Quelques vérités économiques/Le travail agréable

Temps nouveaux, Révélations historiques (p. 3-6).

LE TRAVAIL AGRÉABLE


…Mais, avec des facultés, l’homme a reçu, de la nature, des besoins : besoins intellectuels, moraux et physiques ; besoins du cœur, de l’intelligence, des sens, de l’imagination. Or, quel moyen que chacun remplisse la fonction, pour laquelle la nature le créa, si les institutions sociales, qui pèsent sur lui, font obstacle à l’entier développement de son être en lui refusant la satisfaction des besoins inhérents à son organisation particulière ? D’où — dans les limites des ressources communes et en prenant le mot « besoins » dans sa plus large et plus noble acception — cet axiome qui correspond avec le premier et le complète : « À chacun suivant ses besoins. »

Là est le droit

Utopie ! ne manqueront pas de s’écrier les hommes superficiels, ou ceux à qui des investigations de ce genre sont tout à fait étrangères. Cependant, voyons un peu.

La première objection qui se présente aux esprits inattentifs, est l’impossibilité apparente de fixer la mesure d’un besoin. Objection étrangement futile ! La mesure d’un besoin est dans son degré d’intensité. Est-ce que nous ne cessons pas de manger, quand nous n’avons plus faim ; de boire, quand nous n’avons plus soif ; de marcher, quand nous sommes fatigués ; de lire ou de jouer, quand nous n’éprouvons plus le besoin de le faire ? il n’est pas jusqu’aux besoins morbides qui n’aient leur limite naturelle et infranchissable. La difficulté n’est donc pas de trouver une mesure à nos besoins, mais d’arriver à un arrangement social tel, que les prescriptions de la nature n’y soient contrariées par aucun obstacle conventionnel, né de cet arrangement même : comme, par exemple, dans la société actuelle, où l’on voit des paralytiques manquer de tout moyen de transport, tandis qu’il y a chevaux, carrosses à l’usage de gens à qui le mouvement serait bon pour la santé. Il est singulier que des faits où se trouve, manifestement, le germe des perfectionnements possibles de la société se passent chaque jour, sous nos yeux, sans que personne prenne la peine de les analyser. Dans la famille, est-ce que les enfants ne donnent pas proportionnellement ce qu’ils peuvent, et ne reçoivent pas proportionnelle ment ce qu’il leur faut ? Est-ce que celui d’entre eux qui est en état d’aider la famille par ses travaux s’autorise de ses services pour confisquer la part de celui de ses frères qui n’est encore, pour la famille, qu’une charge ? L’action du double principe, posé plus haut, est ici bien évidente, et si l’on objecte qu’elle s’explique, en ce cas, par des liens naturels d’affection, impossibles à supposer entre des hommes inconnus les uns aux autres, le spectacle de ce qui a lieu dans un club fournit une réponse décisive. Là, une fois admis, chaque membre a le libre usage des journaux de la bibliothèque, de la salle où l’on fume, etc. Mais, dans le fait, chacun prend-il, de ces divers avantages, une part identique à celle de son voisin ? Non ; tel membre fréquente, de préférence, la salle de billard, tel autre la salle de lecture ; et celui qui ne fume pas paye volontiers sa cotisation destinée à la salle des fumeurs.

« À chacun selon ses besoins », voilà le principe sur lequel tout club anglais repose. Oui, au point de vue de la proportionnalité à établir dans la satisfaction des besoins de l’homme en société, un club est la mise en pratique du socialisme sur une petite échelle, son objet et son résultat étant de fournir, à tous les membres qui le composent, l’égale satisfaction de leurs besoins inégaux. Je pourrais multiplier les exemples, et montrer, par ce qui se voit journellement, combien est facile la réalisation de la doctrine en question, même pour ce qui touche aux besoins intellectuels et moraux. Que sont, en effet, les cours gratuits, les bibliothèques publiques, les musées, les parcs tels que Hyde-Park, les jardins tels que les Tuileries, sinon d’admirables emprunts faits par la société actuelle à l’idéal de la société future ?

Mais où chacun recevrait de la société ce qu’il faut, il serait nécessaire et juste que chacun fît pour la société ce qu’il peut. Et c’est ce qui aurait lieu volontairement, sans effort, et, à part même le sentiment du devoir, par le seul attrait du travail, dans une société, où l’accord établi entre les fonctions diverses et les aptitudes naturelles correspondantes aurait fait, du travail un plaisir ; car, de toutes les jouissances de l’homme, il n’en est point de plus vive que celle qu’il puise dans le libre, dans le volontaire exercice de ses facultés.

Si nous voyons aujourd’hui tant de paresseux, c’est la faute d’institutions qui font dépendre uniquement du hasard et de la misère la distribution des fonctions sociales, sans tenir compte ni de la spécialité des vocations, ni de celle des aptitudes, et sans consulter les penchants. Tel était né poète ; la misère le force à être charpentier. Tel était né Louis XVI, avec une propension et des aptitudes marquées pour la mécanique ; le hasard de la naissance le condamne à être roi. Est-il surprenant que la haine du travail trouve place au milieu de ce déclassement universel des aptitudes et dans ce perpétuel étouffement des tendances naturelles ? Qu’on préfère le repos à un travail auquel on ne se sent point propre, vers lequel on n’est point porté, qu’on n’accepte que comme une dure loi de la misère et dont les fatigues sont sans compensation suffisante : quoi de plus simple ? Pour les nègres, à qui la servitude a inspiré l’horreur du travail, le repos absolu, c’est l’idéal de la liberté, et l’on conçoit du reste que la paresse soit fille de l’esclavage.

Mais prenez un ordre social où les fonctions diverses seraient distribuées selon les facultés et les penchants… Y aurait-il paresse générale, alors, dites-moi ? Est-ce que les poètes n’aiment pas à faire des vers, les peintres des tableaux, les mécaniciens des machines ? Est-ce qu’un véritable mathématicien ne se complaît pas à résoudre des problèmes et un véritable architecte à bâtir des maisons ? Est-ce que l’art de cultiver la terre n’a pas des charmes puissants, quand il ne constitue pas un labeur contraint et excessif ?

Je connais des hommes qui, possesseurs d’une fortune colossale, travaillent jusqu’à 12 heures par jour. Je connais des négociants qui, après s’être enrichis, restent dans les affaires afin de ne pas s’exposer à tomber dans l’ennui : tant il est vrai qu’on peut aimer le travail pour lui-même et indépendamment de ce qu’il rapporte, quand on l’a embrassé avec entière liberté et par choix ! De fait, les lois de la nature ne seraient-elles pas dignes de pitié et de mépris, si elle nous avait donné, avec des facultés, une répugnance instinctive à les exercer ; si, en nous donnant des yeux, elle nous avait rendu pénible l’action de voir ; si, en nous donnant des oreilles, elle nous avait rendu pénible l’action d’entendre ? Non, la paresse absolue n’est point pour l’homme un état normal, et elle lui serait un supplice le jour où elle deviendrait obligatoire. Rapp, fondateur d’une communauté civile et religieuse en Amérique, avait imaginé, comme châtiment à infliger aux paresseux, l’oisiveté forcée, pendant un laps de temps déterminé : l’efficacité du moyen en démontra bien vite l’excellence.

(Révélations historiques, tome 1er.)


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