Question scientifiques - L’Atmosphère, sa constitution, les nouveaux gaz/01

Question scientifiques - L’Atmosphère, sa constitution, les nouveaux gaz
Revue des Deux Mondes4e période, tome 149 (p. 198-215).
II  ►
QUESTIONS SCIENTIFIQUES

L'ATMOSPHÈRE

SA CONSTITUTION, LES NOUVEAUX GAZ


W. Ramsay. Les gaz de l’atmosphère, 1898. — H. Henriet. Les gaz de l’atmosphère, 1898. — A. Gauthier. L’origine des eaux minérales, 1878. — Lambling. Encyclopédie chimique, t. IX. 1892. — A. Schlœsing. Comptes rendus, 1880. — T. L. Phipson. Comptes rendus, 1893 et 1895, etc.


I

Nos connaissances relativement à la composition de l’atmosphère n’ont cessé de se développer depuis la fin du siècle dernier : elles se sont enrichies récemment de la découverte de gaz nouveaux, l’argon, le krypton, le néon, le métargon, qui sont, en même temps, de nouveaux corps simples. Ce chapitre de la chimie a déjà une longue histoire. Elle s’ouvre à la découverte de l’azote en 1772 par William Scheele, pharmacien et savant chimiste suédois, qui nomma ce gaz aër mephiticus, air vicié, moffette atmosphérique ; et à la découverte de l’oxygène, air pur, vital ou déphlogistiqué, faite en 1774 par ce singulier J. Priestley qui fut successivement Anglais, Français et Américain de nationalité, pasteur et chapelain de profession, controversiste de goût et grand chimiste par rencontre. On sait que ce fut Lavoisier qui fit comprendre la véritable nature de ces gaz, leur donna les noms simples qu’ils ont conservés, et fixa la composition de l’atmosphère, qu’il considère comme formée d’un mélange de cinq sixièmes d’azote avec un sixième d’oxygène. Les plus récentes déterminations de M. A. Leduc, en 1896, ont substitué à ces nombres approchés, les chiffres plus exacts et probablement définitifs de 78,06 d’azote et de 21,00 d’oxygène en volume. La différence de ces valeurs 0,21 au lieu de 1/6 et 0,7806 au lieu de 5/6 représente toute la modification apportée par un siècle de mesures précises à nos connaissances fondamentales sur la constitution de l’air atmosphérique.

Mais, à côté des élémens fondamentaux, oxygène et azote, qui en forment la masse principale, il y a dans l’atmosphère, où viennent fatalement se déverser tous les gaz et vapeurs échappés de la profondeur et de la surface du sol et des eaux, des élémens accessoires. Les efforts des chimistes, pendant le cours de ce siècle, se sont appliqués à l’étude de ces élémens surajoutés, secondaires et minimes quant à leur proportion, ce qui ne veut pas dire qu’ils le soient quant à leur importance et dont l’existence, enfin, est à la fois constante et universelle. Ce sont : la vapeur d’eau, l’acide carbonique, l’ozone et l’ammoniaque. En dehors de ces matériaux permanens il y en a dont la présence, quoique encore très générale, est considérée cependant comme accidentelle, tels l’oxyde de carbone, le formène, l’hydrogène sulfuré, l’iode, l’acide azoteux, etc.

L’œuvre principale de la chimie contemporaine, en ce qui concerne l’atmosphère, a donc consisté à faire connaître la présence, les proportions et les variations de ces constituans. Cette recherche se poursuit encore tous les jours ; elle est en quelque sorte organisée méthodiquement dans les observatoires météorologiques. C’est à cette catégorie de composans accessoires de l’atmosphère, qu’appartiennent les nouveaux gaz découverts depuis 1894 par lord Rayleigh et W. Ramsay.

Un autre problème qui a vivement préoccupé les chimistes au cours de ce siècle est de savoir si la composition de l’atmosphère est invariable ; et, en ce cas, de connaître les mécanismes par lesquels se maintient cette fixité. Il s’est posé dès le début et en quelque sorte par les premières analyses. Priestley, dont la méthode de dosage était imparfaite, ne trouva pas de rapport constant entre l’azote et l’oxygène ; il ne crut pas à cette fixité. Mais après les mémorables recherches de Cavendish en 1781, cette opinion ne fut plus soutenable. Soixante échantillons d’air recueilli à des époques différentes et dans des localités diverses, à la ville et à la campagne, et dans les circonstances atmosphériques les plus opposées, lui donnèrent un résultat constant. Il trouva toujours 79,16 d’azote et 20,84 d’oxygène, nombres qui diffèrent bien peu de ceux qu’ont fournis les meilleures déterminations contemporaines. Des milliers d’analyses exécutées depuis lors par les plus habiles chimistes — Gay-Lussac, Humboldt, Brünner, Frankland, Dumas, Boussingault, Bunsen, Regnault et Reiset — sur l’air des plaines, des montagnes, des sommets glacés, des hautes régions de l’atmosphère, ont confirmé la conclusion de Cavendish et définitivement établi la loi de la fixité de composition de l’atmosphère.

Mais cette loi n’est démontrée, absolument parlant, que pour la durée d’un siècle environ, c’est-à-dire pour le temps qui s’est écoulé depuis que l’on fait des analyses précises. On est convenu cependant de lui accorder une extension, en quelque sorte indéfinie. Et cela, parce que, s’étant livrés à l’étude attentive des causes qui tendent à accroître ou à diminuer la proportion de chacun des élémens de l’air, les chimistes ont cru établir qu’elles se compensaient exactement. La fixité serait donc fondée non pas sur une immutabilité qui répugne à la nature, mais sur une loi de variation qui, non seulement, maintient l’équilibre mobile de cette composition à l’époque actuelle, mais qui l’a maintenu dans le passé et le maintiendra dans un lointain avenir. Toutefois, il doit être entendu que ce passé et cet avenir n’excèdent pas la limite des temps géologiques actuels.

Si l’on réfléchit, par exemple, aux origines de l’oxygène atmosphérique, on se trouve en présence de deux hypothèses contraires. La première consiste à admettre que l’oxygène de l’air est le résidu de celui qui existait déjà à l’état libre, à l’époque où la terre était encore une masse de fluide incandescente. L’énorme température du milieu maintenait alors tous les élémens dissociés. Lorsque, plus tard, le refroidissement relatif du globe eut permis à l’oxygène de se combiner entièrement aux corps éminemment oxydables qui formaient le noyau terrestre, il fallut qu’une circonstance particulière intervint pour soustraire à l’avidité de ces corps, et parmi eux du fer qui en est le plus abondant, la petite partie d’oxygène qui depuis ce temps a existé dans l’atmosphère. Cette cause préservatrice, on peut en emprunter une image aux opérations métallurgiques des hauts fourneaux. On admet donc qu’une croûte ou une écume de silicates fusibles est remontée à la surface de la masse brûlante en vertu de sa légèreté spécifique, formant, suivant l’expression de M. A. Gautier, « la scorie solidifiée de cet immense creuset. » Et, par ce moyen, l’oxygène encore intact aurait été séparé du noyau oxydable, — préservé, maintenu, — et conservé avec ses affinités disponibles pour les combustions ultérieures de la vie végétale et animale.

Une seconde hypothèse, toute contraire, a été proposée en ces dernières années par M. T. L. Phipson. La majeure partie de l’oxygène serait de formation récente par rapport aux autres gaz de l’air. L’atmosphère primitive aurait été essentiellement composée d’azote, d’acide carbonique et de vapeur d’eau. C’est dans un tel milieu qu’aurait apparu la vie végétale. Les premières plantes, essentiellement anaérobies, décomposant l’acide carbonique sous l’influence des rayons solaires, en versèrent l’oxygène continuellement et graduellement dans le milieu aérien. Encore aujourd’hui, dans une atmosphère artificielle d’acide carbonique et d’azote humide, sans oxygène libre, les plantes actuelles végètent des mois entiers. Elles transforment en milieu de plus en plus oxygéné le milieu primitivement privé d’oxygène où on les a placées, et cela avec d’autant plus d’énergie qu’elles appartiennent à des types plus inférieurs, tels, par exemple, que les algues unicellulaires. La cellule anaérobie, s’accommodant à ce milieu nouveau, est devenue lentement aérobie, et la vie animale a pu se développer à son tour. D’après cela, l’oxygène atmosphérique aurait été sans cesse on augmentant à la surface du globe. L’équilibre actuel ne serait donc pas un équilibre vrai, ce serait en fin de compte un dérangement lent.

A l’inverse de l’oxygène, la présence de l’azote libre dans le milieu aérien et sa conservation à peu près indéfinie ne soulèvent aucune difficulté, puisque ce gaz est l’un des plus inertes et des moins faciles à liquéfier. L’atmosphère est le refuge naturel de tous les matériaux qui, n’ayant pas trouvé à se combiner ou à se condenser, ont conservé la forme gazeuse. On y doit donc trouver l’azote ; et, s’il existe d’autres corps aussi réfractaires que lui à la combinaison directe et autant éloignés de leur point de liquéfaction, c’est évidemment là qu’on les trouvera, à côté de l’azote. Tel est précisément le cas pour l’argon et les gaz nouvellement découverts.

Néanmoins la quantité d’azote n’est pas non plus invariable comme tendraient à le faire croire ces vues trop simples sur l’inertie chimique prétendue de ce corps. Il existe un ensemble de causes naturelles qui tendent à diminuer sans cesse le capital d’azote libre. C’est, en premier lieu, la formation de composés nitriques et nitreux dans l’air sous l’influence de l’électricité atmosphérique.

L’étincelle électrique, en traversant l’air, forme de l’acide azoteux si cet air est sec, et de l’azotite d’ammoniaque, s’il est humide, c’est-à-dire qu’elle transforme l’azote libre en azote combiné ; et c’est là une cause indéniable de diminution de l’azote atmosphérique. Il est fort difficile d’en apprécier l’importance. On peut la croire faible et négligeable, car les orages sont, en définitive, des phénomènes rares, accidentels, localisés, incapables, malgré leur violence, des effets auxquels atteignent les causes lentes et continues. Mais, précisément, les agens de cette nature interviennent aussi, avec la puissance qui leur appartient. La décharge disruptive de l’éclair n’est pas nécessaire pour combiner l’azote ; M. Berthelot a montré que les plus faibles actions électriques y suffisent. Partout et en tout temps règnent au voisinage du sol des tensions électriques minimes qui permettent à l’azote atmosphérique de se fixer sur un grand nombre de matières organiques pour constituer des corps azotés complexes. M. Berthelot a fourni de nombreux exemples de ces combinaisons naturelles possibles en unissant l’azote par le moyen de ces faibles effluves à des substances organiques telles que la cellulose et la dextrine.

Le même savant a contribué à mettre en lumière deux autres causes, très générales aussi, qui travaillent, avec non moins d’efficacité, à réduire la quantité d’azote de l’air. Les sols argileux, grâce aux organismes microscopiques qu’ils renferment, soutirent d’une façon incessante ce gaz à l’atmosphère. La soustraction s’exagère et atteint des proportions énormes dans les sols où sont cultivées les plantes légumineuses ; non pas que ces végétaux aient par eux-mêmes la faculté d’absorber directement l’azote, mais parce que leurs racines donnent asile à des multitudes innombrables de ces microbes du sol qui, eux, possèdent cette faculté. Les micro-organismes fixateurs de l’azote contractent avec les racines des légumineuses une sorte d’association pour l’exploitation à profits communs de l’azote atmosphérique. Les associations de ce genre, dont on a découvert de nombreux exemples, sont connues sous le nom de symbioses. La déperdition d’azote qui est due à ces actions continues et puissantes n’est plus négligeable.

Il résulte de ces explications que la composition de l’atmosphère, au lieu d’être fixe, évolue lentement vers un état de choses caractérisé par la diminution de l’azote et l’augmentation de l’oxygène.

Si nous laissons de côté, maintenant, les deux élémens fondamentaux de l’air pour revenir aux élémens accessoires, nous verrons qu’ils ont été l’occasion, en ces dernières années, de recherches non moins intéressantes.

Cela est vrai surtout de l’acide carbonique. Celui-ci est, parmi les élémens variables de l’atmosphère, le plus important de beaucoup. La quantité d’acide carbonique oscille autour de trois dix-millièmes : dix mètres cubes d’air en contiennent trois litres. Des analyses innombrables de l’acide carbonique atmosphérique ont été exécutées par les chimistes les plus habiles de tous les pays. Dans les stations météorologiques la recherche en est faite méthodiquement deux fois par jour. C’est ce qui a lieu à l’observatoire de Montsouris. Le même service analyse quotidiennement un échantillon d’air recueilli dans le centre de Paris. Comme on devait s’y attendre, c’est à Paris que la proportion d’acide carbonique est la plus forte. Les moyennes mensuelles diffèrent peu ; en 1893 par exemple elles n’ont varié que de 2m,96 à 3m,25 (pour 10 000 litres d’air). Dans le monde entier les mêmes observations ont été répétées ; et, en définitive, on est d’accord partout sur le taux de l’acide carbonique. Il est sujet à variations, mais celles-ci sont contenues entre d’étroites limites, autour du même chiffre de 3 pour 10 000. On s’étonnera justement de voir les proportions de ce gaz se maintenir à peu près invariables alors que tant de circonstances concourent à le faire varier. Les plantes vertes en absorbent des quantités considérables qu’elles décomposent et dont elles rejettent l’oxygène dans l’atmosphère. La supputation la plus récente, celle de Hoppe-Seyler en 1877, évalue la quantité d’acide carbonique qui disparaît de ce chef, en une année, à la 129e partie de la provision totale. Celle-ci serait donc épuisée en 129 ans si des sources puissantes ne renouvelaient pas le gaz disparu. Les plus banales ont été dès longtemps indiquées : c’est la respiration des êtres vivans et la décomposition lente des résidus organiques ; la combustion de l’énorme quantité de charbon extrait des houillères (quantité qui, pour l’année 1890, par exemple, s’est élevée à 470 millions de tonnes) ; le dégagement de gaz par les volcans ; c’est enfin une source pour ainsi dire inépuisable, dont le fonctionnement n’a été bien étudié que dans ces dernières années. Il s’agit des eaux de la mer qui contiennent à l’état de bicarbonate de chaux d’immenses réserves de gaz que M. Schlœsing a évaluées à dix fois environ la quantité totale contenue dans l’atmosphère.

On peut concevoir que la compensation s’établisse entre les gains et les pertes. Mais ces vagues indications ne suffisent pourtant pas à faire comprendre que cette compensation soit si parfaite, et la balance si exacte. Il fallait une sorte de mécanisme régulateur agissant automatiquement, qui établît cette rigoureuse correspondance des profits et des pertes. On en soupçonnait l’existence. M. Schlœsing nous l’a fait connaître. Il est constitué précisément par l’acide carbonique emmagasiné dans les eaux douces et surtout dans les eaux de la mer à l’état de bicarbonate de chaux. Lorsque l’acide carbonique tend à diminuer dans l’atmosphère, le bicarbonate se dissocie en carbonate qui se dépose et acide carbonique qui se dégage. Inversement, si le gaz est en excès, sa pression dépassant la tension de dissociation, une partie rentre en combinaison avec le carbonate et régénère le bicarbonate jusqu’à ce que l’excès ait disparu. Ce jeu de bascule réglé par les lois de la dissociation, assure la constance à peu près parfaite du taux de l’acide carbonique.

Mais, là encore, il faut bien remarquer qu’il s’agit d’un équilibre relatif aux circonstances actuelles et qui cesse d’être vrai si l’on envisage l’extrême passé ou l’extrême avenir.

Il n’est pas douteux qu’à l’origine l’atmosphère a contenu d’énormes quantités d’acide carbonique. L’écorce terrestre recèle des gisemens extrêmement puissans de calcaires, c’est-à-dire de carbonates de chaux et de magnésie ; tout cet acide carbonique aujourd’hui combiné était, à l’époque de l’incandescence du globe, à l’état de liberté dans l’atmosphère ; les carbonates, en effet, ne peuvent subsister, aux hautes températures, en présence de la silice, qui constitue une seconde catégorie de roches aussi abondante que la précédente dans les assises terrestres. Dans ce conflit des deux acides, à chaud, l’acide carbonique est vaincu et chassé des carbonates.

A mesure que le globe terrestre s’est refroidi, les choses ont pris une autre face, et l’acide carbonique primitivement libre a été successivement soutiré, combiné et immobilisé dans les roches calcaires. Il a repris degré par degré à l’acide silicique les bases alcalines et alcalino-terreuses que celui-ci avait fixées. Et ce phénomène continue sans cesse. Il caractérise la seconde phase de ce que G. Bunge a appelé « la lutte des deux grandes puissances de l’écorce terrestre. » Ces deux puissances sont l’acide silicique et l’acide carbonique. Ils luttent pour la possession des bases : ils luttent à chaud et à froid. Aux températures élevées, comme nous l’avons dit, c’est l’acide silicique qui l’emporte : il se sature des bases conquises. A froid, les choses tournent tout autrement. L’acide carbonique dissous dans l’eau de la mer ou des fleuves attaque les silicates, s’empare des bases et s’immobilise à l’état de carbonate terreux insoluble, si la base est terreuse ; à l’état de carbonate alcalin si l’attaque a porté sur un silicate alcalin. Mais celui-ci, en présence des chlorures terreux, est transformé en sel insoluble ; de sorte qu’en définitive le carbonate terreux est toujours le dernier aboutissant.

Dans son évolution, le globe tendant toujours au refroidissement, il en résulte que l’avantage qui appartenait, au début, à l’acide silicique, s’est dessiné de plus en plus en faveur de l’acide carbonique. Il se sature de bases et déserte l’atmosphère. La terre marcherait ainsi d’une façon fatale à l’épuisement de ses réserves d’acide carbonique libre, c’est-à-dire à l’extinction de la vie, puisque l’acide carbonique est l’aliment du végétal et celui-ci à son tour l’aliment de l’animal.

Quoi qu’il en soit de cette perspective pessimiste, ce qu’il faut retenir de ces explications c’est qu’en résumé l’azote et l’acide carbonique tendraient à diminuer sans cesse dans l’atmosphère, tandis que l’oxygène y augmenterait continuellement jusqu’à une certaine limite. Telle est la notion que la science contemporaine substitue à l’hypothèse de la fixité de composition de l’atmosphère et à l’optimisme des harmonies naturelles par lesquelles aurait été assurée à jamais cette prétendue invariabilité.


II

Nous avons dit que l’œuvre de la chimie contemporaine en ce qui concerne l’atmosphère était double. Elle a étudié plus attentivement les variations des gaz fondamentaux et de l’acide carbonique, étude qui aboutit à la réforme de l’hypothèse trop absolue de la fixité de composition. — En second lieu, elle a recherché avec patience les élémens accessoires, vapeur d’eau, ozone, ammoniaque, autres gaz ou vapeurs et poussières diverses que l’on y rencontre. Cette recherche fort utile sans doute, mais qui semblait sans grand éclat, a conduit à des résultats d’une portée considérable. C’est, en effet, en étudiant les poussières de l’atmosphère que Pasteur a fondé la microbiologie avec ses infinies conséquences au point de vue de la théorie et des applications. En second lieu, c’est parmi ces élémens plus ou moins accessoires de l’air ambiant que se rangent les quatre nouveaux corps simples dont la découverte est due à lord Rayleigh et W. Ramsay.

Des autres élémens qui n’existent dans l’air qu’à des doses infimes, il y a peu de chose à dire, sinon qu’il y a eu lieu de s’étonner qu’ils aient pu être déterminés avec un soin si méticuleux alors que les nouveaux gaz, dont la proportion est beaucoup plus élevée au moins dans leur ensemble, ont pu échapper si longtemps aux investigations.

La vapeur d’eau offre un intérêt considérable au point de vue de la physique générale et de la physique du globe. Elle constitue comme un manteau qui protège le globe contre le refroidissement en permettant l’absorption partielle des rayons calorifiques émanés du soleil ou de la terre. On détermine très exactement dans les observatoires météorologiques les variations de pression qu’elle présente chaque jour. Si l’on considère que le nombre qui exprime en millimètres de mercure la tension de la vapeur d’eau exprime en même temps et d’une manière très approximative le nombre de grammes de cette vapeur qui existe dans un mètre cube, on pourra très facilement ramener les déterminations hygrométriques aux déterminations pondérales. Les tables publiées chaque jour dans les journaux quotidiens eux-mêmes permettent donc au lecteur de s’assurer que, dans nos pays, la quantité de vapeur d’eau varie selon les circonstances entre 1 et 32 grammes par mètre cube. Ainsi la vapeur d’eau n’existe qu’à la proportion de quelques millièmes et ses variations sont en rapport avec la situation géographique du lieu, l’altitude, les saisons, la température.

L’ozone, qui est une sorte d’oxygène condensé et actif, existe dans l’atmosphère en proportions minimes. La quantité en poids, à l’observatoire de Montsouris, a varié d’un jour à l’autre de 0mmg,4 à 4mmg,1 pour 100 000 litres d’air, dans le courant de l’année 1895.

L’ammoniaque existe dans l’air, non pas comme vapeur libre, mais comme sels ammoniacaux, carbonate, nitrate, nitrite, corps solides, seulement maintenus dans l’air à l’état de poussières flottantes. Son origine est double : elle est engendrée au moment des orages par l’étincelle électrique traversant l’air humide ; elle vient aussi de la fermentation et de la putréfaction de toutes les matières azotées. Les études de M. Schlœsing ont montré que (cette substance exécute une sorte de circulus. Elle passe d’abord de l’air dans la terre végétale ; chaque hectare de terre reçoit ainsi une quantité de sel ammoniacal qui peut varier de 12 à 50 kilogrammes par an et qui constitue un engrais chimique utilisé par les plantes. La destruction du végétal la restitue ensuite à l’atmosphère. Le taux où elle y existe est du même ordre de grandeur que pour les élémens précédens : 100 000 mètres cubes d’air en contiennent en moyenne 1 mmg,5. La fixité relative de l’ammoniaque est assurée dans l’air par un mécanisme très analogue à celui dont il a déjà été question à propos de l’acide carbonique. L’eau de la mer dissout le sel ammoniacal en proportions relativement considérables, — presque d’un demi-milligramme par litre, — le sel se dissocie et abandonne l’ammoniaque à l’air, ou bien il se reconstitue et la lui reprend, selon que la pression s’abaisse ou se relève.

Les autres gaz ou vapeurs peuvent être regardés comme des souillures de l’air : l’oxyde de carbone se rencontre accidentellement au voisinage des lieux habités ; le formène s’y trouve auprès des marécages ; l’acide sulfureux aux alentours des volcans, et il se transforme en partie en acide sulfurique qui se fixe à la vapeur d’eau et se dépose avec elle ; l’hydrogène sulfuré se dégage des dépôts de matières organiques ; l’iode, enfin, a été trouvé très fréquemment dans l’air et dans les eaux pluviales.

Les gaz dont il nous reste à parler n’ont pas ce caractère de souillure ou d’élément accidentel ; ils ne proviennent pas des composés qui existeraient à la surface, mais au contraire ils constituent les élémens les plus anciens et les plus spéciaux du milieu gazeux ; enfin, au lieu de participer à la constitution de l’atmosphère dans les infimes proportions des précédens, à l’état de traces, de dix-millièmes ou de cent-millièmes, leur ensemble forme près d’un centième de l’atmosphère, c’est-à-dire qu’il y est cent ou mille fois plus abondant.

III

La découverte du nouvel élément de l’air, l’argon, a été annoncée par lord Rayleigh et W. Ramsay, au congrès de la British Association tenu à Oxford au mois d’août 4894. Le gaz qu’ils avaient obtenu était plus lourd que l’azote et plus soluble dans l’eau. Au point de vue chimique, sa caractéristique était sa profonde inertie. L’azote est déjà considéré comme l’un des corps les plus réfractaires aux réactions chimiques : l’argon l’est davantage. Tandis, en effet, que l’on réussit, au moyen de l’étincelle électrique, à combiner l’azote à l’oxygène et que l’on peut, à la température du rouge, le fixer sur le magnésium et d’autres corps, rien de pareil n’est possible avec l’argon. Il résiste à tout, ou peu s’en faut.

Cette circonstance que l’argon est un corps extrêmement indifférent et qu’il est mélangé dans l’air à l’azote qui ne l’est qu’un peu moins, explique notre longue ignorance à son égard. Toute la difficulté de sa découverte consistait précisément à l’en séparer et à l’isoler.

D’autre part, l’argon n’est point un facteur négligeable de l’atmosphère, puisqu’il y existe en quantité environ trois fois plus grande que la vapeur d’eau, de trente à cent fois plus que l’acide carbonique, et des centaines de fois plus que les autres facteurs tels que l’ozone et l’ammoniaque que l’on y dose journellement. Ce contraste entre l’abondance de l’argon resté méconnu pendant si longtemps et, d’autre part, la rareté des autres constituans déterminés avec une excessive minutie, est une source d’étonnement pour les profanes de la chimie. Ils ne comprennent pas que tant d’habiles chimistes aient pu, suivant une locution vulgaire applicable ici, « méconnaître la poutre et apercevoir la paille.. »

En fait, dans toutes les analyses de l’air on a jusqu’ici compté comme azote la partie qui subsiste après qu’on a absorbé les autres gaz ou vapeurs. C’est ce résidu, qui a échappé à toutes les réactions, qui constitue ce que l’on appelle l’azote atmosphérique. Ce résidu est composé, comme viennent de nous l’apprendre MM. Rayleigh et Ramsay, de 83 parties d’azote véritable et d’une partie d’argon. Cet azote véritable est donc différent du prétendu azote atmosphérique. Sans doute les savans jusqu’à ce jour n’avaient pas su l’en distinguer, mais les agens chimiques s’y entendaient mieux. L’azote vrai (que l’on a quelque peine à combiner directement) forme cependant un nombre infini de composés, azotates, azotites, sels ammoniacaux, urée, sans parler du nombre infini des substances organiques. De ces composés, que l’on tire de diverses sources, que l’on obtient cristallisés et absolument purs, on peut extraire de l’azote pur. C’est l’azote chimique, l’azote véritable. Pour celui-là, il n’y a pas d’inquiétude à avoir ; on est bien certain de sa pureté. Quand un corps entre en proportions définies dans des combinaisons parfaitement cristallisées, il ne saurait être un mélange hétérogène. A la vérité, on ne peut rien affirmer relativement à sa simplicité ; mais on peut affirmer sa pureté. L’azote chimique, au lieu d’être un corps simple, pourrait être lui-même un composé, — et la même chose peut être dite de tous les autres corps simples, — mais, à coup sûr, il ne saurait être un mélange de deux gaz.

On connaissait donc, en somme, un gaz réellement pur, l’azote chimique, et un autre, l’azote atmosphérique, que l’on confondait avec le premier, et cela à tort, puisque les chimistes anglais viennent précisément d’y trouver l’argon mélangé. Il y avait, en d’autres termes, deux sortes de procédés pour préparer l’azote : on l’extrayait de l’air ou des sels azotés ; on obtenait l’azote chimique ou l’azote atmosphérique.

Il résulte de ces explications que si l’on essaye, en surmontant les difficultés de l’opération, de combiner l’azote atmosphérique, on ne pourra y réussir complètement. Il subsistera un résidu, c’est-à-dire une substance qui par cela même se distinguera de l’azote. On aura découvert et préparé l’argon. C’est ce qu’ont fait lord Rayleigh et W. Ramsay.

Mais un autre l’avait fait avant eux ; un illustre chimiste et physicien qui fut au siècle dernier le digne émule des Scheele, des Priestley et des Lavoisier. C’est Cavendish. Lord Henry Cavendish, petit-fils du second duc de Devonshire, dont Biot a dit « qu’il était le plus riche de tous les savans et le plus savant de tous les riches, » fut en effet un admirable savant, s’il fut un homme singulier, excentrique et fort misanthrope. Il avait installé un laboratoire particulier, un atelier et un observatoire dans sa villa de Clapham, et c’est là ainsi que dans sa maison de Londres qu’il travaillait pour son plaisir ou son instruction propre, sans se soucier de l’impression que produisaient ses découvertes et ses recherches qu’il publiait sans hâte et quelquefois longtemps après leur exécution. En chimie il a établi la composition de l’eau et celle des composés oxygénés de l’arsenic : il a préparé l’azote avant Rutherford, aperçu le phénomène de l’occlusion de l’hydrogène dans les métaux, et fait paraître des mémoires sur divers sujets d’astronomie et de météorologie, dont l’un tout à fait hors de pair, sur la densité de la terre, parut en 1798.

Cavendish s’était précisément demandé si l’azote atmosphérique était ou non identique à l’azote chimique. La méthode qu’il employa pour résoudre cette question est celle même que lord Rayleigh a utilisée à son tour. « On peut douter, disait Cavendish en parlant de l’azote atmosphérique qu’il appelle encore « air phlogistique, » que le tout soit de même espèce et se demander s’il n’y a pas en réalité plusieurs substances différentes que nous confondons ensemble sous le nom d’azote. Je fis donc une expérience pour savoir si la totalité d’une quantité déterminée de l’azote de l’atmosphère pouvait être transformée en acide nitreux, ou s’il n’y avait pas une partie différente du reste, qui ne pût subir cette transformation. »

Cette expérience consiste à faire passer l’étincelle électrique dans l’air atmosphérique, de manière à combiner l’azote à l’oxygène sous forme d’acide azoteux ou nitreux, qui disparaît dans la solution de potasse remplissant une partie de l’appareil. On obtient un premier résidu ; on répète l’opération, après avoir ajouté une nouvelle quantité d’oxygène ; et l’on recommence ainsi jusqu’à ce que l’on n’obtienne plus de changement, c’est-à-dire jusqu’à ce que l’étincelle électrique ait achevé de combiner, ou encore, de « brûler » tout l’azote. Cavendish trouva que, l’azote brûlé, il restait un résidu que l’on ne pouvait plus faire disparaître. Il évalua la quantité de ce résidu. C’était la 120e partie de l’azote employé.

Tout cela, pour employer l’expression même de M. W. Ramsay, « est merveilleusement exact. » Cavendish s’est posé la question ; il a employé la méthode convenable pour la résoudre ; il s’est trouvé en présence de l’argon, il en a mesuré la proportion. Il s’est arrêté là. Il n’a pas conclu.

Cette conclusion, les auteurs anglais, ses successeurs, l’ont nettement dégagée. Ils ont répété l’expérience de Cavendish, l’ont vérifiée et confirmée de mille manières, avec une patience, une ingéniosité de détails et une perspicacité dans le dessein qui sont dignes d’admiration. Cependant, s’ils s’étaient bornés, ainsi qu’on le croirait à tort d’après ce qui vient d’être dit, à repasser dans les mêmes chemins où les avait précédés Cavendish, leur mérite n’aurait pas justifié la louange unanime qui a accueilli leurs travaux. Et, en effet, ce n’est pas à cela que s’est bornée leur œuvre.

La découverte de l’argon est, sans aucun doute, intéressante en elle-même. Il est important de connaître la réalité de cette différence entre le prétendu azote atmosphérique et l’azote chimique, de savoir qu’il existe un gaz de plus et un nouveau corps simple. Mais, sans dédaigner ces résultats, on peut considérer autre chose dans l’œuvre de MM. Rayleigh et Ramsay. Il faut en voir la genèse, en suivre le développement et y saisir en quelque sorte sur le fait le travail de l’esprit scientifique. Et d’autre part, l’étude des propriétés de l’argon a fourni un champ d’expériences pour l’épreuve de quelques-unes des théories les plus essentielles de la physique et de la chimie.


L’initiative de la recherche où les deux savans anglais ont déployé tant de ressources d’esprit appartient à lord Rayleigh. Il a dit lui-même très exactement : « La découverte de l’argon est le triomphe de la troisième décimale. » En mesurant les densités de l’azote atmosphérique et de l’azote chimique, il était arrivé à ce singulier résultat que ces densités n’étaient point les mêmes. L’azote chimique, c’est-à-dire extrait des composés azotés, pèse par litre 1gr, 2505 ; l’azote atmosphérique, c’est-à-dire le gaz qui reste comme résidu dans l’air après absorption successive de tous les élémens connus, pèse par litre 1gr, 2572. C’est un écart d’environ 7mmg ; c’est-à-dire qui commence à la troisième décimale.

Ces recherches sur la densité des gaz, le savant anglais y était engagé depuis plus de quatorze ans. Lord Rayleigh est un physicien d’un mérite reconnu ; comme lord Cavendish son prédécesseur, il s’est organisé un laboratoire particulier où il poursuit ses recherches, en dehors de toute charge officielle. Cependant, il y a quelques années encore, il occupait la chaire de physique dans Trinity Collège, de l’Université de Cambridge. Il pensait qu’il était nécessaire, au point de vue des théories chimiques, de soumettre à une révision les déterminations de densité des gaz principaux, d’où se déduisent, comme l’on sait, les poids moléculaires de ces corps. En 1882, alors qu’il présidait la session de la British Association, il appelait l’attention sur cette question, et il annonçait son projet. Depuis lors il a achevé la détermination de la densité de l’oxygène, qu’il a fixée à 15,82, celle de l’hydrogène étant 1. Ce nombre exprime donc le poids atomique définitif de l’oxygène.

En arrivant à l’azote, le physicien anglais se heurte à l’anomalie qui a été précédemment signalée. Lorsque, après avoir préalablement dépouillé l’air des élémens accessoires que l’on y sait exister, il en extrait l’azote en faisant absorber l’oxygène par le cuivre chauffé au rouge, il trouve cet azote atmosphérique plus lourd que l’azote chimique extrait des composés ammoniacaux. Cette différence l’étonne. Sans doute elle pourrait s’expliquer en supposant l’azote atmosphérique constitué par le mélange à l’azote pur, à l’azote chimique léger, d’un gaz plus lourd que lui ; mais la supposition de ce gaz inconnu est trop contraire à l’opinion régnante pour qu’il y ait lieu de s’y attacher tout aussitôt. Ce ne sera qu’une dernière ressource, au cas où l’on ne trouverait pas d’autre explication. Avant cela, il faut s’assurer que cette autre explication n’existe pas ; il faut s’adresser aux chimistes, leur demander leur avis ; et c’est ainsi sans doute que prit naissance cette association avec M. W. Ramsay qui fut, par la suite, si féconde.

Ainsi, comme son prédécesseur Cavendish, lord Rayleigh ne tira pas tout d’abord la conclusion de son expérience. Les chimistes qu’il consulta sur les causes de cette anomalie de la densité de l’azote répondirent qu’elle était due sans doute à une dissociation partielle de la molécule de l’azote. Les faits de ce genre ne sont pas sans exemple. Il pouvait donc se faire que la molécule d’azote se dissociât dans quelqu’une des phases de la préparation, et le résultat eût été précisément une diminution de la densité. On admet en effet, suivant le principe d’Avogadro, que dans les conditions normales les gaz renferment le même nombre de molécules sous le même volume. Si donc nous considérons un volume déterminé occupé par une masse de gaz, à chaque fois qu’une molécule se dédoublera, le volume augmentera, ou, si l’on considère un volume égal, il contiendra une molécule de moins pour chaque dédoublement opéré, et par conséquent moins de matière pesante ; son poids diminuera. L’hypothèse que l’azote chimique contiendrait des molécules dissociées conviendrait donc pour expliquer la diminution de son poids spécifique par rapport à l’azote atmosphérique considéré comme tout à fait pur, et dans lequel pareille résolution de molécules n’existerait pas. En réalité, cette supposition est peu vraisemblable. Il y a d’abord des raisons de penser que l’azote doit être très difficile à dissocier. Sa molécule Az2 est diatomique, c’est-à-dire constituée de deux atomes, couplés, fortement accrochés l’un et l’autre ; c’est ainsi que s’explique son indifférence vis-à-vis des autres corps. C’est parce que ses atomes se recherchent et se saisissent avec énergie qu’ils ne peuvent être séparés par l’attraction chimique des autres substances. Si l’on suppose qu’une opération de la préparation du gaz, par exemple son passage sur le cuivre chauffé au rouge, serait capable de cliver la molécule en ses deux atomes, ceux-ci se reprendraient à la première occasion. L’azote chimique, à partir du moment de sa préparation, se condenserait par reconstitution de sa molécule complexe ; on verrait son poids spécifique augmenter plus ou moins lentement.

On ne constate rien de pareil. Et en supposant que cette reconstitution de la molécule diatomique ne se fait point, parce que peut-être l’affinité de ses atomes serait moins grande que nous ne l’avons supposé, aidons cette affinité, employons des moyens qui favorisent la condensation. Nous en connaissons précisément un qui s’est montré très efficace dans d’autres cas. C’est l’effluve électrique. Appliqué à l’oxygène, dont la molécule est diatomique (O2), il la rompt, pour faire des molécules à trois atomes O3. Cet oxygène triatomique plus dense c’est l’ozone. Lord Rayleigh et M. Ramsay appliquèrent donc l’effluve électrique à l’azote chimique. Ils n’observèrent aucun changement ; le poids resta le même après comme avant. Il leur fallut écarter cette supposition que l’azote chimique serait un azote pur dissocié.

La chimie suggère une seconde hypothèse qui est le contre-pied de la précédente et qui expliquerait encore la différence de densité des deux azotes. Il serait possible que l’azote atmosphérique à son tour fut de l’azote condensé, tandis que l’azote chimique serait de l’azote diatomique simple. On comprendrait ainsi qu’il fût plus lourd dans le premier cas. Quelques auteurs ont prétendu qu’en fait on peut condenser l’azote chimique et le transformer en une modification allotropique, qui serait à l’azote normal ce que l’ozone est à l’oxygène. Deux expérimentateurs, MM. J.-J. Thomson et Treefall, en pratiquant l’électrolyse de l’azote sous de très faibles pressions, ont obtenu, semble-t-il, un azote condensé de ce genre. Mais ce corps est peu stable. Il ne résiste pas à une élévation de température. Il ne peut donc constituer l’azote atmosphérique préparé, précisément, par le passage de l’air sur le cuivre ou le fer chauffés au rouge.

Ainsi, les suggestions des chimistes consistant à imaginer des condensations ou des dissociations moléculaires s’étant montrées inexactes en fait, il fallut bien en arriver enfin à la conclusion que la différence de poids, dûment constatée, des deux azotes, était due à la présence d’un gaz étranger, puisqu’il fallait abandonner la supposition d’un gaz pur se présentant sous deux formes distinctes.

En toute logique, la lourdeur relative de l’azote atmosphérique par rapport à l’azote chimique pourrait s’expliquer également si un gaz plus léger que l’azote pur souillait l’azote chimique et en abaissait le poids — ou si un gaz plus lourd que l’azote pur souillait l’azote atmosphérique et en élevait la densité. Nous avons montré plus haut l’invraisemblance ou l’impossibilité de la première supposition en rappelant que les composés azotés fournissant l’azote chimique étaient parfaitement définis et cristallisés. Il faut donc accepter cette dernière conclusion à laquelle on est acculé : L’azote atmosphérique contient, mêlé à l’azote pur, à l’azote chimique, un gaz plus lourd que lui.

L’argon avait maintenant une existence nécessaire, une existence logique, il fallait l’obtenir en réalité, le préparer, l’isoler.

C’est ici que les savans anglais reprirent l’expérience de Cavendish, en l’entourant de toutes les précautions et en lui appliquant tous les perfectionnemens que permet le développement des ressources scientifiques à cent ans d’intervalle. Ils firent passer l’étincelle électrique dans un récipient où l’air atmosphérique (7 litres) était additionné successivement de nouvelles quantités d’oxygène pur (au total 9 litres) en présence d’un alcali. L’oxygène se combine à l’azote ; il se forme des vapeurs rutilantes qui se dissolvent dans la potasse en fournissant de l’azotate et de l’azotite de potassium. Ainsi, l’azote chimique disparaît successivement de l’air primitivement employé. Cette absorption de l’azote chimique se faisait ici trois mille fois plus vite que dans l’expérience de Cavendish. Après sept jours de passage ininterrompu d’un courant de 2 400 volts, les savans anglais obtinrent, en lin de compte, un résidu irréductible de 65 centimètres cubes. C’était le nouveau gaz, absolument dépouillé d’azote, comme on put s’en assurer par l’examen spectral, l’argon pur, en réalité et en substance ; — ou, pour parler avec une prudence que la suite a montrée nécessaire, le résidu était un gaz nouveau ou un mélange de gaz nouveaux — et c’est là en effet qu’outre l’argon se trouvent le krypton, le métargon et le néon.

Un nombre infini d’autres tentatives furent faites pour isoler l’argon. Au lieu d’absorber l’azote en se servant de l’oxygène et de l’étincelle électrique, MM. Rayleigh et Ramsay eurent recours aux métaux. Un grand nombre de métaux, le titane, le strontium, le baryum, le magnésium, l’aluminium, retiennent l’azote lorsqu’ils sont portés à une très haute température : de même, à une température moindre, au rouge sombre, les amalgames de calcium, de baryum et de strontium. M. Guntz, en 1895, a montré les avantages du lithium pour cette opération. MM. Rayleigh et Ramsay utilisèrent le magnésium, auquel l’azote se combine énergiquement à une température inférieure au rouge sombre. La masse de magnésium sur laquelle l’azote passait lentement était maintenue à la température convenable pendant toute la durée de l’opération, qui n’était pas moindre de quinze jours. Tous les détails en doivent être surveillés, sous peine d’échec : la régularité de l’écoulement du gaz, l’exact maintien de la température. Lord Rayleigh, qui a donné assez de preuves d’une patience expérimentale inlassable, déclare que cette opération est l’une des épreuves les plus laborieuses et les plus pénibles auxquelles on puisse s’astreindre.

Mais le résultat était acquis. Le gaz nouveau avait été obtenu, gaz nouveau ou mélange de gaz inconnus. Il était isolé définitivement. La première partie de la tâche était achevée.

Mais une autre tâche, presque aussi ardue, s’offrait aussitôt à la bonne volonté des expérimentateurs. Il s’agissait de déterminer les propriétés physiques et chimiques du nouveau corps simple. Cette étude, qui s’est montrée riche en conséquences pour les théories fondamentales de la Physique et de la Chimie, mérite que nous en fassions un examen spécial.


A. DASTRE.