QUESTION
ANGLO-CHINOISE.

LETTRES DE CHINE.

No II.

Je vous ai dit, monsieur, dans ma première lettre, quelle est mon opinion sur la portée morale et politique de la guerre anglo-chinoise. J’entrerai aujourd’hui dans quelques détails sur les évènemens qui se sont passés depuis le commencement de la crise. Quelques-uns de ces détails vous ont été donnés par les journaux ; mais, en revenant sur des faits déjà connus, j’ai pris soin de les coordonner, de les rassembler dans une narration rapide.

Le 10 mars 1839, le commissaire impérial Lin arriva à Canton. Avant même de se rendre dans cette ville, il avait donné l’ordre d’arrêter un certain nombre d’officiers, de soldats et d’agens de police. Il voulait dès-lors faire pressentir quelle serait la ligne de conduite qu’il se proposait de suivre. Peu après son arrivée, les hanistes demandaient aux étrangers un état de leurs armes offensives et défensives. Le 18 mars parut la première proclamation de Lin ; elle était telle qu’elle dut alarmer singulièrement la population étrangère de Canton : c’était la première fois que la menace était aussi directe et aussi formelle. On sentit que le gouvernement chinois abandonnait à la fin son système de temporisation et de dédaigneuse bonté. Dans cette proclamation, Lin fait une pompeuse énumération des faveurs prodiguées par la céleste dynastie aux étrangers ; il leur reproche leur ingratitude, il annonce qu’il est revêtu de pouvoirs irresponsables. « Mais, dit-il, je me rappelle que vous êtes des hommes venus de contrées lointaines, et que jusqu’à présent vous n’avez pas connu toute la sévérité de nos lois. Aujourd’hui je vous les explique clairement, ne voulant pas vous égorger sans vous avoir préalablement bien et dûment avertis. » Il somme alors les étrangers de délivrer aux officiers du gouvernement tout l’opium qu’ils ont en leur possession : on n’en doit pas soustraire un seul atome. Ensuite, les étrangers devront signer un document par lequel ils s’obligeront à défendre à leurs navires d’apporter de l’opium en Chine, sous peine de voir tout leur chargement confisqué et l’équipage mis à mort. « Mais, ajoute Lin, si vous ne vous corrigez pas, et si vous ne vous repentez pas, si le gain continue à être votre seul objet, alors ce n’est pas seulement par la majestueuse présence de nos troupes et de nos immenses forces de terre et d’eau que nous pourrons vous faire disparaître de la surface de la terre ; nous n’aurons qu’à dire au bas peuple de se lever, et le bas peuple suffira pour vous exterminer. »

C’était là, il faut l’avouer, une menace atroce et dont on chercherait en vain un exemple dans les annales des nations civilisées ; mais nous sommes en Chine, dans un pays dont toutes les idées sont opposées aux nôtres. Ne croyez pas, d’ailleurs, que l’intention de Lin fût de pousser les choses jusqu’à une aussi cruelle extrémité.

Toujours est-il que la proclamation du commissaire impérial produisit l’effet qu’il en attendait. De fréquentes réunions d’étrangers eurent lieu ; on y discuta le pour et le contre sur la livraison de l’opium avec toute l’attention que méritait un sujet si important.

Le 19 mars parut un édit du hoppo (directeur de la douane) défendant aux étrangers de quitter Canton pour descendre à Macao pendant le séjour du commissaire impérial à Canton, et jusqu’à ce que l’affaire de l’opium fût terminée. Lin voulait ainsi retenir tous les étrangers sous le coup de sa menace ; il craignait qu’ils n’abandonnassent leurs propriétés de Canton entre ses mains pour sauver leur opium, dont il savait que la plus grande partie était à bord des navires entreposeurs mouillés à Lintin.

Les négociations qui précédèrent la livraison de l’opium durèrent plusieurs jours, pendant lesquels on vit se succéder de nombreux incidens. Howqua, le chef des hanistes, et un autre de ses confrères se présentèrent devant la chambre de commerce une chaîne au cou, et annonçant que, si l’opium n’était pas livré le lendemain matin, ils seraient décapités sans miséricorde. En même temps, un officier du commissaire impérial vint signifier à M. L. Dent, un des principaux et des plus honorables négocians anglais, l’ordre de paraître devant son excellence. M. Dent, après avoir pris l’opinion des autorités étrangères et de ses compatriotes, dut trouver plus d’un motif à faire valoir pour ne pas se rendre à l’injonction du commissaire impérial.

Le 24 mars, M. Elliot, apprenant le danger qui menaçait ses compatriotes, vint de Macao à Canton, poursuivi jusqu’au seuil du consulat anglais par les bateaux du gouvernement chinois. Le pavillon britannique fut immédiatement arboré, et les étrangers se réunirent de nouveau dans la salle du consulat d’Angleterre. Là, M. Elliot énuméra les diverses raisons par lesquelles il cessait d’avoir confiance dans la justice et la modération du gouvernement chinois. Ces raisons étaient évidentes depuis long-temps. L’exécution d’un vendeur d’opium devant les factoreries avait été un avertissement assez direct. Les nouvelles mesures et les menaces de Lin devaient suffire d’ailleurs pour asseoir les convictions de tous à cet égard. M. Elliot termina son allocution en suppliant les étrangers, de quelque nation qu’ils fussent, de se considérer comme ne formant plus qu’une seule famille. Il leur dit que désormais ils ne devaient plus avoir qu’une seule volonté, celle de résister avec modération et sagesse aux mesures d’intimidation par lesquelles le commissaire impérial voulait les obliger à faire des concessions inadmissibles.

Le soir du même jour, les domestiques chinois reçurent l’ordre de quitter les factoreries, et il fut défendu aux habitans de vendre des provisions aux étrangers, de quelque nature qu’elles fussent. Les hommes de peine des divers hongs (magasins chinois), armés de boucliers, d’épées, de lances et de massues, et un détachement de troupes occupèrent la place devant les factoreries. Une ligne formidable de bateaux s’amarra le long du quai.

Le 25 et le 26, les Chinois s’emparèrent de toutes les embarcations étrangères et les traînèrent jusqu’au milieu de la place. Le commissaire Lin prenait ses mesures en homme qui ne veut pas laisser échapper sa proie. Les étrangers (et, avec eux, le surintendant anglais et le consul américain) furent dès-lors prisonniers à Canton. Les mesures adoptées par Lin étant considérées aujourd’hui comme le principal motif de la guerre, il est nécessaire que j’entre à ce sujet dans quelques détails.

Lin publia, le 26 mars, une curieuse proclamation pour recommander aux étrangers la livraison de l’opium. Cette proclamation est divisée en quatre points, dont chacun est traité très longuement

« 1o Vous devez vous hâter de livrer l’opium, en vertu de la raison que le ciel a donnée à chacun de nous.

« 2o Vous devez livrer l’opium immédiatement, en vertu de l’obéissance que vous devez aux lois du pays.

« 3o Vous devez livrer l’opium immédiatement, en vertu de vos sentimens comme hommes.

« 4o Vous devez livrer l’opium immédiatement, parce que vous ne pouvez faire autrement. »

Le 27 mars au matin parut une circulaire de M. Elliot aux sujets anglais résidant ou plutôt emprisonnés à Canton. Les journées précédentes avaient porté conseil ; on sentait que l’obéissance était devenue une nécessité. Cette circulaire étant la pièce principale à l’appui des réclamations des négocians qui, à la requête du plénipotentiaire anglais, délivrèrent leur opium, je vais en donner une traduction complète :

CIRCULAIRE AUX SUJETS ANGLAIS.

« Nous, Charles Elliot, surintendant en chef du commerce et des sujets anglais en Chine, aujourd’hui forcément retenu par le gouvernement de cette province, conjointement avec les négocians de ma nation et ceux des autres nations qui ont ici des établissemens, manquant de toute nourriture, privés de nos domestiques et sans communication avec nos pays respectifs (malgré ma demande officielle d’être mis en liberté pour pouvoir agir sans contrainte), avons actuellement reçu l’ordre du haut commissaire, transmis directement à nous, sous le sceau des honorables officiers de la ville, de livrer entre ses mains tout l’opium possédé par mes compatriotes.

« En conséquence, nous, ledit surintendant en chef, ainsi forcé par des raisons importantes et qui intéressent la vie et la liberté de tous les étrangers qui sont aujourd’hui présens à Canton, et par d’autres causes non moins graves, nous ordonnons à tous les sujets de sa majesté actuellement à Canton, et les requérons, au nom du gouvernement de sa majesté britannique, de livrer entre nos mains, pour le service du gouvernement de sa majesté, pour être remis au gouvernement chinois, tout l’opium qui leur appartient, et tout l’opium, propriété anglaise, qui est sous leur contrôle respectif, de placer sous ma direction immédiate toutes les embarcations et tous les navires anglais engagés dans le commerce d’opium, et de m’adresser, sans délai, une note cachetée de tout l’opium, propriété anglaise, qu’ils possèdent respectivement ; et nous, surintendant en chef, nous nous rendons actuellement, sans réserve et de la manière la plus absolue, responsable nous-même et au nom du gouvernement de sa majesté britannique, envers tous sujets de sa majesté et chacun d’eux, pour la livraison entre nos mains de tout l’opium propriété anglaise, pour être remis au gouvernement chinois ; et nous, ledit surintendant en chef, prévenons en outre spécialement tous les sujets de sa majesté aujourd’hui à Canton, propriétaires d’opium ou chargés de la réalisation d’opium, propriété de sujets anglais, que s’ils manquent à livrer ledit opium à six heures, ce jour ou auparavant, nous, ledit surintendant en chef, les prévenons et leur déclarons, par les présentes, que le gouvernement de sa majesté sera entièrement libre de toute espèce de sujétion ou de responsabilité relativement audit opium, propriété anglaise.

« Et il doit être spécialement entendu que la preuve que l’opium est propriété anglaise, et l’évaluation dudit opium qui me sera livré en vertu de cet avis, seront déterminées d’après des règles et de la manière qui seront ultérieurement fixées par le gouvernement de sa majesté.

« Donné, sous notre signature et notre sceau officiel, à Canton, en Chine, le vingt-septième jour de mars 1839, à six heures du matin.

« L. S. — Signé, Charles Elliot,
« Surintendant en chef du commerce et des sujets anglais en Chine,
« Pour copie conforme,
Edward Elmslie,
« Secrétaire et trésorier de la surintendance. »


Je ne pousserai pas plus loin cet examen des documens publiés de part et d’autre pendant les quelques jours qui s’écoulèrent entre l’arrivée de Lin et la livraison entre ses mains des 20,283 caisses d’opium. La circulaire du capitaine Elliot exprime l’opinion d’un seul homme. Nous aurons à discuter jusqu’à quel point le gouvernement anglais peut être engagé par l’acte de son agent.

On a beaucoup blâmé M. Elliot, en Chine et en Angleterre, d’avoir cédé aux exigences du commissaire impérial, tandis que d’autres personnes ont approuvé sa conduite. Probablement, une fois le danger passé, et surtout quand la décision du gouvernement anglais de ne pas faire payer au trésor les traites émises par son représentant fut connue, on se livra à plus d’une réflexion qui, le 27 mars, eût paru tout-à-fait intempestive. Peut-être y a-t-il eu panique, mais il faut avouer que rarement une panique a été plus justifiable.

Le 29 mars, avant la livraison de l’opium et quand les pourparlers continuaient encore, Lin, en réponse à une adresse de M. Elliot, dans laquelle celui-ci se plaignait de son emprisonnement et de celui des étrangers, semble vouloir se justifier de cette mesure.

« Cette pétition, dit-il, parle d’une vigilance sévère comme d’un véritable emprisonnement, ce qui est encore plus risible. Je trouve que, depuis le 18 mars, jour auquel mes ordres furent donnés aux étrangers, jusqu’au 24, époque à laquelle vous êtes venu à Canton dans un bateau, et, cette même nuit, avez tenté d’enlever Dent et de vous cacher avec lui, chaque chose est restée comme à l’ordinaire. Ce ne fut qu’après votre arrivée que des croiseurs stationnèrent pour examiner et observer tous ceux qui entraient et sortaient. Quant aux compradores (majordomes), ils sont, de fait, des Chinois traîtres, qui vous auraient suggéré les moyens de vous cacher et de fuir. Pouvait-on s’abstenir de vous les enlever ? Et hier, quand vous m’avez déclaré quel est le montant de l’opium, je vous ai accordé une récompense consistant en divers articles de nourriture. Est-ce ainsi qu’on traite jamais des prisonniers ? »

Lin montra, pendant tout le temps que dura cette transaction, une énergie, une fermeté qui eussent fait honneur à un administrateur européen. En vain plusieurs étrangers réclamèrent-ils leur liberté en représentant qu’ils n’avaient jamais été engagés dans le commerce de l’opium ; il leur répondit qu’il reconnaissait la justice de leur réclamation, mais qu’il ne pouvait, pour une ou deux exceptions, compromettre le résultat d’une mesure générale aussi importante ; que ceux qui n’étaient pas coupables devaient employer tous leurs efforts pour persuader aux autres que l’obéissance était devenue un devoir.

En même temps que le gouvernement chinois châtiait avec tant de sévérité les trafiquans d’opium, il cherchait à assurer dans l’avenir la cessation de ce commerce ; il exigeait que les étrangers signassent le contrat dont j’ai parlé, et par lequel ils s’engageaient, sous des peines sévères, à empêcher l’importation de l’opium en Chine. Les consuls américain et hollandais furent appelés devant le kwang-choo-foo (préfet de Canton), qui mit en œuvre toutes les ruses que peut fournir le langage (et Dieu sait que les Chinois pratiquent ces ruses avec une supériorité rare) pour obtenir qu’ils signassent l’engagement, au nom de leurs concitoyens ; mais les consuls résistèrent courageusement aux insinuations comme aux menaces, alléguant qu’il n’était pas en leur pouvoir d’engager à un aussi haut degré la responsabilité de leurs concitoyens.

Déjà, le 27 mars, la corporation anglaise avait fait connaître au commissaire impérial sa résolution de se conformer aux ordres du gouvernement chinois ; elle s’était solennellement engagée à ne plus faire le commerce d’opium et à renoncer à toute tentative pour l’introduire en Chine.

Enfin, M. Johnston, second surintendant du commerce anglais en Chine, reçut la permission de quitter Canton pour aller à Macao et à Lintin, dans le but de forcer les capitaines des navires stationnant dans ces parages à livrer la quantité d’opium nécessaire pour compléter les 20,283 caisses promises par M. Elliot. Ce fut la colombe de l’arche, et les prisonniers, encore sous l’impression de leurs terreurs passées, attendirent avec impatience les résultats de son voyage.

Il était douteux que les capitaines des navires stationnés dans les eaux extérieures de la rivière, à Lintin, à Macao, et complètement à l’abri du danger qui menaçait leurs compatriotes, voulussent se soumettre à des pertes pour lesquelles ils pouvaient, en quelque sorte, se considérer comme responsables. Toutefois les ordres de leurs consignataires, tous emprisonnés à Canton, l’ordre collectif de M. Elliot, et, plus que tout le reste, un sentiment d’humanité qu’on ne peut assez louer, firent taire tous les scrupules et toutes les craintes.

Le 5 mai, une grande partie de l’opium ayant été livrée, la permission fut donnée aux étrangers de quitter Canton, à l’exception de seize d’entre eux qui, dans l’opinion des autorités chinoises, étaient plus coupables que les autres, quoique plusieurs des prisonniers inscrits sur cette liste de proscription fussent purs de toute participation au commerce d’opium.

Peu à peu les Chinois se relâchèrent de la rigueur qu’ils avaient déployée contre les étrangers ; ils leur rendirent leurs domestiques, ils leur laissèrent un peu plus de liberté ; enfin, le 12 mai, la permission de s’éloigner du théâtre de leurs souffrances fut accordée aux seize prisonniers, avec l’injonction formelle de quitter la Chine immédiatement.

Le 19 mai, M. Elliot, qui, du reste, n’avait pas voulu quitter Canton avant que le dernier de ses compatriotes s’en fût éloigné, publia une proclamation par laquelle il enjoignait à tous navires anglais, destinés pour Canton, de ne pas s’approcher de ce port ; il recommandait à tous les capitaines, subrécargues, pilotes et autres, d’obéir à cet ordre. En y manquant, ils mettaient, disait-il, en danger la vie, la liberté et la propriété des sujets anglais, ainsi que les intérêts de la couronne, et compromettraient la justice de leurs réclamations à venir. M. Elliot prévenait, en outre, les capitaines, subrécargues et pilotes, que toutes réclamations faites pour dommages soufferts en désobéissance à son ordre seraient repoussées par le gouvernement de sa majesté britannique. M. Elliot pensait, sans doute, que, dans la situation actuelle des affaires, toute relation commerciale ou politique avec le gouvernement chinois devait cesser, jusqu’à réception d’ordres ultérieurs du gouvernement anglais. Il ne songeait pas que le premier intérêt de l’Angleterre est son commerce, et que cette mesure, toute justifiable qu’elle fût dans la circonstance où elle était prise, allait porter à ce grand intérêt national un coup sensible, en mettant, pour un temps plus ou moins long, entre les mains des Américains et des autres nations neutres, l’immense mouvement d’affaires anglaises qui, dans cette saison surtout, se portent vers la Chine.

Enfin, le 23 mai, M. Elliot annonça publiquement qu’il quitterait Canton le lendemain, à 11 heures du matin, engageant à partir avec lui les personnes qui avaient été retenues jusqu’alors par les ordres du gouvernement chinois.

Avant de s’éloigner, les marchands anglais rédigèrent une adresse qui fut envoyée à lord Palmerston ; ils rendaient compte au ministre des affaires étrangères des évènemens qui venaient d’avoir lieu, demandant, pour le commerce anglais en Chine, la haute protection du gouvernement. Cette adresse se terminait ainsi :

« En résumé, il ne nous reste qu’à faire sentir à votre excellence et au gouvernement de sa majesté combien il est important que la justice de nos réclamations au sujet de l’opium que nous avons livré pour le service de sa majesté, soit immédiatement reconnue, et la nécessité absolue et pressante d’asseoir le commerce général des sujets anglais en Chine sur des bases sûres et permanentes. »

Le 4 juin, les 20,283 caisses d’opium, livrées par le surintendant anglais, furent vidées dans une immense fosse et mêlées avec de la chaux vive, sous les yeux de Lin, du gouverneur et du sous-gouverneur de Canton et des principales autorités. En ce jour fut consumée une valeur de 12 à 15 millions de francs de propriété anglaise.

La conduite de Lin fut hautement approuvée à Pékin : il fut nommé gouverneur des deux provinces Cheekeang et Keang-lee, le gouvernement le plus important de l’empire après celui du Pechele, dans la circonscription duquel est Pékin. Ainsi finit le premier acte d’un drame dont personne, jusqu’à ce jour, ne peut deviner le dénouement.

Avant d’aller plus loin, il n’est peut-être pas inutile de placer ici quelques observations sur le refus du gouvernement anglais de ratifier les dispositions prises par le capitaine Elliot, lors de la livraison faite à cet agent des 20,283 caisses d’opium. La question peut être considérée sous deux points de vue. Le gouvernement anglais est-il responsable des actes de son agent ? M. Elliot tenait son autorité directement du gouvernement anglais ; il était surintendant du commerce britannique en Chine, ce qui équivalait à peu près au titre de consul-général. Les sujets anglais lui devaient-ils obéissance dans une circonstance qui intéressait si hautement toute la communauté ? En répondant affirmativement à ces deux questions, on pourrait regarder la responsabilité du gouvernement anglais comme compromise ; le capitaine Elliot avait exigé la livraison de tout l’opium existant à Canton, il avait demandé cet opium pour le service de sa majesté britannique, et comme devant être remis au gouvernement chinois. L’honneur du gouvernement anglais paraîtrait intéressé au paiement de la dette contractée en son nom par le surintendant anglais. Mais, si l’on considère que le commerce d’opium est un commerce de contrebande, toujours exposé à mille dangers, dont le plus imminent est la saisie de la marchandise ; que, dans un trafic de cette nature, toutes les chances doivent être habilement calculées ; qu’en payant les traites émises par le capitaine Elliot, le gouvernement anglais semblerait admettre qu’il considère le commerce d’opium comme un commerce légal, et qu’en suivant une pareille marche, il serait difficile de calculer jusqu’où pourrait s’étendre la responsabilité qu’il assumerait ; si on considère, en outre, que chacun, dans cette occasion, a dû faire un sacrifice pour sauver sa vie, qu’il croyait menacée ; que, si la perte a été plus forte pour quelques négocians anglais que pour d’autres, c’est qu’ils étaient engagés plus avant dans un commerce condamné par les lois du céleste empire, alors on retombe dans le doute. Les propriétaires de l’opium saisi objectent, pour leur défense, que cette marchandise leur avait été livrée par la compagnie des Indes, qui en a le monopole ; que la compagnie connaît parfaitement la nature du commerce de l’opium, et l’usage auquel l’opium vendu par elle est destiné, que ce commerce a été sanctionné par des discussions au parlement. Il reste à décider d’abord jusqu’à quel point la compagnie est responsable des marchandises vendues et livrées par elle à Calcutta et à Bombay, si sa responsabilité ne s’arrête pas à la livraison, et ensuite si le gouvernement anglais est réellement engagé par les actes commerciaux de la compagnie des Indes.

Le commerce de l’opium présente un autre argument en sa faveur, et prétend que le gouvernement anglais, ayant approuvé la conduite du capitaine Elliot, ne peut refuser sa sanction aux billets tirés par cet agent. Pour moi, je pense que le cabinet britannique peut avoir donné son approbation à la conduite politique du capitaine Elliot, et qu’il peut même avoir reconnu bonne la mesure par laquelle le surintendant a exigé la livraison de tout l’opium arrivé dans la rivière de Canton, afin de sauver à la fois la vie des détenteurs de cette marchandise prohibée, et celle des autres négocians anglais, parmi lesquels plusieurs n’avaient jamais pris part à ce trafic. Mais de cette approbation des actes du capitaine Elliot, il ne s’ensuivrait pas que le cabinet britannique ait dû regarder le paiement des lettres de change tirées par cet agent comme obligatoire. C’est sous ce point de vue que ce cabinet a sans doute considéré la question, car il s’est refusé jusqu’à présent à donner des ordres pour le paiement, par la trésorerie, des dispositions du capitaine Elliot.

Quant à la légalité des mesures prises par le gouvernement chinois pour protéger la nation contre l’envahissement d’une drogue pernicieuse, c’est un point que j’ai déjà traité dans ma première lettre, et je n’y reviendrai pas. Le tableau suivant, que j’extrais d’un ouvrage anglais de M. Slade sur les évènemens dont je viens de parler, ouvrage qui m’a fourni des renseignemens précieux, vous fera voir combien cette question devenait importante pour le gouvernement chinois, et combien, d’un autre côté, le commerce d’opium devait offrir d’avantage aux personnes qui s’y livraient, et même à la compagnie des Indes. Après avoir jeté les yeux sur ce tableau abrégé, vous ne vous étonnerez plus de la sévérité déployée d’une part, et de l’obstination si long-temps manifestée de l’autre.

ANNÉES. CAISSES. VALEUR EN FRANCS.
1795.  1,070  2,059,750
1800.  3,224  6,206,200
1805.  2,131  4,102,175
1810.  3,592  6,914,600
1815.  2,723  5,241,775
1820.  3,591  6,912,675
1825.  8,690  18,928,250
1826.  10,916  24,125,200
1827.  11,845  26,059,000
1829.  15,542  34,192,400
1832.  21,605  53,472,375
1834.  21,785  53,917,850
1837.  31,836  106,170,000
1839.  44,000  112,750,000

En 1821, l’opium de Malwa commence à figurer dans les importations en Chine ; les caisses de Malwa importées en 1837 s’élevaient à plus de 18,000, c’est-à-dire à plus de la moitié de l’importation totale de l’opium.

En 1837, les revenus que la compagnie des Indes, qui a le monopole de la culture du pavot, retira de la vente de l’opium, s’élevèrent, en augmentant de 30 pour 100 l’évaluation du prix de revient, à 66,425,779 fr., et, en adoptant pour base l’évaluation ordinaire, à 89,252,512 fr..

Ce revenu est calculé sur la vente de 16,916 caisses d’opium vendues en 1837 par la compagnie, et provenant des provinces de Patna et Bénarès. Il faut y ajouter environ 6,000,000 de fr. produits par un droit de 125 roupies par caisse, prélevé sur chaque caisse d’opium de Malwa qui est embarquée à Bombay.

Je n’ai parlé que du bénéfice fait par la compagnie. Il est assez grand pour justifier la répugnance qu’elle montre à abandonner une branche aussi riche de revenus. Ce sacrifice deviendrait d’ailleurs inutile, car l’opium de Malwa se transporterait à Damaun et dans les autres comptoirs portugais, d’où il était embarqué lorsque la compagnie, en élevant les droits de transit, cherchait à monopoliser dans le port de Bombay comme à Calcutta les avantages de l’exportation de la denrée prohibée. La production de l’opium de Malwa augmenterait à mesure que diminuerait celle de l’opium du Bengale. En 1837, l’opium de Malwa introduit en Chine s’éleva, comme je viens de le dire, à plus de 18,000 caisses : cette quantité doublerait facilement dès qu’elle aurait un marché assuré. Il y a bien d’autres terres encore sous le ciel de l’Inde qui seraient favorables à la culture du pavot. La compagnie peut-elle d’ailleurs se passer de ce revenu ? Je ne le crois pas. Or, toutes les autres raisons se taisent devant celle-là.

Je vous ai parlé, dans ma première lettre, de tous les avantages que le commerce anglais retire du trafic de l’opium ; ils égalent au moins ceux de la compagnie des Indes. L’abandon du commerce d’opium serait donc pour l’Angleterre une perte annuelle de 120 ou 150 millions de fr. Ajoutez à cette perte toutes celles qui en seraient la conséquence, car les diverses branches d’un commerce spécial sont, pour ainsi dire, solidaires l’une de l’autre ; elles se prêtent un mutuel appui, et si l’une d’elles vient à manquer, toutes les autres doivent presque toujours s’en ressentir. Ainsi, la vente de l’opium couvre à peu près l’achat des thés que l’Angleterre exporte annuellement de Chine. Les cotons de Bombay et les produits des manufactures anglaises, dont la vente réunie s’élève à 70 millions de fr. environ, servent à payer les autres demandes que l’Angleterre fait à la Chine ; mais il reste toujours un excédant des ventes sur les achats que les navires anglais exportent en argent sycee. Cet excédant s’élève annuellement à 25 ou 30 millions de fr. Or, il est évident que, si l’Angleterre n’introduisait plus d’opium en Chine, elle serait obligée, au lieu d’exporter de l’argent chinois, d’y importer 90 millions d’argent anglais, ou elle réduirait son commerce d’exportation au niveau de son importation en marchandises, ce qui diminuerait son mouvement commercial annuel de 350 à 140 millions. Cette différence de 210 millions serait une alternative plus funeste peut-être que la première.

Vous voyez qu’en pesant bien toutes ces considérations, ni la compagnie des Indes, ni le commerce britannique, ne peuvent consentir à l’abandon du trafic de l’opium. Ceux qui leur conseillent d’en venir à cette extrémité obéissent à un zèle philantropique très louable, mais ils ne calculent pas assez toutes les conséquences qu’un tel acte entraînerait infailliblement.

Je reviens, après cette digression nécessaire, au récit des évènemens. Nous avons laissé les deux cents négocians étrangers au moment où la liberté leur fut rendue après cinquante jours d’une rigoureuse captivité. Le danger passé, toute leur attention se porta bientôt sur les immenses pertes qui devaient être pour eux la conséquence de la reddition de l’opium ; les négocians anglais surtout sentirent que leur commerce en Chine était arrivé à un moment de crise qui devait lui être funeste. L’inquiétude était d’autant plus grande, qu’on n’entrevoyait pas dans l’avenir une solution satisfaisante des questions que les mesures du commissaire impérial Lin avaient soulevées. Un comité des principaux marchands avait décidé qu’il était urgent d’obéir aux injonctions de M. Elliot, qui, on le sait, avait ordonné au commerce anglais, ou du moins aux navires sous pavillon anglais, de s’éloigner de Canton pour n’y revenir que lorsqu’on aurait obtenu la réparation des insultes et des dommages qu’on avait éprouvés ; le sentiment de ce qu’on avait souffert était trop vif encore peut-être pour céder tout d’un coup la place à la voix de l’intérêt. Les mots d’honneur national, de dignité, invoqués par M. Elliot, n’étaient pas non plus sans quelque puissance. On craignait aussi, en refusant d’obéir aux ordres du surintendant, de compromettre la force ou la validité des réclamations qu’on avait déjà adressées au gouvernement britannique. À cette époque, personne n’avait encore songé à désapprouver la conduite de M. Elliot. Il avait fait son devoir en homme de cœur et on lui rendait justice.

Mais quand on vit les navires anglais s’entasser dans la rivière de Canton, quand des masses énormes de marchandises, arrivant de tous les points de l’empire britannique, et cherchant leurs débouchés habituels, furent arrêtées par les dispositions du capitaine Elliot, lorsque surtout on songea aux réclamations que feraient entendre les armateurs et les manufacturiers, aux pertes éprouvées chaque jour par suite de l’interruption du commerce, et à celles qu’auraient à supporter les correspondans d’Europe, on commença à blâmer le surintendant. On trouva qu’il s’était exagéré les dangers de la position commune à Canton ; on dit hautement que Lin avait fait des menaces sans avoir l’intention de les exécuter. On reprocha à M. Elliot d’avoir pris les dispositions qu’on venait tout récemment d’adopter d’un commun accord ; on nia qu’il eût le pouvoir et le droit d’arrêter le commerce anglais et de fixer la limite de son action. Le capitaine Elliot cependant avait été poussé à prendre cette mesure par des raisons dont l’importance devait être suffisamment démontrée aux négocians qui venaient de sortir de prison. Au moment même où Lin tenait les étrangers renfermés à Canton sous le coup d’une affreuse menace, le commerce d’opium, dans les petites îles qui sont situées à l’embouchure de la rivière de Canton et sur presque tous les points de la côte, se faisait par de hardis contrebandiers chinois et européens, avec une activité qui redoublait en raison même de la persécution. N’eût-il pas été imprudent, dans de telles circonstances, de mettre de nouveau en danger la vie et la fortune des citoyens anglais ? N’était-il pas probable que Lin, instruit par l’expérience de son succès récent, se servirait encore, dans le même cas, des moyens de contrainte qui lui avaient si bien réussi, pour obliger le plénipotentiaire anglais à obtenir des contrebandiers de la côte la reddition de la marchandise prohibée, comme il avait su l’obtenir des contrebandiers de Lintin et de Macao ? Le capitaine Elliot sentit que tous les raisonnemens seraient inutiles vis-à-vis d’un grand nombre de ses compatriotes, et que l’appât du gain serait pour eux plus fort que la crainte du danger. La majorité des négocians l’avaient senti comme lui ; mais il n’est pas dans la nature humaine d’assumer sur soi la responsabilité des fautes commises, on cherche toujours à les faire peser sur d’autres. Aussi, dès le moment où le commerce anglais en Chine commença à voir clairement sa position et ses pertes, M. Elliot ne compta-t-il que bien peu d’amis parmi ces mêmes hommes qui naguère le regardaient comme un sauveur.

Il paraîtrait, à en croire les documens que j’ai sous les yeux, qu’après la livraison de l’opium, le commissaire impérial donna à entendre qu’il n’était pas éloigné de permettre la reprise des affaires. La pièce où Lin fait part de cette condescendance est conçue, comme tous les documens des autorités chinoises, en termes très pompeux ; il est ému de compassion, dit-il, pour les hommes qui sont venus de si loin et dont les pertes sont si considérables ; il parle de l’inépuisable bienveillance de la céleste dynastie. Il ne fait qu’effleurer l’objet principal de cette proclamation, il semble qu’il n’y prenne qu’un médiocre intérêt ; mais les personnes qui connaissent le langage officiel de l’empire sont habituées à discerner le véritable esprit des documens sous cet amas de phrases dont les Chinois ne sont jamais si prodigues que quand il s’agit d’obtenir une chose avantageuse. Du reste, vous aurez pu vous assurer, par les divers documens chinois que les journaux vous ont fait connaître, qu’il est rare qu’un édit ou décret ne soit pas accompagné de sa justification.

Les négocians anglais repoussèrent les ouvertures de Lin, quoique plusieurs d’entre eux doutassent, ainsi que je l’ai dit, de l’étendue des pouvoirs du capitaine Elliot. Le surintendant anglais, dans les explications qui lui furent demandées, tint le seul langage qui lui fût permis. Il déclara qu’il n’y avait pas embargo de la rivière de Canton, car un embargo ne pouvait être qu’un acte de gouvernement, et qu’il n’était pas autorisé à prendre sur lui une aussi grande responsabilité ; mais il prévenait les commerçans anglais que l’entrée de leurs navires en dedans du Boca-Tigris pourrait avoir les conséquences les plus funestes, et il enjoignait de la manière la plus emphatique (enjoining in the must emphatic manner) à tous armateurs, capitaines, subrécargues ou consignataires, de ne pas permettre qu’aucun navire anglais franchît la limite désignée jusqu’à ce que les résolutions du gouvernement de sa majesté britannique fussent connues.

La situation des négocians anglais était donc très difficile. L’immense mouvement commercial qui avait son débouché à Canton ne pouvait s’arrêter, sans qu’il en résultât pour eux et pour leurs constituans de l’Europe et de l’Inde des pertes considérables. Le gouvernement chinois leur ouvrait les portes de Canton et les appelait ; aucun ordre positif de leur gouvernement ou de ses agens ne les arrêtait ; des motifs déduits des circonstances passées pouvaient seuls les retenir, et ces motifs étaient d’une gravité fort contestable pour beaucoup d’entre eux. Cependant la crainte de compromettre leurs réclamations pour l’opium livré, et d’exposer à des dangers, dont la déclaration du capitaine Elliot les rendait seuls responsables, les intérêts de leurs mandataires, les engagea à se soumettre aux injonctions du surintendant, et à résister à toutes les avances des autorités chinoises. Il résulta de cette décision une situation commerciale, pour ainsi dire, sans exemple.

C’est à cette époque que commença la scission entre les négocians anglais et les négocians américains. Ces derniers avaient, pour la plupart, signé l’engagement exigé par les autorités chinoises. Ils étaient retournés à Canton et y faisaient des affaires d’autant plus avantageuses qu’ils y étaient sans concurrens. Les journaux de Canton furent bientôt les organes d’une polémique qui ne fut pas toujours inspirée par l’esprit de modération et de dignité qu’on aurait pu s’attendre à voir régner dans ce débat.

Sur ces entrefaites, le 7 juillet 1839, arriva un accident qui compliqua de nouveau la situation des Anglais en Chine, et qui eut de très graves conséquences. Dans une querelle entre des matelots anglais et américains et des Chinois, un de ces derniers fut tué. La loi chinoise, qui demande vie pour vie, était bien connue : on s’efforça d’en paralyser l’action en achetant le silence des parties intéressées ; mais l’accident et les transactions qui en avaient été la suite parvinrent bientôt à la connaissance des autorités supérieures. Les édits se succédèrent aussitôt. Les autorités chinoises exigeaient qu’on leur livrât le meurtrier, afin qu’il fût jugé d’après leurs lois. Elles allèrent plus loin : à défaut du meurtrier, elles demandèrent qu’on leur livrât un Européen quelconque, afin, disaient-elles, que le sang fût vengé par le sang. M. Elliot se refusa avec raison à cette étrange prétention ; d’ailleurs, le coupable n’était pas connu.

M. Elliot prit, à cette époque, une détermination peut-être trop hardie ; il institua à Hong-kong une cour d’assises qu’il appela cour de justice avec juridiction criminelle et d’amirauté, pour le jugement des offenses commises par les sujets de sa majesté britannique dans les pays sous la domination de l’empereur de Chine, dans les ports et hâvres de l’empire et dans les mers qui s’étendent à cent milles des côtes de la Chine.

La première séance de cette cour eut lieu le 12 août, et devant elle furent traduits les marins dénoncés comme ayant pris part aux désordres du 7 juillet. Un grand jury et un petit jury furent formés ; on entendit les dépositions et la défense ; l’accusation de meurtre fut écartée, mais cinq marins furent déclarés coupables d’avoir commis de très graves désordres à Hong-kong, d’avoir frappé, battu et blessé plusieurs Chinois, hommes, femmes et enfans, etc. M. Elliot prononça lui-même la sentence par laquelle ces cinq hommes furent condamnés à 500 francs d’amende et à subir la peine des travaux forcés pendant six mois dans telle prison du royaume-uni qu’il plairait à sa majesté de désigner, à dater du jour de leur écrou dans ladite prison.

Le gouvernement anglais annula toute cette procédure, et ce ne fut pas sans raison, car M. Elliot avait évidemment outrepassé ses pouvoirs ; le code militaire a bien déterminé les cas où des conseils de guerre peuvent être convoqués, mais il a fixé en même temps les classes de personnes qui peuvent y être soumises. Quant à des cours judiciaires ayant pour mission de juger et de punir les crimes et délits commis par les citoyens, les hauts pouvoirs de l’état ont seuls la faculté de les instituer. La décision de M. Elliot était un dangereux précédent ; il devait se borner à faire office de juge d’instruction, et, l’affaire instruite, il devait remettre les pièces et l’accusé à son gouvernement, pour que la justice de son pays lui fût appliquée.

Cependant le gouvernement de Canton, irrité par le refus de M. Elliot de livrer le meurtrier, se préparait à prendre de sévères mesures : le 7 août, une proclamation ordonna à tous les domestiques chinois de quitter immédiatement la résidence des Anglais à Macao ; ordre fut donné aux marchands de comestibles de cesser d’apporter des provisions aux ennemis de la Chine, soit qu’ils restassent à Macao, soit qu’ils s’embarquassent à bord de leurs navires. Le 15, toutes ces mesures furent rigoureusement exécutées. Pendant quelques jours, les domestiques des maisons portugaises fournirent des provisions aux Anglais ; mais les prix de tous les comestibles s’élevèrent considérablement, et les classes pauvres de la ville commencèrent à souffrir beaucoup. La situation des autorités portugaises de Macao était très délicate ; le moment ne pouvait tarder où la justice chinoise les confondrait dans un même arrêt avec les coupables qu’elle voulait punir. Aussi, le 21 août, M. Elliot annonça-t-il publiquement aux sujets anglais qu’il lui était impossible de livrer un sujet de sa majesté britannique aux autorités chinoises, et que, ne voulant pas que les habitans de Macao fussent compromis plus qu’ils ne l’étaient déjà dans les différends de l’Angleterre avec la Chine, il prévenait ses compatriotes qu’il s’embarquerait le jour même avec sa famille. Ce jour-là, plusieurs familles anglaises quittèrent Macao avec le surintendant.

Le 24, un crime commis, dit-on, à l’instigation des autorités chinoises, vint prouver aux résidens anglais que le moment de la modération était passé. Une goélette anglaise, faisant route de Macao pour Hong-kong, fut attaquée par des bateaux chinois, et presque tout l’équipage fut massacré.

Enfin, le 26 août eut lieu l’embarquement de la communauté anglaise. Ce fut un triste spectacle. On avait à peine eu le temps de faire les préparatifs les plus nécessaires. Des femmes, au dernier terme de leur grossesse, furent obligées de chercher un asile sur le pont mobile des navires. La rareté des provisions était déjà alarmante, et l’avenir se présentait sous de lugubres couleurs ; mais ce fut une dure nécessité à laquelle on eût en vain tenté d’échapper. Le gouverneur de Macao se conduisit, dans cette circonstance, avec toute l’humanité que les Anglais avaient le droit d’attendre de lui ; pourtant, que pouvait-il faire ? Un simple ordre du vice-roi, en empêchant les provisions de l’intérieur d’arriver à Macao, affamait la ville. Il fallut bien céder.

Le 27 août, M. Elliot annonça qu’en l’absence de tout agent militaire porteur d’une commission de sa majesté, et en conséquence de la situation critique dans laquelle se trouvaient les sujets de sa majesté britannique en Chine, hommes, femmes et enfans et aussi afin de prendre les précautions nécessaires pour empêcher que la flotte marchande, à Hong-kong, ne fût surprise par les Chinois, il assumait sur lui la surintendance militaire et la surintendance civile.

À cette époque, il n’y avait pas un seul navire de guerre anglais dans les eaux de la rivière de Canton. Cela paraît incroyable quand on songe que cette situation durait depuis huit mois, et que le gouvernement du Bengale aurait eu plus que le temps nécessaire pour envoyer quelques-uns des bâtimens qu’il avait sous ses ordres au secours de ses compatriotes. Du reste, on trouvera, dans la suite de ces tristes évènemens, plus d’un exemple de l’indifférence coupable ou du moins de l’incroyable négligence qui a présidé à toutes les mesures prises par le gouvernement général de l’Inde dans cette affaire, dont les résultats actuels et futurs devaient cependant avoir pour l’Angleterre et pour l’Inde anglaise une si grande importance.

Le capitaine Douglas, du navire de commerce le Cambridge, qui avait eu la patriotique précaution d’armer son navire en guerre à Singapour, se mit avec empressement à la disposition de M. Elliot, et jusqu’à l’arrivée de la corvette la Volage, on ne peut nier qu’il n’ait rendu de grands services à la communauté. Le dévouement du capitaine Douglas a été récompensé dernièrement par le gouvernement anglais, la reine l’a fait chevalier.

Cependant les provisions qu’on avait transportées à bord des navires s’épuisaient ; la disette et les maladies qu’elle traîne avec elle commençaient à se faire sentir. C’était sur le territoire chinois seulement qu’on pouvait trouver les secours nécessaires, et M. Elliot se décida à employer la force pour se les procurer, si la prière était inutile. Le 4 septembre, M. Elliot et le capitaine Smith, de la corvette la Volage, qui venait d’arriver, se rendirent dans le cutter la Louise, accompagné de la goélette la Perle et de quelques embarcations du Cambridge, au village de Kowloon, afin de s’y procurer des provisions. Les propositions amicales du capitaine Elliot furent repoussées, et il fut obligé d’attaquer les jonques de guerre qui étaient à l’ancre près du village. L’affaire devint bientôt très vive, et la Volage fut obligée de venir au secours de la petite flottille, qui avait épuisé ses munitions. Le résultat de ce combat fut tout-à-fait nul. Le but qu’on se proposait ne fut pas atteint, et les autorités chinoises apportèrent plus de vigueur que jamais à l’exécution des décrets qui défendaient de porter des provisions à bord des bâtiment anglais.

Le 15 septembre, un brick espagnol, le Bilbaino, à l’ancre dans la rade extérieure de Macao, fut brûlé par les Chinois, sous prétexte qu’il était anglais, et qu’il avait de l’opium à bord. Cet attentat éveilla la susceptibilité des autorités portugaises, qui, dès ce montent, firent garder le port de Macao par des bateaux armés. Le gouvernement de Manille, aussitôt qu’il eut connaissance de la destination du Bilbaino, envoya un agent à Macao pour réclamer des dommages-intérêts.

Le 11 septembre, le premier des nombreux blocus auxquels le port de Canton a été assujetti fut proclamé par le capitaine Smith, de la corvette la Volage. Ce blocus fut levé le 16 du même mois, en raison des négociations qui venaient, disait-on, de commencer entre le capitaine Elliot et les autorités chinoises.

Ce blocus, déclaré par le capitaine d’une corvette anglaise, sans aucun pouvoir de son gouvernement, était-il valide ? Je ne le crois pas. Le capitaine Smith, en déclarant, de son autorité privée, le blocus de la rivière de Canton, nous semble avoir assumé sur lui une responsabilité plus grande que celle encourue par M. Elliot pour la formation de sa cour de justice, car ici, des intérêts étrangers pouvaient se trouver compromis. Il aurait pu arriver que des navires de nations neutres, ne reconnaissant pas le droit du capitaine Smith, eussent voulu forcer le passage, ce qui eût placé le gouvernement anglais dans des circonstances fâcheuses, ou qu’ils eussent respecté le blocus en protestant contre sa validité et en élevant de fortes réclamations de dommages-intérêts. Un blocus, à mon avis, ne peut être déclaré que par un souverain ou par son agent revêtu de ses pleins pouvoirs à cet effet. Un système contraire aurait les plus graves inconvéniens.

Vers la même époque, et en raison du blocus dont je viens de parler, les négocians américains adressèrent une pétition à Lin, le suppliant de permettre que leurs navires, au lieu de s’arrêter dans les eaux extérieures, suivant l’usage, pour être visités, pussent aller directement jusqu’au Boca-Tigris. Le commissaire impérial leur accorda leur demande en manifestant son étonnement de l’audace d’Elliot, qui se permettait de fermer une des entrées de l’empire céleste.

Le 20 octobre, le capitaine Elliot annonça, par une circulaire, aux sujets anglais, qu’en vertu d’un arrangement entre le haut commissaire, le gouverneur de Canton et lui, le commerce serait ouvert en dehors du Boca-Tigris. L’ancrage des navires fut fixé entre les forts de Chuen-pee et d’Anong-hoy (deux des forts qui défendent le Boca-Tigris). Le Boca-Tigris est un point où la rivière de Canton se resserre ; ce passage est situé à vingt-cinq ou trente milles de Macao et soixante ou soixante-dix de Canton. Avant d’y arriver, la rivière de Canton forme un immense bras de mer parsemé d’îles, dont quelques-unes sont très considérables ; en dedans du Boca-Tigris, la rivière a de un à trois milles de largeur ; devant Canton, sa largeur est à peine d’un quart de mille. Ce lieu de station fut choisi par M. Elliot comme étant en dehors de l’action immédiate du commissaire impérial. Après toutes les manifestations du surintendant, après toutes ses injonctions aux sujets anglais, il eût été difficile de rétablir le commerce sur l’ancien pied. Ce fut le commencement de ce système de résistance et de concessions que vous remarquerez dans toutes les transactions qui ont eu lieu depuis deux ans, système imposé par les nécessités du commerce. Les navires devaient payer à Chuen-pee les mêmes droits qu’à Whampoa. Ainsi, deux intérêts d’égale nature, quoique opposés, tendaient à rétablir des relations en quelque sorte amicales entre les sujets des deux nations qui avaient l’une contre l’autre tant de griefs.

Ici, le capitaine Elliot exerce de nouveau un droit que ses compatriotes ne lui reconnaissent pas. D’après les termes de la convention, tout navire arrivant à Chuen-pee devait être visité par les autorités chinoises, et si de l’opium était trouvé à bord, le navire et la cargaison devaient être confisqués. C’était peut-être consacrer une doctrine dangereuse. Un navire de 800 tonneaux peut contenir de l’opium sans que le capitaine en ait connaissance. Sur un équipage de quatre-vingts ou cent personnes, il peut s’en rencontrer une chez qui l’amour du gain soit plus fort que toutes les recommandations. Nous en avons tous les jours l’exemple chez nous. Combien de fois n’arrive-t-il pas que, malgré tous les avertissemens des capitaines, la douane saisisse du tabac dans les coffres des passagers de nos navires ! Cette contravention à la loi est punie de la confiscation de la marchandise saisie et d’une amende. La convention entre le commissaire impérial et M. Elliot ne stipulait pas la quantité qui devait entraîner la confiscation ; une seule boule d’opium mise par malveillance à bord d’un navire pouvait compromettre des intérêts de plusieurs millions et la vie d’un grand nombre de sujets anglais. Ensuite, M. Elliot consentait à ce qu’aucun navire ne fût admis à commercer, à moins que le capitaine ou le consignataire n’eût préalablement déclaré que le navire ne contenait pas d’opium et qu’il n’en recevrait pas à bord. Je ne sais jusqu’à quel point les instructions de M. Elliot lui donnaient le droit de soumettre à des règles aussi positives le commerce anglais en Chine. N’était-ce pas se départir du système de liberté qui fait en grande partie la force du commerce anglais ? Cependant on ne peut nier qu’indépendamment du droit contesté, la mesure ne fût opportune. Elle ouvrait à cent navires anglais et à une immense valeur de produits un marché qui leur était fermé depuis plusieurs mois ; elle ne frappait qu’un commerce illégal en Chine et violemment poursuivi par les lois du pays. Elle donnait en même temps au gouvernement anglais une position avantageuse en le mettant tout-à-fait en dehors de ces transactions clandestines, objet de l’animadversion des autorités chinoises. Il faut l’avouer d’ailleurs, il est souvent des positions où le devoir laisse une certaine latitude, et dans lesquelles les agens d’un gouvernement, mus par de graves considérations, doivent savoir prendre sur eux de sortir de la ligne exacte qui leur est tracée. Il me semble que M. Elliot se trouvait dans une de ces situations-là.

Malheureusement tous les négocians anglais ne furent pas de la même opinion. Deux navires, le Thomas Coots et le Royal Saxon passèrent le Boca-Tigris, en dépit des injonctions du surintendant, signèrent l’engagement de se soumettre à toute la pénalité des lois chinoises, et furent admis par les autorités à commercer. Cet acte isolé d’insubordination eut des conséquences fatales pour le reste de la communauté. Le commissaire impérial pensa qu’il pouvait désormais exiger l’accomplissement des conditions qu’il avait d’abord proposées, la remise du matelot qui avait commis le meurtre du 7 juillet, l’entrée des navires à Whampoa, et la signature de l’engagement ou le départ des navires dans l’espace de trois jours, sous peine de destruction.

Le 26 octobre, M. Elliot annonça à ses compatriotes que, la convention ayant été violée par les autorités chinoises, il était urgent que tous les navires anglais se rendissent à l’ancrage de Tong-koo (également dans les eaux extérieures de la rivière de Canton), l’ancrage d’Hong-kong étant exposé à une surprise.

Le 28 octobre, la scène changea de nouveau. Les négociations firent place à des hostilités ouvertes. Vous remarquerez, monsieur, tous ces changemens à vue sans résultat, ces négociations qui ne produisent aucun effet, ces combats sans autre profit que le massacre de quelques Chinois, et, quand on songe que cet état de choses dure depuis plus de deux ans, on est tenté de se demander ce qu’est devenue la grande puissance de l’Angleterre. Les évènemens, en se déroulant, vous donneront la clé de cette énigme. Vous verrez que plus d’une fois l’intérêt commercial a dû faire taire des considérations moins vitales.

Depuis long-temps le commissaire Lin menaçait d’une destruction totale la flotte marchande à l’ancre dans la baie d’Hong-kong. De nombreuses jonques de guerre avaient été réunies au Boca-Tigris, qui n’en est éloigné que de quelques milles, et tout faisait craindre qu’une attaque par les Chinois ne fût prochainement tentée. Le capitaine Smith, de la Volage, et M. Elliot crurent qu’il était de leur devoir de forcer le commissaire impérial à s’expliquer. La Volage, de 28, et la Hyacinthe, de 18 canons, les deux seuls navires de guerre que l’Angleterre eût à cette époque dans la rivière de Canton, mirent à la voile et s’approchèrent de la ligne ennemie. La sommation faite par le capitaine Smith à l’amiral chinois de déclarer quelles étaient ses intentions, fut renvoyée sans réponse. Le 3 novembre, on vit la flotte chinoise, composée de vingt-neuf jonques de guerre, s’avancer vers les deux navires anglais. Le capitaine Smith fit prévenir l’amiral que, s’il approchait davantage, il se verrait dans la nécessité de faire feu. L’amiral répondit qu’il avancerait comme bon lui semblerait. Un coup de canon tiré par la Volage fut rendu par quatre coups de canon partis de la flotte chinoise. Le combat s’engagea alors. Au bout d’une heure, il était terminé. Trois jonques chinoises avaient coulé, une quatrième avait sauté, plusieurs autres s’étaient jetées sur le rivage. On estime à quatre ou cinq cents hommes la perte des Chinois ; un seul homme du côté des Anglais fut légèrement blessé : facile triomphe, mais qui rendit la confiance aux navires marchands anglais. L’amiral chinois combattit, dit-on, avec la plus grande bravoure ; mais que ne peut la supériorité de la tactique européenne contre la plus complète ignorance des principes les plus simples de stratégie ! Attendez-vous, monsieur, dans la suite de cette narration, à de nombreux combats offrant tous le même résultat : un affreux massacre d’une part et fort peu de danger de l’autre. Dans le cas dont je viens de parler, les circonstances motivaient en quelque sorte l’emploi de la force, quoique peut-être il eût été plus politique et plus humain de se tenir sur ses gardes et d’attendre une attaque qui, probablement, n’eût pas eu lieu. L’arrivée des deux navires anglais dans le voisinage des forts du Boca-Tigris devait naturellement inquiéter les autorités chinoises, et le combat que je viens de raconter en fut la conséquence.

À la suite de cette affaire, les Anglais qui étaient retournés à Macao furent obligés de se rembarquer avec leurs familles ; on craignait avec raison que Lin ne cherchât à venger la défaite de sa flotte par une attaque sur Macao ou par la famine, qui, sur un seul signe de lui, eût désolé toute la population.

Du reste, le résultat du combat de Chuen-pee ne fut pas exactement porté à la connaissance de l’empereur. Lin prétendit que les navires barbares avaient été chassés du Boca-Tigris après avoir perdu un grand nombre d’hommes, tandis que quelques Chinois seulement avaient été tués à bord de la flotte par l’explosion d’un canon. L’amiral chinois et plusieurs capitaines de la flotte furent promus à des grades supérieurs.

L’odre donné le 28 octobre par M. Elliot à tous les navires de quitter l’ancrage d’Hong-kong pour se rendre à celui de Tong-hoo, fut discuté par les capitaines et les consignataires des navires. Une polémique s’engagea entre eux et le surintendant. L’accord entre l’agent du gouvernement et les sujets anglais était déjà rompu, et cet esprit d’opposition que M. Elliot rencontra depuis, chaque fois qu’il prit une nouvelle mesure, se manifestait déjà hautement. Cependant les navires de guerre anglais ayant changé leur mouillage, force fut aux bâtimens de commerce de les suivre, afin de rester sous leur protection. Ce changement fut complètement effectué le 14 novembre. L’artillerie des batteries chinoises qui, après le départ des navires de guerre, commença à inquiéter les bâtimens restés au mouillage d’Hong-kong, eut probablement une grande influence sur la détermination des capitaines.

Le 20 novembre, le capitaine du navire anglais Abercrombie, Robinson, écrivit au surintendant anglais que, ne regardant pas les injonctions faites par lui aux navires anglais de ne pas franchir le Boca-Tigris, comme obligatoires, son intention était de tenter le passage. Il terminait en demandant à M. Elliot s’il était dans l’intention de s’opposer, par la force, à ce voyage. M. Elliot répondit qu’après de mûres réflexions, il avait regardé comme étant de son devoir de requérir le commandant des forces navales de sa majesté pour qu’il s’opposât, même par la force, à l’entrée de navires anglais dans le Boca-Tigris, qu’il avait reçu de cet officier l’assurance qu’il se conformerait à cette disposition, et qu’il engageait le capitaine de l’Abercrombie à ne pas avancer plus loin.

La lettre du capitaine anglais décida donc une importante question. L’injonction du surintendant anglais devint un ordre positif, et assura l’irresponsabilité des capitaines de navires, qui pouvaient douter que leurs constituans les approuvassent de s’être soumis à une disposition qui, jusque-là, n’avait rien d’absolument officiel.

Un peu avant cette époque commença le commerce de transbordement des Américains. J’ai déjà dit que les négocians de cette nation, s’étant soumis aux conditions exigées par le gouvernement de Canton, étaient retournés aux factoreries ; le blocus de Canton, promulgué par le commandant de la corvette la Volage, n’ayant pas eu de suites, les navires neutres avaient conservé toute la liberté de leurs mouvemens. D’un autre côté, les navires anglais, retenus depuis plusieurs mois avec leurs riches cargaisons en dehors du Boca-Tigris, durent saisir avec empressement l’occasion qui leur était offerte de se défaire de leurs marchandises. Il s’établit donc une espèce de commerce de va-et-vient entre les navires anglais stationnés à Hong-kong ou Tong-koo et Canton, auquel les bâtimens américains servirent d’intermédiaires. Mais les négocians de cette nation firent payer cher les services qu’ils rendaient. Le fret d’une seule balle de coton prise par les bâtimens américains à Lintin et portée par eux à Whampoa[1] fut payé jusqu’à 9 piastres (près de 50 francs). Aussi, tous les navires qui furent employés à ce transport firent-ils de brillantes affaires ; quelques navires américains gagnèrent, dans l’espace de peu de mois, plusieurs fois leur valeur ; un seul navire français, l’Asie de Bordeaux, put se livrer à ce genre d’opérations, et gagna, en deux ou trois petits voyages de sept à huit jours, plus qu’il n’avait fait dans son voyage d’Europe en Chine.

C’est alors qu’éclatèrent les sentimens d’animosité qui germaient depuis si long-temps entre les Anglais et les Américains ; les premiers ne sont guère habitués à céder à d’autres le profit de leur commerce, et ils reprochèrent amèrement aux Américains ce qu’ils appelaient, dans les journaux de Canton, leur cupidité ; ils les accusaient de profiter des difficultés de la situation des négocians anglais, comme si, en pareille circonstance, ceux-ci n’eussent pas agi de même. Le commerce n’a pas deux allures. Gagner le plus possible et par des moyens qu’on peut avouer, voilà sa maxime. Or, les négocians américains n’étaient probablement pas plus coupables, en faisant payer leur intervention à très haut prix, que les négocians anglais qui achetaient l’opium à 250 fr. à Calcutta et allaient le vendre 12, ou 1500 piastres sur la côte de Chine. Du reste, toutes les réclamations auxquelles les exigences des Américains donnèrent lieu n’empêchèrent pas ceux-ci de naviguer librement entre Lintin et Whampoa ; d’un autre côté, les Anglais, retenus dans les eaux extérieures de la rivière de Canton par une disposition du surintendant dont les conséquences commençaient à peser lourdement sur eux, durent s’estimer heureux de trouver, même à si haut prix, le moyen d’opérer, après un aussi long retard, la vente de leurs cargaisons et de se procurer des chargemens de thés qui, en raison de la hausse des prix en Angleterre, devaient les indemniser de leurs pertes et même de la surcharge de frais qui leur était imposée.

La situation amenée par ces diverses circonstances était des plus étranges. Les sujets d’une nation se croyant insultés par les autorités d’une autre nation, faisant taire la voix d’un intérêt immense et pressant, obéissant aux injonctions d’un agent dont ils niaient chaque jour les pouvoirs, résistant aux avances de ceux qu’ils considéraient comme leurs ennemis et préférant laisser entre les mains d’une nation rivale les bénéfices d’un commerce dont, jusque-là, ils avaient pour ainsi dire le monopole ; les agens du gouvernement insulté autorisant ces transactions, les rendant même nécessaires par leurs dispositions, et, à défaut d’un blocus formel, prenant des mesures dont la conséquence devait être une perte immense pour le commerce de leur pays et une nouvelle activité dans les débouchés commerciaux du pays ennemi : telle était cette situation sans exemple peut-être dans l’histoire commerciale du monde. On est tenté de se demander si les agens anglais, qui ne croyaient pas avoir le droit de déclarer le blocus de la rivière de Canton, avaient celui d’en fermer le port à leur nation en le laissant ouvert aux pavillons neutres. J’ai déjà expliqué les raisons que M. Elliot pouvait avoir pour prendre cette détermination, et celles qui engagèrent, sauf deux exceptions, le commerce anglais à s’y conformer.

Nous devons dire, cependant, que le plénipotentiaire anglais sentit tout ce que cette situation avait de funeste pour les intérêts de son pays, et qu’il ne négligea rien pour y porter remède. Le 16 décembre, il adressa une requête au commissaire impérial, afin d’obtenir de lui que les Anglais pussent retourner à Macao avec leurs familles, et qu’en attendant le règlement à l’amiable des différends élevés entre les deux états, le commerce reprît son cours habituel. M. Elliot aurait dû, sans doute, s’épargner cette démarche dont il pouvait deviner à l’avance le résultat ; le commissaire impérial, fidèle à la ligne de conduite qu’il s’était tracée, avait plus d’une raison à faire valoir pour motiver son refus. L’opposition de M. Elliot à l’entrée en rivière des navires anglais, malgré l’invitation du commissaire impérial, le refus de livrer un Anglais pour venger le meurtre d’un Chinois, les canonnades de Kowloon et de Chuen-pee étaient, pour le commissaire, des argumens sans réplique, et il ne manqua pas de les mettre en avant. Loin de se relâcher de sa sévérité, il multiplia à l’infini, vers la fin de l’année 1839, les édits contre le commerce anglais et même contre l’importation des marchandises anglaises sous pavillon neutre. Les Américains n’en continuèrent pas moins leur rôle d’intermédiaires.

Ainsi se termina l’année 1839. Une autre année l’a suivie, série non interrompue de négociations et de combats, et on verra qu’elle a laissé les affaires anglaises, en Chine, dans une condition plus déplorable encore. Nous touchons aujourd’hui à la fin de la troisième année ; une nouvelle expédition est annoncée, de nouveaux acteurs vont, de part et d’autre, paraître sur la scène, le débat va s’agrandir ; on parle de marcher sur la capitale de la Chine, d’aller imposer des conditions à l’empereur jusque sur son trône, et cependant l’avenir ne s’offre pas sous un aspect plus rassurant. L’infériorité évidente des agens anglais dans l’art des négociations, infériorité qu’on ne saurait leur reprocher, car leur seul tort est d’avoir cru à un peu de bonne foi chez les négociateurs chinois, les victoires de l’Angleterre restées à peu près sans résultat jusqu’à présent, la mortalité qui décime ses troupes, les progrès lents et imparfaits, mais réels après tout, que les Chinois ont faits dans l’art de la guerre, tout devra concourir à rendre la résistance de l’empereur plus énergique, et l’issue de la lutte plus douteuse.

Au commencement de l’année 1840, le commerce d’opium avait pris un accroissement prodigieux. Quelques maisons anglaises réalisèrent en quelques mois des fortunes immenses. Les capitaux que l’interruption du commerce légal rendait inactifs, se portaient avidement sur les seules transactions qui fussent permises. Ainsi, il arriva en Chine ce qui arrive partout où il y a persécution ; les habitans du céleste empire recherchèrent l’opium avec plus d’ardeur que jamais ; les prix élevés obtenus sur toute la côte enlevèrent de la Chine, pendant les six derniers mois de 1839 et le premier semestre de 1840, plus d’argent qu’il n’en était sorti pendant l’année qui avait précédé cette époque. Le gouvernement impérial eut sans doute connaissance des nombreux navires contrebandiers qui sillonnaient les eaux du littoral de la Chine, et il dut se demander s’il n’avait pas plus perdu que gagné en sévissant avec tant de rigueur, à Canton, contre les détenteurs d’opium.

Dans les premiers jours de janvier 1840, le capitaine d’un navire anglais fut arrêté dans la rivière de Canton par un bateau mandarin, et conduit à Canton. La détention momentanée de ce sujet anglais donna lieu à une nouvelle menace de blocus qui resta sans effet, par suite de la mise en liberté du capitaine.

Au commencement de février, le taon-tou (maire de Macao) publia une proclamation par ordre du commissaire impérial. Il annonçait son intention de chasser de Macao les Anglais qui, fatigués de leur séjour à bord des navires, commençaient à revenir dans la ville. On prétendit, à cette époque, qu’à la suite de cette proclamation M. Elliot demanda au gouverneur de Macao une garde pour la protection de sa personne, et que, sur le refus de cet agent, il menaça de faire débarquer une compagnie de soldats de marine. Cette assertion était complètement fausse. M. Elliot est un homme de réflexion et de beaucoup de sens, et il n’eût pu commettre une semblable erreur ; la presse anglaise de Canton a souvent mal jugé les intentions et les actes de ce diplomate ; elle a été l’écho des intérêts froissés. M. Elliot connaissait trop bien la situation tout-à-fait équivoque dans laquelle se trouvaient les autorités portugaises de Macao pour leur imposer des devoirs d’hospitalité qu’il n’était pas en leur pouvoir de remplir. La garde que M. Elliot eût pu demander aux navires anglais, l’aurait d’ailleurs probablement protégé contre un coup de main, mais elle n’aurait pas sauvé toute la population portugaise de la famine, fléau au moyen duquel les autorités chinoises pouvaient, en moins de trois jours, désoler la ville.

La proclamation du taou-tou annonçait que des troupes allaient arriver à Macao, afin de saisir tous les Anglais qui y seraient encore. Dans ces circonstances, le capitaine Smith, de la corvette la Volage, crut devoir faire entrer dans le port intérieur de Macao la corvette la Hyacinthe. C’était violer la neutralité de l’établissement portugais, c’était s’exposer en même temps à des dangers très graves ; l’établissement de Macao n’appartient pas de droit au Portugal, qui le tient de la Chine par une espèce de bail qui a ses exceptions et ses conditions ; ainsi le port intérieur de Macao est fermé à tous les pavillons étrangers. Les navires portugais seuls, et les navires espagnols de Manille, ont le droit d’y entrer ; d’un autre côté, la population et les autorités y sont mixtes ; les Chinois de Macao sont gouvernés par leurs propres mandarins. C’est à eux qu’appartient le sol, et cette possession est aussi peu équivoque que possible, car ce sont eux qui nourrissent la population de Macao. Les deux ou trois milles qui forment le territoire de l’établissement portugais ne produisent absolument rien ; toutes les provisions viennent de l’intérieur, et il suffirait d’un mot du vice-roi de la province pour que la porte de la barrière chinoise qui sert de limite infranchissable aux promenades des Européens fût à jamais fermée.

Le gouverneur de Macao sentit toutes les conséquences que l’entrée d’un navire ennemi de la Chine pouvait avoir ; il revendiqua avec énergie et dignité les droits de sa nation ; il protesta contre la mesure prise par le capitaine Smith. Cette protestation fut rédigée par le sénat en séance solennelle. Le lendemain, la Hyacinthe sortit du port de Macao, et le capitaine Smith écrivit au gouverneur qu’il espérait que, si la vie des Anglais était menacée par l’approche des troupes chinoises, le représentant de sa majesté très fidèle saurait déployer, pour les arrêter, autant d’énergie qu’il en avait montré contre l’entrée dans le port d’une corvette anglaise.

À la fin de février, quelques brûlots furent lancés par les Chinois contre la flotte de navires marchands anglais, dans la baie de Tong-koo ; mais ces essais, mal dirigés, ne produisirent d’autre résultat que d’éveiller la vigilance des capitaines et de rendre le succès d’une nouvelle tentative plus improbable encore. La ville de Macao était en même temps infestée d’une foule de Chinois vagabonds ; des vols nombreux étaient commis chaque jour. L’attitude des troupes chinoises devint aussi plus hostile ; plusieurs jonques de guerre, remplies de troupes, jetèrent l’ancre dans le port intérieur de Macao, et tout fit craindre une attaque prochaine.

En mars, le commerce de Macao, qui avait été arrêté par ordre du gouvernement chinois, parce que quelques négocians anglais avaient reçu asile dans cette ville, fut rouvert, le procurador de Macao ayant manifesté le repentir des autorités portugaises et leur ferme résolution de ne plus permettre aux Anglais d’entrer et de résider à Macao.

Dans le même mois, on apprit à Macao la mort de l’impératrice de la Chine. Un décret impérial ordonna aux officiers du gouvernement de se réunir dans les salles publiques et d’y pleurer pendant trois jours la perte que l’empire venait de faire. Pendant ces trois jours, toute affaire dut être suspendue. Ils durent, pendant vingt-sept jours, s’abstenir de porter certaines parties de leur vêtement, de contracter mariage et de faire de la musique ; défense leur fut faite de se raser pendant cent jours. Vous remarquerez que toutes ces cérémonies ou privations ne sont obligatoires que pour les officiers du gouvernement. Dans le décret qui les impose aux fonctionnaires chinois, il n’est pas même fait mention du peuple. Le peuple est trop peu de chose en Chine pour qu’on le fasse participer, en quoi que ce soit, à ce qui n’est censé intéresser que le gouvernement. Le peuple est fait pour produire, payer l’impôt, être pressuré, mais il ne doit pas élever les yeux, pas même ses regrets, jusqu’à ceux qui le gouvernent.

À cette époque arriva indirectement la première nouvelle du refus du gouvernement anglais de faire honneur aux traites émises par le capitaine Elliot, pour le paiement de l’opium livré entre ses mains par le commerce anglais. Il est inutile de dire qu’elle produisit une pénible impression sur toute la communauté commerciale. Les récriminations devinrent plus violentes que jamais. Je lis dans un journal de Canton, le Canton Register, du 21 mars, journal rédigé d’ailleurs par M. Slade avec infiniment de talent et d’esprit, et souvent même avec une grande profondeur de vues ; le paragraphe suivant : « Mais si le montant de l’indemnité n’est pas payé, le peuple anglais peut effacer de ses airs nationaux le refrain suivant : Molly, put the kettle on, etc. Il peut vendre des sophas, car il ne les roulera plus auprès de la table du salon pour entendre le son bruyant de l’urne qui bout en sifflant, et puisque quarante millions de livres de thés ne pouvaient l’arracher aux séductions du genièvre, qu’arrivera-t-il lorsque le genièvre sera devenu sa seule pensée ? » Il est certain que le protêt des lettres de change, en rendant probable pour le commerce anglais la perte totale des valeurs qu’elles représentaient, dut singulièrement l’alarmer sur les résultats ultérieurs du différend qui venait de s’élever entre l’Angleterre et la Chine. C’étaient 60 ou 70 millions enlevés d’un trait de plume aux opérations d’une seule place de commerce, et cette place avait perdu beaucoup plus que cette somme depuis l’émission des traites, par suite de l’interruption du commerce. On pouvait évaluer les pertes du marché anglais de Canton, depuis mars 1839 jusqu’en mars 1840, à près de 200 millions de francs. On s’étonnera peut-être qu’une crise aussi grave, et que nos places les plus fortes d’Europe eussent violemment ressentie, n’ait pas été suivie de très grands désastres parmi les négocians anglais en Chine. Je répondrai que la grande masse d’affaires qui constitue le commerce de l’Angleterre avec Canton se fait par commission. La perte pour les négocians commissionnaires était donc limitée. Mais c’est à Bombay, c’est à Calcutta, c’est en Angleterre qu’il faut chercher les terribles conséquences de cette catastrophe. À Bombay, plusieurs riches négocians parsees furent obligés de faire faillite, et leur suicide passa inaperçu au milieu des plaintes que le commerce élevait de toutes parts. Les journaux de Canton de la fin de mars et du commencement d’avril sont remplis de longs articles discutant de nouveau le pour et le contre de la question ; mais les argumens en faveur du paiement des traites de M. Elliot sont bien autrement violens que lorsqu’il s’agissait de revendiquer un droit qui n’était pas encore contesté.

Je vous fais grace, monsieur, des nombreux édits qui furent publiés par les autorités chinoises de Canton et de Macao pendant les mois d’avril et de mai ; ils se ressemblent tous ; ce sont toujours pour ainsi dire les mêmes phrases, pleines d’une absurde vanité et renfermant cependant quelque peu de bon sens noyé dans une multitude de mots. Les agens chinois se réfèrent à des mesures de police par terre et par eau, à des concessions en faveur du commerce de Macao, à des précautions à prendre contre le commerce clandestin des Anglais. Puis viennent des bravades, des mémoires pour la suppression de l’opium. Pendant ces deux mois, il ne se passa aucun évènement digne de remarque. Les colonnes des journaux de Canton sont à cette époque remplies par des discussions d’éditeurs, par des réflexions sur les articles des journaux anglais ; c’est le calme qui précède la tempête.

On reçut alors la nouvelle qu’une expédition anglaise allait arriver de Calcutta et de Bombay sur la côte de Chine, qui serait indubitablement bloquée. Le consul des États-Unis crut devoir prendre ses mesures avant même que cette nouvelle devînt officielle. Il adressa une requête au vice-roi de Canton pour le prier, vu le blocus imminent de la rivière de Canton par les forces anglaises, de permettre que les délais qui accompagnaient ordinairement la permission de conduire les navires à Whampoa fussent abrégés, et qu’ils pussent y aller directement. La réponse de Lin caractérise admirablement l’orgueil chinois. En lisant la requête, il était aisé de deviner le parti que prendrait cet agent. Lin refusa d’accéder à la requête du consul d’Amérique, et il appuya son refus sur la connaissance qu’il avait des transactions clandestines auxquelles les navires américains étaient employés en servant d’intermédiaires aux négocians anglais. « Il faut donc, dit-il, prendre tout le temps nécessaire pour distinguer les bons des mauvais. » Puis il ajoute : « Mais, dans cette pétition, il est faussement dit que, vers le 1er du mois de juin, les Anglais bloqueront ce fleuve et qu’ils ne permettront aux navires d’aucune nation de venir faire le commerce en Chine. En vérité, cette assertion a de l’analogie avec un odieux mensonge ; c’est au moins une excessive erreur. Songez que les ports et les hâvres sont les ports et les hâvres de la céleste dynastie. Comment l’Angleterre peut-elle vous bloquer, vous Américains ? L’Amérique n’est pas une nation tributaire de l’Angleterre. Comment donc pouvez-vous obéir à ces barbares, s’ils vous défendent, comme vous le dites, de conduire vos navires ici ? » On voit que Lin discutait à sa manière cette question si ardue du blocus, question où, on peut le dire, les droits des neutres sont encore complètement indéfinis. Lin ne concevait pas qu’une nation qui n’était pas en guerre avec la Chine pût obéir à une autre nation, et perdre, par cette obéissance, les profits qu’elle obtenait grace à son commerce, et on avouera que son étonnement n’était pas sans quelque raison. Mais Lin ne connaissait pas les relations des nations européennes entre elles. Il ne savait pas que le blocus est un acte de force plutôt que de justice, et qu’il n’est respecté par les nations neutres que parce qu’il y aurait plus de danger à y faire infraction qu’il n’y a de dommage à s’y soumettre.

Au commencement de juin, les Chinois firent une nouvelle tentative pour brûler les navires marchands à l’ancre à Cam-sing-moon ; mais cette tentative, comme toutes les autres, se borna à de grandes dépenses en poudre et en embarcations, et ne causa aucun dommage aux navires anglais.

Nous voici arrivés, monsieur, à une des plus importantes péripéties de la grande question qui nous occupe. Dorénavant nous n’aurons plus à discuter des actes isolés dont la responsabilité ne retombe que sur un ou deux individus. Le gouvernement anglais et la cour céleste vont se trouver en présence. La première expédition anglaise, préparée, depuis quatre mois, à Calcutta, à Bombay et dans les autres ports de l’Inde, arriva successivement à Macao du 18 au 25 juin. Dès le 22 juin, sir Gordon Bremer annonça officiellement que le blocus de la rivière de Canton, dans toutes ses entrées, commencerait le 26 juin. Désormais l’attente des négociations qui vont s’ouvrir, le bruit du canon et des forts qui s’écroulent, vont étouffer la voix de tous ces intérêts particuliers dont je vous ai péniblement retracé dans cette lettre les exigences et les susceptibilités. La scène va s’agrandir. Nous allons voir la civilisation européenne aux prises avec la civilisation chinoise, et luttant avec elle d’habileté et de forces. Ce sera, je vous l’assure, un curieux spectacle, et quand vous vous serez bien convaincu de la nullité des résultats obtenus en Chine par l’Angleterre pendant l’année qui vient de s’écouler, vous comprendrez combien il est difficile de trouver un dénouement à la question anglo-chinoise et de fixer des limites aux conséquences commerciales et politiques qu’elle doit amener.


……
Macao, 10 septembre 1841.
  1. La distance entre ces deux points est de soixante milles.