Querelles littéraires/Avant-propos

Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’Histoire des Révolutions de la République des Lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours
Durand (Ip. v-xvi).


AVANT-PROPOS.


Cet ouvrage n’est point une satyre. Tout ce qui respire la haine, l’envie ou l’esprit de parti, ne mérite que de l’indignation. On ne se propose ici de venger ni les injures personnelles, ni celles des autres, encore moins d’avilir les gens de lettres. On ne fait qu’exposer l’origine, les progrès & les suites de leurs querelles, les unes plus graves, les autres moins sérieuses. On voudroit qu’ils apprissent à se respecter eux-mêmes, à craindre les écarts & le sort de leurs semblables ; à mieux user des dons qu’ils ont reçus de la nature ; à ne se point rendre le jouet du public. Quelqu’un a dit, qu’autrefois les bêtes combattoient dans le cirque, pour amuser les hommes qui avoient le plus d’esprit, & qu’aujourd’hui les gens d’esprit combattent pour divertir les sots. Le plus sûr moyen de corriger le ridicule, c’est de le peindre & même de le charger.

Notre but principal est de contribuer à l’utilité du lecteur par le tableau des querelles littéraires. Elles peuvent être mises au nombre de ces maux qui produisent quelquefois un grand bien. Et qui doute qu’elles ne servent souvent à faire découvrir la vérité ; qu’il ne résulte de grandes lumières du choc des sentimens sur le même sujet ; que les efforts de chaque écrivain, pour défendre son opinion & pour combattre celle de son adversaire, les raisonnemens, les preuves, les autorités, l’art, employés de part & d’autre, ne répandent un plus grand jour sur les matières. Ajoutons que les objets ne s’arrangent & ne se gravent jamais mieux dans l’esprit, que lorsqu’ils ont été vivement discutés.

Ce n’est pas qu’on ait toujours été de bonne foi dans les disputes, qu’on ait toujours voulu s’éclaircir, démêler le vrai, entendre & faire entendre la raison. Par malheur, le contraire n’arrive que trop souvent. Les passions aveuglent. On perd de vue le fond de la question, pour se jetter sur les personnalités, On s’insulte, on s’injurie ; on se nuit réciproquement ; on devient la fable du public. On veut le triomphe ou l’apparence du triomphe, n’importe à quel prix. À voir les abus de l’imprimerie, qui ne mettroit volontiers en problème si son invention n’est pas plus nuisible qu’utile.

Ces raisons nous ont engagé à parler de toutes sortes de querelles, des personnelles comme des autres, en choisissant néanmoins celles qui nous ont paru les plus dignes d’attention, ou par le nom dés auteurs, ou par leur objet.

Dans tous les âges, chez toutes les nations où les sciences & les arts ont fleuri, l’esprit de jalousie & de division les a toujours accompagnés. Il les suivit de la Grèce en Italie. Quelle honte pour l’humanité que cette espèce de maladie règne principalement dans les siècles où brillent les grands talens, & que le nôtre, qu’on dit être celui de la philosophie, n’en soit pas même exempt. Il est bon que ceux qui débutent dans la littérature & dans les beaux-arts, en voyant les plus beaux génies, enviés, persécutés, malheureux, apprennent à connoître la carrière où ils entrent, & qu’ils n’oublient pas ces vers de Fontenelle :


Dans la lice ou tu vas courir,
Songe un peu combien tu hasardes.
Il faut, avec courage, également offrir,
Et ton front aux lauriers, & ton nez aux nazardes.


Le père Ducerceau a fait l’apologie des sçavans impolis & grossiers. Il dit, pour les excuser, qu’ils ont toujours été les mêmes, & cite l’exemple de Cicéron, qui traite Pison de bête féroce, d’animal, de stupide, d’âne, d’extravagant, de voleur, de brigand, de pendart, de bourreau, de furie, de sale bourbier & de charogne jettée à la voirie. Il les justifie encore sur leur familiarité avec les auteurs Latins, dont ils prennent insensiblement le ton, les manières & le stile injurieux ; sur l’indépendance attachée à la profession d’homme de lettres ; sur le goût du public pour la satyre ; plaisantes raisons pour dispenser un sçavant de la première science dont tout homme doit se piquer, celle de sçavoir vivre.

On a tâché d’intéresser par un grand nombre d’anecdotes singulières, par un choix de vers souvent peu connus, imités ou traduits librement. On se flatte d’avoir inséré, dans presque tous les articles, des traits ignorés d’une grande partie du public, sur-tout dans ceux qui regardent nos écrivains les plus distingués. D’ailleurs, la variété des matières que présente cet ouvrage, pourra piquer la curiosité du lecteur qui ne cherche que l’amusement.

Nous sous sommes abstenus, autant qu’il a été possible, d’entrer dans le détail des manœuvres, des tracasseries & des fureurs de tant de subalternes Zoïles, l’un sur l’autre acharnés, insectes rivaux,


Esprits bas & jaloux
Qui se rendent justice, en se méprisant tous.

M. Gresset.


Il ne paroît guère ici sur la scène que des combattans dont le nom est connu. Quelque petit que soit l’objet de leurs querelles, c’est le moyen de lui donner une sorte d’importance. On s’est borné à celles que leur singularité a sauvées de cet oubli profond auquel les écrits polémiques sont d’ordinaire condamnés.

M. l’abbé d’Artigni a inséré dans ses mémoires une Chronique scandaleuse des sçavans : mais, outre que cette chronique ne remplit que deux ou trois articles, qu’elle n’est qu’un amas de faits rebattus qui déshonorent, à pure perte, la mémoire de quelques gens de lettres, la plupart obscurs, l’idée de cet auteur n’a rien de commun avec la nôtre. Nous pouvons en dire autant des Mémoires secrets de la république des lettres.

Ce prétendu Théâtre de la vérité, malgré son titre pompeux, n’est qu’une copie défigurée d’un original estimable à bien des égards, du Dictionnaire critique de Bayle. L’objet du marquis d’Argens, partout ailleurs assez superficiel, est d’afficher, dans cet ouvrage, l’érudition la plus profonde, & de prodiguer fastueusement les citations Grecques & Latines, le tout pour prouver, ce qui n’a pas besoin de preuves, que les grands hommes sont hommes comme les autres. Qui ne sçait, aussi bien que lui, qu’il est ridicule de tout admirer en eux, jusqu’à leurs défauts. Falloit-il six volumes pour commenter ces deux vers si connus d’Horace[1] :


Non, je n’ai point appris à jurer par un maître.

. . . . . . . . . . . . . . .

Souvent Homère dort :… Et son lecteur peut-être.


Au milieu de toutes ces disputes, soutenues départ & d’autre avec tant de chaleur, à travers ce fatras d’injures & de libèles, parmi ces révolutions continuelles de la république des lettres, le lecteur pourra suivre le fil de nos connoissances, les progrès du goût, la marche de l’esprit humain. Ce projet, mieux exécuté, offriroit un excellent cours de littérature : Ce seroit alors le cas d’appliquer le mot d’un auteur ancien. Les haines des particuliers servent à l’aggrandissement de la république[2].

Afin d’observer quelque méthode dans cet ouvrage, il est divisé en plusieurs articles : Querelles particulières, ou Querelles d’auteur à auteur ; Querelles générales, ou Querelles sur de grands sujets ; Querelles de différens corps. Dans la première & troisième division, on a suivi l’ordre des temps ; &, dans la seconde, celui des matières. Il a fallu nécessairement abandonner ici l’ordre chronologique, pour éviter la répétition ennuyeuse des mêmes disputes ; pour ne les pas voir prises & reprises, & souvent effleurées ; pour avoir un but fixe, & ne pas faire un cahos de tant d’objets différens.

On peut comparer les Querelles particulières aux combats singuliers ; les Querelles générales aux guerres réglées de nation à nation, ; les Querelles de différens corps à ces combats où l’on appelloit des seconds, & où l’on combattoit parti contre parti.



  1. Nullius addictus jurare in verba magistri.

    . . . . . . . . . . . . . . .

    Quandoque bonus dormitat Homerus.
  2. Ex privatis odiis respublica crescit