Question des travailleurs

Question des travailleurs
Revue des Deux Mondes, période initialetome 21 (p. 1057-1086).

QUESTION


DES TRAVAILLEURS.




L’AMELIORATION DU SORT DES OUVRIERS. – L’ORGANISATION DU TRAVAIL.




Un coup de tonnerre est tombé sur la France le 24 février ; nous en avons tous été étourdis. Les pouvoirs publics d’alors, qu’on pouvait supposer fermes sur leur base, dont l’Europe entière admirait la force, et qui se complaisaient dans la contemplation d’eux-mêmes, en ont été anéantis. Du même instant, il n’en est plus demeuré que quelques poignées de cendres sur nos places publiques. La France tout entière, avec ses trente-cinq millions d’hommes industrieux et intelligens, avec son organisation puissante, ses richesses, sa renommée, a été au premier occupant, comme une masure abandonnée au milieu des bois. Un parti, en petite minorité, qui se tenait à l’écart de ces stériles joutes parlementaires où le talent d’une foule d’hommes distingués se consumait pour la plus grande gloire de quelques chefs, a eu soudainement l’inspiration hardie de se porter en avant, et il s’est ainsi rendu le maître absolu de cette noble France. Voilà comment nous sommes changés en république. C’est un fait accepté maintenant de tout le monde : pas la moindre protestation d’une fraction quelconque de cette chambre, si prodigue de paroles, qui, dans son égoïsme, se flattait hier d’être la nation, n’est venue traverser la proclamation nouvelle de la république française. La république existe, elle n’est pas contestée. C’est donc une nécessité et un devoir pour chacun de se conformer à la situation qui nous est faite, quelque imprévue qu’elle soit, et d’y adhérer franchement pour le plus grand bien de la patrie.

Rendons une double justice à ces hommes qui se sont saisis de la France, et dont l’audace, au milieu de l’universelle lâcheté, a suffi pour entraîner cet astre majestueux, comme un satellite obéissant, dans l’orbite de leurs opinions. Dès le premier instant, ils se sont mis à faire tout ce qu’ils pouvaient pour que le nouvel ordre de choses fût un ordre, et ils ont assigné à la république qu’ils proclamaient un but digne de la sympathie des cœurs généreux, l’amélioration du sort du plus grand nombre des hommes. Le problème qu’ils ont posé, dont ils ont commandé la solution aux efforts de tous, c’est de faire en sorte que les trente-cinq millions de Français participent aux bienfaits moraux et matériels de la civilisation, que la France enfin forme une famille. Devant un pareil programme, les dissentimens doivent se taire. Chacun est tenu de trouver en soi la force de comprimer l’émotion que lui a causée ce violent ébranlement, la douleur qu’inspire le spectacle d’immenses infortunes, afin de donner le concours loyal et énergique de toutes ses facultés à cette œuvre si difficile. Il faut que chacun apporte une pierre pour l’édifice à la construction duquel nous aurions dû spontanément consacrer, il y a long-temps déjà, les ressources de tout genre que nous avons gaspillées dans toutes sortes d’entreprises.

J’ai le droit d’en prendre à témoin Dieu et les hommes, l’amélioration du sort des travailleurs[1] fut toujours la pensée qui m’anima dans mes modestes, nais continuels travaux. Combien de fois ma persévérance à recommander ce sujet comme la grande affaire du siècle ne m’a-t-elle pas fait traiter d’utopiste et de rêveur, et par les ministres qui étaient au pouvoir, et par les hommes qui le leur disputaient ! Les lecteurs de cette Revue, mieux que personne, s’ils ont remarqué ce que j’y ai publié, savent quel fut toujours mon dévouement à cette sainte cause. L’amélioration du sort des travailleurs est imposée à tous aujourd’hui d’une façon si impérieuse et si puissante, que, mal revenu encore de la stupeur où les événemens m’avaient plongé, je me détermine à élever la voix, heureux si mes avertissemens pouvaient être de quelque utilité à ceux qui tiennent le gouvernail du navire, ou seulement prévenir quelques-unes des fausses manœuvres auxquelles on est tant exposé avec un équipage mal exercé et tumultueux.

L’amélioration populaire, le lendemain même de la révolution, prit le nom de l’organisation du travail. Le gouvernement provisoire a promis l’organisation du travail en principe, en décrétant le droit au travail. De la part des ouvriers parisiens, l’organisation du travail fut réclamée avec ce commentaire, qu’immédiatement le salaire devait être augmenté et la durée du travail diminuée, et puis encore, sous cette autre forme, que le marchandage devait être aboli, c’est-à-dire que l’industrie des sous-entrepreneurs ou tâcherons fût interdite. Ils demandèrent aussi l’abolition du travail à la pièce, et enfin le renvoi de tous les ouvriers anglais. En ce moment., l’organisation du travail se prépare, dans l’enceinte même de la chambre des pairs, par un congrès que préside un des membres du gouvernement provisoire, auteur d’un écrit qui a eu beaucoup de retentissement sous le titre même de l’Organisation du travail. Quant au marchandage, un décret du gouvernement provisoire l’a interdit comme étant l’exploitation du travailleur. La durée du travail a été l’objet d’un décret spécial, qui l’a fixée à dix heures pour Paris, à onze pour les départemens. Cependant à Paris, dans les grands ateliers de construction, l’on ne travaille plus que neuf heures. Dans plusieurs au moins de ces mêmes ateliers, le travail à la pièce reste prohibé, quoique le décret du gouvernement provisoire l’ait autorisé. Pour ce qui est de l’accroissement des salaires, plusieurs chefs d’industrie y ont souscrit. Recherchons ce qu’un observateur impartial, étranger aux événemens et hors du tourbillon des passions qui s’agitent, pourrait raisonnablement penser de tout ce mouvement, et disons-le avec sincérité. Le règne de la liberté illimitée laisse apparemment aux citoyens le droit d’exprimer leurs opinions en termes modérés.

Pour apprécier les moyens par lesquels peut se poursuivre le progrès populaire, il est utile de jeter un coup d’œil en arrière et de regarder comment les ouvriers des villes et des champs sont parvenus à leur condition actuelle, qui, si elle laisse infiniment à désirer encore, n’en est pas moins cent fois préférable à celle qu’ils avaient dans les temps antiques. C’est une étude qui a le tort d’être abstraite et froide en présence de réclamations palpitantes et d’événemens brûlans ; mais aussi bien c’est la seule manière de mettre la raison, qui seule découvre la vérité, à la place des passions qui l’obscurcissent ou la voilent.

Au point de départ de la civilisation, chez la plupart des peuples, l’homme dont le père de famille se fait assister dans son travail est un esclave qui n’a rien à lui, pas même sa propre personne, et qui vit dans un dénûment dont les pauvres eux-mêmes n’ont pas l’idée aujourd’hui. L’immense majorité des hommes alors est accablée de travail et n’a aucune jouissance. Le travail est ingrat, parce que l’homme n’a pas encore à son service les inventions qui font la fécondité de l’industrie moderne, les outils perfectionnés, les machines, tout l’attirail des procédés avancés et des appareils par lesquels ces procédés sont mis en œuvre. Les forces de la nature, le vent, l’eau, la force élastique de la vapeur que la chaleur développe, ne sont pas dressées encore à travailler pour le soulager. Les animaux ne lui prêtent qu’un faible secours. On ne sait pas les employer utilement. Ainsi, on se sert du cheval comme bête de bât ; on n’a que de détestables chemins dont une voiture de roulage ne pourrait gravir les pentes, dans les ornières desquelles elle s’embourberait, sans que toutes les invocations du charretier à Hercule pussent l’en dégager. On est dépourvu d’avances ; l’industrie est très morcelée sans que cependant ce que les modernes appellent la division du travail soit connu, et c’est une raison de plus pour produire péniblement et chèrement. Le travailleur lui-même est gauche à la besogne et n’a aucun tour de main. Le labeur produit infiniment peu pour l’esclave, puisqu’il produit peu pour le maître. L’esclave vit donc dans une misère abjecte ; il a la triple misère du corps, de l’intelligence et du cœur. Il est une chose par le corps, une brute par l’ame.

Qu’est-ce à dire ? Que, dans l’antiquité, les maîtres étaient des tyrans, qui, par plaisir ou par égoïsme, foulaient aux pieds tous les droits de l’humanité ? C’est possible ; cependant ce n’était vrai que de quelques-uns. Ce qui est certain au contraire, c’est que la société alors manquait de capitaux, et voilà quelle était la cause profonde du mal. Les outils, les machines, les appareils de tout genre qui servent à appliquer les procédés perfectionnés, tout cela c’est du capital. Les forces de la nature, une fois appropriées, captivées dans des engins et asservies à la volonté de l’homme, le vent sur les ailes du moulin, la chute d’eau sur la roue hydraulique, la vapeur dans le cylindre de la machine à feu, c’est du capital. Les vastes approvisionnemens que réclame la grande fabrication, la fabrication économique, encore du capital. L’habileté de l’ouvrier lui-même, qui résulte d’une instruction préalable ou d’un apprentissage ou d’une grande expérience acquise, et qui multiplie la production, c’est pareillement du capital. Ainsi la formation et l’agrandissement du capital, telle est la condition première du progrès populaire. Quand le capital existe à peine, la classe la plus nombreuse est dans la détresse et l’abjection. Sans capital, tout ce que peuvent produire les hommes en s’exténuant de travail, c’est une grossière pâture pour eux-mêmes. S’il y a du luxe, et même dans les sociétés antiques il y en eut d’éclatant, c’est une exception dont profite une minorité tellement petite, que, si vous ’répartissiez la substance de ce faste et de ces plaisirs sur la foule tout entière, l’existence de celle-ci n’en serait pas visiblement changée. Elle resterait misérable et flétrie dans sa chair et dans son esprit. En un mot, sans capital pour faire vivre sur un territoire déterminé une nation un peu populeuse, il faut qu’un grand nombre des hommes soit sous un nom quelconque dans l’esclavage, c’est-à-dire dans l’extrême misère, dans la dépendance la plus absolue. Sans capital, la dégradation d’une partie du genre humain est tellement inévitable, semble tellement obligée, que les esprits les plus élevés et les plus pénétrans, les philosophes dont la civilisation s’enorgueillit le plus, proclament ou avouent alors qu’il y a deux natures, la nature libre et la nature esclave. Cette distinction est d’Aristote, une des plus puissantes intelligences assurément qui aient paru sur la terre. C’est seulement quand le capital s’est agrandi que le travail des hommes produit assez pour donner du bien-être à un grand nombre, pour retirer tout le monde de la hideuse misère où l’on croupissait autrefois, et dont l’intelligence et les sentimens subissaient comme le corps la dégradante influence.

Cette notion fondamentale, que c’est par suite de la création du capital que le grand nombre se relève de l’abrutissement, a été pressentie et exprimée sous une forme originale par le même philosophe que je citais tout à l’heure. « Si la navette et le ciseau, a dit Aristote, pouvaient marcher seuls, l’esclavage ne serait plus nécessaire. » Eh bien ! quand l’espèce humaine a eu du capital, la navette et le ciseau ont marché seuls, et un grand progrès a pu s’accomplir, l’esclavage a pu disparaître. A mesure que les sociétés humaines auront, proportionnellement à la population, une forte masse de capital, les privations matérielles, intellectuelles et morales du grand nombre des hommes pourront devenir moindres, disons mieux, diminueront infailliblement, car la force qui pousse en avant le grand nombre et qui tend à le faire profiter de toutes les découvertes, de toutes les acquisitions, est invincible. Je ne sais qui pourrait en douter aujourd’hui.

Ainsi, pour le progrès populaire, l’agrandissement du capital est une condition absolue. Ce n’est pas la seule assurément : il faut que la science suive la même progression, afin que l’accroissement du capital trouve un emploi de plus en plus utile ; il faut que le sentiment chrétien qui nous fait considérer tout homme comme notre frère devant Dieu, notre égal devant la loi, s’épanouisse et sorte du fond des ames où il était réfugié comme en un sanctuaire, pour se répandre dans l’existence pratique des nations. Mais la civilisation, si elle a divers aspects, est une. Il y a une loi d’harmonie qui y préside et en vertu de laquelle il n’est pas possible que la civilisation avance par un côté de la vie des peuples, à moins d’avancer majestueusement et en masse de toutes parts. En un mot, il n’y a pas en Europe un état où il soit possible que le capital grandisse, si l’entendement humain ne s’y enrichit pareillement, et si l’ensemble de la population ne participe au progrès des connaissances. Il n’y a désormais que du retardement ou de la rétrogradation pour toute nation chez laquelle le sentiment de l’égalité civile et de la fraternité resterait comprimé.

Ainsi tombent comme des châteaux de cartes tous les systèmes qui sont fondés sur une prétendue hostilité naturelle entre les intérêts du travail et ceux du capital. Qu’il y ait eu et qu’il y ait encore des capitalistes cupides, que des riches aient profité de l’occasion qui s’offrait à eux pour pressurer le pauvre, je ne le nie pas ; mais on ne me contestera pas non plus que le pauvre, plus d’une fois, ait pris, lorsqu’il l’a pu, sa revanche. Ces excès, de quelque part qu’ils viennent, ces scènes d’avidité et de violence, par lesquelles se révèlent les mauvaises passions des uns ou des autres, n’infirment en rien la conclusion à laquelle nous a conduit l’examen des faits : le capital est l’auxiliaire du travail ; c’est par la conservation et l’agrandissement du capital que disparaîtront de nos cités la faim et les haillons, et qu’en seront chassés les vices qui foraient le cortège de la misère, de même que c’est le capital qui, selon la prévision du philosophe de Stagyre, a fait tomber les fers des esclaves. Ainsi, conserver, ménager le capital que possède la société, en provoquer l’accroissement, voilà ce que doivent vouloir les amis des classes ouvrières, ceux qui souhaitent de toute leur ame que l’égalité virtuelle inscrite en tête de nos lois se change le plus tôt possible en cette égalité pratique qui subsiste aux États-Unis, par exemple, où rien dans le costume, dans le régime alimentaire, dans les habitudes générales de la vie, je dirais volontiers dans le langage même, n’indique une démarcation profonde entre le pareil de notre paysan ou de notre ouvrier et l’habitant le plus policé des villes.

Homère nous apprend que dans la maison de Pénélope, qui cependant était la simplicité même, il y avait douze femmes occupées nuit et jour à moudre le grain nécessaire à la subsistance de la reine d’Ithaque, de ses compagnes et de ses commensaux. Ce sera se mettre au-delà de la vérité que de porter à trois cents le nombre des personnes que nourrissait ainsi Pénélope. Dans cette société sans capital, où tout se faisait à la sueur du front de l’espèce humaine, une personne était donc nécessaire pour moudre, et qu’est-ce que c’était que la mouture d’alors ? le grain consommé par vingt-cinq, peut-être par moins de la moitié. En supposant que pour toute la population le blé subît l’opération de la mouture, il fallait une personne tournant la meule par 25 habitans, ou plutôt par 10, 12 ou 13, proportion énorme. On voit par cet exemple entre mille à quel point le genre humain était écrasé de travail matériel pour satisfaire aux premiers besoins de la vie, et combien il est vrai de dire qu’alors, en s’exténuant, tout ce que les hommes pouvaient obtenir de leur travail, c’était de subsister d’une façon misérable. De nos jours, à la faveur du capital que la civilisation moderne peut consacrer à la mouture, on est parvenu à cette perfection, qu’un grand moulin, comme celui de Saint-Maur, près de Paris, est en état de moudre journellement la farine qui suffirait à faire la ration de cent mille soldats, sans employer plus de vingt personnes ; c’est une personne au moulin pour 5,000 consommateurs. Puisque, en ce temps-là, il fallait tant de travail pour si peu de résultat, Pénélope ne pouvait faire autrement que de traiter fort mal ses douze esclaves qui étaient à la meule, de leur donner une fort modique pitance, de les vêtir plus mal encore, et c’était de même dans toutes les professions. Avec une industrie qui serait organisée tout entière sur le pied du moulin de Saint-Maur, il serait possible et facile de rétribuer chaque travailleur d’une façon magnifique. C’est que, il y a 3,000 ans, faute de capital de tout genre, avec un grand nombre de travailleurs, il y avait fort peu de produits. Au contraire, dans une société où l’industrie serait tout entière portée à la perfection du moulin de Saint-Maur et où il y aurait assez de capital pour occuper toute la population, la quantité des produits serait immense en proportion du nombre des travailleurs ; le capitaliste pourrait avoir un beau profit, et le travailleur un fort beau salaire.

L’amélioration du sort des populations se traduit donc, aux yeux de celui qui analyse les faits, par cette formule simple : accroître le capital, développer tous les capitaux, y compris, remarquons-le bien, celui qui consiste dans l’habileté des hommes, dans leur activité au travail, dans leur goût pour le travail ; faire en sorte que, relativement au chiffre de la population, le capital sous toutes les formes soit le plus grand possible. C’est sous cette formule que l’on peut présenter la condition positive de l’amélioration non-seulement matérielle, mais intellectuelle et morale du sort de la classe la plus nombreuse, car encore une fois tout se tient. Il faut que cette formule prenne place dans la tête de chacun de nous, de ceux surtout, dont la main pèse en ce moment sur les destinées de la patrie, afin qu’ils s’en inspirent dans leurs actes. Puisque à cette heure ce sont les ouvriers qui sont nos souverains, il faut qu’on la leur signale et qu’on la leur recommande. Hors de là, il n’y a pour eux que des chimères et des déceptions, et, pour la société au sort de laquelle leur sort est lié, que péril, bouleversement, appauvrissement, catastrophe.

La première pensée de beaucoup de personnes qui ont superficiellement examiné cette grande question du siècle, l’amélioration du sort de la classe la plus nombreuse, c’est que la répartition des produits du travail est vicieuse, qu’il faut la changer d’urgence, et qu’on remédiera ainsi aux souffrances des ouvriers. De là les vives réclamations pour un accroissement de salaire. De là l’enthousiasme avec lequel a été accueilli le système dit de l’organisation du travail. Sous le régime de la république, la vérité doit, plus que sous tout autre régime, sortir de son puits. Examinons donc ces deux combinaisons, et jetons-y, autant que nous le pouvons, pour découvrir ce qu’elles valent, les lumières de la vérité.


DIMINUTION DU TRAVAIL ET AUGMENTATION DU SALAIRE.

Tout accroissement de salaire à côté duquel vous ne verrez pas un accroissement du capital en proportion de la population sera éphémère. Les règlemens par lesquels on aura cru le prescrire et le rendre immuable seront caducs. Sils restent en vigueur quelques jours, ce sera par l’effet de la terreur, mais cela ne se maintiendra pas, par la bonne raison que c’est impossible, comme de bâtir un édifice qui se tienne de lui-même au milieu des airs, ou, pour prendre une comparaison qui montre plus clairement à quel genre appartient la chimère qu’on poursuit, comme de tirer d’une chose des parties qui, mises ensemble, fassent plus que le tout. Vous aviez pensé que vous atteindriez votre but en diminuant dans une forte proportion le nombre des heures de travail ; on reviendra à payer à raison du nombre des heures. Vous avez fixé impérativement le prix de l’heure ; on mentira à votre ordre impératif, parce que l’on ne pourra pas s’y conformer ; la fraude est la réponse que font les gouvernés aux ordres des gouvernans qui commandent l’impossible. La main d’œuvre est une marchandise dont la valeur se règle comme celle de tout autre objet. Il est aussi impraticable de fixer par la volonté arbitraire de l’autorité la valeur vénale de la main d’œuvre que celle du pain, de la viande ou du fer. Il serait fort heureux pour l’industrie que le fer ne valût que 5 centimes le kilogramme, malheureusement il n’est pas possible de le fabriquer à ce prix ; supposons cependant que demain, dans son désir de favoriser L’industrie en général, le gouvernement provisoire décrète que le fer vaudra 5 centimes le kilogramme, ni plus ni moins : croyez-vous que le décret sera obéi ? Tel marchand de fer qui craindra des violences cédera probablement, mais à l’instant tous les maîtres de forges éteindront leurs fourneaux. Voilà ce qui tendra à se produire par des voies détournées, pour toutes les productions, dans un délai plus ou moins bref, lorsqu’on élèvera de par la loi le prix de la main d’œuvre.

Dans la circonstance actuelle, il y a une raison pour que les ouvriers ne persistent pas dans la demande qu’ils ont faite à Paris, dans presque toutes les professions, d’avoir de plus forts salaires : c’est que jamais on n’eut moins de moyens d’accroître la rétribution du travail. L’ébranlement auquel nous venons d’assister a détruit la confiance. Ce n’est la faute d’aucune des personnes qui dirigent aujourd’hui les affaires, si le mot de république française effraie ceux qui possèdent, ceux qui attachent du prix au respect des propriétés et des personnes, ceux qui aiment la liberté autrement qu’inscrite sur les murailles ; mais la république française, je parle de la première, excite l’effroi de tout ce monde-là, et ce même monde a vu avec inquiétude le retour du gouvernement républicain. La confiance a donc disparu ; elle a fait place à la panique. J’espère que la confiance reviendra ; c’est un devoir pour nous tous de la rappeler, mais tout indique qu’elle sera lente à reparaître. Or, c’est la confiance qui soutient le capital et qui le rend capable de produire et de distribuer tout ce que la société réclame pour vivre, c’est elle qui lui permet de circuler et d’avoir de la fécondité. Il arrive ainsi qu’avec la même quantité de terres, de maisons, de machines, de routes, de canaux et de chemins de fer, avec le même approvisionnement en matières premières et en objets déjà tout fabriqués, avec le même capital intellectuel en talent, en connaissances, en adresse, nous sommes tous beaucoup plus pauvres qu’hier. Du sein de l’appauvrissement général il n’est pas possible de faire sortir de meilleures conditions d’existence pour quinze on vingt millions de nos concitoyens. Manufacturiers, agriculteurs, commerçans, avocats, médecins, savans, artistes, tout ce qui n’est pas ouvrier gagne en ce moment beaucoup moins qu’il y a un mois. Est-ce le moment, pour les ouvriers, de revendiquer de plus forts salaires ? La question n’est pas de faire mieux rémunérer son travail, elle est d’en avoir, et plaise au ciel que dans un mois nous n’en soyons pas beaucoup plus dépourvus qu’aujourd’hui !

Quelle est la loi d’après laquelle se règle le salaire dans les pays où le travail est libre ? C’est par l’abondance du capital comparée au nombre des travailleurs qui demandent de l’emploi. Ici se retrouve cette éternelle loi du rapport entre l’offre et la demande, qui sert de règle à toutes les transactions. Un manufacturier n’a du capital que pour occuper cent ouvriers, en les rétribuant à raison de 4 francs par tête ; il s’en présente deux cents ; s’il faut qu’il les occupe tous, il ne peut leur donner que 2 francs, c’est forcé. Ainsi, plus la population se multipliera relativement au capital, plus les salaires descendront. Ils baisseront au détriment de la santé publique, en dépit des appels de la charité chrétienne, du cri ale l’humanité blessée. Ils baisseront jusqu’à ce que les infortunés ouvriers soient réduits au minimum des subsistances, aux alimens les plus grossiers. C’est l’histoire de l’Irlande, où, à mesure que les hommes ont pullulé pendant que le capital était stationnaire, les malheureux paysans sont descendus de l’usage de la viande à celui du pain sec, du pain à la pomme de terre de bonne qualité, de la pomme de terre farineuse à la pomme de terre aqueuse et coriace qu’une superficie donnée rend en plus grande quantité. C’est affreux, mais c’est d’une inexorable nécessité. Là où il n’y a rien, le roi perd ses droits, selon le vieux dicton ; il en est de même du peuple, souverain ou non.

Tribuns, philanthropes, prédicateurs, creusez-vous la tête ; vous ne trouverez pas d’autre solution que celle-ci une misère affreuse quand il y a beaucoup de bras et peu de capital. Les décrets garantiront le travail, garantiront le salaire : efforts impuissans ! Votre garantie sera vaine tant que vous n’aurez pas créé du capital, et vous ne le créerez que par le travail accumulé, par l’épargne, l’abstinence, la patience. Décréter une augmentation générale des salaires ou une diminution réelle du travail journalier tant que le capital n’est pas augmenté, c’est chimérique ou c’est éphémère. Voilà ce manufacturier qui employait deux cents ouvriers ; vous voulez qu’il double le salaire : il y souscrit, mais alors il n’occupera plus que cent ouvriers. Tout au plus, en répartissant autrement son capital entre l’achat des matières et les salaires, il pourra aller à cent cinquante. Que ferez-vous des cent ou des cinquante qu’il aura congédiés ? A cela on répond : L’état leur donnera de l’ouvrage ; il ouvrira des ateliers nationaux. Bien ; cependant, à ces ateliers il faudra du capital, d’où le tirerez-vous ? On ne fait pas du capital comme Pompée disait qu’il pouvait faire des soldats, en frappant du pied la terre. Pour que l’état se procure le capital nécessaire aux ateliers nationaux, il faudra qu’il le prenne ou l’emprunte à l’industrie privée ; mais alors celle-ci, ayant moins de capital, sera forcée de renvoyer d’autres travailleurs. Pendant que vous en placerez d’un côté, il s’en déplacera de l’autre un nombre égal qui se présenteront, demandant à leur tour du travail ; vous n’en finirez jamais. C’est la roue qu’Ixion tourne toujours.

Puis, si les salaires sont augmentés, les frais de production seront plus élevés ; il faudra vendre plus cher, sous peine d’y perdre, et alors la consommation se restreindra. La production subira par conséquent le même sort ; de là, moins d’ouvriers occupés. Comment y remédierez-vous ? Ce ne sera pas avec des ateliers nationaux travaillant sérieusement, avec un capital d’emprunt : je viens de montrer que c’est impossible. Cependant il reste un expédient : c’est de prendre sur le budget pour entretenir les ouvriers déclassés. Nous voilà donc acculés à la taxe des pauvres. Cette taxe viendra de la même source que les autres, impôts ; ce sera autant de pris sur le capital national, car ces 200 millions, si vous les aviez laissés aux contribuables, auraient en grande partie servi à grossir le capital national, et, du moment que vous les distribuez à des travailleurs inoccupés, ils sont consommés, ils n’existent plus. Vous allez donc à l’encontre du but que vous devez inflexiblement poursuivre, si vous voulez améliorer le sort des ouvriers. Il vous fallait pourvoir à l’accroissement du capital ; vous le diminuez.

Il y a une foule d’industries qui exportent leurs produits. La France exporte pour plus de 100 millions de tissus de laine, pareille valeur en tissus de coton, des soieries, des articles de Paris pour des sommes énormes. Comme la concurrence étrangère nous presse vivement sur les marchés extérieurs, c’est sur de très faibles différences de prix, 2, 3 ou 4 pour 100, qu’est motivée la préférence de l’acheteur étranger en notre faveur. Si les salaires s’accroissent autrement que par le cours naturel des choses et le libre mouvement des transactions, voilà nos frais de production augmentés ; nous perdons l’avantage que nous avions sur les marchés extérieurs, nos débouchés nous sont ravis. Cette nombreuse population de Paris, de Lyon, de Mulhouse, de vingt autres villes qui fabriquent les articles d’exportation, reste sans travail. Vous croyez avoir avancé d’un pas ; vous avez reculé de dix.

Est-il possible de changer dès à présent la répartition qui se faisait hier des fruits du travail en donnant une plus forte part au travailleur, une moindre au capital ? Beaucoup de personnes résolvent la question par l’affirmative ; n’est-ce pas à tort ? Eh ! oui, assurément, c’est une de ces espérances chimériques dont se bercent, pour leur malheur, des myriades d’ouvriers. Dans une société libre, et je suppose qu’on veut que la société moderne garde ce caractère si péniblement gagné, sous le régime de la liberté du travail, de cette liberté après laquelle les travailleurs ont soupiré pendant des siècles, la part du capital se détermine d’après cette même loi immuable de l’offre et de la demande que j’ai déjà citée. Quand il y a peu de capitaux vis-à-vis de beaucoup de travailleurs, le profit du capital est grand. Lorsque les capitaux se multiplient, la portion qui leur revient des fruits du travail est moindre. L’histoire nous l’atteste : ce qu’on nomme l’intérêt des capitaux va en baissant à mesure que la civilisation développe la richesse. Et ainsi nous retombons sur la conclusion à laquelle nous étions arrivés par un autre chemin : si vous voulez que le capital reçoive une moindre part des produits, faites que la proportion du capital au nombre des travailleurs soit plus grande. Il n’y a pas d’autre issue.

Allons plus loin et mesurons ce qu’on pourrait attendre non-seulement d’une réduction, mais de la suppression totale de la part qui est faite au capital. C’est exagérer, selon toute apparence, la production totale de la France en produits matériels que de la mettre à 10 milliards. Supposons que demain, par un décret révolutionnaire, on installe le système communiste en France, que tout le capital soit confisqué au profit de l’état, et que chacun des 35 millions de Français ait à prendre son lot égal sur les 10 milliards : ce sera par tête 78 centimes à dépenser par jour. Chaque ouvrier non marié sera mis à 78 centimes ; je n’en sache pas beaucoup à Paris qui se contentassent de ce traitement-là, même au nom de la république. Une famille composée de six personnes recevrait 4 fr. 68 cent., c’est modeste au gré d’une quantité de travailleurs. Mais, dit-on, la production déploierait ses ailes aussitôt, et de 10 milliards elle s’élèverait vite à 15, à 20. Il est mille fois plus probable que, sous l’influence de la terreur, de la confusion, des désordres et des gaspillages de tout genre que causerait cette grande spoliation, nous descendrions à 7 milliards, à 6, à 5, et que cet immense bouleversement établirait bientôt une égalité, non de bien-être, mais de misère.

Il est des prétentions qu’on mentionne à regret, mais qu’il faut cependant citer, parce que l’histoire de ces temps-ci les inscrira. Tel est le projet provisoirement adopté dans quelques ateliers de supprimer le travail aux pièces et de mettre tout le monde indistinctement à la journée. Les mauvais ouvriers y gagneront quelque chose, mais les ouvriers habiles et appliqués, les pères de famille qui, aiguillonnés par leur amour pour leurs enfans, entreprenaient une petite besogne et la menaient à bonne fin, n’ont qu’à y perdre. C’est une violence que celui qui a peu de titres exerce sur celui qui a droit à l’estime et à la sollicitude. Je voudrais de même qu’on pût déchirer des annales de la liberté française la page où l’histoire inflexible s’apprête à écrire que, dans un accès de patriotisme sauvage, des Français ont demandé que les ouvriers anglais, leurs frères, fussent renvoyés, et qu’ils l’ont obtenu.


L’ORGANISATION DU TRAVAIL.

Il y a trois ans, j’eus sur ce sujet une discussion publique avec M. Louis Blanc, à l’occasion du livre qu’il avait publié sous ce titre. Cette discussion, commencée et poursuivie avec politesse de ma part, se termina brusquement, après quelques échanges d’argumens, par une épître que M. Louis Blanc m’adressa dans son journal, épître du genre de celles que du temps de Louis XIV un duc et pair au plus antique blason aurait pu écrire à un homme de lettres, ou, pour parler la langue du temps, à quelqu’un de ces gredins, qui,

Pour être imprimés et reliés en veau,

se croyaient en droit de critiquer les grands seigneurs. M. Louis Blanc sentait en lui l’étoffe d’un dictateur, et savait qu’il lui était réservé de devenir prochainement l’un des membres les plus actifs d’un décemvirat qui disposerait souverainement de la France, statuerait sur la forme du gouvernement, sur les intérêts politiques et sociaux de la patrie. Je dois avouer mon tort : je ne m’étais pas douté des destinées qui attendaient mon adversaire. Je le prenais pour ce que j’étais moi-même, un écrivain, mon pair, sauf la différence du talent, car j’ai toujours regardé M. Louis Blanc comme un homme qui en a beaucoup, et je ne me suis fait faute de le dire ; je ne me dissimule pas que je n’ai, au contraire, que de la bonne volonté.

M. Louis Blanc voudra bien me permettre de reprendre avec lui cette discussion interrompue par sa volonté en février 1845. Il y a urgence. Je préviens le lecteur qu’il ne doit prendre qu’en bonne part les observations que je vais présenter. J’ai toujours pensé qu’il convenait de parler à son gouvernement ou de son gouvernement sur le ton du respect ; l’intérêt même de la société l’ordonne. Examinons donc, tout respectueusement, ce système qui a eu le bonheur d’avoir M. Louis Blanc pour interprète. Pour savoir nettement en quoi il consiste, j’aurai garde de substituer une description de ma façon aux paroles de M. Louis Blanc. Je citerai son livre textuellement comme un derviche ferait du Coran. Voici donc le chapitre par lequel se termine l’Organisation du Travail. (Édition de 1848, page 102.)


« Le gouvernement serait considéré comme le régulateur suprême de la production, et investi, pour accomplir sa tâche, d’une grande force.

« Cette tache consisterait à se servir de l’arme même de la concurrence, pour faire disparaître la concurrence.

« Le gouvernement lèverait un emprunt, dont le produit serait affecté à la création d’ateliers sociaux dans les branches les plus importantes de l’industrie nationale.

« Cette création exigeant une mise de fonds considérable, le nombre des ateliers originaires serait rigoureusement circonscrit ; mais, en vertu de leur organisation même, comme on le verra plus bas, ils seraient doués d’une force d’expansion immense.

« Le gouvernement étant considéré comme le fondateur unique des ateliers sociaux, ce serait lui qui rédigerait les statuts. Cette rédaction, délibérée et votée par la représentation nationale, aurait forme et puissance de loi.

« Seraient appelés à travailler dans les ateliers sociaux, jusqu’à concurrence du capital primitivement rassemblé pour l’achat des instrumens de travail, tous les ouvriers qui offriraient des garanties de moralité.

« Bien que l’éducation fausse et antisociale donnée à la génération actuelle rende difficile qu’on cherche ailleurs que dans un surcroît de rétribution un motif d’émulation et d’encouragement, les salaires seraient égaux, une éducation toute nouvelle devant changer les idées et les mœurs.

« Pour la première année qui suivrait l’établissement des ateliers sociaux, le gouvernement réglerait la hiérarchie des fonctions. Après la première année, il n’en serait plus de même. Les travailleurs ayant eu le temps de s’apprécier l’un l’autre, et tous étant également intéressés, ainsi qu’on va le voir, au succès de l’association, la hiérarchie sortirait du principe électif.

« On ferait tous les ans le compte du bénéfice net, dont il serait fait trois parts l’une serait répartie par portions égales entre les membres de l’association ; l’autre serait destinée : 1° à l’entretien des vieillards, des malades, des infirmes ; 2° à l’allégement des crises qui pèseraient sur d’autres industries, toutes les industries se devant aide et secours ; la troisième enfin serait consacrée à fournir des instrumens de travail à ceux qui voudraient faire partie de l’association, de telle sorte qu’elle pût s’étendre indéfiniment.

« Dans chacune de ces associations, formées pour les industries qui peuvent s’exercer en grand, pourraient être admis ceux qui appartiennent à des professions que leur nature même force à s’éparpiller et à se localiser. Si bien que chaque atelier social pourrait se composer de professions diverses, groupées autour d’une grande industrie, parties différentes d’un même tout, obéissant aux mêmes lois, et participant aux mêmes avantages.

« Chaque membre de l’atelier social aurait droit de disposer de son salaire à sa convenance ; mais l’évidente économie et l’incontestable excellence de la vie en commun ne tarderait pas à faire naître de l’association des travaux la volontaire association des besoins et des plaisirs.

« Les capitalistes seraient appelés dans l’association et toucheraient l’intérêt du capital par eux versé, lequel intérêt leur serait garanti sur le budget ; mais ils ne participeraient aux bénéfices qu’en qualité de travailleurs.

« L’atelier social une fois monté d’après ces principes, on comprend de reste ce qui en résulterait.

« Dans toute industrie capitale, celle des machines, par exemple, ou celle de la soie, ou celle du coton, ou celle de l’imprimerie, il y aurait un atelier social faisant concurrence à l’industrie privée. La lutte serait-elle bien longue ? Non, parce que l’atelier social aurait sur tout atelier individuel l’avantage qui résulte des économies de la vie en commun, et d’un mode d’organisation où tous les travailleurs, sans exception, sont intéressés à produire vite et bien. La lutte serait-elle subversive ? Non, parce que le gouvernement serait toujours à même d’en amortir les effets, en empêchant de descendre à un niveau trop bas les produits sortis de ses ateliers. Aujourd’hui, lorsqu’un individu extrêmement riche entre en lice avec d’autres qui le sont moins, cette lutte inégale ne peut être que désastreuse, attendu qu’un particulier ne cherche que son intérêt personnel ; s’il peut vendre deux fois moins cher que ses concurrens pour les ruiner et rester maître du champ de bataille, il le fait. Mais lorsqu’à la place de ce particulier se trouve le pouvoir lui-même, la question change de face.

« Le pouvoir, celui que nous voulons, aura-t-il quelque intérêt à bouleverser l’industrie, à ébranler toutes les existences ? Ne sera-t-il point, par sa nature et sa position, le protecteur né, même de ceux à qui il fera, dans le but de transformer la société, une sainte concurrence ? Donc, entre la guerre industrielle qu’un gros capitaliste déclare aujourd’hui à un petit capitaliste et celle que le pouvoir déclarerait, dans notre système, à l’individu, il n’y a pas de comparaison possible. La première consacre nécessairement la fraude, la violence et tous les malheurs que l’iniquité porte dans ses flancs ; la seconde serait conduite sans brutalité, sans secousses, et de manière seulement à atteindre son but, l’absorption successive et pacifique des ateliers individuels par les ateliers sociaux. Ainsi, au lieu d’être, comme l’est aujourd’hui tout gros capitaliste, le maître et le tyran du marché, le gouvernement en serait le régulateur. Il se servirait de l’arme de la concurrence, non pas pour renverser violemment l’industrie particulière, ce qu’il serait intéressé par-dessus tout à éviter, mais pour l’amener insensiblement à composition. Bientôt, en effet, dans toute sphère d’industrie où un atelier social aurait été établi, on verrait accourir vers cet atelier, à cause des avantages qu’il présenterait aux sociétaires, travailleurs et capitalistes. Au bout d’un certain temps, on verrait se produire, sans usurpation, sans injustice, sans désastres irréparables, et au profit du principe de l’association, le phénomène qui, aujourd’hui, se produit si déplorablement, et à force de tyrannie, au profit de l’égoïsme individuel. Un industriel très riche aujourd’hui peut, en frappant un grand coup sur ses rivaux, les laisser morts sur la place et monopoliser toute une branche d’industrie. Dans notre système, l’état se rendrait maître de l’industrie peu à peu, et, au lieu du monopole, nous aurions, pour résultat du succès, obtenu la défaite de la concurrence : l’association.

« Supposons le but atteint dans une branche particulière d’industrie ; supposons les fabricans de machines, par exemple, amenés à se mettre au service de l’état, c’est-à-dire à se soumettre aux principes du règlement commun. Comme une même industrie ne s’exerce pas toujours au même lieu et qu’elle a différens foyers, il y aurait lieu d’établir entre tous les ateliers appartenant au même genre d’industrie le système d’association établi dans chaque atelier particulier ; car il serait absurde, après avoir tué la concurrence entre individus, de la laisser subsister entre corporations. Il y aurait donc, dans chaque sphère de travail que le gouvernement serait parvenu à dominer, un atelier central duquel relèveraient tous les autres, en qualité d’ateliers supplémentaires… »


S’il m’est permis de résumer en trois lignes cet exposé, je dirai que l’organisation du travail de M. Louis Blanc consiste dans les innovations suivantes : 1° la suppression de la concurrence ; 2° sauf une période de transition, l’égalité absolue pour tous, sans qu’il fût tenu compte de l’habileté et de l’activité de chacun ; 3° l’abolition de tout profit pour le capital au-delà de l’intérêt légal ; 4° l’élection des chefs et sous-chefs des travaux industriels par les inférieurs.

En conscience, je crois qu’il suffit de ce résumé pour que le système soit jugé par quiconque a la moindre connaissance de ce que c’est que le travail des ateliers, ou sait comment est fait le cœur humain, et quels sont les mobiles habituels des hommes dans les affaires.

Avec cette organisation du travail, la production se ralentirait sensiblement. Il y aurait beaucoup moins de produits à répartir, beaucoup plus de misère par conséquent. On en devine bien la cause ; personne ne serait directement intéressé à se donner de la peine, ou n’y serait poussé par la rivalité du voisin. M. Louis Blanc croit que les ateliers sociaux ainsi constitués seraient doués d’une force d’expansion immense, et qu’aucun des établissemens de l’industrie actuelle ne pourrait soutenir une longue lutte contre les siens. J’en appelle à quiconque a dirigé un atelier. Je me déclare d’avance converti à la doctrine de M. Louis Blanc et je m’engage à devenir l’apôtre de son organisation du travail, si, parmi tous les habitans de Paris auxquels l’industrie est familière, il en trouve trois qui soient d’avis qu’une fabrique ainsi organisée pourrait soutenir la concurrence des autres et aller trois mois sans déposer son bilan.

L’égalité absolue de rétribution, quelles que fussent les œuvres, serait une injustice extrême. M. Louis Blanc l’a adoptée parce qu’il pense que le sentiment du devoir est dans l’industrie un mobile suffisant pour exciter les hommes à beaucoup faire et à bien faire. C’est là son erreur capitale, erreur qui l’honore, puisqu’il l’a prise dans son ame toute dévouée à la chose publique, mais erreur surprenante de la part d’un homme qui a tant étudié la morale et l’histoire. L’industrie, de même que toutes les institutions sociales, suppose assurément le sentiment du devoir ; mais elle suppose aussi, plus particulièrement, le sentiment de l’intérêt personnel. La loi politique et la religion recommandent aux hommes le devoir et glorifient le sacrifice. La société tomberait en pourriture, si le sacrifice et l’abnégation ne recevaient pas les hommages des hommes. Dressez donc des statues à Cincinnatus, offrez des palmes aux martyrs, mais n’espérez pas que dans les circonstances habituelles de la vie, dans les questions de pot-au-feu, le genre humain en masse s’impose l’imitation des vertus que des hommes d’élite ont déployées dans des occasions solennelles, celui-là en face des intérêts de la patrie, ceux-ci en présence de Dieu, sous l’empire d’une foi religieuse exaltée. Dans ses transactions journalières, l’homme suit la pente de son intérêt. Le cœur humain est ainsi fait. — Tant pis pour le cœur humain, me dira M. Louis Blanc. — Non ; c’est tant pis pour votre plan.

Mais vous vous méprenez, dira M. Louis Blanc ; dans mon système, tous les travailleurs, sans exception, sont intéressés à produire vite et bien. — Oui, sans doute, le bloc entier des travailleurs, dans son unité indivisible, est intéressé à ce que la production soit féconde, à ce qui il y ait beaucoup de produits et de bons ; mais personne n’est individuellement intéressé à être laborieux et zélé, car l’individu n’y peut revendiquer le résultat de ses efforts personnels ; il n’en recueille que la millième ou la dix-millième partie. C’est comme s’il n’en retirait rien du tout. Ce système anéantit la personnalité humaine en la noyant dans un panthéisme confus. De chacun de nous, il fait ce que la loi pénale fait des forçats, un numéro, l’égal de tous les autres. L’industrie est du domaine assigné au sentiment individuel. Le ressort de la production, c’est l’intérêt individuel excité par la rétribution personnelle et manifesté par la concurrence, tout comme c’est le capital qui en constitue les rouages, et c’est pour cela qu’en supprimant l’intérêt individuel, vous désorganisez l’industrie, de même que vous détruisez absolument une montre quand vous en enlevez le ressort.

Croyez-moi, laissez en son lieu chacun des sentimens qui sont inscrits sur les divers replis du cœur humain ; ne les dépaysez pas, c’est comme si vous preniez les plantes des tièdes régions des Antilles pour les transporter dans le climat glacé du Groënland, ou si vous proposiez aux terres tropicales la culture des végétaux que la nature a faits pour le pâle soleil de l’Islande. Ne demandez pas aux sentimens qui nous animent, quand nous approchons du forum où se discutent les intérêts sacrés de la patrie, ou dans les instans solennels où notre pensée s’absorbe dans l’Être suprême, qu’ils nous suivent, et que seuls ils nous inspirent lorsque nous nous livrons à notre métier et que nous y stipulons nos intérêts personnels. Vous ne l’obtiendrez pas ; c’est ce qui n’a jamais été et ne sera jamais, parce que cela ne peut être. Lui-même, Cincinnatus, le modèle du désintéressement patriotique, lorsqu’il vendait son grain, faisait probablement ses efforts tout comme un autre pour tirer de l’acheteur le meilleur prix. Caton l’ancien, l’homme du devoir en politique, était, dans la vie privée, très regardant, et saint Paul, le grand saint Paul, homme de dévouement certes, eût été moins alerte, quand il était à sa besogne de faiseur de tentes, s’il n’eût senti que de son travail individuel dépendait son pain quotidien.

L’égalité véritable, celle que proclamèrent nos pères en 1789, aux applaudissemens de toute la terre, n’a rien de commun avec ce fantôme que vous présentez aux regards de la multitude fascinée qui se presse sur vos pas. Les Français sont égaux, cela veut dire que la nation française est une, que les distinctions publiques appartiennent aux talens et aux services, quelle que soit la naissance. Cela signifie que l’état doit à tous les intérêts un égal appui, qu’il est tenu de protéger également les champs de celui-ci, les rentes de celui-là, le travail de ce troisième qui n’a ni terres ni rentes. Le sens de cette égalité féconde et généreuse, c’est que, par l’instruction qu’il répand, l’état doit préparer tous les hommes à être utiles à la société et à eux-mêmes, et qu’un vaste et libéral système d’éducation nationale doit rechercher soigneusement dans les hameaux comme dans les cités, sous le chaume et les haillons, comme sous le toit de l’opulence, les natures supérieures dont la société a besoin, afin de les développer et de les rendre dignes de devenir les dépositaires des destinées de la patrie. Mais soumettre à la même existence matérielle tous les hommes sans exception, depuis les dignitaires de l’état jusqu’au plus humble des manouvriers, c’est une de ces chimères qui ne sont permises qu’au collégien dont l’imagination naïve rêve le brouet noir des Spartiates, loin du réfectoire pourtant, alors qu’il n’a plus faim. Quoi ! le président de la république logera non dans le joli palais des successeurs de Washington, mais dans une chambre numérotée pareille à celle du dernier citoyen ; il mangera à la gamelle de tout le monde la pitance commune, il ira se délasser de ses graves soucis dans le préau public aux mêmes jeux que le vulgaire ! Quand il méditera sur les affaires de la patrie, pour s’inspirer il aura autour de lui, de même que l’ouvrier, les ustensiles du ménage et les cris des enfans ! Cette égalité serait l’avilissement de tout ce qu’il y a de noble et de pur sur la terre, une honteuse promiscuité.

Ce système, comme au surplus beaucoup des idées qui ont pris le haut du pavé, n’est qu’une réaction passionnée contre les inégalités qui existaient jadis. Il organiserait l’oppression des natures d’élite par les natures communes, des hommes actifs, intelligens, dévoués par les égoïstes, par les sots, par les paresseux. Pour me servir de l’expression consacrée par un des décrets du gouvernement provisoire, ce serait l’exploitation des bons travailleurs par les mauvais. Ce n’est pas pour en arriver là que nous avons fait les révolutions de 1789 et de 1830 : ce n’est pas non plus le dernier mot de celle de 1848.

La concurrence fait le bon marché, c’est une vérité qui court les rues. Or, le bon marché, qu’est-ce, sinon l’affranchissement matériel du pauvre ? La concurrence est le stimulant de l’industrie ; c’est par la concurrence que se découvrent et se propagent les perfectionnemens, si avantageux au plus grand nombre. Supprimez la concurrence, et la torpeur succède à l’ardente activité, qui est le caractère de l’industrie moderne. La concurrence est la figure industrielle de la liberté, de cette liberté sainte pour laquelle nos pères se passionnèrent en 1789, qu’ils nous avaient conquise par tant d’héroïques labeurs, au prix de tant de sacrifices. Condamner systématiquement la concurrence, c’est donc repousser les principes immortels de 1789, c’est vouloir que notre patrie, se frappant la poitrine, demande pardon au genre humain de l’avoir induit en erreur et se mette à rebrousser chemin, la honte sur le front.

Mais, dit M. Louis Blanc, la concurrence est le fléau de la société. D’après lui, non-seulement la concurrence est funeste à l’ouvrier, mais elle est fatale aux bourgeois ; car M. Louis Blanc a la bonté, dans son livre, de témoigner beaucoup de sollicitude à la bourgeoisie. — La concurrence, en effet, a ses abus. L’arène de la concurrence est parsemée de ruines. Combien d’espérances légitimes y ont été renversées ! que de fois l’avenir des familles y a été anéanti ! Je ne le cache pas, je le déplore. Mais la carrière de la liberté n’a-t-elle pas été aussi couverte de décombres ? Des actes infâmes en ont souillé le sol sacré, elle a été inondée de sang. L’affreuse guillotine y fut un moment inaugurée, sanctifiée, car on nous a parlé de la sainte guillotine. L’athéisme y trôna pendant quelques jours, et des monstres dignes de l’exécration du genre humain s’y pavanèrent. Est-ce à dire qu’il faille maudire la liberté ? Pourquoi donc rendre le principe de la concurrence responsable des mensonges et des méfaits qui se sont accomplis ou s’accomplissent en son nom ?

On abuse de tout, même des meilleures choses et des principes les plus beaux ; mais aussi bien on s’abuse soi-même si l’on s’imagine qu’il soit possible d’arriver à une organisation sociale où il n’y aura plus de violences ni de fraudes. Il y aura toujours sur la terre des bons et des méchans. Ce qui importe, c’est que les bons ne soient pas systématiquement sacrifiés aux méchans, et qu’au contraire le bien l’emporte sur le mal.Or, tout balancé, c’est ce qui a lieu et de beaucoup, quand l’industrie se met sous le drapeau de la liberté ou de la concurrence ; car, je ne saurais trop le répéter, c’est tout un : la concurrence n’est que la face industrielle de la liberté. La concurrence est un aiguillon qui pousse incessamment la société vers un état de choses où la quantité des produits sera enfin assez grande pour que chacun puisse en avoir la part que l’humanité réclame ; c’est sous la pression de cet aiguillon que naissent les perfectionnemens industriels, et le caractère général et absolu de tout perfectionnement de l’industrie, c’est de multiplier les produits qu’engendre un même travail. L’aiguillon est acéré, et il fait quelquefois de cruelles blessures : il faut voir jusqu’à quel point il serait possible de rendre ces plaies moins douloureuses et de les guérir sans émousser l’aiguillon, et sans qu’il cesse d’agir nuit et jour comme un stimulant énergique ; mais supprimer l’aiguillon, comme le propose M. Louis Blanc, ce serait tout simplement décréter l’éternité de la misère pour le plus grand nombre des hommes. La marche de l’industrie en avant s’arrêterait tout net.

Peuples ou individus, personne ne doit se flatter d’avoir jamais sur la terre une tente dressée pour un doux sommeil, constamment parsemé de riantes visions ; nous sommes ici-bas pour lutter, pour être éprouvés, et le progrès est le fruit des épreuves et de la lutte. Il faut, non-seulement pour que la société avance, mais pour qu’elle subsiste, que le système social soit conforme aux données fondamentales de la nature humaine ; le système de M. Louis Blanc les méconnaît ; qu’il respecte l’équité, et ce système la viole. En un mot, dans ce système, le mal domine le bien et l’écrase. Sous le régime de la liberté et de la concurrence, c’est le contraire. Il reste à savoir seulement s’il n’est pas possible de restreindre cette proportion de mal dont nous voyons que de nos jours la liberté et la concurrence sont accompagnées.

Me voilà enfin sur un terrain où je puis m’entendre avec les socialistes en général et, ce dont je suis flatté, peut-être avec M. Louis Blanc lui-même. J’ai insisté sur la nécessité de maintenir la concurrence, dans l’intérêt de l’avenir des ouvriers eux-mêmes ; mais parce qu’un principe est bon ou même excellent, ce n’est pas une raison pour le suivre indéfiniment, jusque dans ses dernières conséquences, sans regarder autour de soi. Les hommes qui conduisent les affaires de la société ont à mener de front plusieurs principes également respectables, qui semblent s’exclure, mais auxquels suffit à chacun sa part. On peut, grace à Dieu, balancer les uns par les autres ces principes en apparence exclusifs, et les employer comme on le fait en mécanique de forces plus ou moins divergentes qui se résolvent finalement en une force unique, la résultante de toutes les composantes. De même que la liberté politique a besoin d’être mariée au principe d’ordre, sans lequel elle ferait de funestes écarts, de même on peut espérer de parer aux inconvéniens les plus marqués de la concurrence par l’application intelligente d’un principe que célèbrent justement sur le ton de l’enthousiasme toutes les écoles socialistes, le principe d’association.

Ainsi M. Blanc a raison de recommander aux ouvriers, pour la jouissance des fruits de leur travail, la vie en commun ; ce régime sociétaire, appliqué à la consommation, donne une économie très remarquable, et permet par conséquent de multiplier le bien-être et les plaisirs de chacun avec une même quantité de ressources. Par l’association, ce qui, dans l’isolement, était du dénûment, peut se changer en une existence passable. Ce n’est pas le seul bienfait qu’on doit attendre du principe d’association. L’association est possible dans la production même ; elle y est plus désirable encore que dans la consommation. Avant d’entrer dans quelques explications à ce sujet, je sens le besoin de montrer que ce que je dis ici n’est pas chez moi une opinion de circonstance, et que ce n’est point par résignation que je m’y rallie. Voilà ce que je publiais, en 1841, dans un écrit contre les fortifications de Paris, que les chambres discutaient alors, et depuis j’ai souvent reproduit la même idée.


« Au dedans, la dynastie était appelée à édifier, conformément à l’esprit nouveau des temps, une société calme et heureuse, avec les élémens épars et divisés comme des grains de sable que lui ont légués des bouleversemens sans exemple. Elle devait donner aux populations, à pleines mains, du bien-être, des lumières, de la moralité, en revendiquant l’aide de l’industrie, de la science et des arts, et en invoquant les idées suprêmes hors desquelles on chercherait en vain du bonheur pour les individus, de la stabilité pour les trônes et pour les empires. Elle avait à réaliser en permanence, dans la marche régulière de la politique et du travail, cette union admirable des ouvriers et des bourgeois, qui avait fait du mémorable drame des trois journées une révolution moule. Au fronton de l’édifice, elle avait à graver le principe de l’égalité, inaliénable conquête d’un demi-siècle d’efforts et d’aventures, toison d’or rapportée du plus laborieux des pèlerinages ; de l’égalité organique, afin d’en finir avec l’égalité anarchique. En un mot, la tâche de la dynastie au dedans, tâche difficile et longue, digne d’occuper des générations de rois et d’hommes d’état, c’était l’organisation du travail, s’il est permis d’employer une expression que les partis ont dénaturée. Cette politique libérale et organisatrice est antipathique au système guerrier ; elle suppose nécessairement la paix : elle n’est possible qu’avec elle et que par elle. » (Les fortifications de Paris, Lettre à M. le comte Molé, page 13.)[2].

Mais cette organisation du travail, ce mode d’association entre les bourgeois et les ouvriers, quel est-il, qu’est-ce qu’il peut être ? Ce ne sera pas l’organisation proposée par M. Louis Blanc, car celle-ci aboutit à l’impuissance et à la tyrannie, je l’ai montré à l’impuissance, puisque, au lieu de multiplier les produits, elle en restreindrait la quantité en brisant le ressort même de la production ; à la tyrannie, puisque les natures d’élite y seraient comprimées, asservies, exploitées, et que les frelons de la ruche y absorberaient de droit le miel péniblement amassé par les industrieuses abeilles. Le mode d’association qu’il faut devrait avant tout être sur cette base, que chaque rétribution individuelle dépend du nombre et de l’étendue des services individuels.

Précisez davantage, me dira le lecteur, le temps nous presse et la maison brûle. — Si le feu est à la maison, faites la part du feu. Il est à croire qu’il ne la faudra pas trop grande, car la réflexion vient, et tout le monde retourne au calme. Si un grand incendie se déclarait, il consommerait la ruine complète de tout le monde, y compris les ouvriers. Or, les ouvriers le sentent, et c’est pour ce motif que je ne crois pas à l’embrasement général de l’édifice social. Quant à moi, je le confesse, j’ai beau regarder, je n’aperçois nulle part encore un plan qui puisse être adopté avec la moindre confiance pour l’organisation du travail. Nous n’arriverons à cette découverte que comme Colomb découvrit le Nouveau-Monde, après avoir long-temps demandé et espéré un navire et après une longue et périlleuse navigation. Le navire, nous l’avons enfin, s’il plaît à Dieu : voici la périlleuse et longue navigation qui commence ! Je ne puis dire que, comme en 1841, c’est une tâche difficile et longue, et, pour l’accomplir, il faudra successivement l’espace de plusieurs générations. Des tâtonnemens, des essais nous mettront sur la voie, et nous devrons tous ramer de toutes nos forces afin d’avancer chaque fois qu’un éclair aura brillé et nous aura montré le chemin au milieu des ténèbres. Les agitations des événemens nous pousseront vers le terme du pèlerinage, non sans nous en écarter quelquefois. C’est ainsi que nous allons depuis 1789, par un mouvement semblable à celui de la marée dont le niveau s’élève, quoique le recul du jusant à chaque instant succède au flot qui monte. Puisque nous sommes lancés depuis un mois dans les plus grandes aventures, il n’y a aucun inconvénient à ce qu’on en coure de petites ; c’est même fort convenable. Je ne crois point au système de M. Louis Blanc, je l’ai assez dit. Je n’ai pas beaucoup plus de foi dans le fouriérisme. J’honore et j’admire Fourier, mais je ne vois dans ses écrits que des romans propres à faire valoir l’association qui en est la morale, et je ne les estime que pour la morale qu’ils font aimer. Néanmoins, dans la circonstance actuelle, une allocation de cinq, six ou dix millions, pour fonder une association d’après les idées de M. Louis Blanc, ainsi qu’un phalanstère, me semblerait au goût du jour. Ce serait une étude dont il sortirait des enseignemens. Ce serait aussi un gage de la bonne volonté du gouvernement en faveur des novateurs honnêtes, un moyen de calmer les impatiens qui nous débordent.

Quoiqu’il n’y ait pas pour l’organisation du travail un plan nouveau d’après lequel on puisse demain constituer les ateliers et régler les droits de chacun, ne désespérons pas cependant, et ne nous faisons pas plus pauvres que nous ne le sommes. Et d’abord fixons bien les idées. Entendons-nous bien sur ce que c’est que l’organisation du travail. Ce mot, auquel tant de vagues désirs se sont accrochés, qui est inscrit sur tant de bannières hardiment déployées aujourd’hui, n’a jamais été bien défini par ceux qui ont le plus contribué à le mettre à la mode, et c’est peut-être à cette circonstance qu’il est redevable d’une grande partie de son succès. Les hommes, les malheureux surtout, s’attachent de préférence à ce qui est mystérieux, parce qu’alors leur imagination exaltée croit voir parmi les nuages dont sont entourées les idoles qu’on leur présente tout ce qui doit soulager leurs maux et changer leurs souffrances en joies.

L’organisation du travail, prise dans le sens le plus large, doit consister dans un ensemble d’institutions qui offrent au travailleur une assistance efficace dans toutes les positions qu’il traverse, depuis le moment où il naît jusqu’à celui où il va chercher un monde meilleur. Ce n’est plus alors seulement une institution à la faveur de laquelle son travail dans l’atelier reçoive une rémunération équitable ; c’est aussi bien tout ce qui est nécessaire à protéger son enfance, à façonner sa jeunesse, à encourager son âge mûr et à abriter sa vieillesse. Eh bien ! la société moderne, qui date de 1789 et qui prit alors une devise dont elle ne doit jamais se séparer, la liberté, offre de nombreux élémens pour remplir les cases de ce vaste cadre. Nous avons pour l’enfance la crèche, la salle d’asile et puis l’école ; pour la jeunesse, l’école encore et l’apprentissage, l’inspection ordonnée par la loi sur le travail des enfans. L’âge mûr, engagé dans l’action, trouve une plus grande variété d’appuis tutélaires. Et d’abord nommons avec respect la caisse d’épargne, qui ne se borne pas à recueillir, pendant les temps prospères, des ressources pour les mauvais jours ou pour l’époque à laquelle les portes de l’atelier se fermeront au travailleur épuisé par les années, ni même à faire concourir l’ouvrier à grossir le capital national en capitalisant lui-même. La caisse d’épargne a un effet admirable sur le moral de l’homme. Dès qu’il a fait un dépôt à la caisse d’épargne, l’ouvrier acquiert une conduite régulière, s’il ne l’avait déjà. L’arrivée à la propriété, c’est, pour le travailleur, ce qu’était pour le géant de la fable le contact de la terre, une source de force. De ce moment, il sait ce que c’est que prévoir ; l’avenir prend à ses yeux une signification, la vie un but. A côté de la caisse d’épargne, l’ouvrier dans l’âge mûr a la société de secours mutuels. Une justice prompte, impartiale et économique lui est garantie par les conseils de prud’hommes. Les cours d’adultes lui présentent un moyen de rafraîchir son instruction ou même de la faire, s’il a été trop négligé quand il était enfant. Pour ses vieux jours, il devrait avoir la caisse des retraites qui existe en Angleterre, et que, depuis quelques années, d’honorables citoyens préparaient pour la France. C’est un établissement en perspective. Et enfin la révolution dernière a mis en relief l’idée de la participation des travailleurs aux bénéfices des établissemens où ils sont employés ; c’est ce qui répond à l’organisation du travail, telle qu’on l’entend communément.

Que ce qui existe, même en germe, suffise, une fois développé, à satisfaire tous les besoins, ce n’est pas ce que je soutiens, puisque je viens de nommer la caisse des retraites, qui n’a eu que les honneurs d’un tardif projet de loi, et surtout la participation des ouvriers aux bénéfices, à l’égard de laquelle un projet de loi serait aujourd’hui encore infiniment difficile à rédiger, si l’on voulait qu’il fût général, et si, comme on le doit, on tenait à ne pas faire violence à la propriété, à ne pas contraindre la liberté à se voiler. Il y a surtout à dire que le réseau de l’organisation, même incomplète, dont je viens de rappeler les traits principaux, est loin d’être étendu partout sur notre patrie. Il s’en faut de beaucoup que tous les hommes ou même une majorité d’entre eux aient leur part de tous ces bienfaits. Il y aurait vingt fois plus de salles d’asile, qu’il n’y en aurait pas encore assez. Il y a un bien prodigieux, rien moins qu’un changement dans les mœurs, à attendre de ces touchantes réunions et des écoles qui doivent les suivre. Les écoles aujourd’hui ne sont que l’ombre de ce qu’elles devraient être. C’est un chapitre pour lequel il faut désormais qu’il y ait vingt millions de plus inscrits au budget. Je parle des écoles primaires, de celles qui doivent nous former des agriculteurs que nous puissions sans rougir mettre à côté des cultivateurs de la Grande-Bretagne ou de l’Ohio, et des ouvriers qui soient les dignes frères de ceux du Massachusetts. La loi sur le travail des enfans dans les manufactures n’a reçu jusqu’à ce jour qu’une sanction dérisoire ; il en faut une qui soit sérieuse, grande comme l’intérêt qu’il s’agit de protéger. Les caisses d’épargne, qui avaient un tel succès, qu’à Paris leur clientelle embrassait le sixième de la population, se relèveront-elles du coup que la pénurie du trésor a obligé le gouvernement provisoire de leur porter ? On n’y doit rien négliger. Les sociétés de secours mutuels ont à se répandre principalement dans la province, car à Paris elles sont déjà nombreuses ; elles ont aussi à refaire leurs statuts, qui sont défectueux et qui reposent sur des calculs faux. Les prud’hommes devront se multiplier et agrandir le cercle de leur juridiction bienfaisante. Les sociétés de prévoyance, pareilles à celle qui a rendu de si grands services à Lyon pendant les crises commerciales de 1837 et de 1840, auront à s’acclimater dans nos autres villes manufacturières. Les institutions de crédit à l’usage des ouvriers se réduisent aux monts-de-piété il convient que l’ouvrier, pour se procurer quelque argent non-seulement dans les temps difficiles, mais dans les circonstances ordinaires, rencontre des institutions qui l’assistent à moindres frais et qui soient moins méfiantes et mieux pourvues. C’est encore Lyon que nous citerons ici comme un modèle à suivre par cent autres de nos villes : on y a vu, et je suppose qu’on l’y voit encore, une caisse de prêt qui avance quelques fonds aux ouvriers connus, sur leur parole, sans leur demander le dépôt de leurs outils qui cependant servent de gage à l’emprunt. Un jour sans doute aussi la France ne le cèdera en rien à l’Écosse, où l’ouvrier honnête et rangé obtient des banques qu’il lui soit ouvert un crédit sur son honneur, avec la garantie de quelqu’un de ses amis, afin qu’il devienne chef d’industrie à son tour.

Nous sommes donc, depuis 1789, en train de nous constituer une organisation du travail belle et digne d’envie. La nouvelle forme de gouvernement que la France vient d’admettre hâtera les progrès de cette œuvre, qui marchait avec beaucoup trop de lenteur ; je le dis aujourd’hui, parce que je l’ai dit mille fois avant le mois de février 1848. Tout le monde devra s’y prêter ; tout le monde y est intéressé. Il ne s’agit pas seulement de l’honneur de la patrie et de sa renommée ; notre salut à tous est à ce prix. Il faut choisir entre une affreuse anarchie où tout périrait, tout jusqu’à l’indépendance nationale, et le concours majestueux de tous les citoyens pour cette œuvre grandiose, excellente, pour cette patriotique réparation.

Quant à la participation des ouvriers aux bénéfices de l’industrie, participation dans laquelle beaucoup de personnes font exclusivement consister l’organisation du travail, elle suppose une révolution dans les mineurs. J’admets que les révolutions politiques, lorsqu’elles sont à la hauteur de ce nom, amènent dans les mœurs une transformation qui peut se qualifier de même. Je crois donc que cette participation va s’introduire graduellement dans les habitudes ; mais il faudra bien des précautions pour que le droit de propriété n’en soit pas atteint. Ces précautions sont de rigueur dans l’intérêt même des ouvriers, car le respect de la propriété est commandé pour le bien de tout le monde. Je n’essaierai pas d’indiquer, même de la façon la plus nuageuse, de quelle importance devra être cette participation. Personne n’a, et, je le crois, personne ne peut avoir sur ce sujet aucune espèce de projet qu’il soit possible de justifier. Je n’essaierai pas davantage d’ébaucher les conditions auxquelles on pourra en soumettre la jouissance, ni les formes qu’il conviendra d’y donner, afin qu’elle provoque activement le perfectionnement des arts. Je suis convaincu que cette participation changera le caractère de l’industrie et plus encore du travailleur, qu’elle donnera à celui-ci de la dignité, un amour de l’ordre, un esprit de conduite qu’il ne pourrait connaître autrement. Ces luttes sourdes qui existaient entre les maîtres et les ouvriers et qui occasionnaient tant de désordres, tant de petits dégâts, tant de déperditions de forces vives, disparaîtront comme par enchantement ; et ce sont surtout ces motifs de l’ordre moral, politique et social, qui, quant à présent, me la font ardemment désirer.

Il ne faut pas, en effet, que les ouvriers attendent immédiatement de cette participation un accroissement considérable à leur rétribution. S’il est incontestable que l’association entre toutes les personnes qui coopèrent au travail de l’atelier, depuis le chef d’industrie jusqu’à l’homme de peine, doive avoir l’effet de rendre un jour l’industrie beaucoup plus productive, il ne l’est pas moins que le temps est un élément indispensable de cette amélioration. Tant que le capital différera peu de ce qu’il était hier, tant que la quantité des produits ne sera pas sensiblement plus grande, la rétribution de l’ouvrier, composée d’un salaire fixe et d’un supplément que joindra au salaire la participation aux profits, différera peu de ce qu’elle était hier. C’est inévitable, tant que la liberté sera maintenue dans la société, et, si on tentait de la violer, ce n’est pas une augmentation qu’obtiendrait l’ouvrier. C’est à une diminution que le conduirait la force des choses, plus puissante, elle, que les décrets des gouvernemens et que les pétitions présentées même à main armée.

L’essentiel serait d’inaugurer cette participation d’une manière positive, par des actes. Les dispositions organiques à cet effet sont malaisées à combiner dans l’état actuel des esprits et des habitudes ; mais il est quelques grands exemples que l’on peut dès à présent instituer. On sait que depuis quelques années la compagnie du chemin de fer d’Orléans, à la tête de laquelle est placé un homme éminent par sa capacité et par ses sentimens généreux (M. F. Bartholony), admet ses employés à la participation des bénéfices ; elle a eu dès l’origine l’intention d’en faire jouir un jour ses ouvriers aussi ; mais elle a dû procéder par degrés. Les sociétés anonymes auxquelles certaines formes de comptabilité sont prescrites, près desquelles l’autorité a un commissaire, qui même sont tenues de déposer leurs comptes annuels au tribunal de commerce, pourraient désormais, lorsqu’elles seraient en instance pour se faire autoriser, ou lorsqu’elles demanderaient la révision de leurs statuts, être astreintes à un règlement analogue à celui de la compagnie d’Orléans, avec cette différence cependant, que la participation serait assurée à tous les agens, aux ouvriers comme aux employés, et sauf l’introduction de clauses nouvelles qui feraient dépendre la grandeur de la rémunération de l’efficacité des efforts de chacun et de l’étendue de ses mérites. La plupart des grandes compagnies qui sont déjà autorisées consentiraient, on n’en saurait douter, à entrer dans cette voie. La compagnie du chemin du Nord vient spontanément d’en prendre l’engagement. De proche en proche, les pouvoirs publics en avant la ferme volonté, et l’opinion les secondant, l’industrie tout entière contracterait cette habitude salutaire.

Avec ces mesures en faveur des travailleurs, il serait possible d’en combiner d’autres, qui exerceraient sur leur bien-être un effet plus immédiat peut-être et plus général quant à présent ; je vais en indiquer quelques-unes.


DE QUELQUES MESURES PROPRES A ACCELERER LE PROGRES POPULAIRE.

L’impôt est un prélèvement sur les fruits du travail. L’impôt est autant à déduire de ce que les particuliers auraient la faculté d’épargner, de ce qu’ils épargneraient probablement pour en faire du capital. Quand une nation paie un milliard d’impôt, l’on peut hardiment affirmer que, si la pompe aspirante du fisc n’eût enlevé cette somme des poches des citoyens, les sept ou les huit dixièmes eussent grossi le capital national ; les deux ou trois autres dixièmes eussent servi à satisfaire d’impérieux besoins, eussent empêché les populations de souffrir de la faim ou du froid, ou auraient augmenté la part réservée aux plaisirs. Il y a cependant une partie des taxes publiques qui sert à éclairer la nation, à l’élever dans ses sentimens, ou encore à donner au travail les facilités qui résultent de bonnes voies de communication. Cette portion du budget, soustraite au capital national, y retourne ; car l’instruction, l’éducation, les voies de transport, tout cela est du capital. On peut assimiler de même au capital la portion des dépenses publiques qui est strictement nécessaire pour l’administration d’une bonne justice, pour la gestion intelligente des intérêts politiques de la patrie, pour la sécurité des transactions et des propriétés. Mais cet immense appareil militaire dont s’entourent tous les gouvernemens, pour s’intimider les uns les autres, ou afin de comprimer les populations, — et l’on sait comme ils y réussissent, — tout ce qui sert à le constituer et à l’entretenir est détourné du capital national, est perdu pour la nation. Le budget militaire des états est pour les trois quarts ou les cinq sixièmes une dépense stérile, une atteinte criminelle au capital, instrument matériel du progrès social, une odieuse satisfaction que l’esprit de domination se donne. Je le dis aujourd’hui, parce qu’avant la révolution de février, je m’étais, dans cette Revue même, franchement élevé contre ce funeste abus[3]. L’acte le plus patent de mauvaise administration qu’il y ait à reprocher au dernier ministère, c’est d’avoir augmenté sans mesure ni raison les charges militaires de la France, à tel point qu’en 1848, nous payions pour la guerre que nous ne faisions pas et ne voulions pas faire 200 millions de plus qu’en 1838.

Dans leur ambition, les souverains de l’Europe ont constamment maintenu, chacun chez soi, un état militaire exagéré, et ils attendaient, pour en avoir du regret, d’être, comme Louis XIV, à leur lit de mort. C’est ainsi que les gouvernemens européens ont jusqu’ici dévoré la substance même dont se forment la prospérité et la grandeur des nations, et qu’après plusieurs siècles consacrés au travail avec beaucoup d’ardeur et passablement d’intelligence, après dix-huit cents ans de culture par le christianisme, l’Europe se trouve encore si pauvre. Voici un rapprochement qui nous donnera la mesure du dommage qui a été causé à toutes les nations civilisées : considérez la France, qui a un attirail prodigieux de forces de terre et de mer, et les États-Unis, qui n’ont qu’une armée microscopique, et dont le budget de la marine est le quart du nôtre. D’un côté, faites le compte de ce que la France a dépensé depuis vingt ans pour son système militaire, et, de l’autre, additionnez tout ce que les états et les particuliers ont donné dans l’Union américaine, pour creuser des canaux et construire des chemins de fer, pour fonder des banques, pour ouvrir des écoles, pour lancer, à l’usage du commerce, les innombrables bateaux à vapeur qui dans le Nouveau-Monde sillonnent les fleuves et les mers : vous trouverez que la première somme, celle que la France a payée pour son état militaire, excède la seconde, celle que les États-Unis ont consacrée à toutes les améliorations qui, chez eux, ont porté si haut la condition physique, intellectuelle et morale du grand nombre. Nous avons, nous, offert en pâture au démon de la guerre ce qui fût devenu du capital ; la nation des États-Unis a religieusement laissé à ses économies la destination que la nature et le bon sens indiquent. Elle en a fait du capital. Elle s’est conduite en nation sage, elle en est récompensée par le bien-être des citoyens ; nous avons fait ou laissé faire des folies, nous en sommes punis par la misère inquiète, agitée et exigeante d’une partie de nos frères.

Réparons autant que possible le temps perdu. Si, comme il faut l’espérer, les puissances répondent par des témoignages pacifiques aux éloquentes paroles que leur a adressées M. de Lamartine, il sera essentiel, au nom du progrès populaire, de diminuer le plus possible les dépenses improductives de l’état et surtout de réduire le budget des ministères de la guerre et de la marine.

Par quelle fatalité faut-il cependant que, dès qu’un cri de guerre se fait entendre, ce soient les ouvriers qui y répondent avec le plus de transports ?

Notre système administratif, entre autres défauts, offre celui d’être réglementaire à l’infini. Avec des prétentions à la liberté, nous sommes le peuple le plus réglementé et par conséquent, je ne crains pas de le dire, le moins libre de l’Europe, dans nos entreprises. Un despotisme compacte subsiste en France au moyen de la paperasse administrative. Le despotisme de l’ancien régime a été renversé ; celui de Napoléon succomba dès que la gloire militaire ne fut plus là pour le soutenir. Celui de la bureaucratie fleurit plus que jamais, et les trente dernières années lui ont servi à jeter de profondes racines. Il faut que nous lui rendions compte de tous nos projets, que nous lui demandions une permission pour chacun de nos actes. Il prend nos demandes d’un air nonchalant, les tourne, les retourne, et les envoie, à ses heures, d’une de ses officines à l’autre. Il use notre patience, condamne notre activité à la rouille, désespère nos désirs les plus légitimes. Il y a quelques années, on a publié la série des formalités qui sont nécessaires à un propriétaire dont le champ borde une rivière pour être autorisé.à y placer un batelet. Il n’y faut pas moins de quarante ou cinquante dépêches, et, en suivant la filière ordinaire, cela dure à peu près comme le siège de Troie. Ce monstrueux abus de la centralisation et de l’esprit réglementaire cause un grand dommage à la fortune publique. C’est, en outre, antipathique à la liberté ; mais ce n’est pas ce qui doit m’occuper ici. Les effets de ce régime peuvent se représenter sous cette forme, qu’il nous dérobe à tous une demi-heure ou une heure par jour sur huit ou neuf heures de travail effectif. Le résultat est donc le même que si l’on dépouillait la société du huitième, du neuvième ou tout au moins du seizième de son capital, de ce qui nous donne la richesse, l’aisance ou la subsistance. Je laisse à chacun le soin de tirer la conclusion.

Autre aperçu qu’il est bon d’envisager. Le salaire se traduit pour tous les hommes par la satisfaction des besoins, car ce n’est pas pour le plaisir de manier une pièce de monnaie que l’ouvrier travaille et reçoit un salaire ; c’est pour manger, boire, se vêtir et se loger. Les deux ou trois francs qu’un travailleur gagne chaque jour représentent pour toi une certaine quantité d’objets de première nécessité et surtout d’alimens. Nous avons examiné s’il était possible d’augmenter les salaires par des décrets de l’autorité, et la négative nous a été démontrée ; mais il est certain qu’on peut, par des règlemens fiscaux ou autres, diminuer la proportion des objets de première nécessité qu’un travailleur se procurerait en échange de son salaire, s’il était plus libre, s’il vivait sous un régime où l’on eût pensé davantage à lui. Des impôts justement impopulaires, et des tarifs de douane conçus dans l’intérêt de quelques-uns au mépris de l’intérêt général de la société, peuvent avoir et ont en effet ce déplorable résultat. Les choses se passent alors à l’égard des populations ouvrières exactement comme si, l’état naturel des choses n’étant pas troublé par la fiscalité ou par l’esprit de privilège, on eût diminué leur salaire, ou encore comme si par une loi l’on eût confisqué et précipité au fond de la mer une partie du capital qui alimentait l’activité industrielle de la nation. Un gouvernement qui aurait la fibre vraiment populaire s’abstiendrait de tout règlement semblable, et réformerait avec empressement tout ce qu’il trouverait d’institué dans ce genre. Aux États-Unis, la main du législateur sècherait plutôt que de signer une loi qui tendrait sous un prétexte quelconque à enchérir le pain ou la viande.

J’ai insisté dans plusieurs passages de cet article sur ce que l’habileté du travailleur, son goût pour le travail, son zèle, formaient un capital extrêmement précieux et d’une rare puissance. Ce capital a cela de particulier, qu’il appartient tout entier à l’ouvrier. Un gouvernement populaire doit donc s’attacher spécialement à accroître ce capital. Il en a le moyen par l’instruction professionnelle, instruction dont nous n’avons encore en France que des rudimens imparfaits et bien épars. Une seule de nos métropoles est bien dotée, c’est Lyon, et elle le doit non à la munificence à l’état, mais à un pieux legs de deux de ses enfans, le major-général Martin et M. Eynard. Ajoutons pourtant qu’elle en est redevable aussi, pour une bonne part, aux lumières et au bon sens de quelques-uns de ses citoyens qui ont conçu pour la circonstance et mis en pleine activité une admirable méthode d’enseignement et un excellent plan d’études et d’éducation[4]. Toutes nos grandes villes devraient avoir une école du genre de la Martinière de Lyon. De moindres institutions existeraient, dans nos moindres cités, et, pour les campagnes, on imiterait ce qu’ont fait avec succès plusieurs gouvernemens en Allemagne[5].

Et pour conclure, disons-le de nouveau, ces améliorations qui auraient été reçues avec une affectueuse reconnaissance par les populations ouvrières il y a quelques années, qu’aujourd’hui les ouvriers de Paris exigent en les présentant sous des formes impossibles, elles ont besoin, pour se réaliser, du concours cordial de tous. Elles ne peuvent se produire que dans des circonstances bien définies. C’est comme ces belles cristallisations, aux prismes réguliers et aux pyramides effilées, qui, pour se former, veulent du calme, et auxquelles l’agitation substituerait un amas de poussière ou une masse confuse. Avertissons-en les ouvriers. Ils ont demandé la liberté, ils l’ont ; qu’ils la respectent dans les autres. Ils se plaignaient d’être comprimés, ils font la loi ; qu’ils la fassent juste pour tous ; l’iniquité retombe toujours sur la tête de ses auteurs ; mais surtout qu’ils ne s’impatientent pas. Il y. eut mi peuple que Dieu avait choisi entre tous pour en faire son peuple de prédilection. Ce peuple avait été mis en servitude par les Égyptiens. Dieu lui brisa ses chaînes et lui promit de le conduire dans une terre d’abondance ; mais il le fit rester quarante ans dans le désert afin de le préparer à jouir dignement des ruisseaux de miel et de lait que la terre de Chanaan devait offrir. Nous aurons, nous aussi, une station à faire avant de passer sous le régime définitif que nous entrevoyons, et qui, si la publique espérance n’est pas vaine, doit faire de notre France le modèle des nations par la noblesse et la grandeur de ses institutions, par la prospérité des travailleurs. Acceptons ce temps d’arrêt. La patience est l’attribut des forts, l’impatience celui des enfans.

Et si quelques personnes s’efforçaient d’exciter le courroux populaire et de déchaîner les populations, sous prétexte que l’amélioration doit être soudaine, qu’il la faut telle à tout prix, même par le renversement des principes sur lesquels les sociétés ont toujours été fondées, la propriété et la famille, placardons ces paroles que Franklin, un ouvrier qui était devenu un grand homme d’état et un grand philosophe, disait à ses concitoyens : « Si quelqu’un vous dit que vous pouvez vous enrichir autrement que par le travail et l’économie, ne l’écoutez pas ; c’est un empoisonneur. »


MICHEL CHEVALIER.

  1. Je dis travailleurs, au lieu d’ouvriers, pour parler la langue du jour. A mes yeux, cependant, un chef d’industrie est un travailleur aussi bien que l’homme qui se livre au travail manuel. Le savant et l’artiste sont aussi des travailleurs. Le magistrat dans son cabinet ou sur son siège est un travailleur aussi bien que l’homme de peine.
  2. En rappelant ici ce que j’ai écrit, alors que je débutais dans l’enseignement de l’économie politique, je n’entends pas réclamer pour moi un brevet d’invention. Si c’est un mérite d’avoir proposé l’organisation du travail au moyen de l’association, ce mérite m’est commun avec tous les économistes modernes. Lisez-les tous, vous trouverez dans le cours de M. Rossi, comme dans les leçons de M. Wolowslki, dans les travaux de. M. Dunoyer, comme dans ceux de M. Faucher, de Fix, de tous les maîtres de la science, que l’association entre les ouvriers et les maîtres (je demande pardon de me servir encore du vieux style) est éminemment désirable, qu’elle tranchera le nœud des difficultés sociales des temps modernes.
  3. Revue des Deux Mondes du 1er février 1848, article intitulé Des Rapports de la France et de l’Angleterre.
  4. Je tiens à nommer le commandant du génie Tabareau, auteur de la méthode, et le commandant Monmartin.
  5. C’est un des projets qu’on se préparait à mettre en exécution avant la révolution.