Questions actuelles - Examen de conscience

Questions actuelles - Examen de conscience
Revue des Deux Mondes4e période, tome 140 (p. 661-673).
QUESTIONS ACTUELLES

EXAMEN DE CONSCIENCE

Il y a des malchanceux parmi les races comme parmi les individus. La nature était probablement mal disposée le jour de leur création, et les a manquées. Tant pis pour elles, car « les droits » de la civilisation passent avant tout, et il ne faut pas laisser encombrer notre globe, déjà trop petit, par de la vermine humaine. D’où nous viennent ces « droits », on ne s’en inquiète guère; ils existent, puisque nous y croyons et que nous sommes les plus forts.

La race noire est celle que nous avons le plus constamment traitée en vermine encombrante. On a toujours mené les nègres à coups de trique, et les changemens de maîtres n’ont guère été pour eux que des changemens de fléau ; musulmans ou chrétiens, Arabes ou Allemands, c’est tout un pour ces pauvres diables. Il n’y a de différence que dans les principes au nom desquels ils sont exploités, fouettés, pendus, fusillés, massacrés en gros et en détail, et ils ne sont pas sensibles à ces nuances. Fouetté pour fouetté, le nègre se soucie fort peu que ce soit dans l’intérêt égoïste et méprisable d’un vil marchand d’ébène, ou pour servir une noble science appelée l’économie politique, et ouvrir de nouveaux débouchés à la quincaillerie d’un grand peuple ; son échine ne lui en cuit ni plus ni moins.

Sa mauvaise étoile a cependant été vaincue une fois, en Amérique, il y a bientôt un demi-siècle. Chacun sait qu’il l’a dû, en très grande partie, à un livre écrit par une femme. Ce que Mrs. Beecher Stowe et la Case de l’oncle Tom ont fait pour lui aux États-Unis, une autre femme, Olive Schreiner, tente aujourd’hui de le faire en Afrique avec un autre livre, Peter Halket[1]. L’entreprise est ambitieuse; il s’agit de persuader l’Europe, ses hommes d’État et ses financiers, ses industriels et ses aventuriers, et non plus d’exciter l’indignation des Yankees du Nord contre des planteurs qu’ils jalousaient déjà. Mais Olive Schreiner n’en est pas à son coup d’essai. Elle a déjà remué l’Europe, et le souvenir du succès passé lui donne en elle-même une confiance qui ferait sourire chez toute autre. C’est elle, on s’en souvient peut-être[2], qui a donné le branle définitif, du fond de son Afrique, au mouvement féministe de l’Angleterre. De là, l’incendie a gagné la France, rejoint à travers l’Allemagne les foyers des pays slaves, des terres scandinaves, et embrasé finalement le vieux continent presque entier. On conçoit qu’un triomphe de cette envergure grise un écrivain. Si un roman d’Olive Schreiner[3] a remis en question tant d’idées qui paraissaient définitives, indispensables et comme inhérentes aux sociétés chrétiennes, pourquoi un autre roman n’amènerait-il pas l’Europe à un nouvel examen de conscience, et à un progrès que beaucoup trouveront moins discutable que le premier? Olive Schreiner peut être sûre qu’en Angleterre sa voix sera entendue, sinon obéie; elle y est une personne célèbre, et, si Peter Halket n’est pas une œuvre littéraire parfaite, tant s’en faut, si l’auteur y abuse par endroits de la déclamation et y transforme trop souvent les problèmes d’ordre général en querelles personnelles, son livre, malgré tout, est de ceux qui donnent à penser. Sachons au moins, en France, ce qu’Olive Schreiner avait à dire, car les points d’interrogation qu’elle pose à ses lecteurs ne sont pas spéciaux à son pays; ils s’adressent à nous tous, gens de la race supérieure et civilisée, et qui se croit chrétienne.

Olive Schreiner a le don, précieux pour un apôtre ou un révolutionnaire, — c’est souvent tout un, — de présenter les questions sous une forme vivante et saisissante. Au début de son nouveau livre, Peter Halket, jeune paysan anglais, est assis mélancoliquement auprès d’un feu solitaire, sur une colline déserte du Mashonaland. Peter est venu dans l’Afrique du Sud pour faire fortune, et son premier soin a été de s’attacher à la grande dispensatrice des biens de la terre dans ces régions barbares ; il s’est fait soldat au service de la Compagnie à charte de M. Cecil Rhodes. Il vient de s’égarer en escortant un convoi de vivres, la nuit l’a surpris, et le voilà tout seul, médiocrement rassuré. Non qu’il ait peur des indigènes; Peter sait de reste que leurs kraals ont été brûlés à trente milles à la ronde, leurs provisions détruites, et qu’eux-mêmes ont fui éperdument. Mais il a peur des fauves, et aussi de l’obscurité. Il en devient presque sentimental et se met à songer à son village, à sa bonne femme de mère, qui ne pouvait prendre sur elle de tuer ses canards. L’attendrissement le mène à chercher les moyens les plus prompts de gagner beaucoup d’argent, pour retourner là-bas et apporter du bien-être à sa vieille maman. Si les terres que lui donnera la Compagnie allaient ne rien valoir? Peter en sera quitte pour y découvrir une mine d’or et fonder un syndicat. Il ne voit pas pourquoi il ne gagnerait pas des millions aussi bien que tel et tel[4].

Un bruit de pas interrompt ses méditations. Un homme singulièrement vêtu, pieds nus, tête nue, sans armes, entrait dans le cercle lumineux formé par la flamme. La conversation de Peter Halket, sujet de la reine Victoria, avec cet étranger, constitue le morceau capital du volume; celui où se pose nettement, sans être jamais formulée, la question qu’il faudrait enfin couler à fond, ne fût-ce que pour épargner aux nations civilisées des hypocrisies qui ne leur font pas honneur. Avons-nous des devoirs, des devoirs quelconques, petits ou grands, à l’égard des races inférieures? Ou avons-nous sur elles tous les droits, y compris celui de la destruction, comme cela est admis pour les animaux, et aucun devoir d’aucune sorte ? Cette dernière opinion a des partisans déterminés, en Allemagne particulièrement; nous reviendrons plus tard sur les raisons alléguées en sa faveur. Olive Schreiner lui est résolument contraire; mais, plus encore que le principe, plus que les cruautés qu’il entraîne, les simagrées de l’Europe l’indignent et la révoltent. Ces gens qui arrivent au Cameroun ou au Mashonaland, la Bible dans une main, une corde dans l’autre, lui soulèvent le cœur, et il lui est impossible de comprendre les puissans de la terre dont la piété s’accommode de pareilles abominations. Elle aimerait mieux le cynisme que l’hypocrisie. Son dialogue entre Peter et l’étranger est un appel à la franchise presque autant qu’à la justice et la pitié.

L’homme se chauffait en silence. Peter le considérait avec curiosité. C’était un blanc, mais d’un type qui ne lui était pas familier. Peter hasarda une question :

« — Un des Soudanais que Rhodes a amenés avec lui, je suppose?

— Non, dit l’étranger; Cecil Rhodes n’a rien à faire avec ma présence ici.

— Oh! fit Peter »

Après un silence :

« — Seriez-vous juif ?

— Oui; je suis juif.

— Ah ! c’est donc pour ça que je ne pouvais pas découvrir de quel pays vous étiez. Vous avez un costume... Il s’interrompit et reprit :

— Vous trafiquez, je suppose? D’où venez-vous? Etes-vous d’Espagne?

— Je suis de la Palestine.

— Ah ! je n’en ai pas encore vu beaucoup de ce pays-là. Il y avait des juifs sur mon bateau, et j’ai vu ici Barnato et Beit, mais vous ne leur ressemblez guère... »

Au bout d’un instant. Peter demanda encore :

« — Au service de la Compagnie à charte, je suppose ?

— Non; je n’ai rien à faire avec la Compagnie à charte.

— Oh ! fit Peter, ça ne m’étonne plus que vous ayez l’air si minable. »

L’étranger n’était pas communicatif. Assis à terre et les bras autour des genoux, il regardait le feu d’un air pensif et répondait à peine aux bavardages de son compagnon. Alors celui-ci, pour passer le temps, entama un récit qu’il avait déjà fait vingt fois au bivouac et toujours avec succès. Il raconta qu’avant de s’engager, il avait acheté deux négresses,-— oh! pas cher, — et que l’affaire s’était trouvée excellente. Son petit harem le nourrissait de son travail. Il riait de bon cœur en dépeignant son ménage; mais l’étranger gardait sa physionomie sérieuse et ne se dérida même pas quand Peter lui demanda :

« — Vous en avez, vous? Ça vous dit quelque chose, les négresses? »

Peter conta comment l’une de ses négresses s’était enfuie pour aller retrouver son mari et ses enfans, comment l’autre l’avait suivie, et il appuya sur l’ingratitude de ces malheureuses, qui abandonnent le meilleur maître pour rejoindre un sale nègre : « — Elle allait avoir un petit. — Ils l’auront tué avant sa naissance; ça n’a pas de cœur, ces nègres; ça ne leur fait rien, l’enfant d’un blanc... Si vous prenez des négrillonnes, toutes jeunes, ça peut encore aller; mais quand elles ont eu un mari nègre et des enfans, autant essayer de retenir une diablesse! Elles retournent toujours... Si jamais je l’attrape, son sale nègre, je lui ferai son affaire. Ça ne traînera pas. »

Il y eut une pause. L’endroit où le sale nègre avait « son affaire » provoquait toujours un murmure d’approbation dans l’auditoire, et Peter comptait sur quelque marque de sympathie de la part de l’étranger. Il attendit inutilement. Son hôte resta sans voix et sans mouvement, fixant toujours le feu de ses grands yeux tristes.

Peter laissa les histoires de femmes pour les histoires de guerre. Il avait remarqué aux pieds du voyageur taciturne deux cicatrices qui semblaient indiquer un connaisseur en aventures sanglantes, et, selon toute apparence, un amateur de plaies et bosses : « Vous avez aussi fait la guerre, je vois ça. Les deux pieds! Et ça a traversé! Vous avez dû passer de rudes momens ?

— Il y a si longtemps, » dit l’étranger.

Peter lui décrivit une scène dont une photographie instantanée, hideuse de réalisme, est placée en tête du volume d’Olive Schreiner. Trois nègres sont pendus aux branches d’un arbre. Une douzaine d’Européens, rangés en demi-cercle, contemplent leur œuvre d’un visage satisfait. L’un d’eux fume un cigare. Deux jeunes gens sourient :

« — Vous avez su, commença Peter, cette bonne farce, sur la route de Buluwayo, quand ils ont pendu trois nègres comme espions? Je n’y étais pas, mais un camarade qui y était m’a dit qu’ils ont forcé les nègres à sauter de l’arbre et à se pendre eux-mêmes. Il y en avait un qui ne voulait pas sauter; il a fallu lui tirer dans le dos, et, après ça, il a empoigné une branche, et il a fallu lui tirer sur les mains pour le faire lâcher. Il n’aimait pas à être pendu. Je ne sais pas si c’est vrai, je n’y étais pas, c’est un camarade qui me l’a raconté. Un autre, qui n’y était pas, dit qu’on a tiré dessus, pour les tuer, après qu’ils eurent sauté. Moi...

— J’y étais, fit l’étranger. — Oh! vous étiez là?... Moi, je n’aime pas beaucoup à voir ces machines-là. Il y en a qui trouvent ça très drôle de voir les nègres gigoter. Je ne peux pas y tenir, ça me retourne l’estomac. Pour ce qui est de tirer ou de se battre, j’en suis; je parie que j’ai descendu autant de nègres que n’importe qui du régiment. C’est les fouettages et les pendaisons qui ne me vont pas. Vous savez, ça dépend de la manière dont on a été élevé. Ma mère ne voulait pas tuer nos canards... Et elle me cornait perpétuellement aux oreilles : Ne frappe pas un plus petit que toi; ne frappe pas un plus faible que toi ; ne frappe que quand on peut te rendre. Quand on vous a fourré ces idées-là dans la tête, on ne peut plus s’en débarrasser. Il y a eu cet autre nègre, qu’on a fusillé. Il paraît qu’il était assis, ses bras autour de ses genoux, et qu’il n’a pas plus bougé que s’il avait été en pierre; et on l’a tapé sur la tête et sur la figure avant de le fusiller. Eh bien, je ne peux pas faire ces choses-là. Ça me rend malade. J’en tirerai autant que vous voudrez, pourvu qu’ils courent ; mais il ne faut pas qu’ils soient attachés.

— J’étais là quand on l’a fusillé, dit l’étranger.

— On dirait que vous êtes partout. Avez-vous vu Cecil Rhodes?

— Oui, je l’ai vu, dit l’étranger.

— Celui-là, c’est la mort aux nègres, dit Peter Halket en se chauffant les mains... On prétend que si nous avions ici le gouvernement anglais, il y aurait des enquêtes, et toutes ces machines-là, quand on aurait donné une raclée à un nègre et que ça aurait mal tourné. Avec Cecil, rien à craindre; on peut faire ce qu’on veut avec les nègres, à condition de ne pas lui causer de tracas, à lui. »

L’étranger regardait la flamme claire monter dans la nuit calme. Tout à coup, il tressaillit.

— Qu’est-ce? demanda Peter. Vous entendez quelque chose?

— J’entends au loin, dit l’étranger, un bruit de pleurs et un bruit de coups. Et j’entends des voix d’hommes et de femmes qui m’appellent. « 

Peter écouta avec attention : « — Je n’entends rien ! Il faut que ça soit dans votre tête; j’ai quelquefois un bruit dans la mienne. » Il écouta encore attentivement : « — Non, il n’y a rien, tout est tranquille. »

Ils restèrent silencieux pendant quelque temps. « — Peter Simon Halket », dit subitement l’étranger. Peter tressaillit; il ne lui avait pas dit son deuxième nom...

L’étranger, le juif de la Palestine, on l’a pressenti sans doute, n’était autre que le Christ. C’est d’un symbolisme naïf, le seul qui convienne pour s’adresser aux foules ; il faut qu’elles comprennent sans hésitation. Ce que dit Jésus, en style un peu trop grandiloquent, au jeune soldat égaré dans le désert broussailleux du Mashonaland, il est inutile de le rapporter ; on le devine assez. A mesure qu’il parle, le lecteur voit se dérouler un tableau qui n’a rien de neuf, et qui n’est pas le plus horrible, tant s’en faut, de tous ceux qu’on aurait pu évoquer pour les besoins de la cause. Il est hors de doute que la Compagnie à charte n’est pas tendre pour les nègres. Elle n’est pas plus cruelle que tel de ses voisins ; elle l’est moins que tel autre ; et, si elle a l’honneur de servir ici de prétexte à un nouveau Discours sur la Montagne, c’est uniquement parce que Mrs. Olive Schreiner et son époux sont engagés dans les luttes politiques de l’Afrique du Sud, où ils font une vive opposition à M. Cecil Rhodes.

Il valait mieux, du reste, ne pas prendre un cas exceptionnel. Il faut qu’on puisse se dire : C’est ainsi que les choses se passent, presque toujours, et cela est inévitable dès l’instant que des hommes ne sont plus assimilés aux autres hommes, mais à des animaux supérieurs et d’autant plus dangereux. Le capitaine de Peter Halket, qui a si tôt fait « d’envoyer une balle » au blanc qu’il aperçoit « faisant l’imbécile avec un nègre blessé », n’est nullement un monstre exceptionnel, mais un individu d’une logique trop rigoureuse. Lorsqu’on entreprend une battue contre des bêtes malfaisantes, il est par trop absurde de faire du sentiment avec les pièces blessées, et de les soigner pour qu’elles puissent recommencer leurs déprédations. Les anecdotes que Jésus rapporte au soldat anglais n’ont donc rien qui mérite qu’on s’y arrête de préférence à cent autres. Il n’y a pas de quoi fouetter un chat, si l’on s’en tient à la morale courante envers les sauvages. Nous en avons vu bien d’autres, il n’y a pas longtemps, d’homme blanc à homme blanc, et en Europe même.

On n’est impressionné par cette partie du livre que si l’on n’a pas de principes bien arrêtés sur les droits des races supérieures à l’égard des autres. C’était le cas de Peter Halket, trop simple et trop ignorant pour avoir réfléchi à des problèmes de cet ordre. A mesure que la vision évoquée par son hôte se dressait devant lui, avec ses cruautés inéluctables, ses dénis de justice obligatoires, ses nécessaires abus de la force, il sentait son éducation chrétienne se réveiller, pour ainsi dire, au fond de son âme, et il commençait à trouver des objections aux choses qui lui avaient paru le plus naturelles. La lumière s’insinuait dans son esprit obtus, et il en vint à comprendre, ce qui était beau de la part d’un paysan anglais, qu’il fallait choisir entre l’Evangile et le Livre bleu. Il va sans dire que Peter choisit l’Évangile, sans quoi l’histoire serait finie, et le reste du volume est employé à nous montrer ce qui en résulta.

Olive Schreiner s’est gardée de faire une façon de prophète de son jeune soldat. Peter résiste aux objurgations de son compagnon, qui voudrait l’envoyer « porter des messages » aux peuples et aux gouvernans. Il lui représente qu’il n’a aucune chance d’être écouté. On dira : « — D’où sort-il, celui-là?... Il y a un an qu’il est dans le pays et il ne possède pas une seule action dans aucune compagnie? Comment pourrait-il avoir rien à dire qui vaille la peine d’être écouté ? S’il avait le moindre bon sens, il aurait déjà gagné cinq mille livres pour le moins. On ne m’écoutera pas. » L’ « étranger » est obligé de se rendre à cet argument. Il faut être capitaliste, de nos jours, pour prêcher la morale de l’Evangile ; on risque, sans cela, d’être pris pour un anarchiste. Il est donc convenu que Peter Halket se bornera à appliquer dans sa petite sphère les préceptes qu’on lui enseignait jadis au catéchisme ; sa seule hardiesse consistera à les appliquer sans distinction de couleur.

La disparate entre la morale officielle des sociétés chrétiennes et leurs procédés éclate aussitôt dans toute sa brutalité. Peter Halket a rejoint son détachement, où l’on a été frappé de ses allures bizarres. On lui croit la cervelle un peu dérangée. Il fait des choses qui seraient toutes simples entre blancs, mais qui frisent la trahison avec des nègres. Les soldats ont découvert dans un trou un nègre blessé. Le capitaine qui commande l’escorte a condamné le prisonnier, sans plus ample informé, à être pendu comme espion, et grande a été sa stupéfaction, puis sa fureur, quand Peter Halket a osé lui suggérer, avec tout le respect dû à un supérieur, qu’on ne savait pas du tout si ce nègre était un espion ; qu’il s’était peut-être caché à cause de sa blessure, faute de pouvoir se sauver. L’officier se décide à couper court à des sentimentalités d’un mauvais exemple, et il déclare à cet imbécile que c’est lui, Peter, qui fusillera le noir, de sa propre main, au lever de l’aurore.

Cet arrêt soulève d’interminables discussions au bivouac. Les hommes fraîchement arrivés d’Europe sont pour Peter, tandis que les vieux coloniaux, endurcis par la répétition des mêmes scènes, le blâment de s’être mis son chef à des pour une pareille bagatelle : « Un nègre de plus ou de moins, dit un colonial, qu’est-ce que ça peut bien faire? Celui-là recevra une balle ou crèvera de faim, si nous ne l’achevons pas... Et puis, ça ne sent rien, ces nègres... J’ai vu un noir qu’on allait fusiller regarder les fusils en face et tomber comme ça! — sans un son. Ils n’ont pas de sentiment; je crois qu’il leur est égal de vivre ou de mourir; ce n’est pas comme nous. » Un autre soldat émet l’opinion que Peter refusera de tirer, un troisième s’offre à le remplacer, et de bon cœur. Bref, l’incident alimente les conversations jusqu’au moment de dormir. Seul, le héros du jour n’y prend aucune part. Il se tient très tranquille dans son coin et va se coucher de bonne heure.

La suite se devine. Le camp est réveillé au milieu de la nuit par des bruits confus. Les soldats sont sur pied en un clin d’œil, mais ils ne peuvent que constater la disparition du nègre blessé ; quelqu’un avait coupé ses liens, et à sa place gisait Peter Halket, la poitrine trouée d’une balle de revolver. Un camarade ayant fait mine d’examiner sa blessure, le capitaine renvoya chacun à son poste avec force jurons, et ordonna d’enterrer le corps séance tenante. Leur besogne terminée, l’un des deux hommes commandés pour cette corvée dit à son compagnon : « Il n’y a pas de Dieu dans le Mashonaland. « L’autre fut très affligé de cette parole impie, mais le premier refusa d’en démordre; il avait de l’éducation, et il savait que le Dieu auquel il pensait, celui que les monarques européens invoquent dans leurs cérémonies, fait rarement partie des bagages de leurs fonctionnaires coloniaux en Afrique. On s’y trompe parce que ces derniers débarquent « la Bible dans une main, une corde dans l’autre »; mais la Bible n’est qu’un décor, qu’il serait plus séant de laisser à la maison, si l’on ne peut absolument se passer de la corde à titre d’ustensile quotidien et, pour ainsi dire, domestique.

Nous avons dit que cette dernière opinion était ouvertement défendue en Allemagne. Elle est connexe à l’idée que nous avons tous les droits, sans aucun devoir, vis-à-vis des races inférieures. On peut soutenir en effet, si l’on se place à ce point de vue, qu’il n’y a pas plus d’inhumanité à exterminer une population sauvage par les moyens violens qu’à la décimer lentement par la faim et l’alcool. Or, c’est bien d’extermination qu’il s’agit pour les nègres d’Afrique. Le major Boshart, qui a servi sur le continent noir (nous sortons ici du roman pour rentrer dans la réalité), ne fait nulle difficulté d’en convenir dans une lettre adressée à une revue allemande[5], où il envisage la destruction de 100 millions d’hommes avec le même sang-froid que les Australiens celle des lapins trop prolifiques qui dévorent leurs récoltes. Son plaidoyer est fort bien tourné, du reste; on ne saurait mieux présenter les argumens de la « loi naturelle », substituée avec franchise aux faux semblans de loi chrétienne dont on a berné trop longtemps les philanthropes : « Quant à la façon, écrit-il, de traiter les nègres, ce qui est la seule question à considérer ici, voici à quel point de vue je vais me placer pour m’expliquer à ce sujet : nous n’allons pas en Afrique pour faire des grimaces philanthropiques; nous y allons uniquement pour créer de nouveaux débouchés à notre commerce et à notre industrie. »

Cela étant, il s’agit de considérer ce que nos trafiquans trouvent en face d’eux dans ces marchés neufs, quelle nature de clientèle, inoffensive ou dangereuse, bienveillante ou hostile. Le major Boshart estime que la preuve est faite à cet égard, et qu’il n’y a rien de bon à espérer, ni dans le présent, ni dans l’avenir, d’une race qui s’est toujours montrée réfractaire, depuis la plus haute antiquité, à toutes les civilisations successives : « — Ceux, dit-il, qui parlent de traiter le noir comme un grand enfant, ne connaissent que le nègre de la côte, devenu craintif et poltron, depuis tant de siècles qu’il est traqué par les chasseurs d’esclaves... Dans l’intérieur de l’Afrique, où il se croit le plus fort, le nègre est arrogant, cupide, cruel, sournois et impatient...

« Le nègre est un carnassier, féroce et sanguinaire, qui ne peut être tenu en respect que par l’œil et le fouet du dompteur. On n’a jamais rien obtenu de lui, nulle part, en lui distribuant des Bibles et de bonnes paroles.

« Si l’on voulait astreindre les noirs au travail, il ne fallait pas tant se hâter d’abolir l’esclavage. Il avait été institué à cause de l’impossibilité de faire travailler les nègres autrement. Comme il n’y a rien de changé à cet égard, l’abolition de l’esclavage a été prématurée et trop soudaine...

« Il faut s’ôter de la tête, une fois pour toutes, que le nègre puisse se résigner au travail s’il n’y est pas contraint. Les lois éternelles de la nature, auxquelles est soumise la création tout entière, régissent aussi l’expansion des races sur le globe. Quand, dans leurs vastes déplacemens, deux souches de peuples, inégales par leur vigueur intellectuelle ou physique, sont venues à s’entre-heurter, c’est toujours la plus faible, la plus dégradée qui a dû céder, et c’est ainsi seulement que l’espèce humaine a pu atteindre un degré supérieur de développement.

« Si la race noire marche vers sa disparition, ce n’est pas à cause de la chasse aux esclaves ou des persécutions des blancs, c’est parce qu’elle ne comprend pas les lois toutes-puissantes de la nature et ne veut pas s’y conformer. En résistant à la civilisation, qui seule pourrait la sauver, elle rend sa destinée inéluctable. Nous pouvons le regretter; nous n’y pouvons rien changer. Nous devrions nous dire, au contraire, que des populations aussi improductives que les peuplades noires n’ont aucun droit à l’existence.

« La logique des faits exige que 100 millions de nègres n’accaparent pas un territoire où 800 millions d’hommes civilisés et laborieux pourraient largement trouver à vivre.

« C’est en vain qu’une philanthropie bien intentionnée, mais irréfléchie, essaierait de plaider, au nom de l’humanité, les droits de la race noire.

« Après de longs retards, les blancs ont enfin réussi à apporter au continent noir leur activité, leur science, leur persévérance, leur énergie, et à s’en rendre maîtres. Ils ont bâti des villes, creusé des ports, peuplé de navires les lacs et les fleuves; de tous côtés, ils ont cherché des métaux; ils ont construit des routes, tracé des chemins de fer et des lignes télégraphiques, et le jour viendra où leur hardiesse et leur énergie arriveront à établir de part en part, à travers tout le continent, une route commerciale qui réunira l’Atlantique à l’Océan Indien. Ce jour, qui sera un grand jour dans l’histoire du monde, sonnera le glas de la race noire. »

Un autre Allemand, M. Gustave Fritsch, est moins affirmatif sur le principe. En revanche, il constate que les théories du major Boshart sont largement appliquées en Afrique par ses compatriotes. « On sait, dit-il[6], qu’autrefois, quand l’explorateur pouvait compter sur l’appui des chefs indigènes, les expéditions étaient pacifiques, lorsqu’elles n’échouaient pas complètement. Il était réservé à Stanley d’ouvrir l’ère des marches sanglantes à travers l’Afrique. Les résultats obtenus imposent silence à la critique; cependant, à les juger sans parti pris, on est obligé de déclarer que la brutalité atteignit à cette occasion un degré qui a ému douloureusement tous les amis de l’humanité et n’a pas avancé l’œuvre de la civilisation en Afrique.

« Depuis ce moment, tuer le nègre à coups de fusil est devenu une espèce de sport. De temps à autre, pour changer, on en pend un ou deux, et alors, par une réaction inévitable, les naturels essaient à l’occasion de voir s’ils ne seraient pas les plus forts, causant par là de nouvelles effusions de sang. C’est ainsi que les affaires se sont embrouillées de plus en plus dans de vastes territoires, sans qu’on puisse décider de son bureau si tel massacre d’indigènes était nécessaire ou non. »

M. Franz Giesebrecht résume la situation en exprimant l’espoir que les traitemens infligés aux indigènes dans les colonies allemandes cesseront prochainement d’être un sujet de « honte » pour la mère patrie.

Quelques coloniaux allemands penchent pour la douceur; l’un d’eux, le docteur Kersten, est allé jusqu’à écrire que le principal obstacle au développement des colonies africaines, ce sont les Européens débauchés, ivrognes, égoïstes et barbares. Mais ces voix isolées se perdent dans la grande clameur « de pleurs et de bruits de coups » que Peter Halket n’entendait pas et que son hôte n’entendait que trop. J’imagine qu’il se crée en Afrique, en ce moment, un folk-lore sanglant et sinistre. Il doit se raconter entre noirs des légendes effroyables sur le fléau dont tous, à l’heure présente, ont ouï parler, si tous ne l’ont pas encore vu de leurs yeux, car il les cerne et les resserre de toutes parts. Les recueils de traditions populaires de l’avenir diront peut-être leurs épouvantes aux approches du monstre appelé Civilisation. Notre orgueil aura à souffrir au spectacle de ces angoisses.

En résumé, chacun en décide, pour l’instant, au gré de ses inclinations ; mais ce n’est pas une question qui se puisse régler au hasard du tempérament personnel des individus. J’ignore si la race nègre, toute pétrie de vilains défauts qu’elle soit pour l’instant, est irrémédiablement inférieure, ou s’il ne lui manque qu’une occasion et quelques milliers d’années devant elle pour devenir une des réserves de l’humanité, quand nos races blanches auront achevé de s’user par l’excès de civilisation. Admettons qu’elle ne s’élève jamais, dans les conditions les plus favorables, au-dessus d’une médiocrité peu intéressante. Il n’en reste pas moins que mettre 100 millions d’âmes hors la loi, les exclure du droit des gens en vertu d’un postulat scientifique, cela est troublant pour les consciences imbues de la morale qu’on nous enseigne de père en fils depuis dix-neuf siècles. Et, s’il se trouvait, par hasard, que les droits de notre race à supprimer les populations qui la gênent ne soient pas aussi limpides que le pense le major Boshart ; s’il était admis, à la réflexion, que les atrocités sont des atrocités sous toutes les latitudes, et qu’il y a une justice, une morale, un devoir, même vis-à-vis d’un « sale nègre », bien que les règles de cette justice, de cette morale, de ce devoir puissent différer de celles qui président aux relations des blancs entre eux, être plus sommaires et moins délicates : n’y aurait-il pas lieu d’appeler de tous ses vœux la formation d’une opinion publique européenne qui rende impossible le retour des horreurs révélées par des procès récens ? L’opinion, et une opinion internationale, peut seule sauvegarder la notion d’humanité dans des contrées où nous voyons que le contact et l’exemple des barbares a vite fait de ramener un civilisé à la définition classique de Hobbes : homo homini lupus. C’est le seul remède possible à la « honte » si justement déplorée par M. Franz Giesebrecht.

Si cette opinion européenne arrive un jour à se former, si elle prend assez de force pour s’imposer, Olive Schreiner y aura contribué. Et alors. Peter Halket, ce livre courageux, sera pour elle une gloire plus enviable que ne l’eût été une œuvre littéraire plus parfaite.


ARVEDE BARINE.

  1. Trooper Peter Halket of Mashonaland (Londres, 1897).
  2. Voyez la Gauche féministe et le Mariage (Revue du 1er juillet 1896).
  3. The story of an African farm.
  4. Les noms sont en toutes lettres dans le roman.
  5. Neue Deutsche Rundschau, janvier 1897. Cette lettre fait partie d’une enquête instituée par l’un des collaborateurs de la Revue, M. Franz Giesebrecht, auprès des hommes compétens, sur la manière dont les nègres sont traités dans les colonies allemandes et devraient être traités à l’avenir.
  6. Loc. cit.