Calmann Lévy, éditeur (Œuvres complètes de George Sandp. 269-278).



XX

PRÉFACE DE :
LE MONDE DES PAPILLONS
PAR
MAURICE SAND


Ce petit ouvrage est, en résumé, sous forme de conversation et, sous prétexte de promenade, un manuel et un index, au moyen duquel on peut entrer, en deux heures de lecture, dans le plus joli des mondes animés, le monde des papillons, où l’auteur prétend avoir été initié, en deux jours, à tous les mystères.

La chose est possible si l’on a beaucoup de mémoire, et l’auteur prétend encore que la mémoire vient comme d’elle-même avec le goût que l’on prend pour une étude.

L’auteur, épris de cette spécialité, a voulu en faciliter l’accès à quiconque en sentirait le goût. Cela est naturel.

On ne lit pas les méthodes : on les étudie et on les consulte. En général, les ouvrages spéciaux ne se recommandent à la généralité des lecteurs que par les chapitres qui en résument l’aperçu général.

D’excellents ouvrages ont été publiés sur le monde des lépidoptères ; mais, entre ceux qui remplissent d’études assidues plusieurs années de la vie des amateurs sérieux, et ceux qui amusent les enfants pendant une saison de vacances, il y a un vide. L’auteur l’a senti en le traversant. Il Ta rempli pour son usage propre et par sa propre expérience, comme il a pu, et, après en être sorti, il a voulu le combler, dit-il, par un de ces ouvrages faciles et courts, que non-seulement tout le monde peut comprendre, mais que tout le monde peut se procurer.

En effet, le goût des papillons exige une certaine aisance et beaucoup de loisirs. Les livres à gravures coloriées sont d’un prix élevé, les livres sans gravures ne suffisent pas. Les papillons desséchés et préparés qui peuvent servir de types, sont une denrée plus chère que ne se l’imaginent les gens frivoles (ainsi parlent les amateurs), qui ne les connaissent que pour les avoir vus voler dans les jardins.

Il est rare qu’un jeune homme occupé à faire son éducation, ait le temps de suivre une étude si minutieuse, si étendue, et qui ne peut être intéressante qu’à la campagne. Il est rare qu’un petit propriétaire assujetti à la vie des champs, ait le superflu sans lequel on ne peut se procurer des ouvrages de six ou huit cents francs.

L’entomologie, et même cette simple branche, l’étude des papillons, est donc une science à l’usage des riches : ou bien elle doit absorber une partie de la vie d’un homme spécialement consacré aux sciences et vivant des sciences.

Voilà pourquoi ce vaste monde de petites merveilles est fermé à la plupart des personnes qui en goûteraient volontiers l’amusement et l’intérêt, et qui s’étonnent naïvement, quand on leur montre une cinquantaine de sujets dans un cadre, en leur disant que ce n’est peut-être pas la cent-millième partie de ceux qu’elles n’ont jamais vus, bien qu’ils vivent dans l’air qu’elles respirent à toute heure.

Tout le monde connaît une vingtaine de types, les plus apparents, les plus répandus aux heures du jour où Ton se promène. On apprend aux enfants à les connaître sous leurs noms vulgaires, car on se souvient vaguement d’avoir été initié de même, et on pense que cela suffit à quiconque ne se destine pas aux études naturelles.

Eh bien ! cela ne suffit pas. Sans devenir ni chasseur, ni préparateur, ni collectionneur de papillons, il serait bon d’avoir une notion générale et précise de cette branche de l’histoire naturelle, comme on l’a des animaux, plus apparents dans la création, comme on devrait l’avoir de toutes les classes d’êtres qui composent la faune environnante.

Un ouvrage qui, sans prétendre à révéler des secrets nouveaux, ni même à établir une méthode nouvelle, tend, sous forme facile et enjouée, à initier tout le monde à toute l’existence d’un genre, peut donc avoir son utilité, comme il a son intérêt très-réel pour les amants de la nature, qu’ils le soient au point de vue de l’observation, de l’art ou de la poésie.

Mais à quoi bon, disent certains poètes, savoir tous ces noms barbares, qui dépoétisent la nature et qui mettent l’observation, chose froide et têtue, à la place de la contemplation, chose vive et mobile ?

C’est là un raisonnement de paresseux, que j’ai fait souvent pour mon compte. J’ai passé ma jeunesse à me révolter contre les noms grecs et latins, et pour n’avoir pas voulu donner, de temps en temps, cinq minutes d’attention au sens de ces noms tirés des langues mortes devenues langues universelles, et par là indispensables à la science, j’ai laissé s’atrophier en moi le sens de la mémoire, si utile, si nécessaire, si agréable dans l’examen de la nature.

Beaucoup de lecteurs à qui je m’adresse sont tombés par leur faute dans la même infirmité. Aussi, disent-ils, après avoir dit comme moi : à quoi bon les noms ? — à quoi bon les classifications ?

C’est là où nous sommes tous vraiment très-coupables et très-ingrats envers le divin auteur des choses ; car sans croire qu’il les ait faites absolument pour nous, nous devrions sentir qu’en nous donnant la faculté de comprendre la richesse et la beauté de son œuvre, il nous a fait un très-beau présent ; etc*est toujours être ingrat et mal appris que de laisser dans un coin, sans y regarder jamais, une magnifique chose qui nous a été magniilquement donnée.

Donc il faut connaître la création, et comme nous n’avons pas les yeux de Dieu pour la voir d’emblée à à la fois dans son ensemble et dans son détail, nous sommes obligés pour la comprendre, de procéder par la synthèse et par l’analyse séparément ; par conséquent nous sommes forcés de diviser et de classer sans cesse, sous peine de marcher à talons et de perdre notre vie entière en de stériles recherches.

La magniiicence de la création consiste dans sa sagesse, dans l’unité de son plan et dans la variété de ses combinaisons. Ces combinaisons ingénieuses, admirables de beauté ou de fécondité, nous échappent si nous ne voyons qu’un petit nombre de types et si nous ignorons combien d’autres types s’enchaînent et se rattachent à ceux-là, en s’enchaînant à d’autres types encore, sans interruption, sans défaillance dans le génie inventif qui a présidé aux lois de la vie.

Vous ne comprenez donc Dieu, autant qu’il est donné à l’homme de le comprendre, qu’à la condition de laisser en vous le moins de lacunes possible dans la connaissance du monde que vous habitez. C’est par cette connaissance approfondie, c’est tout au moins par une compréhension nette de cette connaissance acquise à la science, que, pouvant procéder avec logique du connu à l’inconnu, vous arriverez à vous faire une idée douce, consolante et sage des mondes qui peuplent cet univers dont l’immensité vous écrase et dont le mutisme vous épouvante.

Pour monter, non pas jusqu’au sublime architecte, mais du moins vers le foyer de sa pensée oii le progrès (sa loi d’amour), nous attire sans cesse, il nous faut graviter le long des spirales de l’infini. La science est une rampe qui nous préserve du vertige, et ses classifications sont autant de paliers commodes où nous pouvons reprendre haleine avant de monter plus haut.

Telle est, si nous l’avons bien comprise, la pensée du petit livre que nous avons sous les yeux, et, pour en suivre l’esprit en vulgarisant notre propre pensée, nous dirons, en d’autres termes, à l’artiste et au poète que les nomenclatures et les dénominations épouvantent :

— Vous êtes les amants romanesques, les chevaliers errants de la nature. C’est là une belle mission, et je conviens avec vous que l’étude scientifique de la nature est une sorte de dissection que les artistes doivent éviter de présenter à nos regards. Mais faites attention que notre procédé consiste dans un choix et dans une combinaison d’objets, d’images, d’émotions à votre usage, et que plus vous enrichirez le fond de votre examen positif, plus il vous sera facile d’y puiser à coup sûr, avec discernement, avec ampleur, avec goût.

C’est ainsi que les peintres sérieux apprennent l’anatomie du corps humain, non pour en rendre servilement, hors de propos, toute la musculature, mais pour en accuser les principales beautés, et même pour faire sentir, sous les plis qui les revêtent, la grâce et la logique des mouvements. Plus vous ferez l’anatomie de la nature, plus vous aimerez les œuvres du créateur. Et même, en poursuivant cette analyse dans ses moindres détails, loin de vous sentir rebuté du champ immense déroulé sous vos yeux, vous trouverez chaque jour plus d’attrait et moins de fatigue à le parcourir. Vous vous apercevrez vite que plus on y découvre de richesses, mieux on apprécie chaque pierre précieuse de ce trésor. Vous reconnaîtrez même qu’avant de voir, et qu’avant d’avoir examiné, au moyen de la classification, les espèces et les variétés d’individus, vous n’aviez qu’une vue confuse des différences de formes et de nuances qui caractérisent chaque genre de beauté.

Donc le poëte et l’artiste ne peuvent que gagner dans les études naturelles, et les lois de la vie sont tellement harmonieuses dans leur enchaînement, que, pour bien comprendre l’énigme de la vie humaine, il faut comprendre celle du moindre atome admis au privilége de la vie.

Nohant, 29 décembre 1854.


À MAURICE SAND[1]


Mon cher fils,

Je viens de recevoir pour toi, de notre ami Edmond Plauchut, un magnifique envoi de papillons des îles Philippines.

Autrefois, quand tu étais le disciple de M. Desparelles, tu craignais de nager en pleine mer et de te lancer dans l’étude des exotiques. Depuis que lu en as pris toi-même et que tu as recueilli des larves et des chrysalides dans les forêts vierges de l’Amérique, tu apprécies davantage cette faune éblouissante des régions privilégiées ; et moi, en attendant que tu viennes nommer et classer ces nouveaux arrivants, j’admire et je compare tout ce merveilleux petit monde. Cela donne bien à penser sur ce profond et sublime mystère que tu appelais le rôle du luxe dans la création. Pourquoi en effet cette prodigalité inouïe, presque folle de la nature dans les plus minutieux détails ? Je regarde dans tes collections une Cincide du Brésil, un Yponomente, je crois ? et je découvre, à la loupe, au bas de sa courte jupe plumeuse, une bordure d’anneaux d’or rouge encadrés de noir. Au reste, nos micros indigènes ont aussi de ces coquetteries insensées, presque invisibles à l’œil nu, tu me l’as fait remarquer souvent. Ce que tu ne me diras pas, mon cher enfant, c’est le pourquoi de cette ostentation d’ornements cliez des êtres dont l’utilité ne nous est pas encore bien démontrée, puisque plus d’une espèce, parmi ces infiniments petits, est même très-nuisible à l’emménagement de l’homme sur la planète. L’homme veut faire des provisions, la mite et la teigne en font leur profit. L’homme ne peut atteindre ces misérables ennemis qui le dépouillent ; et quand, armé du microscope, il en saisit quelques-uns, le voilà forcé de s’extasier sur l’armure de parade de ces ravageurs liliputiens. Si la mite de nos armoires et l’alucite de nos blés n’ont pas été créés, comme il semble bien, pour le plus grand avantage de nos denrées, la nature proteste donc contre le roi de la création, et, rieuse et fantasque jetant à pleines mains sur ces nuisibles micros l’or et les pierreries, elle s’est donc plu à leur dire : « Vous serez beaux, bien faits, admirablement organisés et habillés, par-dessus le marché, des tissus les plus précieux ! Cela sera parce que tel est mon caprice de vous élever, par le vol et par la beauté, au-dessus du bipède sans ailes, sans plumes et sans écailles, qui prétend avoir accaparé mes prédilections et mes faveurs.

N’allons pas plus loin, nous n’en sortirons pas, nous qui adorons quand même une providence et contentons-nous de dire que le beau est un mystère dont la raison d’être échappe à toute investigation. C’est évidemment quelque chose de tout-puissant et de sacré, et l’homme, le roi des destructeurs au bout du compte, ne peut empêcher l’éternelle reproduction de cet élément superflu, mais probablement nécessaire, de l’équilibre universel.

Encore, si nous pouvions savoir comment se produit le beau dans la nature ? Mais là nos questions restent également sans réponses. La Chimie aura beau constater en quoi c’est fait, comme disent les enfants, jamais elle ne saisira le mode des mystérieuses opérations qui désagrègent ceci ou cela, pour le réagréger et le transformer à d’autres fins. Comment les Morpho, ces lépidoptères métalliques de la Nouvelle-Grenade, qui volent sur les mines de cuivre, prennent-ils l’éclat et les reflets chatoyants de l’azurite et des diverses combinaisons de couleur que le minerai cache au sein de la terre ? Tu as fait une étude de ces affinités frappantes ou plutôt de ces réactions du milieu de l’être qui s’y produit. Me diras-tu comment le métal semble transmuer ses oxydes aisés en tissus squalleux, en laque gommeuse, en plumes imperceptibles, pour dorer en vert, en bleu, en rouge, enjaune, en orange, en violetétincelant, la chrysalide, la chenille, et la robe de ces incomparables papillons ? Tu dis que les Indiens ne s’en cassent pas la tête et qu’ils supposent tout bonnement que c’est le vert-degris qui les colore de la sorte. Mais moi, je crois qu’ils ont raison, ces bons sauvages, et que la nature tire tous ses matériaux de travail du même alambic. Seulement, comment s’y prend-elle ? Comment, dans les froides régions où elle n’a plus le concours d’un généreux soleil pour faire pleuvoir diamants et rubis sur ses créatures, compose-t-elle, avec les purs reflets de la neige, les sombres couleurs des lichens et les satins des écorces, ces douces harmonies des espèces boréales ?

Pourquoi Pantherode pardalaria, si bien nommée, offre-t-elle l’image frappante de la robe de la panthère ?

Pourquoi la Callithea Leprieuri, du fleuve des Amazones, est-elle un résumé de toutes les nuances du vert disposées en ondes, comme les reflets emportés et brouillés par les flots rapides ?

Pourquoi ces Héliconiens à ailes de gaze complètement diaphanes, l’Hetera piera par exemple, avec ces formes élégantes qui semblent chercher l’immatérialité ?

Pourquoi ces Leptocircus à ailes transparentes aussi, ces Erycines et ces Argus bleus à longues queues doubles ou quadruples imitant celles des Lyres, des Veuves et autres oiseaux des mêmes climats ?

Pourquoi et comment toutes choses ? Il n’y a que cela qui nous embarrasse !

Mais ce qui n’embarrasse ni toi ni moi, c’est de savoir si nous nous aimons. À cela point de doute, et que Dieu débrouille le reste.

1867.
  1. Cette lettre a paru aussi en 1867 dans : Le Monde des papillons, 1 volume in-4o, par Maurice Sand.