Question d’Orient et discussion parlementaire



QUESTION D’ORIENT
ET
DISCUSSION PARLEMENTAIRE.

C’en est fait ; le vice-roi a cédé. L’escadre anglaise s’est présentée devant Alexandrie dans l’appareil du combat. Le commodore Napier, après avoir fait charger ses canons, a donné vingt-quatre heures à Méhémet-Ali pour accepter son ultimatum. Méhémet a suivi les conseils de notre cabinet, les conseils de la politique utile. Il a accepté cette offre qu’on lui notifiait la mèche allumée, et qui lui était faite surtout à la considération de la France.

Il a eu raison, autrement il perdait et l’Égypte et sa famille. Il faisait à son alliée un sacrifice exagéré et qu’elle ne lui demandait pas. Il s’exposait à un danger de mort pour lui conserver dans l’Orient une chance de puissance et de renommée. C’était trop ; la France n’exige de personne ce qu’elle ne fait pas pour elle-même. Que le pacha se soumette donc, qu’il se sauve aux plus douces conditions qu’il pourra ; qu’il accepte, qu’il recherche la protection pour lui la meilleure. C’est le conseil que nous lui donnons. La France veut le salut de tout le monde ; elle n’aspire qu’à la gloire si pure de pouvoir dire que les significations de l’amiral anglais ont été dues à son influence, et qu’il a retardé le bombardement de vingt-quatre heures à sa considération. Comment douter en effet que la considération de la France n’ait joué le grand rôle dans toute cette affaire ? C’est elle évidemment qui a tout conduit, et les obusiers du Power-full ont été chargés pour assurer l’effet de la note du 8 octobre.

On sait bien maintenant comment toute cette grande affaire, ou du moins comment toute cette affaire, qu’on avait cru grande, doit être comprise. Un trouble s’était élevé dans les relations du sultan et du pacha. Ce trouble mettait le suzerain en danger par le fait du vassal. Ce danger devenait le prétexte d’une intervention russe à Constantinople. Cette intervention, l’Angleterre et la France avaient intérêt à l’empêcher, l’une parce qu’elle a sur l’Orient des vues très respectables, l’autre parce que la presse lui a persuadé qu’elle doit contenir la Russie, la Russie étant malveillante pour la révolution de juillet. Donc, pour empêcher cette intervention, la France a usé de son influence sur le pacha qu’elle traitait en allié, parce que la presse le lui avait présenté comme un libéral ; l’Angleterre, d’accord avec la France, a travaillé à substituer dans Constantinople au protectorat exclusif un concert européen. Mais de plus, l’Angleterre qui a des intérêts et des desseins, qui songe à la mer Noire, à la mer de Marmara à l’Euphrate, à la mer Rouge, a jugé convenable, pour établir la paix entre le sultan et le pacha, de les séparer par un pays livré au désordre, à l’anarchie, au brigandage, en insurgeant la Syrie. Un traité a été conclu pour cet objet. La France, toujours conduite par la presse, a fait la faute de n’y pas adhérer, puis la faute plus grande de s’en fâcher, puis la faute plus grande encore de se préparer pour toutes les éventualités que l’exécution du traité pouvait amener. Arrêté à temps dans le cours de ces fautes désastreuses, il n’est donc resté à son gouvernement qu’une chose à faire, réparer le temps perdu, en souscrivant moralement au traité par des vœux et des efforts qui pussent en faciliter l’accomplissement. Il devait cela à sa meilleure et plus sûre alliée, l’Angleterre, comme à son allié lointain et incertain le pacha d’Égypte. Ce qu’il lui fallait, c’est que les évènemens marchassent vite, que la force triomphât aisément, que le pacha renonçât à une défense inutile et se rangeât au système de la paix ; car, pour lui comme pour tous en Égypte comme ailleurs, comme partout, comme toujours, la paix importe à la civilisation et à la morale, et promet à la France ses véritables conquêtes. Ainsi les vœux de la politique française étaient pour la prompte défaite et la prompte soumission du pacha. C’était sans détour et sans flatterie, dans ce sens que nous le devions conseiller. Nos conseils ont réussi. Les Russes ne sont pas venus à Constantinople ; premier triomphe pour la révolution de juillet. Les vues de l’Angleterre sur l’Orient ont eu satisfaction ; second succès pour nous, puisqu’elle est notre alliée. Méhémet garde l’Égypte, grace à la France, qui eût regretté de le voir s’exposer à la canonnade et qui l’en a préservé à temps. Enfin, par l’intervention de sir Robert Stopford et de l’amiral Bandiera, la paix est assurée en Orient. Que pouvait désirer de plus la politique pacifique de la France ? C’est la vraie politique du gouvernement de juillet, cette politique consacrée par une expérience de dix ans, et qui de succès en succès, de miracle en miracle, a placé notre pays au rang qu’il occupe dans le monde. Voilà comme l’évènement doit être jugé par les hommes d’ordre ; il n’y a que la presse libérale qui aura eu tort, et c’est encore une preuve que tout a tourné pour le mieux.

Quelque séduisante que soit cette manière d’envisager les choses, quelque attrait qu’elle puisse avoir pour les esprits élevés et les ames généreuses, nous demandons pourtant la permission de présenter l’affaire sous un autre jour, et de persister dans l’humble jugement qu’en avait porté la France entière avant le 29 octobre. C’est de ce point de vue que nous nous obstinerons à considérer et les évènemens, et la discussion parlementaire, et le cabinet actuel, et le dénouement qu’on présente à notre admiration.

La diplomatie est moins mystérieuse que jamais, on peut même trouver qu’elle l’est trop peu, et certainement, dans leurs relations politiques, les cabinets ne trompent aujourd’hui que le moins qu’ils peuvent. Cependant tout ne se dit pas, et il y a dans toute question européenne un certain nombre de phrases faites qui ne sont que des mensonges convenus, à l’effet de dissimuler la vraie pensée que personne n’avoue, mais d’après laquelle chacun raisonne. Tel est, par exemple, dans la question d’Orient, cet axiome tant répété : « L’équilibre européen veut le maintien de l’intégrité et de l’indépendance de l’empire ottoman. » Tous les cabinets de l’Europe ont adhéré à cette proposition ; la Russie elle-même n’y a pas trop contredit. Cependant pour tous les cabinets signifiait-elle la même chose ? Nul ne peut le penser.

Sans doute, à parler raison, la proposition est vraie. Quant à présent, l’équilibre européen doit être maintenu, c’est-à-dire que nulle puissance n’est, si elle est prudente et raisonnable, pressée d’opérer, même à son profit, un changement dans la répartition actuelle des territoires et des forces, telle qu’elle a été réglée par les derniers traités. De même, et par une conséquence évidente, l’empire ottoman doit continuer de n’appartenir qu’à lui-même, ou, pour mieux dire, il faut maintenir partout ce qui reste de la domination turque. Dans le présent, tous les cabinets peuvent s’entendre pour dire cela, et c’est une parole bonne à répéter.

Cependant, quand c’est la Russie qui la répète, cette parole a un sens que tout le monde connaît. Elle veut dire que la Russie, véhémentement soupçonnée depuis long-temps de convoiter la Turquie, s’est mise à la protéger pour commencer à la conquérir. Tous les périls de la Porte ottomane, qu’ils lui viennent de Thessalie ou d’Égypte, des Albanais ou des Arabes, peuvent désormais amener les flottes des maîtres de la mer Noire sous les murs de Constantinople. C’est le sens du système conservateur qui a servi de règle à la politique de l’empereur en 1833, comme l’écrivait son ministre[1], et qui a fait la base des engagemens réciproques qui unissent la Porte à la Russie. L’intégrité et l’indépendance de l’empire ottoman, dans la bouche de la Russie, c’est donc le protectorat russe. Personne n’est dupe de ces mots-là.

Mais quand une autre puissance, quand l’Angleterre, par exemple, les prononce, elle leur attribue une tout autre valeur. Elle entend alors que l’empire turc doit être soustrait à la protection suspecte de la Russie, à cette protection qui en menacerait dès aujourd’hui l’indépendance et plus tard l’intégrité. Ce n’est pas tout, la pensée de l’Angleterre va plus loin. La Russie, se dit-elle, ne doit s’agrandir ni par conquête ni par influence ; mais si elle le fait, et dans la prévision qu’elle pourra le faire un jour, l’Angleterre doit se préparer des chances d’agrandissemens équivalens : elle doit faire sentir à Constantinople ce que vaut sa protection, en concurrence avec celle de la Russie ; au midi de l’empire, ce que peut faire son influence, en concurrence avec celle de la France. Tout le monde sait en effet ce que l’Angleterre est en Asie, ce qu’elle veut être dans la Méditerranée. De là ses vues présentes et ses vues à venir en Orient. Tant que l’empire ottoman subsiste, elle peut se contenter d’y faire connaître et respecter son ascendant, d’y acquérir des clientelles, des marchés, des communications ; le jour où il succombera, elle entend qu’il ne périsse au profit de personne autant qu’au sien, et se réserve sa part, si elle ne peut empêcher la Russie de s’en faire une : voilà son intégrité et son indépendance de l’empire ottoman.

Il y a peu à s’occuper de l’Autriche et de la Prusse. Cependant pour l’une, la formule fameuse signifie la tranquillité de l’Orient avec un peu plus de penchant dans cette question vers l’Angleterre que vers la Russie ; pour l’autre, un arrangement tel que le cabinet de Berlin ne soit pas obligé de choisir entre la Russie et l’Angleterre.

Mais il résulte évidemment de tout cela qu’en usant des mêmes paroles, la Russie, la Grande-Bretagne, la Prusse et l’Autriche sont loin d’avoir les mêmes idées, et que les deux premières surtout, se souciant fort peu dans l’avenir du maintien de l’empire ottoman, dès aujourd’hui ne s’inquiètent guère d’y voir naître des collisions et des crises, si elles peuvent y saisir l’occasion favorable de jeter les fondemens de leur puissance future, fallût-il y employer la force des armes.

L’indépendance et l’intégrité de l’empire ottoman sont chères également à la France. La France aussi se servait de ces mots en 1839. Qu’entendait-elle par là ? Le statu quo. La tolérance, ou la consécration du statu quo en Orient, tel était le véritable intérêt de la France, également jalouse de ne voir se renouveler ni les tentatives de protection léonine de la Russie, ni les essais d’extension morale de la puissance britannique. Cette politique résulte pour la France de sa position même sur la Méditerranée. La Méditerranée n’est point un lac français ; c’est là une dénomination ambitieuse qui peut inquiéter sans rien éclaircir. Mais enfin la France occupe un littoral bordé de grands ports au nord de cette mer. En face, elle règne péniblement, mais elle règne de fait sur plus de deux cents lieues de côtes. Elle n’y projette en d’autres parages, elle n’y rêve aucun agrandissement ultérieur, aucune conquête insulaire ou continentale ; mais partout elle y peut prétendre à l’influence, partout elle voudrait voir s’établir ou se développer avec indépendance des existences nationales, des marines respectables. Si l’Espagne s’éclaire un jour sur ses véritables intérêts, elle s’appuiera uniquement sur la France, qui ne lui souhaite que de la puissance, et qui a besoin qu’elle en acquière. Si la Grèce arrive jamais à la vie et à la force, elle se souviendra que la France seule a voulu pour elle une nationalité véritable, et lui a conseillé de ne pas s’effacer sous l’empire étrangement combiné de la politique anglaise et de la politique russe. La France encore devrait tout au moins exercer à Constantinople l’influence désintéressée d’une puissance du premier ordre qui ne convoite aucune des dépouilles de l’empire. En Syrie, depuis un temps immémorial, le nom français était puissant, et, parmi les populations chrétiennes, les croisades n’avaient laissé que notre souvenir. Parlerai-je enfin de l’Égypte ? Qui ne sait, ou du moins qui ne savait, il y a deux mois, quels intérêts, quels antécédens, quels liens de politique, de civilisation et de commerce, unissaient notre pays à la terre orientale, où le héros de notre époque alla chercher cette auréole de poésie qui devait couronner les origines de sa gloire ?

Ainsi naguère encore, en Orient, et tout autour de la Méditerranée, la France occupait une situation imposante, et jouissait d’une influence que l’avenir pouvait développer non-seulement à son profit, mais surtout au profit de l’indépendance commune et du progrès général. La France, sans aucune vue de conquêtes, sans aucun projet d’extension, n’avait pas un intérêt qui ne fût celui des puissances même qui reconnaissaient son patronage, des peuples même que protégeait sa sympathie. Le maintien régulier et paisible de cet état de choses devait évidemment rester le but de sa généreuse ambition. Le repos de l’Orient, si important pour le repos du monde, était ainsi bien sincèrement, bien ouvertement, ce qu’elle voulait et ce qu’elle devait vouloir. La paix de l’Orient favorisait la grandeur de la France.

Il me semble que cette esquisse rapide de la situation de la France, comparée à celle des autres puissances, annonce d’avance la conduite que notre pays devait tenir, et suffit pour expliquer tout ce qui s’est passé depuis la bataille de Nezib. Chaque gouvernement a suivi la pente de ses intérêts. Rien n’a été moins libre, moins arbitraire que le choix des systèmes et des moyens. L’un défendait son influence acquise en tenant inflexiblement à la paix ; d’autres cherchaient un accroissement d’influence et assuraient l’avenir de leurs desseins en préférant les moyens cœrcitifs, c’est-à-dire la guerre. Il n’est pas vrai qu’un engouement de mode pour le pacha, que le caprice d’une presse fertile en promesses comme en exigences dangereuses, que le besoin imprudent d’un succès de tribune ou d’une popularité vaine ait lancé la France dans la voie où, du 12 mai 1839 au 29 octobre 1840, elle a marché, son gouvernement en tête. Elle n’a cédé qu’au sentiment plus ou moins raisonné, mais juste, de ses devoirs, non-seulement envers la paix du monde et la civilisation générale, mais envers elle-même. Sa politique a été, comme le disait si bien M. Jouffroy, dictée par l’instinct d’un grand pays réfléchi dans l’intelligence d’une grande assemblée. Lorsqu’une fois une politique ainsi inspirée, ainsi motivée, a prévalu, un grand pays doit se rappeler ces sages paroles de M. Guizot : Le mérite des gouvernemens absolus, c’est la prévoyance et la persévérance. Montrons au monde que les gouvernemens libres savent aussi être prévoyans et persévérans[2].

La prévoyance consistait à savoir qu’une politique aussi spéciale que celle de la France pouvait, si elle était contrariée, rencontrer des chances de guerre ; la persévérance, à ne pas reculer le jour où ces chances pourraient se rapprocher. Pour peu qu’on veuille relire les discussions de 1839, on jugera si la France a prévu. La discussion de ces derniers jours a montré si elle a persévéré[3].

La tribune a exposé et débattu, quinze jours durant, la conduite du gouvernement chargé pendant dix-huit mois des intérêts de notre politique orientale. Nous ne rouvrirons pas le débat. Qu’on ne croie pas cependant que tout ait été dit, que tout ait été révélé dans cette discussion où l’on a tant dit, où l’on a tant révélé. La diplomatie peut se plaindre, on a percé le secret dont son action journalière doit rester enveloppée, pour demeurer libre et efficace ; on l’a rendue fort difficile pour l’avenir, et le gouvernement semble avoir pris à tâche d’user ou de briser ses propres instrumens. Pour la politique pratique on a trop parlé, pas assez cependant pour l’histoire, et les pièces plus complètement montrées, plus impartialement choisies, jetteraient une lumière nouvelle sur le récit de cette affaire, à laquelle le public se croit initié.

Au début des évènemens, le cabinet du 12 mai pouvait encore se regarder comme maître de son choix. Au risque de se faire accuser d’étroitesse dans les vues et de timidité routinière, il lui était loisible de sacrifier en grande partie cette politique française dont nous avons esquissé les principaux traits, à un seul intérêt, celui de l’alliance anglaise. En faisant tout pour la conserver et la resserrer, succédant à un ministère justement accusé d’en avoir relâché tous les liens, il eût peut-être évité à la France ce que nous voyons aujourd’hui, et, sous ce rapport, il eût bien mérité d’elle. Quelques hommes d’état, en bien petit nombre, prudens jusqu’au scrupule, ou soupçonnant quelque faiblesse cachée au sein de notre gouvernement, auraient souhaité alors que, mettant de côté les vues personnelles, les calculs d’influence, les idées de progrès général, il s’unît dans une opération commune avec l’Angleterre, et ne tendît ainsi qu’à trois choses, raffermir l’alliance, paralyser ou humilier la Russie, se montrer agissant et résolu. Quel qu’eût été le mode et le but de cette action, eût-elle été finalement plus favorable à l’accroissement de l’influence anglaise que de la nôtre ; c’est beaucoup que d’agir, et les politiques à grandes vues auraient seuls trouvé à redire. L’Angleterre ne se conduit point par des idées générales et systématiques. Il lui suffit quelquefois de montrer un peu au hasard de la volonté et de la puissance. Elle aime les résolutions brusques et les partis énergiques. Il était possible de l’entraîner et de la compromettre dans quelque chose de décisif et d’imprévu. C’était une politique un peu grossière, mais sûre, et qu’on peut regretter, puisque nous ne devions ni réussir, ni persister dans celle qui lui fut préférée. Mais à Dieu ne plaise que nous reprochions au cabinet du 12 mai sa préférence. Sans examiner s’il avait la puissance de faire autrement, au cas qu’il l’eût voulu, approuvons-le d’avoir embrassé la politique exclusivement nationale, celle qui, en exposant à de plus grands risques, conduisait à un plus grand but.

Ce ministère paraît d’ailleurs avoir constamment agi sous l’empire d’une idée qui s’est laissée entrevoir dans l’exposé donné par M. Passy des négociations qu’il paraît avoir dirigées avec M. Dufaure. Cette idée est celle d’une mauvaise foi permanente de la part du cabinet anglais. Les preuves anecdotiques ne manquent pas, je le sais, à l’appui de ce soupçon ; mais elles ne suffisent pas, suivant nous, pour légitimer une défiance systématique contre l’Angleterre. Il ne faut appeler ni mauvaise foi ni perfidie l’existence d’une arrière-pensée que tout le monde devine, que tout le monde connaît, parce qu’elle s’explique par des intérêts manifestes. La France est-elle déloyale pour n’avoir pas dit pleinement combien elle s’intéressait à l’établissement égyptien ? La Grande-Bretagne sera-t-elle menteuse pour n’avoir pas étalé assez publiquement son désir passionné d’enlever la Syrie au maître énergique qui semblait seul capable de la dompter ? Les négociations entre états, comme les transactions entre particuliers, ne sont possibles qu’à la condition qu’il y ait de part et d’autre beaucoup de sous-entendus que chacun entend ; et dans le fait, l’Angleterre n’a trompé personne quand elle a tu, sans le cacher, qu’elle abandonnerait plutôt quelque chose de son antipathie contre la Russie que de son aversion contre l’Égypte. La France a dû s’en douter de fort bonne heure ; seulement elle avait droit de penser que les intérêts d’une ancienne alliance, que les bons procédés, la conformité des principes, l’empire de l’opinion, enfin une sorte de point d’honneur politique, retiendraient l’Angleterre plus près du terrain où nous nous étions placés, et préviendraient le scandale d’une rupture éclatante. Si le cabinet du 12 mai n’a point nourri cette espérance, s’il a été assez défiant pour se préserver de quelque illusion à cet égard, alors sa conduite a été plus hardie qu’il ne la fait aujourd’hui ; car il a marché les yeux ouverts sur les dangers d’un brusque isolement. Nous ne le lui reprocherions pas ; ce serait preuve de clairvoyance et de courage ; il ne serait blâmable que s’il n’en voulait pas convenir, et s’il essayait de disculper sa conduite de l’imputation honorable d’avoir encouru des dangers qu’à nos yeux il serait louable d’avoir vus et bravés.

Ces dangers étaient manifestes quand le cabinet du 1er mars se forma. Cependant il ne voulut pas désespérer de l’alliance anglaise. Il ne faisait pas, comme le cabinet qui l’avait précédé, profession de défiance. Il pouvait se croire quelques droits particuliers à se faire écouter du cabinet britannique. Mais si ses espérances, sous ce rapport, ont été de courte durée, ce n’était pas une raison pour lui d’abandonner les principes posés dans la négociation ; il trouvait l’opinion de la France engagée sur tous les points, et bien engagée. La déserter eût été une faiblesse sans motif, et probablement une duperie. La France, d’ailleurs, n’avait que trop prouvé, dans mainte autre affaire, qu’elle n’était pas opiniâtre, et savait abandonner une position. Plus encore que de réussir, il importait de la montrer résolue et constante, capable de vouloir une chose et de s’y tenir. C’était la première condition de la réhabilitation de notre politique étrangère. Le cabinet du 1er mai paraissait l’avoir senti lui-même. Souvenons-nous du double conseil de M. Guizot, prévoir et persévérer. Pourquoi le succès n’aurait-il pas jusqu’à un certain point répondu à la persévérance ? On devait compter sur l’influence d’un nouvel ambassadeur, dont l’envoi était à lui seul un engagement de plus envers la politique qu’on appelle égyptienne. Pour quel motif, en effet, l’ancien ambassadeur avait-il été rappelé ? Ce n’est pas apparemment qu’il lui manquât ou la haute expérience, ou le jugement supérieur, ou l’habitude du maniement des grandes affaires. Était-ce qu’on le soupçonnât d’indifférence pour l’alliance anglaise, de penchant à laisser prévaloir une puissance du Nord à Constantinople ? Non, assurément. On ne lui reprochait qu’une seule chose, on craignait qu’il n’attachât pas une assez capitale importance à la question territoriale, et qu’il ne fût personnellement porté à transiger sur cet article. C’est notoirement dans l’intérêt de l’Égypte, ou, pour mieux parler, dans l’intérêt du point de vue exclusivement français de la question d’Orient, que M. Guizot fut nommé ambassadeur. Rien n’avait dû mieux avertir le cabinet de Londres des intentions de celui de Paris, comme aussi de son désir invariable de concilier le point capital de son système avec le maintien de l’alliance anglaise. Quiconque a vécu dans la chambre des députés du mois de décembre 1839 à la fin de février 1840, sait que jamais la politique dite égyptienne n’a été plus en faveur qu’à cette époque. Jamais chambres et gouvernemens ne se sont engagés avec plus d’ardeur, et, quoi qu’on en dise, avec moins d’ignorance des chances de l’avenir, dans une voie au terme de laquelle on devait entrevoir d’abord la possibilité de l’isolement, puis celle de la guerre.

La route était donc tracée devant le ministère du 1er mars. Il devait tenter un dernier effort en faveur du système qui lui était légué, et dont il acceptait de grand cœur la succession. Il devait essayer, en calmant les passions, en dégageant les amours-propres, de laisser le temps au nouvel ambassadeur de prendre du crédit et d’obtenir des concessions. Les plus grandes autorités du monde diplomatique lui en faisaient espérer quelques-unes. D’ailleurs, s’il ne pouvait se promettre une solution favorable de la question, il pouvait au moins l’ajourner. C’était beaucoup. L’Europe avait vécu cinq ou six ans tranquille, grace à l’arrangement de Kutahyeh, qui n’était qu’un ajournement. Sans convention, sans négociation, la paix ne pouvait-elle encore se maintenir de fait, se prolonger, et détruire, par sa durée même, les prétextes qu’on cherchait pour la troubler ?

De ces prétextes, le seul sérieux était la possibilité toujours subsistante d’une collision entre le sultan et le pacha. Si donc l’un et l’autre pouvaient être amenés à s’entendre, s’il existait un moyen de leur persuader que leur intérêt commun était de se contenter d’un accommodement supportable, si, en un mot, un arrangement direct pouvait être ménagé entre eux, un grand service était rendu au monde. Vers l’automne de 1839, le cabinet du 12 mai l’avait beaucoup désiré et un peu espéré. Sans négocier cet arrangement, il avait conseillé à tout le monde la modération. Il se croyait avec raison libre de faire plus encore. La note du 27 juillet ne l’interdisait pas. Que contenait cette note tant citée ? Que sur la question d’Orient l’accord était assuré entre les cinq grandes puissances, allégation matériellement fausse, et que la sublime Porte était engagée à suspendre toute détermination définitive sans leur concours. Assurément cet acte, destiné uniquement à empêcher dans une circonstance donnée la Turquie de faire cession de biens à l’Égypte, n’enlevait à personne la faculté de préparer par de bons conseils les voies pour une conciliation. La Russie, très peu de temps après le 27 juillet, avait déclaré que la note de ce jour n’enchaînait pas sa liberté d’action ; et lorsque, huit ou dix mois plus tard, l’accord tant promis n’existait pas même en germe entre les cinq puissances, il aurait été assurément d’une politique sage et utile de travailler à ramener les deux parties à l’arrangement direct. Une seule chose pouvait paraître, non pas répréhensible en soi, mais peu habile, c’eût été de négocier secrètement un traité qui, notifié tout d’un coup, eût fait tomber brusquement tous les pourparlers de Londres.

Eh bien ! la France n’a rien fait de tout cela. Lorsqu’au mois de juin le vice-roi a offert au sultan de lui rendre sa flotte, on a attribué cette louable détermination à l’influence de notre cabinet. C’était lui faire grand honneur. Certes, il aurait été heureux d’y contribuer ; mais la vérité authentiquement prouvée, c’est qu’il était resté complètement étranger à la démarche de Méhémet, et c’est une des nombreuses inexactitudes insérées par lord Palmerston dans son memorandum et portées à notre tribune par ses bénévoles apologistes, que le reproche ou l’hommage adressé au cabinet du 1er mars pour avoir suggéré au pacha cette bonne pensée. Seulement, dans les premiers jours de juillet, la France a envoyé à Alexandrie le conseil de persister sérieusement dans les idées conciliatrices et de les mener à bien, justifiant ainsi sa déclaration tant répétée, qu’elle n’appuierait qu’un arrangement agréé librement par les deux parties. Ceux qui croient, ou plutôt ceux qui disent que ce fait si simple est l’origine du traité du 15 juillet, rabaissent les conceptions des quatre puissances aux proportions de leur esprit, et, dans leur désir immodéré de tout imputer au gouvernement de leur pays, prêtent une véritable niaiserie à lord Palmerston.

C’est la mode en effet chez quelques-uns de ne voir qu’un acte insignifiant dans une convention souscrite des mêmes noms qui signèrent la ruine de l’empereur Napoléon. Sans exagération, sans appel aux passions rétroactives, on doit qualifier autrement une transaction qui a changé en un moment l’attitude de toute l’Europe. Qu’est-ce que le traité ? Une alliance anglo-russe. Quels motifs ont déterminé l’Angleterre à cette alliance si long-temps invraisemblable ? Ceux même qui avaient dicté la politique de la France. En décrivant la position de la France sur les bords de la Méditerranée et dans le fond de l’Orient, nous avons précisément indiqué la pensée, la passion même qui a rapproché dans cette question la Grande-Bretagne de la Russie. La France risquait cette fois de trop gagner dans l’opinion du monde, et son influence menaçait de s’étendre trop vite et trop loin. C’était bien assez pour décider le ministre anglais. Quels motifs ont entraîné la Russie à son tour et l’ont fait consentir au sacrifice apparent de son privilége à Constantinople ? Ceux que dénonçait le ministère du 1er mai, lorsqu’il accusait le cabinet de Saint-Pétersbourg d’avoir toujours nourri la pensée de reconstituer le traité de Chaumont. Pour en faire quoi ? La Russie elle-même l’ignore, et ses desseins sont au-dessous de ses sentimens. Elle a encore plus la prétention que l’intention d’être hostile au gouvernement de juillet. Quant à l’Autriche et à la Prusse, il ne faut leur demander compte de rien. Elles trouvaient l’une et l’autre, surtout la première, que la France avait raison dans la question d’Orient ; mais on ne saurait attendre d’elles l’impertinence d’avoir raison avec la France contre le reste de l’Europe. L’Allemagne en général n’a garde de déplaire à l’empereur Nicolas, et l’Autriche elle-même, pressée par l’Angleterre qu’elle aime et la Russie qu’elle craint, ne pouvait hésiter à signer ce qu’elle désapprouvait. N’est-ce rien, après tout, que la destruction de l’alliance anglo-française ? Il y a dix ans que cette alliance fait le scandale des cours du continent. Grace au ciel, la voilà brisée ; l’Europe est soulagée du poids qui l’oppressait.

Peut-être l’Angleterre n’a-t-elle pas su, en concluant ce traité, qu’elle rompait avec la France, elle ne s’est pas dit qu’elle changeait d’alliance ; mais la raison de cette ignorance, on ose à peine la donner. C’est qu’on professait à Londres que le gouvernement français était de ceux avec qui l’on ne se brouille pas. La France supportera tout ; cette maxime y était passée à l’état de chose jugée. On a donc pu s’y promettre de la retrouver, après le traité signé et exécuté, à peu près la même qu’auparavant, un allié incertain qui ne peut jamais devenir un ennemi. Telle est l’opinion que depuis quelques années l’Angleterre et peut-être le monde se sont faite de notre pays. Est-elle fondée ?

Cette opinion, le ministère du 1er mars a tout fait pour la détruire. Cette opinion, le ministère du 29 octobre paraît avoir été formé pour la confirmer, et jusqu’ici il n’a rien fait pour la démentir.

On aurait dû prévoir ce dénouement. Ceux qui, après le 15 juillet, témoins de la vivacité avec laquelle le pouvoir, le public, la presse, prenaient l’évènement, concluaient que le jour était venu où la politique changerait, où les paroles seraient le programme exact des actes, prouvaient leur patriotisme plus que leur discernement, et n’avaient que médiocrement profité des leçons du passé. Faire grand bruit au commencement de toutes les affaires, beaucoup promettre ou beaucoup menacer, puis, le moment venu, ne pas agir et ne se trouver fidèle ni dans les promesses, ni dans les menaces, c’est un système de conduite qui ne manque pas de précédens. N’en accusons pas le gouvernement seul. Ni les chambres, ni l’opinion publique ne sont à cet égard irréprochables. En France, nous aimons à discourir ; il ne se passe dans le monde rien sur quoi nous n’ayons d’abord un avis ; il ne s’y plaide pas une cause à laquelle nous ne témoignions intérêt ; tous ceux qui entreprennent quelque chose, reçoivent successivement l’assurance de notre protection. Mais faut-il soutenir cet avis, appuyer cette cause, réaliser cette protection, n’y comptez plus. C’est alors la presse qui a promis, c’est la tribune qui s’est engagée ; ce n’est plus la France ; elle se croirait insensée, si elle donnait à ses paroles la caution de sa puissance. La France parle et n’agit pas. Plus d’un fait justifierait ces vérités, tristes à rappeler, d’autant plus tristes que rien n’annonce qu’elles doivent de sitôt cesser d’être des vérités.

L’affaire d’Orient en est la plus récente et la plus éclatante confirmation ; elle n’en sera pas la dernière, si nous ne perdons l’habitude d’exiger de notre gouvernement des prétentions hasardeuses, et de lui passer une craintive inaction. La grande erreur de sa politique, dans ces derniers temps, est d’avoir voulu, non pas maintenir la paix partout et toujours, mais concilier avec le parti pris de la paix l’affectation d’une influence qui ne s’obtient ou ne se conserve qu’au risque éventuel de la guerre. On peut penser qu’un pays qui a une révolution à consolider doit tout sacrifier à la paix, qu’aucun intérêt extérieur ne vaut pour lui l’affermissement de sa dynastie et de ses institutions nouvelles, et qu’il doit s’abstenir de rien essayer au dehors, quand il a tant à faire au dedans ; mais il faut alors avoir la sincérité de le dire d’avance, et de faire profession d’une politique qui s’interdit l’ascendant pour éviter le péril. Je concevrais sans l’approuver, je respecterais même une politique modeste, domestique, utilitaire, qui ne promettrait au pays, avec les libertés de la charte, qu’un peu d’ordre public et quelques chemins de fer. Après tout, pour les peuples comme pour les individus, le bonheur n’est pas à dédaigner, et dix ou quinze ans de félicité publique ont leur prix, même dans l’histoire. Mais une telle politique n’est honorable que si elle est franche et avouée. Elle demande un courage assez difficile pour un gouvernement comme pour un homme : celui de mettre de côté tout amour-propre aux yeux du monde. Elle exige un renoncement austère aux apparences de grandeur, aux réminiscences de gloire ; et chez une nation orgueilleuse, qui a ces trois choses, un nom, une tribune, une presse, cette politique, sans en être plus mauvaise, pourrait bien avoir l’inconvénient d’être impossible.

Au fond, telle est la pensée du 29 octobre. Dans les premiers temps, on n’en faisait pas mystère. Le discours que les ministres ont rédigé pour la couronne en était l’expression. Mais quelques jours se sont à peine écoulés, qu’il a fallu la professer moins ouvertement. Sans changer l’idée, on a dû modifier les paroles, et le langage est devenu un peu plus fier en cessant, je le crois, d’être aussi vrai. Dans un régime de discussion publique, il y a des choses beaucoup plus difficiles à dire qu’à faire, et je crains que la politique d’abnégation nationale ne soit bonne que pour la pratique.

L’histoire de la discussion de l’adresse contiendrait sous ce rapport plus d’un enseignement.

On peut se rappeler que jusqu’au jour où la prise de Beyrouth fut annoncée, il semblait n’y avoir en France qu’une opinion sur le traité de juillet et ses conséquences. Le gouvernement n’avait eu qu’à modérer la vivacité quasi-belliqueuse de tous les partis. Les conservateurs n’étaient pas les moins ardens. Mais dès que le canon de la flotte anglaise eut retenti, et qu’un danger sérieux eut menacé et l’Égypte et la paix, dès que l’on comprit que le temps des paroles et des préparatifs était passé, et que le jour arrivait de résoudre et de risquer quelque chose, un mouvement pacifique se prononça, et tout aussitôt on découvrit que le sort du pacha intéressait peu la France, que le traité des quatre puissances avait une importance médiocre, que toute guerre était insensée, qu’un ministère qui croyait la guerre possible, la voulait à tout prix et déchaînait gratuitement au dedans comme au dehors le monstre révolutionnaire. Il devint aussitôt indispensable de sauver l’ordre et la paix, la France et l’Europe, et sur-le-champ il se trouva des sauveurs. La chambre qui s’assemblait fut dûment avertie qu’elle venait de courir un grand péril ; ceux qui arrivaient portés pour la politique éventuellement belliqueuse furent retournés pour la politique invariablement pacifique. En même temps, toutes les passions que depuis quatre ans ont fomentées les divisions parlementaires dont nous avons été témoins se ranimèrent ; la politique de transaction semblait les avoir assoupies, une politique de réaction les réveilla. Pour amener la réaction, un appel avait été fait à la peur. La peur chercha un puissant auxiliaire, la haine. On décrirait difficilement tout ce que pendant quinze jours la peur et la haine, combinant leurs efforts, ont tenté pour émouvoir, tromper, entraîner les hommes dont on voulait se composer un parti

On n’examinera point si le ministère a flatté les passions qui l’ont servi. Nous ne jugeons que sa politique. Au premier abord, elle paraissait absolue. Il voulait la paix et n’en doutait pas. La situation n’avait pour lui que les difficultés qu’on avait créées. La question d’Orient était secondaire et circonscrite. L’alliance était à peine atteinte. Il ne paraissait frappé que d’un danger, c’est que, dans quelques théâtres, quelques spectateurs turbulens avaient demandé la Marseillaise. Il y a d’honnêtes gens assez modestes pour dire que c’est cela qui leur a fait redouter la guerre. À l’appui de cette appréciation des choses, on poursuivait de mille accusations contradictoires le précédent ministère. Tout le mal venait de lui. Il aurait dû empêcher le traité, il aurait dû le signer. Il avait désiré le traité, il s’en était irrité trop fort, il l’avait toléré trop patiemment. Il avait voulu la guerre, il ne l’avait jamais projetée ; il l’avait préparée outre-mesure, il l’avait préparée insuffisamment. Il avait compromis la France pour le pacha, il avait perdu le pacha pour la France. Il avait excité la presse, il avait été excité par la presse. Bref, le ministère avait tout fait, tout, le pour et le contre, tout excepté le bien. Et que dis-je, le ministère ? Non, pas le ministère ; un seul homme. En vain cet homme avait-il quitté le pouvoir, ce n’était pas assez ; on voulait encore le perdre. La vengeance de ceux qu’il avait humiliés ne se contentait pas moins. Cette réaction tant prônée en faveur de l’ordre a commencé par le plus triste spectacle que puissent donner dans leurs mauvais jours les envieuses passions propres aux sociétés démocratiques. Heureusement elles ont échoué.

La voix de la tribune a confondu bien des mensonges. Sans doute il est resté dans quelque partie de la majorité des préventions obstinées, des erreurs étranges ; mais peu à peu, dans cette longue discussion, on a vu le jour se faire et éclairer une situation d’abord obscure. La conviction, l’assurance, la persistance, étaient du côté de la politique qu’on accusait. De l’autre côté, ce n’étaient qu’incohérences et variations. Au bout de quelques jours, les partisans du ministère furent obligés d’abandonner, au moins en théorie, le thème exclusivement pacifique. La commission de l’adresse, qui avait d’abord parlé comme le discours du trône, abandonna sa malheureuse rédaction et se mit à suivre le nouveau tour que prenaient les esprits. On vit naître et grandir de moment en moment, dans la chambre, non pas la résolution nécessaire, mais du moins un sentiment plus juste de la situation du pays, sentiment confus et timide encore, j’en conviens, mais tel cependant qu’une épreuve grave survenant, il eût été impossible au cabinet de se maintenir sur le terrain qu’il avait choisi. Un ministre dont l’esprit est indépendant de sa position, convenait que, si Saint-Jean-d’Acre n’avait été pris, le cabinet n’aurait pu mener à bien la discussion. C’est trop dire peut-être ; mais il est certain que la politique du cabinet français a eu grand besoin des désastres advenus à l’allié de la France.

Quoiqu’il en soit, voici l’état vrai des esprits dans la majorité. Elle n’approuve pas tous les actes du ministère du 1er mars, mais elle est au fond convaincue qu’il a mieux senti que ses successeurs la gravité de la position ; et sans avoir des vues d’hostilité immédiate contre ceux-ci, elle n’est nullement assurée que leur politique soit au niveau des chances de l’avenir. La chambre craint la guerre ; elle ferait beaucoup ; trop même pour l’éviter, mais elle y croit. Toute mesure, tout système qui paraîtra l’ajourner, trouvera faveur auprès d’elle, mais ce ne sera jamais à ses yeux qu’un ajournement. L’isolement de la France ne lui semble pas un fait accidentel ni passager, et bien qu’elle essaie d’espérer la découverte de quelque nouvelle alliance, elle a comme un instinct qui l’avertit qu’un destin inévitable place définitivement la France seule en regard de l’Europe. Aux yeux de la chambre, l’avenir est très sombre, plus sombre même que ne le seront, je crois, les jours qu’il nous réserve.

Cependant on se dit avec inquiétude que ce qui vient de se passer parmi nous n’ajoute pas à notre force. Les côtés vulnérables de la France ont été dévoilés ; ses plaies intérieures ont été mises à nu. À l’approche d’une crise, les meilleurs citoyens se sont montrés craintifs ; les divisions, au lieu de s’éteindre, se sont envenimées ; la politique adoptée paraît triste, la situation accablante ; on s’y résigne, on la subit, on la préfère à des dangers plus positifs, mais on ne peut se défendre de la croire une cruelle épreuve et pour la monarchie et pour la paix elle-même. Nul n’oserait affirmer que trois ans se passeront sans qu’un jour terrible se lève pour le monde.

Nous concevons ces inquiétudes sans les partager toutes, et quelque malheureuse que nous paraisse la politique qui prévaut aujourd’hui, nous ne sommes pas sûrs qu’elle porte dans son sein toutes les fâcheuses conséquences que prédisent plusieurs de ceux qui l’ont soutenue. Mais enfin, nous reconnaissons qu’il faut se préparer à tout : il ne suffit pas de déplorer et de blâmer ; en toute situation, il y a une conduite à tenir.

La France est isolée ; qu’elle ne se montre pas effrayée de l’être. Si cet isolement doit cesser, il ne cessera qu’à la condition que nous ne paraissions pas trop pressés de le voir finir. Les alliances ne nous viendront, au cas qu’elles nous viennent, que si nous ne les cherchons pas. N’en regrettons aucune désormais, et surtout ne feignons pas d’en retrouver. Que de long-temps le nom de la France ne se lise au bas d’aucun traité. Osons nous avouer à nous-mêmes qu’à moins d’évènement nouveau, l’Orient est perdu pour nous. Sur quel bord, dans quelle cité pourrions-nous nous montrer pour revendiquer notre influence ? À Constantinople ? mais nous n’avons rien fait pour le sultan, et depuis dix-huit mois le divan n’a dû voir en nous que les patrons d’un rebelle. En Syrie ? mais les populations chrétiennes ou musulmanes n’y connaissent plus que le drapeau des Turcs ou des Anglais ; ni l’espoir ni la crainte n’y prononcent notre nom. En Égypte ? Méhémet, à qui la France demandait des concessions lorsqu’il était fort, en échange de son appui moral, ne l’a revue, dans ses jours d’infortune, que pour s’entendre conseiller d’accepter de la générosité britannique ce que la France lui avait garanti et ce que, vingt-quatre heures plus tard, elle lui laissait enlever à coups de canon. C’est sous le protectorat de l’Angleterre que doit se placer maintenant la contrée où quarante siècles ont contemplé les exploits de nos jeunes armées.

Est-ce en Europe que nous trouverions un point où l’influence française fût autre chose qu’un vain mot ? On ne peut plus parler de l’Espagne ni de la Belgique. Mais là même où l’on s’applaudit de notre changement de système, la sécurité nouvelle que nous inspirons est-elle une suite de notre force, et ne devinez-vous pas comment, à Saint-Pétersbourg ou même ailleurs, on qualifie notre sagesse, bien qu’on en profite ? Les auteurs même de notre conversion diplomatique ne sauraient sans trouble entendre de quel ton les louent les signataires du traité du 15 juillet, et l’on peut supposer quel sentiment inspire aux cabinets de l’Europe une politique qui s’est mise à les craindre, pour n’avoir pas réussi à les effrayer. Il y a vraiment des situations qu’on n’ose décrire, et le respect pour la patrie ne permet pas de lui dire toute la vérité.

Dans une telle position, toute agitation serait une faute. Quelque pénible que cette position puisse être, ne montrons pas trop de hâte d’en sortir. La France n’a qu’un rôle à jouer, qu’un devoir à remplir, c’est de renoncer à toute diplomatie, et d’organiser pour un avenir inconnu ses moyens de puissance. Fortifions Paris. Cela est peut-être plus nécessaire encore aujourd’hui qu’il y a six mois. Que des remparts s’élèvent autour du tombeau de celui qui n’en eut pas pour couvrir son trône.

On ne peut se défendre d’un triste rapprochement. Tout le monde le fera sans doute à l’heure où ces lignes se publieront. C’est lorsque la France est condamnée à une politique de faiblesse qu’elle reçoit dans son sein les restes de Napoléon. D’une main désarmée, elle va graver sur une pierre funéraire le nom de l’homme qui ne lui est cher que parce qu’elle aime en lui sa propre gloire. Contraste étrange et douloureux ! Elle relève les trophées du passé à l’instant où elle vient de baisser la tête devant un danger à venir. Quelles paroles amères pourraient, devant un tel spectacle, échapper à ceux qui en seraient moins navrés que nous !… Mais non, de nos succès et de nos épreuves, du passé et du présent, tirons plutôt une leçon plus sévère et moins désolante. Avec Napoléon, et grace à lui sans doute, la France fut grande ; mais elle sacrifia trop à la force, et, par une loi fatale, elle a durement expié l’excès de la grandeur ; elle l’expie encore aujourd’hui, car elle s’alarme par ses souvenirs. Pour avoir trop osé, elle ose trop peu. L’empereur a compromis la gloire, comme la révolution avait compromis la liberté. On se rappelle le temps où toute liberté semblait anarchie, comme aujourd’hui toute énergie paraît témérité, et notre affaiblissement actuel est encore un vestige d’une toute-puissance dont nous avons trop connu la fragilité. Relevez donc le tombeau de l’empereur, honorez ses restes augustes, offrez au respect des peuples les débris de ce qu’ils ont admiré ; mais jugez la gloire en la célébrant, et que le sort auquel vous êtes en ce moment réduits vous apprenne encore combien coûte cher et long-temps aux peuples l’abus de la force et du génie. Après trente ans, la France se ressent encore d’avoir trop vaincu.

Et cependant la révolution de juillet n’a pas plus restauré l’esprit de conquête qu’elle n’a rétabli le règne de l’anarchie. Ne l’oublions jamais, elle a voulu donner à notre pays la liberté et la puissance ; la liberté et la puissance doivent être sages, mais non timides. On les veut timides aujourd’hui.


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  1. Dépêche de M. de Nesselrode à M. de Medem, du 29 juillet 1839.
  2. Discussion de juillet 1839. — Rapport de M. Jouffroy. — Discours de M. Guizot.
  3. Voyez tous les discours de 1839, même celui de M. Dupin.