité de ce qu’il dit et la vraisemblance de ce qu’il imagine ; il fait la beauté de ce qu’il admire ou de ce qu’il aime. L’in- dividu n’est pas seulement à soi-même son tout, il est un univers et un monde en soi. » A quoi donc voulez-vous que nous nous intéressions dans une œuvre? Ce ne sera pas au fond, nous n’en avons que faire, puisqu’il n’y a pas une conception de la vie à laquelle nous ne puissions en opposer une autre, — qui la vaut, — ni seulement une idée dont l’expression, pour être intelligible, ne doive enve- lopper l’idée contradictoire. Ce ne sera pas davantage à la composition, puisque, supposé qu’il y eût une vérité, la composition, que serait-elle, sinon l’art, en arrangeant cette vérité même, de l’altérer pour en faire une séduisante erreur ? Ce ne sera pas non plus à la forme ou au style, puisque, indépendamment 218 QUESTIONS DE CRITIQUE de l’espèce de déformation ou de mutilation d’elle- mêm.e qu’exige toujours une idée pour être traduite par des mots, nous connaissons aujourd’hui le secret de tous les styles, et, pour preuve, au besoin, nous les reproduisons. Vous plaît-il du Victor Hugo? nous en tenons boutique; du Lamartine? du Vigny? du iMusset? tout de même, avec la différence que nous Irimons mieux qu’eux. » Ce sera donc uniquement à l’auteur que nous pren- drons intérêt dans son œuvre; à l’image de lui-même empreinte, et momentanément réalisée dans son œuvre; à « l’état d’âme », — c’est le mot à la mode, — que sa façon d’écrire ou de penser nous révèle, à l’exemplaire enfin plus ou moins original qu’il nous offre en sa personne de cette mobile, complexe et on- doyante humanité. Dans cet océan d’incertitude, où nous ne flottons qu’un jour, que faut-il davantage? Quoi de plus amusant? ou de plus propre à nous dis- traire du mal ou de l’ennui de vivre? et puisqu’enfin nos plaisirs sont la seule certitude que nous ayons en notre pouvoir, en est-il de moins grossiers, de plus détachés de la matière, et, conséquemment, de plus nobles? » On conçoit aisément que ces doctrines aient fait fortune; car elles sont si commodes! Ceux qui font métier d’écrire, avez-vous remarqué qu’elles les dis- pensent d’abord d’étude et de travail ? En effet, quoi qu’ils écrivent et quelque sujet qu’ils traitent, ce qu’ils sont, ils le seront toujours, mais jamais autant I LA LITTÉRATURE PERSONNELLE 219 que s’ils ne tirent que d’eux-mêmes tout ce que Ton demandait jadis à la science ou à l’énulilion. Les voilà tels qu’ils sont, et ils se trouvent bien comme ils sont ! S’ils ont une opinion, elle est bonne, puisqu’il l’ont; et d’autant qu’elle diffère de l’opinion commune, d’autant plus y tiennent-ils, sans avoir besoin d’exa- miner si ce qu’ils prennent pour le signe de leur ori- ginalité ne serait pas peut-être aussi souvent en eux l’effet de l’ignorance ou de l’inexpérience. Ayant le crâne fait d’une certaine manière, pourquoi tâche- raient-ils à se le refaire d’une autre? Comme d’ailleurs leurs défauts leur sont chers, en ce qu’ils les distinguent de ceux qui ne les ont pas ou qui en ont d’autres, il suffit de les leur signaler pour qu’ils y persévèrent, et même qu’ils se fassent non seule- ment un point d’honneur, mais une habitude ou une attitude littéraire de les exagérer. Et il n’est pas jus- qu’à leurs plaisirs qui ne leur deviennent enfin une obligation professionnelle, puisque aussi bien leurs sensations sont la matière de leurs œuvres, et qu’on ne leur demande qu’à se laisser vivre, ou plutôt encore qu’à se procurer des sensations qu’ils notent, pour l’instruction de ceux que l’insuffisance de leurs moyens, ou les occupations de la vie quotidienne, ou les devoirs dont ils sont tenus empêchent de se les procurer. Nous peinons pour eux, et il jouissent pour nous. Quant à ceux qui les jugent, ils trouvent, eux aussi, dans le livre qu’ils jugent, tout ce qu’il faut pour le 220 QUESTIONS DE CRITIQUE juger. C’est tant mieux s’il leur plaît, et, s’il ne leur plaît pas, c’est tant pis. Car un jugement n’est qu’une opinion, ou, moins encore que cela, une façon de penser ou de sentir, qui varie selon leur humeur même ou la couleur du temps. Ces vers sont-ils bons ? Il se pour- rait. Ce drame en est-il un ? Peut-être. Ce roman, qu’en pensez-vous ? C’est à savoir. Mais tout ce qu’ils accor- dent, c’est que ce roman leur a plu ou que ces vers les ont ennuyés. Que voulez-vous de plus ? et si, par hasard, ils approfondissaient les raisons de leur plaisir ou les causes de leur ennui, lesquelles en trouveraient-ils qui ne fussent encore et toujours l’ex- pression de leur tempérament ou de leurs préjugés? Et de là, dans les genres mêmes qui jadis l’eussent le moins permis, cet étalage naïf àuMoi; de là, dans la critique, cette substitution du goût de l’écrivain à la recherche de la valeur des œuvres ou de la loi des genres; de là enfin ce caractère personnel ou sub- jectif qui tend à devenir bientôt celui de toutes les formes de la littérature ; et de là, — pour en revenir à notre point de départ, — cette abondance de Jour- naux y de Mémoires et de Confessions. II S’il ne s’agissait que de noter les défauts de ce genre de littérature, il n’y aurait rien de plus facile. Elle a d’abord quelque chose d’incivil; et par là je veux dire qui ne va pas seulement conlre Tobjet de la littérature, mais contre celui même de la société. « Les hommes sont faits pour vivre ensemble, a dit un bon auteur, et pour former des corps et des sociétés civiles. » J’ajouterais volontiers que c’est même le seul moyen qu’ils aient de se consoler du mal de vivre, et que, pour soulager leur misère, il leur faut la mettre en commun. « Mais il faut re- marquer, continue Malebranche, que tous les particu- liers qui composent les sociétés ne veulent point que l’on les regarde comme la dernière partie du corps duquel ils sont. Ainsi, ceux qui se louent se mettant au-dessus des autres, les regardant comme les dernières parties de leur société, et se considérant 222 QUESTIONS DE CRITIQUE eux-mêmes comme les principales et les plus hono- rables, ils se rendent eux-mêmes odieux à tout le monde. » C’est de Montaigne qu’il parlait en ces termes, ou à propos de Montaigne, qui a cependant bien des excuses; quand ce ne serait que celle d’avoir vécu, lui, dans un temps où chaque pas que Ton faisait dans la connaissance de soi-même, on le faisait pour ainsi dire dans la découverte de l’homme. Qu’eût-il donc dit, s’il eût pu lire, comme nous, les Mémoires de Saint-Simon, les Confessions de Rous- seau, les Mémoires de Chateaubriand! Je choisis, on le voit, mes exemples. Mais les Mémoires eux- mêmes de quelques hommes qui, maîtres un moment des affaires, ont pu se dire avec raison que leur témoi- gnage importerait un jour à l’histoire, ne seraient pas tout à fait exempts de ce genre de reproches : tels sont entre autres les Mémoires de Sully, ceux de Richelieu, ceux du cardinal de Retz ou du maréchal de Villars. C’est toutefois et surtout des Journaux et des Confessions que l’observation de Malebranehe est vraie. Passe encore, si l’on veut, pour l’auteur d’Emile et de la Nouvelle Iléloïse, ou pour celui d’Atalaj de René^ du Génie du christianisme : ils avaient fait assez de bruit dans le monde; l’admira- tion publique leur avait donné d’assez singuliers témoignages de leur valeur, et d’assez significatifs; ils n’étaient pas tenus, après tout, de penser d’eux- mêmes moins de bien que n’en avaient écrit leurs LA LITTÉRATURE PERSONNELLE 223 contemporains; ils pouvaient croire, ils avaient le droit de croire que leurs Mémoires ou leurs Con- fessions éclairaient, expliquaient, et complétaient leurs œuvres. Mais, l’auteur des Grains de mil ou celui des Réfractaires, mais mademoiselle Baskir- clicff ou MM. de Concourt, vraiment, quels titres avaient-ils à nous parler d’eux-mêmes? quelles explications leur demandait-on? quel besoin avions- nous de connaître leurs petites histoires? Il est un « état d’âme » ou une disposition d’es- prit que je n’ai jamais pu comprendre, pour ma part, ou seulement me représenter : c’est celle de Thomme qui écrit son Journalintime^ le soir, loin des regards curieux, et lui-même l’enferme sous une triple clef, pour ne paraître qu’après sa mort, comme s’il avait vaguement conscience, quelques raisons dont il se paie, qu’il fait une laide besogne. Eh oui ! sans doute, j’entends bien le cri de la vanité blessée, et, comme un autre, j’entends le gémissement de l’orgueil. Moi aussi, Des protégés si bas, des protecteurs si betes, j’en ai connu, comme tout le monde. Je fais d’ailleurs la part de cette émulation naturelle, qu’on peut re- procher aux gens de lettres avec quelque raison, mais qui n’en est pas moins, dans un temps comme le nôtre, dans tous les temps, l’un des ressorts au moins de leur activité d’esprit. Et je veux bien enfin que 224 QUESTIONS DE CRITIQUE leur sensibilité, plus délicate ou plus irritable, soit of- fensée, soit blessée, soit exaspérée de ce qui n’effleure qu’à peine l’épiderme d’un langueyeur de porcs ou d’un toucheur de bœufs. Mais, tous les jours, sans en manquer pas un ! mais, ne rien excuser des autres ! mais, en secret, leur faire payer jusqu’aux politesses qu’on leur a rendues ! non, voilà ce que je ne com- prends pas, ni seulement que l’ayant essayé, on n’en ait pas rougi dès la deuxième page. Car, soyons justes, ou de bon compte : c’est attacher trop d’importance à sa personne que de se faire ainsi soi-même le centre du monde; pour prétendre intéresser les autres aux souffrances de notre amour propre, il faut être vraiment bien peu ménager du leur; il faut avoir aussi les yeux bien fermés à de bien autres misères que la chute d’Henriette Maréchal^ ou le refus d’une toile médiocre par le jury d’un salon de pein- ture. Mais surtout, pour oser nous entretenir publi- quement de pareilles vétilles, outre qu’il faut avoir bien peu de philosophie dans l’àme, une conception bien mesquine de l’homme et de la vie, il faut être bien sûr aussi de la singularité de ses aventures, de la rareté de ses sensations, et de la distinction, ou, comme ils disent aujourd’hui, de l’exquisité de sa nature. Malheureusement pour eux, — et pour nous aussi qui les lisons, — ce que tous les Journaux et Con- fessions do ce genre ont de plus insoutenable encore que leur fatuité, c’est leur insignifiance. Enfermés et LA LITïÉnATUKE PERSONNELLE :î-25 comme emprisonnés dans le cercle élroit de leur égoïsme, on dirait, à les lire, que ceux qui les écrivent ont presque tout ignoré des hommes et de la vie. Dans le Journal des Goncoiirt. il n’y a de cu- rieux ou d’original que ce que les autres y disent. Mais, pour eux, les deux frères, ils n’y font sur eux- mêmes que des observations d’une banalité tout à fait singulière, et dont ils sauraient qu’elles traînent un peu partout, s’ils ne croyaient pas que la « psycholo- gie » a daté, dans l’histoire de l’humanité, de l’appa- rition des Concourt, et que personne avant eux ne s’était regardé soi-même. Ils croient aussi qu’ils ont les premiers empruntés leurs modèles à la réalité, et ils remplissent le tiers d’un volume avec l’histoire de la vieille bonne qui a posé pour eux Germinie La- certeux. Mais ce que l’on peut pardonner à une jeune fille comme Marie Baskircheflf, — son étonnement en présence d’elle-même, et sa surprise de découvrir en elle des traits qui sont de toutes les jeunes filles, — on le pardonne moins aisément à des auteurs de profes- sion qui ont tout essayé, le roman et le théâtre, la cri- tique et rhistoire, sans réussir nulle part, il est vrai, qu’à se mettre en chaque genre au-dessous des vrais maîtres. On est confus pour eux de tant d’inexpérience jointe à tant de prétention, et qu’en irritant notre amour-propre, ils n’aient pas eu l’art d’amuser seu- lement notre curiosité. Et que dirai -je enfin de la grande duperie de ces livres de « bonne foi », lesquels ne manquent, pour . 226 QUESTIONS DE CRITIQUE la plupart, de rien tant que de sincérité? Car, j’y con- sens, dans l’ignorance habiluelle où nous vivons les uns des autres, ce pourrait être une chose curieuse, un (( document » précieux qu’une confession sincère, véridique et sincère. Mais où est-elle, cette confession ? et qui Ta jamais faite? et qui jamais ira la faire? Sans compter, en effet, qu’il y aura toujours une partie de nous-mêmes qui nous échappera, et, comme disent les philosophes, sans compter que l’effort même que nous faisons pour nous observer détruit en nous ce que nous observons, ou tout au moins le déforme, on ne se peindra jamais qu’en buste, c’est-à-dire on ne se confesserajamais publiquement que des défauts ou des vices qu’il est presque glorieux d’avoir, et dont l’usage du monde, s’il ne fait pas proprement des ver- tus, fait au moins des qualités. Qui s’est jamais vanté d’ôlre fourbe, hypocrite ou lâche? qui s’est jamais publiquement accusé d’avoir eu l’âme basse et cupide ? ou seulement de n’avoir eu dans la vie que son amour- propre pour loi, son intérêt pour guide, et sa fortune pour but? De sorte que c’est précisément ce qu’il nous serait instructif de savoir (|ue les auteurs de Mémoires nous cachent; ils ne nous parlent que de ce qui, les relevant eux-mêmes à leurs yeux, peut, à ce qu’ils croient du moins, les relever également aux nôtres, jamais de ce qui les rabaisserait; et les rares aveux qu’ils ont laissé parfois échapper, c’est en dépit d’eux, sans le savoir eux-mêmes, et parce que, quelque apprêt que l’on mette à écrire son Journal^ la nature, LA LITTERATURE PERSONNELLE 2^27 plus forte, finit par remporter sur le calcul et sur l’art. C’est toujours le cas de Rousseau. Si Rousseau ne s’était pas senti coupable de beaucoup de choses qu’on lui reprochait, il n’aurait pas écrit ses Confessions^ qui n’ont eu pour objet que de le disculper, en trans- portant la cause de ses fautes aux autres. Mécon- tent de lui-même, cela lui déplaisait qu’on le vît tel qu’il était. En nous hh^ni ses Coiifessions, il voulait nous donner le change, et, après tout, le calcul n’a pas été mauvais, puisqu’on dispute encore de ce qu’il fut. Mais alors, qui trompe-t-on ici^ quand on parle de sincérité ? Car, à vrai dire, s’il s’est confessé, c’est pour arranger la vérité selon ses convenances, en bon français pour la défigurer. Il a craint qu’on ne la découvrît, s’il ne laissait après lui parler pour lui que ses œuvres et ses actes, et, entre eux et elle, il a interposé, si je puis ainsi dire, le mensonge de ses Confessions. Ce n’est pas un aveu qu’il a fait, c’est une précaution qu’il a prise contre la postérité. Ses Mémoires ne sont pas ceux de l’homme qu’il fut effectivement, ni même de l’homme qu’il eût voulu être, c’est tout simplement le roman de ce qu’il a voulu qu’on le crût. Je ne craindrai pas d’ajouter que, si l’histoire est si difficile à débrouiller, c’est qu’il en est de la plupart des Mémoires comme des Confessions de Rousseau. Ce n’est pas le lieu de parler des erreurs de perspective coutumières aux contemporains sur les faits dont ils 228 QUESTIONS DE CRITIQUE sont dupes, en général, autant que témoins ou qu’ac- teurs. Mais, en général aussi, pour écrire leurs Mémoires^ ils ont leurs raisons, dont la principale n’est que bien rarement de nous aider à la connais- sance de la vérité. Ils se défient du jugement de l’his- toire, et ils sont bien aises, comme Sully, comme Richelieu, comme Retz, comme Frédéric, de pré- parer à loisir l’opinion de la postérité. Ils aiment surtout à imputer aux calculs de leur génie des succès qui souvent n’ont été pour eux que l’effet du hasard. A moins encore, comme Saint-Simon, qu’ils n’aient une longue humiliation à venger, des rancunes à satisfaire, un flot de bile à décharger. Mais ni dans l’un ni dans Tautre cas, leur sincérité n’est entière. Eux auLsi, ce qu’ils s’efforcent le plus de nous dissi- muler, c’est ce que nous aurions le plus d’intérêt à connaître : non pas leurs actes, qui sont au grand jour, ni les causes publiques de leurs résolutions, qu’on retrouve dans les archives, mais les causes cachées, mais les mobiles secrets, mais les motifs intérieurs. Si bien, en vérité, qu àde certains égards, prendre la plume pour écrire ses Mémoires^ cela équivaut, dans la plupart des cas, à une déclaration, si je puis ainsi dire, d’insincérité. C’est un acteur qui compose pru- demment son personnage, c’est un plaideur qui prend la parole dans son propre procès, c’est un prévenu qui ne donne pas les choses qu’il dit pour vraies, mais pour utiles à sa cause. Et c’est ainsi que, au vecj[ j;xjl d’impertinence ou d’insignifiance, la littérature perLA LITTÉRATURE PERSONNELLE 229 sonnelle joint souvent encore celui de manquer de sincérité. Elle n’a de justification ou d’excuse que sa valeur documentaire, et neuf fois sur dix, ou davan- tage, le document est falsifié! III C’est précisément ici que la question devient inté- ressante. Car, voilà tous les défauts de la littérature personnelle; et cependant elle a sa raison d’être ; et si Ton prétendait la condamner en des termes trop absolus, la moitié des chefs-d’œuvre de la littérature contemporaine y périrait. Il est vrai : ni Corneille, ni Racine, ni Molière, ni La Fontaine, ne nous ont parlé d’eux-mêmes dans leurs vers, et non seulement leur personne n’y paraît point, mais il n’est pas toujours facile de dire ce qu’ils pensent eux-mêmes de leurs personnages : si Molière se moque d’Alceste ou s’il Tapprouve, si Racine est du côté de Rérénice ou de celui de Titus. Peut-être La Fontaine est-il en général du côté du succès : avec le renard, avec le loup, avec le lion. Les autres, leur habitude est d’être au-dessus de leurs créations, et s’ils affectaient quelque chose, on pourrait dire que c’est de n’avoir LA LITTÉRATURE PERSONINELLE 231 eux-mêmes rien de commun avec leur héros. Est-ce là [jeut-être une obligation du drame? et le genre est- il de ceux où, pour y réussir, il faut commencer par s’oublier soi-même, et comme s’aliéner de sa propre personnalité? Je le crois; mais avant tout et surtout c’est leur manière d’être, telle qu’elle est, et telle aussi qu’elle leur est imposée par leur temps. Au XVII’ siècle, on écrit parce que l’on a quelque chose à dire qui intéresse, ou qui doit intéresser tout le monde, mais non pas pour intéresser tout le monde à ses affaires, et bien moins encore à soi-méme.y La littérature est impersonnelle; et ce qui est per-"^ sonnel n’est pas encore devenu littéraire. Un homme est peu de chose, et on ne s’intéresse en lui qu’à ce qu’il a de commun avec les autres hommes. La défi- nition même des classes ou des catégories sociales, du grand seigneur ou du magistrat, de l’homme de guerre ou de l’homme de lettres, du bourgeois ou du paysan, est presque indifférente; il n’est question que de types ou de caractères : le héros, l’amante, le jaloux, l’hypocrite, l’avare, la prude, le misanthrope. C’est ce qui donne à la tragédie de Racine ou à la comédie de Molière, à la fable de La Fontaine, ou aux portraits de La Bruyère, aux Pensées de Pascal ou aux Sermons de Bossuet, kur caractère d’éternité. Ajoutons que, jusque vers le milieu du xviir siècle, l’auteur de VEsprit des lois et celui de VEssai sur les mœurs appartiennent encore à cette école : ils n’écrivent pas d’eux, ni pour eux, mais pour le ptiô/i^?, 232 QUESTIONS DE CRITIQUE constamment attentifs à ne pas choquer ses habitudes, respectueux de l’opinion moyenne, qu’ils ne contre- /disent jamais qu’avec mesure, et profondément j convaincus enfin deTexistence d’une vérité géné rale , I impersonnelle et universelle, dont ils ne sont que les V^nterprètes. Mais tout d’un coup la scène change, et l’éloquence d’un seul homme opère brusquement une révolution. Déjà les romanciers. Le Sage lui-même. Marivaux, Prévost, Crébillon, comme si l’on connaissait de l’homme universel à peu près tout ce qu’on en pou- vait connaître, s’étaient attachés, dans Gil DlaSy dans Manon Lescaut, dans Marianne^ à noter l’accident et la particularité, ce qui distingue un homme d’un autre homme, le trait individuel et caractéristique, ce que c’est ou ce que devient, selon l’expression de l’un d’eux, « la femme dans une petite lingère et l’homme dans un cocher de fiacre». Chose curieuse, d’ailleurs ! et qui vaut la peine, en passant, yd’ètre notée : tous ces romans étaient autant de

récits personnels, de Mémoires ou de Confessions. On 

/ne sait ce qui leur avait manqué pour faire école. Mais, où ils avaient échoué, l’auteur de la Nouvelle Iléloïse, de VÉmile et des Confessions allait réussir, et, en réussissant, accomplir l’une des plus grandes ^ révolutions littéraires qu’il y ait dans l’histoire. Si je voulais définir d’un mot Jean-Jacques Rous- seau presque tout entier, je dirais qu’il me représente, ■4ûW>V^tà lui tout seul, l’invasion du plébéien dans la littéraLA LITTERATURE PERSONNELLE 233 ture. C’est comme tel qu’il part en guerre contre une société dont il n’est point, dont il ne veut pas èive,àL^ lia^ dans laquelle ij[ ne réclame point sa place (qu’on^A^ ^ s’empresserait de lui faire), mais dont le principe ^£^^ aristocratique répugne à ses instincts de Genevois ^-^-^tij^ démocrate autant qu’à son humeur paradoxale ^^""^^^jf^j^ farouche. Comme tel, ignorant l’art des convenances Qr^ mondaines, méprisant la politesse discrète et raffinée des salons et des cours, incapable d’ailleurs de se contenir, et confondant volontiers la franchise avec la grossièreté, il n’a point peur de hausser la voix, d’être ridicule en étant éloquent, de déclamer au besoin, de faire passer dans sa prose la mimique entraînante du geste populaire. Comme tel encore, il ne se croit tenu d’aucune tradition. Pas plus que les usages, les modèles ne sont faits pour lui; n’ayant pas eu de « maîtres », il ne veut point de « règles » ; et c’est ainsi qu’à l’imitation du passé, dont la litté- rature de son temps est en train de périr, il substitue w l’imitation de la nature et de la réalité. Mais sur-"|^J^^^^ tout, parce qu’il s’est fait lui-même, parce qu’il ne doit qu’à lui seul tout ce qu’il est devenu, parce qu’il sent qu’il est maintenant l’égal des plus illustres, il ne voit rien autour de lui de supérieur à lui, ni de c( meilleur », ainsi qu’il le dira dans ses Confes- sions. Il a le naïf, sincère et profond orgueil du par- venu : sa fortune est son œuvre, et son génie est sa créature; il se donne en exemple et se propose à rimitation. Et. comme il est Rousseau, comme ses 234 QUESTIONS DE CRITIQUE aventures ne sont pas ordinaires, comme il a, si l’on peut ainsi dire, la personnalité contagieuse et corn- municative, il reconquiert à l’écrivain le droit de se mettre lui-même en scène, il oblige les lecteurs de la Nouvelle Héloïse à convenir qu’un roman, pour les intéresser, n’a pas besoin d’être autre chose que l’histoire d’une seule passion, il nous fait voir dans ses Confessions que la réalité vaut exactement ce que ^^aut l’œil qui la perçoit, l’àme qui l’épro ve, la / main qui la rend, et ainsi, en même temps qu’il ( élève pour la première fois le roman à la hauteur de

la tragédie même, il rouvre à la poésie moderne les 

sources fermées du lyrisme. On s’est donné beaucoup de mal pour définir le lyrisme des anciens; mais, quant au lyrisme des modernes, ce qu’il est essenliellement, sinon presque /uniquement, c’est, en effet, l’expansion de la person- nalité du poète, ou comme qui dirait encore, la prise j de possession de l’univers par son Moi. En Angleterre, comme en Allemagne et comme en France, c’est de ^j Byron, c’est de Goethe, c’est de Lamartine, c’est de ,,^yQ^d Hugo, c’est de Musset qu’il est vrai de dire qu’il n’y ^’"' a qu’eux dans leurs vers, et que c’est à eux presque " uniquement que l’on s’y intéresse. Ils sont eux-mêmes la matière de leurs chants; et nous ne leur en deman, dons pas davantage. Comparez-les plutôt, pour bien vous en convaincre, à leurs prédécesseurs, à ceux qui se sont avant eux essaye dans le genre lyrique. l’autre Rousseau, Jean-Baptiste, ou Voltaire, ou LA LITTÉRATURE PERSONNELLE 235 Racine lui-mcme, ou encore au xvi® siècle un Malherbe, un Ronsard, un du Bellay. C’est en vain qu’ils sont vraiment poètes ; ou, quand ils ne le sont pas, comme Malherbe et Jean-Baptiste, c’est en vain qu’ils sont de très habiles versificateurs, leur inspi^ ration s’épuise et leur talent s’use dans des formes vides, et leurs chants manquent d’âme, parce que leur personne n^y est point. Otez au poète le droit de nous entretenir de lui-même, inquiétez-le seulement sur Io légitimité de son égoïsme, persuadez-lui qu’il y a quelque chose de plus intéressant ou de plus impor- tant au monde que ses joies ou ses douleurs, que ses plaisirs ou que son désespoir, vous tarissez en^ quelque sorte le lyrisme dans ses sources. Si je ne craignais que le mot n’eût l’air d’une raillerie, quoi- que sûrement il n’en soit pas une, je dirais volontiers que pour faire un grand poète lyrique, il y faut beau- coup d’autres qualités sans doute, mais qu’il en est une sans laquelle toutes les autres sont stériles, — et c’est tout simplement l’égoïsme. Oui; avec des diffé- rences, nombreuses et considérables, le monde a peu vu d’égoïstes qui le fussent au degré, et avec la sécu- rité, la tranquillité, la sérénité, la naïveté des Byron et des Goethe, des Lamartine, des Hugo, des Musset, , et véritablement, ils ne devaient pas être agréables à vivre, mais depuis qu’ils sont morts, et de leur vivant aussi, — à la seule condition de ne les pas fréV quenter, — quels grands poètes ! Or, comme on Ta remarqué plusieurs fois, si 436 QUESTIONS DE CRITIQUE Ton peut dire que le lyrisme a renouvelé, non seu- lement la poésie, mais la littérature contemporaine tout entière, c’est de quoi hésiter sur la littérature personnelle, ou plutôt il faut modifier le jugement que nous en portions tout à l’heure. Évidemment elle répond à quelque chose de nouveau dans le monde ; et ce quelque chose, ne serait-ce pas la croissante complexité de la vie sociale? Si les grandes aven- tures sont plus rares qu’autrefois, et en général moins extraordinaires, cependant la vie d’un homme diffère beaucoup plus qu’autrefois de la vie d’un autre homme. Aux cadres rigides qui maintenaient jadis nos pères dans le rang et dans la condition où le sort les avait fait naître, une organisation nouvelle a sub- stitué des catégories sociales qui n’en sont plus qu’à peine, tant les limites en sont flottantes et confuses, tant il est aisé d’en sortir, el, au besoin, les unes après les autres, de les traverser toutes. Il en résulte que le champ de l’expérience de la vie, pour chacun de nous, s’est singulièrement élargi; qu’une foule d’épreuves aussi nous sont imposées qui étaient épargnées à nos pères ; que nous vivons cha- cun une existence très diverse de celle de nos sem- blables ; etconséquemment enfin, qu’au lieu des res- semblances, ce sont les différences, de jour en jour, qui s’accusent, se précisent, et se diversifient elles- mêmes pour ainsi dire à l’infini. Cet homme général, qui n’a jamais peut-être existé nulle part, cet être sentant et pensant dont on croyait pouvoir cataloguer LA LITTÉRATURE PERSONNELLE 237 jadis les sentiments et les pensées, Thomme réel, agissant et vivant nous le dissimule aujourd’hui si profondément qu’en vérité il est devenu une pure abstraction. Nous avons Tair d’abord de nous ressem bler davantage, mais, au fond, sous l’apparente uni- formité du costume, il suffit d’un coup d’œil pour démêler mille nuances. Au moral encore plus qu’au physique peut-être, le type a cessé d’exister, il n’y a p jjis que des individus. Pour ce motif, si l’on me permet de me servir de cette expression, le problème de la littérature gé- nérale est devenu tout autre et la méthode en quelque sorte inverse. La connaissance ou la science’ de l’individu, voilà désormais l’objet de la littérature, et en particulier du roman, et, pour y parvenir, au lieu de sortir de soi, c’est en soi qu’il faut s’enfermer y et soi seul qu’il faut étudier. Moins nous nous res-/ semblons, plus il nous est difficile d’entrer dans l’âme des autres; il n’y a presque plus de commune mesure ; et comme d’ailleurs la connaissance de l’homme ne laisse pas d’être toujours ce qu’il y a d’important pour l’homme, nous n’y réussirons qu’en nous confessant nous-mêmes et en invitant les autres a en faire autant. Une confession ou une expression sincère de soi- même, tel sera donc désormais l’objet de quiconque écrira. Nous connaissons assez l’homme général, et si nous ne le connaissons pas, nous n’avons qu’à ou- vrir un traité de psychologie : il y est dépeint graphi238 QUESTIONS DE CRITIQUE quement, comme disait Molière, graphice depictits, avec ses facultés et leurs sous-facultés, et les sub- divisions de ces sous-facultés. Mais ce que nous igno- rons, c’est l’homme particulier, c’est l’individu, et nous ne le connaîtrons jamais que par lui-même. Chantez donc vos amours, ô poètes, et racontez-nous vos aventures, ô romanciers ! Mettez votre personne dans vos œuvres, et avec votre personne votre concep- tion de la vie, non pas celle que vous avez reçue de la tradition ou empruntée des modèles, mais celle que vous vous êtes faite à vous-même, ou plutôt encore celle que Texpérience vous a imposée d’elle-même. Yivez, puisque l’on ne veut plus rien aujourd’hui que de vécu et qu’il n’y a plus que cela qui semble devoir vous survivre. Vous serez toujours assez intéressant si vous êtes sincère, et vous serez toujours assez sin- cère, si vous ne vous préoccupez que de l’être. Car il n’y a pas de combinaison romanesque si savamment et longuement préparée que la réalité ne vous en offre qui la surpasse; il n’y a pas d’intrigue imaginée par un dramaturge qui vaille la tragédie ou le vaudeville de la vie ; et il n’y a pas d’œuvre enfin qui vaille la simple confession d’une âme. IV Reste à savoir à quelles conditions. C’est d’abord qu’on ne se fera point, comme Baudelaire, par exemple, uue originalité prétentieuse, laborieuse et menteuse, qui ne consiste guère, déjà chez lui, mais surtout chez ses imitateurs ou ses écoliers, qu’à prendre le contre-pied des opinions communément reçues. On ne s’efforcera pas, si Ton ressemble aux autres, d’en différer, et encore moins de différer tous les jours de soi-même. Ce serait vraiment trop facile, et l’on éton- nerait ses contemporains à trop bon marché. Là est Tun des grands dangers de la littérature personnelle. Dans un genre qui, comme nous le disions, ne saurait avoir que sa sincérité pour excuse de son imperti-/ nence, on se préoccupe aujourd’hui beaucoup trop des^ moyens de manquer de sincérité. Pour se procurer des sensations qui ne soient pas celles de tout le monde, l’un préfère l’alcool et l’autre la morphine, 240 QUESTIONS DE CRITIQUE mais on vit autrement que tout le monde, et quoique, au lieu d’un poète macabre ou d’un romancier fantas- tique- on fût peut-être né pour faire le meilleur des fils, le meilleur des époux, et le meilleur des pères. Sous prétexte d’originalité, on se fait ainsi à soi- même une existence, et insensiblement une nature artificielle, et on en arrive à être tellement soi-même que vos lecteurs vous prennent pour un autre que vous. Je ne vois pas bien ce que pourrait gagner la littérature à ce métier bizarre qui n’en est pas moins, et très malheureusement, pour beaucoup de bons jeunes gens parmi nous, l’art lui-même, — comme ils l’appellent. Ils ignorent sans doute, comme on l’enseignait autrefois, et avec raison, que le naturel et la sincérité, ce sont les dernières qualités qu’un consciencieux écrivain acquière. Étouffée sous l’autorité naturelle de la coutume et de l’exemple, de l’éducation ou de l’opinion, notre personnalité ne s’en dégage que len- tement et laborieusement, quand encore elle y réus- sit. Nous commençons donc par imiter les modèles ou nos maîtres; et nous ne pouvons mieux faire, car si nous ne voulions imiter ni répéter personne, la vie se passerait avant que nous eussions commencé d’é- crire. Il est bon d’ailleurs que les générations se con- tinuent les unes les autres ; et je ne sache rien de plus naïvement insolent, dans le temps où nous sommes, que cette persuasion où nous paraissons être, en général, que le monde a commencé d’exister LA LITTÉRATURE PERSONNELLE 241 avec nous. Mais lorsque nous sommes devenus à peu près les maîtres de nos idées, qu’elles sont à nous et devenues nous-mêmes, alors, c’est l’effort même que nous faisons pour les traduire qui en altère la sincé- rité. Quand nous ne sacrifierions qu’au seul besoin d’être clairs, c’en serait assez pour que l’idée, n’é- tant pas rendue comme nous la pensons, mais comme nous voulons qu’on la pense d’après nous, ne fût déjà plus tout à fait elle-même. Et quand elle le serait, qui ne sait ce que les exigences de la composi- tion, la nécessité de la phrase, la séduction d’un tour original ou d’un mot heureux lui enlèveraient encore de sa sincérité ? L’écriture est une transposi- tion. Nous déformons notre pensée en l’incorporant dans notre phrase, voilà pour la sincérité ; et, pour le naturel, quand nous y atteignons, c’est l’âge, hélas ! de cesser d’écrire. Toutes ces raisons font que peu de gens, et encore moins de jeunes gens, peuvent penser par eux-mêmes avec sincérité; et c’est pourquoi je ne crois pas qu’on les y doive encourager. Car, au lieu des leçons de l’ancienne rhétorique, c’est leur en donner d’un autre genre, sans doute, mais qui n’en diffèrent guère que pour être plus dangereuses. Il y a des recettes aujourd’hui pour être « personnel » ou « original » comme il y en avait autrefois pour faire une tragédie ou un poème épique; mais, là ou manque l’expérience de la vie, comment voudrait-on qu’il y eût, comme Ton dit, « quelqu’un » ? et quelle 242 QUESTIONS DE CRITIQUE est cette recommandation aux poètes et aux roman- ciers d’être eux-mêmeS; quand ils ne le peuvent pas être, mais seulement les singes des originaux qu’ils admirent? Combien de talents Baudelaire a-t-il égarés ! et combien ses Fleurs du mal, en fructifiant, ont-elles empoisonné de collégiens naïfs! Et je ne l’en rendrai pas, si l’on veut, responsable, mais tout de même on conviendra qu’il est un mauvais maître de franchise et de sincérité. MM. de Goncourt en sont- ils de meilleurs ? Ils sont bien pour cela trop artistes, je veux dire trop soucieux du procédé, de la manière, et de l’effet à produire. Avant d’écrire ses Mémoires ou de se confesser, soit en vers, soit en prose, il faudrait bien aussi que l’on se fût assuré de la rareté de ses impressions, et pour cela que, sortant de soi-même, on eût un peu étudié le monde, et voire les livres au besoin. C’est ce que ne font pas aujourd’hui nos auteurs. Faute de regarder autre part qu’en eux, ils s’imaginent trop aisément qu’il n’y a qu’eux au monde, et que nul autre avant eux n’a connu leurs aventures, leurs joies ou leurs tristesses. Peut-être cependant qu’au fond les hommes ne diffèrent pas entre eux autant qu’on le veut bien dire, ni les femmes non plus, et

que, si tout le monde n’est pas fait comme notre 
famille, cependant notre famille aussi ressemble à 

quelques autres. C’est un thème facile à développer que celui de la diversité des humeurs et des goûts; mais le thème opposé, celui de leur identité, n’est pas LA LITTÉRATURE PERSONNELLE 243 beaucoup plus difficile, ni ne serait au besoin moins fécond. En tout cas, avant de consigner dans son Journal tout ce que nous voyons que Ton y consigne de choses parfaitement indifférentes, il ne pourrait être mauvais d’y regarder de plus près, car on évite- rait ainsi, de tous les reproches, le plus sensible aux auteurs de Mémoires, à ce qu’il me semble : c’est celui de banalité ; et on ne s’exposerait pas à s’en- tendre dire que l’on ressemble beaucoup à tout le monde, quand on n’a écrit que pour lui montrer com- bien on en différait. Et enfin, si l’on en diffère, ne serait-il pas bon d’examiner comment et pourquoi ? Car il ne suffit pas d’être comme l’on est, mais encore faut-il avoir raison de l’être. Le même Pascal, qui a déclaré que le « Moi était haïssable », a dit aussi le plaisir que l’on éprouvait, cherchant un auteur dans un livre, d’y «rencontrer un homme ». Dans l’un comme dans l’autre cas, Pascal avait raison. Notre Moi, c’est en effet en nous ce qui se distingue, pour s’y opposer, du reste de l’humanité; c’est ce qu’il y a en nous, non pas du tout de plus intime, mais de plus différent, et qui ne consiste quelquefois qu’en une déplaisante affectation d’originalité; ce n’est trop souvent que la coupe de nos pantalons, la couleur de nos cravates, ou la forme de nos chapeaux. Mais VHomnie^ au con- traire, c’est ce qu’il y a en nous de plus semblable à l’auditeur qui nous écoute ou au lecteur qui nous lit; c’est ce qu’il y a de plus humain, qui nous rapproche /,

QUESTIONS DE CRITIQUE 

le plus des autres hommes; c’est ce qui fait entre eux et nous le lien de la société civile et de la solidarité morale. Ce qu’en effet on ne remarque pas assez dans les chefs-d’œuvre de la poésie lyrique moderne, c’est que, sans doute, ils relèvent bien de la littérature person-

nelle, mais que ce qu’ils ont de plus personnel est 

Vussi ce qu’ils ont de plus universel. Le poète s’y met lui-même en scène, mais il n’y met de lui que ce qui lui est commun avec les autres hommes, les senti- ments et les idées dont il connaît bien le pouvoir universel : l’amour, le dégoût de la vie, la crainte de la mort. Laissons les étrangers, ne parlons que des nôtres. Si Vigny décidément est si fort au-dessous des trois autres, Lamartine, Hugo et Musset, — à deux au moins desquels il est pourtant si supérieur par la force de la pensée, — ce n’est pas seulement qu’il n’ait ni l’harmonie enchanteresse et la pureté du premier, ni le coloris éclatant et l’invention verbale du second, ni l’éloquence fiévreuse, sensuelle et passionnée du troi- sième, c’est encore et c’est surtout que ses sentiments sont en général, je ne veux pas dire d’une essence trop subtile et trop rare, mais cependant trop particuliers, trop personnels, trop individuels. Aussi voyons-nous que la plupart des poètes nos contemporains se récla- ment de lui comme de leur vrai maître. Et, certes, je me garderai d’établir entre lui et Baudelaire la moin- dre comparaison, mais enfin, de même que Baudelaire, et avec plus de sincérité, de noblesse, etde naturel, il est certain que Vigny est trop personnel, trop enfermé, selon l’expression bien connue, dans sa tour d’ivoire, trop attentif à lui-même pour être jamais populaire, — j’entends parmi les lettrés, — et pour prétendre au premier rang. Ce rang-là n’appartient qu’à ceux qui, tout en étant eux-mêmes et en remplissant leur œuvre de leur personne, ont su toutefois, si je puis ainsi dire, garder leurs communications avec le reste des hommes, et n’en différer à vrai dire que par l’éclat ou la beauté suprême qu’ils ont donnés à des sentiments qui sont les vôtres ou les miens comme les leurs.

En se prenant soi-même pour objet ou pour matière de son œuvre, on aura donc encore grand soin de s’assurer que l'on n’a point perdu le contact de ses semblables, auxquels on deviendrait, sans cela, insupportable, indifférent ou incompréhensible. Incompréhensible : comme le sont aujourd’hui nos symbolistes et nos décadents, qui. en admettant qu’ils soient sincères, le sont trop en ce cas, trop raffinés pour nos modestes intelligences, trop subtils et trop / avancés. Indifférent : si l’on ne se fait pas une obligation de nous montrer, — et je crois qu’on le peut toujours, à la condition d’avoir beaucoup de talent, — par où, par quels rapports cachés et délicats l’exagération du sentiment personnel se rattache au sentiment commun. Et insupportable enfin: si, planant au-dessus de nous comme dans un nuage, ou plus haut encore, on n’en descend quelquefois que pour exiger 246 QUESTIONS DE CRITIQUE de nous le tribut de notre étonnement et de notre admiration. — Tel est le pouvoir du lieu commun. Si Ton n’est original que dans la mesure où l’on s’en éloigne, on ne l’est cependant qu’autant qu’en s’en éloignant on nous laisse entrevoir que l’on n’en a pas méconnu l’importance, et que ce n’est pas pour le seul plaisir d’y contredire que Ton s’en éloigne, mais plutôt pour y revenir par des chemins tout nou- veaux. Mais, où Ton ne saurait approuver cette interven- lion de la personne ou du Moi dans Tœuvre littéraire, c’est dans le roman peut-être, c’est dans l’histoire sans doute, c’est enfin dans la critique, et générale- ment dans tous les genres qui, sans en être pour cela moins littéraires, n’ont pas tant le divertisse- ment ou la beauté pour objet, que la recherche ou Vexpression de la vérité. Quant au roman, c’était’ 1 opinion de l’auteur de Madame Bovary , qui profes- sait liautement que le public n’avait que faire de sa personne. L’auteur du Marquis de Villemer ne par- tageait pas cet avis. Non pas, certes, qu’il lui sou- vînt alors d’avoir écrit autrefois Valentine; mais elle ne comprenait pas qu’on écrivît sans autre objet que d’écrire, et que l’on n’eût pas à cœur, en écrivant, de soutenir ou de plaider quelque cause. Ils n’avaient tort ni l’un ni l’autre. Toutefois, et sans méconnaître 248 QUESTIONS DE CRITIQUE ,dans Werther y dans Adolphe^ dans René des œuvres d'une valeur singulière, nous leurs préférerons tou- jours, pour noire part, des œuvres comme Eugénie Grandet, le Père Goriot ou Adam Bede, qui n'ont pas besoin, pour être comprises, de tout un com- mentaire historique, psychologique et biographique, qui sont entièrement et absolument détachées de leurs auteurs, et qui vivent ainsi d'une vie supérieure, parce qu'elle est plus indépendante. Je sais le plaisir que l'on trouve en ces sortes de recherches. Qu'y a-t- il de vrai dans le récit de Goethe ou de Chateau- briand? Qu'y ont-ils mis d'eux-mêmes? Charlotte a-t-elle existé? Quel était le vrai nom d'Ellénore? Mais, d'une manière très générale, si l'objet du roman est la représentation de la réalité, il faut avouer qu'il approche d'autant plus de la perfection de son genre que cette réalité se prouve en quelque sorte d'elle-même, par la fidélité de son imitation, et n'a pas besoin, pour que nous l'acceptions comme telle, de témoins qui nous la garantissent. A plus forte raison, et quoi que l'on puisse dire des contradictions des historiens entre eux, l'his- toire a-t-elle pour objet la recherche de la vérité des faits et des raisons des faits, la reconstitulion de ce qui n'est plus, et non pas l'expression de la personnalité de l'historien. Tous les beaux raisonne- ments que Ton a voulu faire là contre tombent d'eux- mêmes en s'appliquant. On peut bien soutenir, en effet, théoriquement, que ce que nous aimons dans LA LITTÉRATURE PERSONNELLE 249 un écrivain, c’est lui-même, l’homme qu’il s’y ré- vèle, et, bien plus que les choses qu’il dit, la manière dont, en les disant, il se livre à nous sans y prendre garde. Mais on ne peut guère dire que ce que nous aimons dans Vlliade ce soit Homère, puisqu’il se pourrait qu’il n’eût pas existé, ni que ce que noue préférons dans Macbeth ou dans Othello ce soit Shaks- peare, puisque 1 on veut maintenant qu’il s’appelle Bacon. Et quand, au lieu d’Homère ou de Shakspeare, c’est de nos contemporains qu’il s’agit, le paradoxe n’en est plus un, mais plutôt et de son vrai nom une espèce d’imperlinence. On ne peut pas dire décemment, quand on vient de lire les Origines du christianisme ou rHistoire du peuple d’Israël, que l’on n’y ait pris d’intérêt qu’à la personne et au talent de M. Renan : car ce serait dire, que ce qu’il a lui-même étudié quarante ans pour nous l’apprendre, nous le savions, ou nous nous en doutions, ou n’en avons que faire, ce qui revient d’ailleurs absolument au même. On ne peut pas dire décemment, quand on vient de lire les Ori- gines de la France comtemporaine, que l’on n’y ait pris d’intérêt qu’au seul M. Taine : car ce serait dire qu’il nous importe peu comment on doit penser d’une révolution au milieu de laquelle nous continuons de vivre, in qua vivimus, movemur et sumus. J’aime- rais autant que l’on dît, quand on vient de lire VOri- gine des espèces ou la Descendance de Vhomme^ que l’on n’y a pris d’intérêt qu’à Charles Darwin : 250 QUESTIONS DE CRITIQUE ce qui équivaudrait à cette énormité, qu’au lieu d’approfondir pendant un demi-siècle ces problèmes de l’histoire naturelle générale, Darwin, dans sa petite maison de Down, eut tourné des ronds de serviette, il serait tout de même Darwin. Mais, si Ton ne peut pas le dire, que signifie alors cette affectation de dilettantisme? Car à quoi répond- elle? et ne faut-il pas convenir qu’il y a dans les œuvres autre chose que leur auteur? un sujet ou une matière en même temps qu’un « homme »? et quelque chose de plus et de plus grand que cet homme, qui le contient lui-même, l’enveloppe, le dépasse, qui exis- tait avanl lui, qui continuera d’exister après lui et qui, conséquemment, ne dépend pas de lui? ^ Et c’est pourquoi, dans la critique enfin, nous pou- vons bien laisser plus ou moins paraître notre humeur et nos goûts, mais c’est assurément un tort, et la cri- tique n’a pas été inventée pour cela. Si l’on n’avait pas à faire avec la férocité naturelle des amours- propres d’auteurs, et, du moment que l’on court le risque de déplaire vivement à un galant homme, — car on peut être un fort galant homme et un très mé- chant auteur, — s’il n’était pas loyal de répondre de ^os écrits, l’idéal de la critique serait d’être anonyme. Au moins doit-elle s’efforcer d’être impersonnelle, et, dansses jugements, ne pas plusse soucier des per- sonnes, cela va sans di:e, que de ses propres goûts, mais uniquement de la valeur d’exécution des œuvres, de leur signification, et de leur importance dans l’hisLA LITTÉRATURE PERSONNELLE 251 toire des idées et de l’art. Car, on ne saurait trop le répéter, si nous sommes curieux de la vie des grands artistes ou des grands écrivains, de la personne de Goethe ou de Rousseau, c’est qu’ils sont les auteurs de leurs œuvres, sans lesquelles il est évident qu’ils se- raient, eux aussi, confondus dans la foule de tant de morts anonymes. Qui est-ce qui s’intéresse aujour- d’hui à la personne de l’abbé Trublet ou de Courtilz de Sandras? à celle de mademoiselle deLussanou de madame Riccoboni ? Ils ou elles ont écrit cependant, et même beaucoup écrit, et autrement écrit, mais pas plus mal peut-être qu’un bon nombre d’entre nous. C’est ce qui devrait nous rendre modestes, et nous dissuader, quand nous parlons d’eux, de prétendre à notre tour que ce soit à nous que l’on s’intéresse. Mais si nous parlons de Goethe ou de Rousseau, quelle va- nité de vouloir qu’on les oublie pour nous! et qu’au lieu d’eux ce soit notre personne qu’on apprenne à connaître dans ce que nous en disons! Pourquoi pas notre famille aussi, avec nos affaires, et l’état de noire santé? Nous en viendrions là, si nous continuions ; mais nous ne continuerons pas longtemps, et déjà le public a commencé de se lasser de ce genre de littérature. Après avoir goûté ce que ces Journaux et ces Confes- sions ont toujours d’un peu scandaleux, il ne peut guère, en effet, ne pas s’apercevoir que c’est toujours aussi un peu la même chose. On lui promettait des (( révélations » de la vie artistique ou littéraire, et 252 QUESTIONS DE CRITIQUE voilà qu’il apprend qu’à Nice une fillette de dix ans s’était éprise d’un violent amour pour un grand mon- sieur très mûr, ou que deux hommes de lettres, en des temps très anciens, furent volés par leur cuisinière. Il ne trouve rien là de très « psychologique. » Mais il pense que ces deux hommes de lettres ont été bien habiles, qui ont tiré d’abord de l’histoire de leur cuisi- nière un roman, puis une préface pour ce roman, sans compter une trentaine de pages pour leur /owrna/j et il estime que la famille de la petite fille eût peut-être aussi bien fait de garder ses Confessions pour elle. Nous serions heureux, et nous n’aurions perdu ni notre temps ni, comme on dit, notre encre, si nous pouvions l’encourager dans ces dispositions, mais en- core bien plus, à tous ceux et à toutes celles qui tiennent un Journal de leurs ambitions domestiques et de leurs déceptions plus ou moins littéraires, si nous pouvions persuader de le jeter au feu.

janvier 1888.