Quelques réflexions sur la science allemande

Quelques réflexions sur la science allemande
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 657-686).
QUELQUES RÉFLEXIONS
SUR LA
SCIENCE ALLEMANDE


I

Jadis, nous avons tenté de décrire le cachet qui, aux théories physiques des Anglais, imprime un caractère si particulier et si saillant ; nous voulons aujourd’hui nous efforcer, d’une manière semblable, à découvrir les marques propres aux doctrines de Mathématique ou de Physique fabriquées en Allemagne.

Un tel essai se doit bien garder de prétendre à des conclusions rigoureuses. Prise en son essence, considérée sous sa forme parfaite, la Science doit être absolument impersonnelle ; puisque aucune découverte n’y porterait la signature de son auteur, rien non plus ne permettrait de dire en quel pays cette découverte a vu le jour.

Mais cette forme parfaite de la Science ne saurait être obtenue, sinon par un très exact départ des méthodes diverses qui concourent à la découverte de la vérité ; des multiples facultés que la raison humaine met en œuvre lorsqu’elle veut savoir plus et savoir mieux, chacune devrait jouer son rôle, sans en rien omettre, sans l’excéder d’aucune façon.

Ce parfait équilibre entre les multiples organes de la raison ne se rencontre en aucun homme. En chacun de nous, telle faculté est plus puissante et telle autre plus faible ; à la conquête de la vérité, celle-ci ne contribuera pas autant qu’il le faudrait et celle-là prendra plus que sa part ; la science produite par ce travail mal partagé ne présentera pas les harmonieuses proportions de son idéal exemplaire ; au défaut de développement de certaines parties correspondra la croissance excessive de certaines autres ; c’est à ces difformités seules qu’on pourra reconnaître la tournure d’esprit de l’auteur.

Ce sont elles aussi qui, fréquemment, permettront de nommer le peuple qui a produit telle doctrine.

Du type idéal du corps humain, le corps de chacun des hommes s’écarte par les proportions exagérées de tel organe, par l’amoindrissement de tel autre ; ces sortes de monstruosités atténuées qui nous distinguent les uns des autres sont aussi celles qui caractérisent physiquement les diverses nations ; tel excès ou tel arrêt de développement est particulièrement fréquent chez tel ou tel peuple.

Ce qu’on dit du corps se peut répéter de l’esprit ; dire qu’un peuple a son esprit particulier, c’est dire que très fréquemment, dans la raison de ceux qui forment ce peuple, telle faculté est développée plus qu’il ne conviendrait, que telle autre faculté n’a point toute son ampleur et toute sa force.

De là se tirent aussitôt deux conclusions.

En premier lieu, les jugemens qui portent sur la forme intellectuelle d’un peuple pourront être fréquemment vérifiés ; ils ne seront jamais universels. Tous les Anglais n’ont pas le type anglais ; à plus forte raison, les théories conçues par des Anglais ne présenteront pas toutes les caractères de la science anglaise ; il s’en rencontrera qu’on pourrait aussi bien prendre pour œuvres françaises ou allemandes ; en revanche, il se trouvera en France des intelligences qui pensent à la mode anglaise.

En second lieu, si le caractère national d’un auteur se perçoit dans les doctrines qu’il a créées ou développées, c’est que ce caractère a modelé ce par quoi ces doctrines s’écartent de leur type parfait ; c’est par ses défauts, et par ses défauts seuls, que la Science, s’éloignant de son idéal, devient la science de tel ou tel peuple. On peut donc s’attendre à ce que les marques du génie propre à chaque nation soient particulièrement saillantes dans les œuvres de second ordre, produites par des penseurs médiocres ; bien souvent, les grands maîtres possèdent une raison où toutes les facultés sont si harmonieusement proportionnées que leurs doctrines très parfaites sont exemptes de tout caractère individuel comme de tout caractère national ; on ne trouve aucune trace de l’esprit anglais dans l’œuvre de Newton, aucune de l’esprit allemand dans l’œuvre de Gauss ou dans celle de Helmholtz ; en de telles œuvres, on ne devine plus le génie de tel ou tel peuple, mais seulement le génie de l’humanité.


II

« Les principes se sentent, les propositions se concluent, » a dit Pascal, qu’il faut toujours citer lorsqu’on prétend parler de la méthode scientifique. En toute science qui a revêtu la forme qu’on nomme rationnelle, la forme que, mieux encore, on appellerait mathématique, il faut, en effet, distinguer deux tactiques, celle qui conquiert les principes, celle qui parvient aux conclusions.

La méthode qui, des principes, aboutit aux conclusions, c’est la méthode déductive suivie avec la plus rigoureuse exactitude.

La méthode qui conduit à formuler les principes est beaucoup plus complexe et difficile à définir.

S’agit-il d’une science purement mathématique ? L’expérience commune est la matière d’où l’induction tire les axiomes ; de ces propositions universelles, la déduction fera sortir toutes les vérités qu’elles renferment. Or le choix des axiomes est une opération d’extrême délicatesse. Il faut qu’ils suffisent à justifier toutes les propositions de la science qu’on en veut extraire ; il ne faut pas que la chaîne des raisonnemens voie, tout à coup, sa continuité brisée et sa rigueur compromise parce qu’un principe nécessaire à son progrès serait demeuré inclus dans les données de l’expérience et n’aurait pas encore été formulé d’une manière explicite. Il faut également que les principes ne soient pas surabondans, qu’on ne donne pas pour axiome un simple corollaire d’autres axiomes. Qu’on suive, des Élémens d’Euclide aux œuvres de M. Hilbert, l’histoire des axiomes de la Géométrie ; on verra combien le choix des principes d’une science mathématique est besogne minutieuse et compliquée.

Plus complexe encore est le choix des hypothèses sur lesquelles reposera tout l’édifice d’une doctrine appartenant à la science expérimentale, d’une théorie de Mécanique ou de Physique.

Ici, la matière qui doit fournir les principes, ce n’est plus l’expérience commune, celle que tout homme pratique spontanément dès qu’il est sorti de l’enfance ; c’est l’expérience scientifique. Aux sciences mathématiques, l’expérience commune fournit des données autonomes, rigoureuses, définitives. Les données de l’expérience scientifique ne sont qu’approchées ; le perfectionnement continuel des instrumens les retouche et modifie sans cesse, tandis que le hasard heureux des découvertes, chaque jour, de quelque fait nouveau en vient grossir le trésor ; enfin, bien loin d’être autonomes, d’être intelligibles immédiatement et par elles-mêmes, les propositions qui formulent le résultat d’une expérience de Physique ou de Chimie ne prennent de sens que si les théories admises en fournissent la traduction.

De cet inextricable lacis où s’enchevêtrent les données d’une sensation secondée par des instrumens de plus en plus compliqués avec les interprétations fournies par des théories variables et sujettes à caution, parfois par la théorie même qu’il se propose de modifier, le physicien doit extraire ses principes ; il doit, à l’inspection de ce mélange confus, deviner les propositions générales dont la déduction fera sortir des conclusions conformes aux faits.

Pour accomplir une telle œuvre, il ne trouverait dans la méthode déductive qu’une auxiliaire trop rigide et trop peu pénétrante ; il lui faut un moyen plus souple et plus délié ; plus encore que le mathématicien, le physicien, pour choisir ses axiomes, aura besoin d’une faculté distincte de l’esprit géométrique ; il lui faudra faire appel à l’esprit de finesse.


III

L’esprit de finesse et l’esprit géométrique ne marchent pas à la même allure !

Le progrès de l’esprit géométrique obéit à des règles inflexibles qui lui sont imposées par ailleurs. Chacune des propositions qu’il déroule les unes à la suite des autres a sa place marquée d’avance par une loi nécessaire. Se soustraire, si peu que ce soit, à cette loi, passer d’un jugement à un autre en sautant quelque intermédiaire requis par la méthode déductive, c’est, pour cet esprit, perdre sa force, qui est toute faite de rigueur. Le mot : enchaînement vient aux lèvres aussitôt qu’on veut définir l’ordre dans lequel se succèdent ses syllogismes ; à ses raisonnemens, en effet, la chaîne qui les relie ne laisse aucune liberté.

Si l’esprit géométrique doit à la rigueur de sa démarche toute la force de ses déductions, la pénétration de l’esprit de finesse tient tout entière à la souplesse prime-sautière avec laquelle il se meut. Aucun précepte immuable ne détermine le chemin que suivront ses libres tentatives. Tantôt on le voit, d’un bond audacieux, franchir l’abîme qui sépare deux propositions. Tantôt il se glisse et s’insinue entre les objections multiples qui défendent l’abord d’une vérité. Non qu’il procède sans ordre ; mais l’ordre qu’il suit, il se le prescrit à lui-même ; il le modifie sans cesse au gré des circonstances et des occasions, en sorte qu’aucune définition précise n’en saurait fixer les sinuosités et les sauts imprévus.

La démarche de l’esprit géométrique évoque l’idée d’une armée qui défile pour une revue ; les régimens divers sont alignés avec une impeccable régularité ; chaque homme tient exactement le rang que lui attribue une consigne sévère ; il s’y sent maintenu par une discipline de fer.

Le progrès de l’esprit de finesse rappelle plutôt celui de tirailleurs lancés à l’assaut d’une position difficile ; tantôt il a la soudaineté d’un bond, tantôt il se glisse en rampant parmi les obstacles qui hérissent la pente ; là aussi, chaque soldat obéit à un ordre ; mais de cet ordre, rien n’est explicitement formulé, si ce n’est le but à conquérir ; la libre interprétation qu’en donne chacun des assaillans doit, de la façon qui lui paraît la plus favorable, faire tendre les mouvemens divers à la fin prescrite.

Cette comparaison entre l’allure de l’esprit de finesse et l’allure de l’esprit géométrique ne nous laisse-t-elle pas déjà deviner le caractère propre de la science allemande, celui qui la distinguera, en particulier, de la science française ? La science sera sans doute, chez le plus grand nombre des Français qui la cultivent, marquée par un usage excessif de l’esprit de finesse ; non content du rôle qui lui est dévolu, impatient des pesantes lenteurs de l’esprit géométrique, l’esprit de finesse empiétera, parfois, sur les attributions de ce dernier. Sans doute aussi devons-nous nous attendre à voir la science allemande manquer souvent d’esprit de finesse, et concéder à l’esprit géométrique ce qui n’est point, pour lui, possession légitime.

Jetons les yeux sur quelques-unes des œuvres qui ont fait le renom de la science allemande, et voyons si la prédominance de l’esprit géométrique sur l’esprit de finesse ne s’y laisse point aisément reconnaître.


IV

L’esprit géométrique pourrait mieux encore s’appeler esprit algébrique. Il n’est pas de science, en effet, où la méthode dëductive ait plus de part que cette vaste généralisation de l’Arithmétique à laquelle on a donné le nom d’Algèbre ou d’Analyse. Les axiomes sur lesquels elle repose consistent en un très petit nombre de propositions fort simples touchant les nombres entiers -et leur addition. L’esprit de finesse n’a point eu grand effort à faire pour les dégager de l’expérience la plus vulgaire. De ces axiomes, c’est par la suite de syllogismes la plus rigoureuse qui se puisse concevoir que se tirent les innombrables vérités dont est faite la science algébrique.

La faculté de suivre sans défaillance, au cours de raisonnemens longs et compliqués, les règles les plus minutieuses de la Logique n’est pas, cependant, la seule qui entre en jeu pour construire l’Algèbre ; une autre faculté prend, à cette œuvre, une part essentielle ; c’est celle par laquelle le mathématicien, mis en présence d’une expression algébrique très complexe, aperçoit aisément les diverses transformations, permises par les règles du calcul, qu’il lui peut faire subir et, par là, parvient aux formules qu’il voulait découvrir ; cette faculté, très analogue à celle du joueur d’échecs qui prépare un coup savant, n’est point puissance de raisonner, mais aptitude à combiner,

Parmi les mathématiciens allemands, il en est, sans doute, qui ont possédé à un haut degré cette aptitude à combiner les opérations du calcul algébrique ; mais ce n’est pas par là que les analystes d’outre-Rhin ont excellé ; on trouverait plus aisément en France, et surtout en Angleterre, les grands maîtres de cet art ; tels un Hermite, un Cayley, un Sylvester. C’est par sa puissance à déduire avec la plus extrême rigueur, à suivre, sans la moindre défaillance, les chaînes de raisonnemens les plus longues et les plus compliquées, que l’Algèbre allemande a marqué sa supériorité ; c’est par cette puissance qu’un Weierstrass, un Kronecker, un Georg Cantor ont montré la force de leur esprit géométrique.

Par cette absolue soumission de leur esprit géométrique aux règles de la Logique déductive, les mathématiciens allemands ont fort utilement contribué à la perfection de l’Analyse. Trop volontiers, les algébristes qui, avant eux, avaient brillé chez d’autres peuples s’étaient, plus que de juste, fiés aux intuitions de l’esprit de finesse ; aussi leur était-il souvent arrivé de formuler comme démontrées des vérités qui n’étaient que devinées ; parfois même des propositions avaient été, à la hâte, données comme exactes, alors qu’elles ne l’étaient pas ; la Science germanique a grandement contribué à débarrasser le champ de l’Algèbre de tout paralogisme.

N’en citons qu’un exemple entre mille. Par une intuition trop prompte et trop sommaire, l’esprit de finesse avait cru reconnaître que toute fonction continue admet une dérivée ; pressant plus que de juste l’esprit géométrique, il avait fait accepter à celui-ci d’apparentes démonstrations de cette proposition ; en formant des fonctions continues qui n’ont jamais de dérivées, Weierstrass a montré combien, au cours d’une déduction algébrique, pouvait être dangereux l’abandon momentané de la rigueur.

L’extrême rigueur de l’esprit géométrique a donc, pour les progrès de l’Algèbre, de très grands avantages ; elle présente aussi de très graves inconvéniens. Soucieuse à l’excès d’éviter ou de résoudre des objections qui ne sont que vétilles, elle embarrasse la Science de discussions oiseuses et fastidieuses. Elle étouffe l’esprit d’invention ; en effet, avant de forger la chaîne, aux maillons éprouvés, qui doit, aux principes, rattacher une vérité nouvelle, il faut bien, tout d’abord, avoir aperçu cette vérité ; cette intuition qui, en toute découverte mathématique, précède la démonstration, elle est apanage de l’esprit de finesse ; l’esprit géométrique ne la connaît point et, au nom de la rigueur, il lui dénie volontiers le droit de s’exercer. Inquiets des dangers que fait courir, à la puissance d’inventer, l’usage trop exclusif de l’esprit géométrique, certains géomètres, tel M. Félix Klein, se sont rencontrés, même en Allemagne, pour revendiquer, dans le domaine de la méthode algébrique, la place des intuitions propres à l’esprit de finesse.


V

L’Algèbre assujettit la raison à cette discipline de fer que sont les lois du syllogisme et les règles du calcul ; nulle science n’est donc mieux adaptée à l’esprit allemand, fier de sa rigueur géométrique, mais dépourvu de finesse. Aussi l’Allemand s’est-il efforcé de donner à toute science une forme qui, le plus possible, rappelât celle de l’Algèbre. Par exemple, entre ses mains, la Géométrie s’est trouvée réduite à n’être qu’une branche de l’Analyse.

Déjà, par l’invention de la Géométrie analytique, Descartes avait ramené l’étude des figures tracées dans l’espace à la discussion des équations algébriques. A chaque point de l’espace, il nous avait appris à faire correspondre trois nombres, les coordonnées de ce point ; pour que le point se trouve sur une certaine surface, il faut et il suffit que ses trois coordonnées vérifient une certaine équation ; tout renseignement sur les propriétés algébriques de l’équation est, tout aussitôt, un renseignement sur les propriétés géométriques de la surface, et inversement ; celui donc qui est plus apte à combiner les formules qu’à considérer les assemblages de lignes et de surfaces, va se trouver grand géomètre par cela seul qu’il est algébriste habile.

Toutefois, même après l’œuvre de Descartes, la réduction de la Géométrie à l’Algèbre n’était pas absolue. Pour attribuer trois coordonnées à un point de l’espace, il fallait encore faire appel à quelques propositions géométriques, aux théorèmes les plus élémentaires sur les droites et sur les plans parallèles ; si simples que fussent ces propositions, elles impliquaient adhésion à tous les axiomes dont Euclide, au début des Élémens, réclame l’acceptation ; or pour certains, dont l’esprit géométrique souffre du moindre défaut de rigueur, cette adhésion aux axiomes d’Euclide est sujet de scandale.

Les axiomes qu’une science de raisonnement demande qu’on lui concède ne doivent pas seulement s’accorder entre eux sans l’ombre d’une contradiction ; ils doivent encore être aussi peu nombreux que possible ; partant, ils doivent être indépendans les uns des autres ; si l’un d’entre eux, en effet, se pouvait démontrer à l’aide des autres, il devrait être rayé du nombre des axiomes et rejeté parmi les théorèmes.

Or, les axiomes d’Euclide sont-ils vraiment indépendans les uns des autres ? C’est une question qui a, de bonne heure, inquièté les géomètres. Parmi ces axiomes, il en est un, celui sur lequel repose la théorie des droites parallèles, où beaucoup ont cru reconnaître un simple corollaire des autres demandes formulées par le géomètre grec ; aussi a-t-on vu foisonner les tentatives de démonstration du postulatum d’Euclide ; mais toujours, en chacune de ces tentatives, une critique un peu perspicace a découvert un cercle vicieux.

Plus ingénieusement, la question fut prise d’un autre biais par Gauss, par Bolyai, par Lobatchewski. Ces mathématiciens s’attachèrent à dérouler la suite des propositions qu’on peut établir en admettant tous les axiomes formulés par Euclide, sauf le postulat de la théorie des parallèles ; si, pensaient-ils, il est permis de poursuivre à l’infini la série des conséquences de ces axiomes-là, sans supposer la vérité du litigieux postulat et sans jamais, cependant, achopper à une contradiction, c’est donc que l’adoption de ces principes ne requiert pas, d’une manière nécessaire, la vérité de celui qui porte la théorie des parallèles. Henri Poincaré a montré tout le bien fondé de cette pensée conçue par Gauss, par Bolyai et par Lobatchewski ; il a fait voir que si la Géométrie non-euclidienne construite par ces mathématiciens pouvait jamais aboutir à deux propositions contradictoires entre elles, c’est que la Géométrie euclidienne, elle aussi, fournirait deux théorèmes incompatibles.

Reconnaître si tous les axiomes d’Euclide sont vraiment indépendans les uns des autres, c’est une question qui ressortissait à l’esprit géométrique ; et avec Gauss, Bolyai, Lobatchewski, avec leurs successeurs, l’esprit géométrique l’a pleinement résolue. Mais décider si le postulatum d’Euclide est véritable, c’est une question à laquelle l’esprit géométrique, abandonné à lui-même, ne saurait donner de réponse : il lui faut, ici, le secours de l’esprit de finesse.

La vérité de la Géométrie ne consiste pas simplement dans l’indépendance absolue des axiomes les uns à l’égard des autres, dans la rigueur impeccable avec laquelle les théorèmes se déduisent des axiomes ; elle consiste aussi et surtout dans l’accord entre les propositions qui forment cette chaîne logique et les connaissances données à notre raison, touchant l’espace et les figures qu’on y peut tracer, par cette longue expérience qu’on appelle le sens commun ; il appartient à l’esprit géométrique de vérifier l’exactitude de la déduction par laquelle toutes ces propositions se tirent les unes des autres ; mais il n’a aucun moyen de reconnaître si elles sont ou non conformes à ce que nous savons, avant toute Géométrie, sur les figures planes ou solides ; cette dernière besogne, c’est à l’esprit de finesse qu’elle est à tâche.

Or une des premières vérités, antérieures à toute Géométrie, que nous puissions formuler au sujet de l’espace, c’est que celui-ci a trois dimensions. Quand l’esprit de finesse analyse cette proposition pour saisir ce qu’entend exactement celui qui la formule, découvre-t-il qu’elle ait ce sens : A chaque point de l’espace correspondent trois nombres qui sont ses coordonnées ? Point du tout. Ce qu’il trouve, c’est qu’en attribuant trois dimensions à l’espace, l’homme qui n’est pas mathématicien prétend dire ceci : Tout corps a longueur, largeur et hauteur. Et s’il presse cette affirmation, l’esprit de finesse reconnaît qu’elle équivaut à cette autre : Tout corps peut être exactement contenu dans une boite, de grandeur bien déterminée, dont la figure est celle que le géomètre nommera parallélipipède rectangle. L’esprit de géométrie vient alors pour démontrer que les propositions relatives au parallélipipède rectangle, jugées véritables par l’esprit de finesse, impliquent le célèbre postulatum d’Euclide.

En fouillant dans le trésor de vérités relatives aux grandeurs et aux figures qu’amassa l’expérience la plus vulgaire, l’esprit de finesse rencontre encore ces propositions : On peut, par le dessin, représenter une figure plane, par la sculpture une figure solide, et l’image peut ressembler parfaitement au modèle, bien qu’elle ait une autre grandeur que lui. C’est une vérité dont ne doutaient aucunement, aux temps paléolithiques, les chasseurs de rennes des bords de la Vézère. Or que des figures puissent être semblables sans être égales, cela suppose, l’esprit géométrique le démontre, l’exactitude du postulatum d’Euclide.

Reconnaître ainsi la très large part qui revient à l’esprit de finesse dans le contrôle des axiomes de la Géométrie, cela ne saurait être du goût de la science allemande ; celle-ci fera bon marché de l’accord entre les propositions de la Géométrie et les connaissances tirées du sens commun, puisque cet accord ne saurait être constaté par l’esprit géométrique ; la vérité de la Géométrie, elle la fera consister exclusivement dans la rigueur du raisonnement déductif par lequel les théorèmes dérivent des axiomes ; et, pour ne pas être exposée à compromettre cette rigueur en empruntant quelque renseignement à l’expérience sensible, elle réduira la Géométrie à n’être absolument qu’un problème d’Algèbre.

Pour elle, un point, ce sera, par définition, l’ensemble de trois nombres ; qu’en un tel ensemble, les valeurs des trois nombres varient d’une manière continue, et l’on dira que le point engendre un espace ; la distance de deux points, ce sera, par définition, une certaine expression algébrique où figurent les trois nombres d’un premier ensemble et les trois nombres d’un second ensemble ; sans doute, cette expression algébrique ne sera pas prise absolument au hasard ; on la choisira de telle manière que quelques-unes de ses propriétés algébriques s’expriment par des phrases analogues à celles qui énoncent certaines propriétés géométriques attribuées par le sens commun à la distance de deux points ; mais ces propriétés, on veillera à ce qu’elles soient aussi peu nombreuses que possible, de peur que l’esprit de finesse n’y trouve prétexte à pénétrer dans le domaine de la science qu’on veut construire ; alors on développera des calculs algébriques qu’on appellera Géométrie.

Peut-être les connaissances intuitives que la raison nous fournit touchant les figures planes et les corps trouveraient-elles encore moyen de s’insinuer entre les mailles du filet déductif que tisse cette Algèbre. Contre cette intuition redoutée, une nouvelle précaution sera prise. Elle ne connaît point d’espace qui n’ait deux ou trois dimensions ; énoncer des propositions où il serait parlé d’un espace à plus de trois dimensions, ce serait prononcer des mots qui n’ont, pour elle, aucun sens. Ce sont précisément de telles propositions qu’on aura constamment soin de formuler. Ce qu’on nommera point, ce n’est pas, comme nous l’avons supposé, un ensemble de trois nombres, mais un ensemble de n nombres ; on ne fixera pas la valeur du nombre entier que représente la lettre n ; cette valeur pourra être supérieure à trois, elle pourra être aussi grande qu’on voudra ; cet ensemble de n nombres, c’est dira-t-on, un point dans un espace à n dimensions.

Ainsi s’y est pris le génie si puissamment géométrique de Bernhard Riemann pour écrire un chapitre de profonde Algèbre auquel il a donné ce titre : Sur les hypothèses qui servent de fondemens à la Géométrie (Ueber die Hypothesen welche der Geometrie zu Grunde liegen).

Nous avons dit avec quel soin minutieux la connaissance intuitive des lignes et des surfaces avait été tenue à l’écart de la composition de cette doctrine. Est-il étonnant que les corollaires auxquels cette Algèbre aboutit, et qu’elle énonce avec des mots empruntés à la Géométrie, heurtent de front les propositions que la connaissance intuitive de l’espace regarde comme les plus certaines ? Qu’elle affirme, par exemple, la rencontre à distance finie de deux droites quelconques d’un même plan, qu’elle nie l’existence même des parallèles ?

La doctrine de Riemann est une Algèbre rigoureuse, car tous les théorèmes qu’elle formule sont très exactement déduits des postulats qu’elle énonce ; elle satisfait donc l’esprit géométrique. Elle n’est pas une Géométrie vraie, car, en posant ses postulats, elle ne s’est pas souciée que leurs corollaires s’accordassent en tout point avec les jugemens. tirés de l’expérience, qui composent notre connaissance intuitive de l’espace ; aussi révolte-t-elle le sens commun.


VI

Le Mémoire de Riemann sur les fondemens de la Géométrie est une des œuvres les plus justement célèbres de la science allemande ; il nous paraît un remarquable exemple du procédé par lequel l’esprit géométrique des Allemands transforme toute doctrine en une sorte d’Algèbre.

Aux deux méthodes à l’aide desquelles progresse toute science de raisonnement, cet esprit fait des parts extrêmement inégales ; il développe avec autant d’ampleur que de minutie la déduction par laquelle les corollaires se tirent des principes ; il supprime ou réduit à la plus mince place l’ensemble d’inductions, de divinations par lesquelles l’esprit de finesse a su, des données de l’expérience, dégager les principes.

Les hypothèses sur lesquelles repose une théorie quelconque de Mécanique ou de Physique mathématique sont fruits dont la maturité a été longuement préparée ; données de l’observation commune, résultats de l’expérience scientifique que secondent des instrumens, théories anciennes maintenant oubliées ou rejetées, systèmes métaphysiques, croyances religieuses même y ont contribué ; leurs actions se sont croisées, leurs influences se sont mêlées d’une manière si complexe qu’il faut une grande finesse d’esprit, soutenue par une connaissance approfondie de l’histoire, pour démêler les directions essentielles de la voie qui a conduit la raison humaine à la claire aperception d’un principe de Physique.

Or, parcourons quelques-unes des leçons, d’une si savante Algèbre, où Gustav Kirchhoff a exposé les diverses doctrines de la Physique mathématique. De cette élaboration, longue et compliquée, qui a précédé l’adoption des principes, nous ne trouvons aucune trace ; chaque hypothèse est présentée ex abrupto, sous l’aspect très abstrait et très général qu’elle a pris après bien des évolutions et des transformations, sans qu’aucun mot nous en fasse soupçonner l’indispensable préparation. Un Français qui avait été, à Berlin, l’auditeur de Kirchhoff me répétait naguère la formule par laquelle le professeur allemand avait accoutumé de présenter chaque principe nouveau : « Nous pouvons et nous voulons poser... Wir können und wollen setzen... » Pourvu qu’aucune contradiction n’interdise au logicien pur la supposition que nous allons faire, nous l’imposons comme un décret de notre libre arbitre. Cet acte de volonté, ce choix du bon plaisir se substitue, pour ainsi dire, purement et simplement, à toute l’œuvre qu’au cours des âges, a dû parfaire l’esprit de finesse ; il ne laisse plus rien subsister dans la science, sinon ce qui se soumet à la rude discipline de l’esprit géométrique ; une théorie de Physique n’est plus, à partir de postulats librement formulés, qu’une suite de déductions algébriques.

Kirchhoff n’est pas seul à traiter de la sorte la Mécanique et la Physique ; ceux qui ont suivi ses leçons imitent sa méthode ; se peut-il imaginer, par exemple, algébrisme plus absolu que celui dont s’inspire Heinrich Hertz lorsqu’il prétend construire la Mécanique ? La disposition, à un instant donné, des divers corps dont se compose le système étudié est connu lorsqu’on connaît les valeurs prises par un certain nombre n de grandeurs ; de peur que l’intuition expérimentale ne vienne à nous suggérer quelque propriété de ce système mécanique, perdons bien vite de vue, oublions les corps qui le forment, dépistons l’intuition, et ne considérons plus qu’un point dont les coordonnées, dans un espace à n dimensions, seront précisément ces n valeurs. Ce point, qui n’est lui-même qu’une expression algébrique, qu’un mot à consonance géométrique pris pour désigner un ensemble de n nombres, convenons qu’il change, d’un instant à l’autre, de telle sorte qu’une certaine grandeur, représentée par une formule algébrique, soit minimum. De cette convention, si parfaitement algébrique de nature, si pleinement arbitraire d’aspect, déduisons, avec une parfaite rigueur, les conséquences que le calcul en peut tirer, et nous dirons que nous exposons la Mécanique.

Sans doute, le postulat formulé par Hertz n’est point aussi arbitraire qu’il le paraît. Il a été disposé de telle manière que son énoncé algébrique résumât et condensât tout ce que, de Jean Buridan à Galilée et à Descartes, de ceux-ci à Lagrange et à Gauss, les intuitions, les expériences, les discussions avaient découvert aux mécaniciens touchant la loi de l’inertie, touchant les liaisons par lesquelles les corps se gênent les uns les autres dans leurs mouvemens. Mais de toute cette élaboration préalable, Heinrich Hertz, dans l’exposé si absolument précis et rigoureux qu’il nous donne de la Mécanique, ne conserve plus le moindre souvenir ; il en fait complète et systématique abstraction, afin que le principe fondamental de la science prenne la forme impérieuse d’un décret porté par un algébriste librement autoritaire : Sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas.

Une telle manière de procéder peut d’ailleurs, dans certains cas, produire de très heureuses conséquences.

À force de démêler avec patience l’écheveau complexe des opérations qui ont lentement produit une hypothèse de Physique, l’esprit de finesse s’abuse parfois sur le rôle qu’il a joué ; il en vient à s’imaginer qu’il a fait œuvre d’esprit géométrique ; la suite des considérations, aux transitions délicatement ménagées, par lesquelles il a, peu à peu, préparé l’esprit à recevoir une proposition, il la prend à tort pour une démonstration catégorique de cette proposition. Dans cette piperie, notre Physique française a trop souvent et trop longtemps donné. Il importe de mettre la raison en garde contre cette méprise ; de ne pas lui laisser croire qu’un principe de Physique est démontré par cela seul qu’on l’a rendu séduisant ; il est bon de lui rappeler que, du point de vue de la Logique déductive, les hypothèses de Physique se montrent sous l’aspect de propositions qu’aucun raisonnement n’impose ; que le savant les formule comme bon lui semble, conduit seulement par l’espoir d’en tirer des corollaires conformes aux données de l’expérience ; qu’il les propose à notre acceptation parce que la condensation d’une multitude de lois expérimentales en un petit nombre de postulats théoriques lui semble, selon le mot d’Ernst Mach, une heureuse économie de la pensée. A cette besogne, le pur algébrisme des théories allemandes est merveilleusement apte.

Mais qu’est-ce à dire ? Simplement qu’un exposé de la Physique où l’esprit de finesse avait exagéré sa puissance est corrigé par un autre exposé d’où l’esprit de finesse a été chassé avec trop de brutalité ; en d’autres termes, qu’un excès trouve souvent son remède dans l’excès contraire ; chacun d’eux n’en est pas moins un excès. La belladone et la digitale neutralisent les effets l’une de l’autre ; ce sont, cependant, deux plantes empoisonnées.


VIl

A poser les hypothèses d’une théorie de Mécanique ou de Physique sans aucun souci des considérations par lesquelles l’esprit de finesse leur pourrait préparer notre adhésion, on risque de donner dans un grand travers ; on s’expose à produire des doctrines qui choquent les enseignemens universellement reçus du sens commun.

La science allemande fait bon marché des exigences du sens commun ; il ne lui déplaît pas de les heurter de front ; la doctrine géométrique de Bernhard Riemann nous a déjà permis de le reconnaître. A la base des systèmes qu’elle construit avec un appareil si minutieusement agencé, la pensée germanique, parfois, semble prendre un malin plaisir à poser quelque affirmation qui, pour l’esprit de finesse, soit occasion de scandale, dût même cette affirmation contredire aux principes les plus assurés de la Logique. Au nombre des axiomes, mettre une proposition formellement contradictoire, puis, d’un tel principe, par une suite de syllogismes très concluans, tirer tout un ensemble de corollaires, quel délicieux exercice pour un esprit géométrique qui fait fi de l’esprit de finesse et du bon sens !

Cette gageure, il s’est trouvé de bonne heure, en Allemagne, des hommes pour la tenir.

Avant que le XVe siècle eût atteint le milieu de sa course, le premier penseur original qu’ait compté la raison allemande, Nicolas de Cues, écrivait son traité : De docta ignorantia. Pour servir de base à l’édifice philosophique qu’il allait élever, le « Cardinal allemand » posait cette affirmation, dont le caractère contradictoire saute aux yeux : En tout ordre de choses, le maximum est identique au minimum. Puis, sur cette assise, la méthode déductive lui permettait de construire toute une Métaphysique.

Le XIXe siècle a vu se produire, en Allemagne, une tentative non moins étrange que celle de Nicolas de Cues. Hegel a fait reposer tout son système philosophique sur l’affirmation de l’identité des contraires ; et le grand succès que connut l’Hégélianisme dans les universités d’outre-Rhin marque à quel point l’esprit géométrique des Allemands, bien loin d’être choqué par ce défi au sens commun, prenait plaisir à ce tour de force de la méthode purement déductive.

Un être dont la nature consiste à se sentir dominé par une discipline de fer trouve son bonheur à obéir, sans discuter l’ordre auquel il obéit ; plus cet ordre est étrange, révoltant même, plus l’obéissance est, pour lui, joyeuse ; ainsi s’explique l’allègre soumission avec laquelle l’esprit géométrique d’un Nicolas de Cues ou d’un Hegel déroule les conséquences d’un principe absurde. Les métaphysiciens, d’ailleurs, n’ont pas été seuls, en Allemagne, à donner l’exemple de cette soumission intellectuelle qui nous déconcerte. On a vu des mathématiciens dévider des Géométries complètes où quelqu’un des axiomes les moins discutables qu’Euclide ait formulés se trouvait remplacé par sa contradictoire ; et les auteurs de cas déductions semblaient y prendre un plaisir d’autant plus vif que les conclusions en étaient plus inconcevables, plus saugrenues au jugement du bon vieux sens commun.

C’est cependant d’une Géométrie conforme à ce bon vieux sens commun qu’usent ces mathématiciens toutes les fois qu’il leur arrive, dans la pratique de chaque jour, de mesurer quelque corps ou de tracer quelque figure.

Semblable inconséquence n’est point rare là où l’esprit géométrique prétend se passer du concours de l’esprit de finesse. Isolé du sens commun, l’esprit géométrique peut bien raisonner et déduire sans fin ; mais il est incapable de diriger l’action et d’assurer la vie ; c’est le sens commun qui règne en maître dans le domaine des faits ; entre ce sens commun et la science discursive, c’est l’esprit de finesse qui établit une perpétuelle circulation de vérités, qui extrait du sens commun les principes d’où la science déduira ses conclusions, qui reprend parmi ces conclusions, tout ce qui peut accroître et perfectionner le sens commun.

La science allemande ne connaît pas ce continuel échange. Soumise à la discipline rigoureuse de la méthode purement déductive, la théorie poursuit sa marche régulière sans aucun souci du sens commun. Le sens commun, d’^autre part, continue de diriger l’action, sans que la théorie en vienne, d’aucune façon, aiguiser la forme primitive et grossière.

Cette absence de toute compénétration entre la science et la le la met-il pas dans une évidence toute crue, ce philosophe idéaliste ? Dans sa chaire d’Université, il dénie toute réalité au monde extérieur, parce que son esprit géométrique n’a pas rencontré cette réalité au bout d’un syllogisme concluant. Une heure après, à la brasserie, il trouve une satisfaction pleinement assurée dans ces pesantes réalités que sont sa choucroute, sa bière et sa pipe.

Chez les Allemands, purs géomètres privés d’esprit de finesse, la vie ne guide point la science, la science n’éclaire pas la vie. Aussi, dans sa magnifique étude sur L’Allemagne et la guerre, M. Emile Boutroux pouvait-il écrire :

« Leur science, affaire de spécialistes et d’érudits, n’a pu pénétrer leur âme et influer sur leur caractère... A part, certes, de notables exceptions, considérez à la brasserie, dans les relations de la vie ordinaire, dans ses divertissemens, ce savant professeur, qui excelle à découvrir et à rassembler tous les matériaux d’une étude et à en faire sortir, par des opérations mécaniques, et sans le moindre appel au jugement et au bon sens vulgaire, des solutions appuyées toutes sur des textes et sur des raisonnemens. Quelle disproportion, souvent, entre sa science et son degré d’éducation ! Quelle vulgarité de goûts, de sentimens, de langage, quelle brutalité de procédés chez cet homme, dont l’autorité est inviolable dans sa spécialité !... Le savant et l’homme, chez l’Allemand, ne sont que trop souvent étrangers l’un à l’autre. »

Il en est de la science allemande comme du savant allemand. L’absence d’esprit de finesse y laisse béer un abime entre le développement des idées et l’observation des faits ; les idées si déduisent les unes des autres, fières de contredire au sens commun auquel elles n’ont rien emprunté ; le sens commua manipule les réalités et constate les faits par ses propres moyens, sans souci d’une théorie qui l’ignore ou le choque ; tel est le spectacle que, bien souvent, nous présente aujourd’hui la Physique d’outre-Rhin.


VIII

De cette incohérente dualité, les théories allemandes des phénomènes électriques nous fourniront des exemples.

Il est, en Physique mathématique, une doctrine particulièrement difficile et compliquée ; c’est la théorie de l’électricité et du magnétisme. Le génie des Poisson et des Ampère en avait mis les principes dans une clarté toute française ; l’œuvre de ces grands hommes avait, avant le milieu du XIXe siècle, servi de guide aux travaux que les plus illustres physiciens allemands, les Gauss, les Wilhelm Weber, les Franz Neumann, avaient accomplis pour la compléter ; tous ces efforts, inspirés par l’esprit de finesse en même temps que disciplinés par l’esprit géométrique, avaient édifié l’une des doctrines de Physique les plus puissantes et les plus harmonieuses qu’on eût jamais admirées. Depuis quelques années, cette doctrine s’est vue bouleverser de fond en comble par l’esprit exclusivement géométrique des Allemands.

Le point de départ de ce bouleversement ne réside pas en Allemagne ; il le faut chercher en Ecosse.

Le physicien écossais James Clerk Maxwell était comme hanté par deux intuitions.

En premier lieu, les corps isolans, ceux que Faraday a nommé diélectriques, doivent jouer, à l’égard des phénomènes électriques, un rôle comparable à celui que jouent les corps conducteurs ; il y a lieu de constituer, pour les corps diélectriques, une Electrodynamique analogue à celle qu’Ampère, W. Weber, F. Neumann ont constituée pour les corps conducteurs.

En second lieu, les actions électriques doivent se propager, au sein d’un corps diélectrique, de la même façon que la lumière se propage au sein d’un corps transparent ; et pour une même substance, la vitesse de l’électricité et la vitesse de la lumière doivent avoir la même valeur.

Maxwell chercha donc à étendre aux corps diélectriques les équations de la théorie mathématique de l’électricité, et à mettre ces équations sous une forme telle que l’identité entre la propagation de l’électricité et la propagation de la lumière s’y reconnût avec évidence. Mais les lois les mieux établies de l’Électrostatique et de l’Électrodynamique ne se prêtaient point à la transformation rêvée par le physicien écossais. Tantôt par une voie, tantôt par une autre, celui-ci s’acharna, tant que dura sa vie, à réduire ces équations rebelles, à leur arracher les propositions qu’il avait entrevues et qu’avec un merveilleux génie, il devinait toutes proches de la vérité ; cependant, aucune de ses déductions n’était viable ; s’il obtenait enfin les équations souhaitées, c’était, à chaque tentative nouvelle, au prix de paralogismes flagrans, voire de lourdes fautes de calcul.

Ce n’était certes point une œuvre allemande que l’œuvre de Maxwell ; pour saisir les vérités que lui révélait sa pénétrante intuition, l’esprit de finesse le plus prime-sautier et le plus audacieux qu’on eût vu depuis Fresnel y imposait silence aux réclamations les mieux justifiées de l’esprit géométrique. L’esprit géométrique avait, à son tour, le droit et le devoir de faire entendre sa voix. Maxwell était parvenu jusqu’à ses découvertes par un sentier coupé de précipices infranchissables à toute raison soucieuse des règles de la Logique et de l’Algèbre ; il appartenait à l’esprit géométrique de tracer une route aisée par où l’on pût, sans manquer en rien à la rigueur, s’élever jusqu’aux mêmes vérités.

Cette œuvre indispensable fut menée à bien par un Allemand, mais par un Allemand dont le génie parait exempt des défauts de l’esprit germanique. Hermann von Helmholtz montra comment, sans rien abandonner des vérités éprouvées que l’Électrodynamique avait depuis longtemps conquises, sans heurter d’aucune façon les règles de la Logique et de l’Algèbre, on pouvait cependant atteindre au but que le physicien écossais s’était proposé ; il suffisait, pour cela, de ne pas imposer à la propagation des actions électriques une vitesse rigoureusement égale à celle que Maxwell lui assignait ; cette vitesse-là était seulement très voisine de celle-ci.

L’esprit de finesse et l’esprit de géométrie trouvaient également leur compte dans la belle théorie de Helmholtz ; sans rien renier de l’Electrodynamique construite par Ampère, par Poisson, par W. Weber, par F. Neumann, elle l’enrichissait de tout ce que les vues de Maxwell contenaient de vrai et de fécond. Cette théorie, si satisfaisante pour toute raison harmonieusement constituée, était proposée par un Allemand, et cet Allemand, qu’illustraient des découvertes faites dans les domaines les plus divers, jouissait, dans son pays, d’un grand et légitime renom. Elle ne trouva cependant, en Allemagne, aucune faveur. Les élèves mêmes de Helmholtz n’en firent point de cas. C’est l’un d’eux, Heinrich Hertz, qui donna à la pensée de Maxwell la forme où se complut, dès lors, la science allemande, car l’esprit géométrique en avait rigoureusement expulsé l’esprit de finesse.

Des objections aussi nombreuses que graves barraient la route aux méthodes diverses par lesquelles Maxwell avait tenté de justifier les équations qu’il souhaitait d’obtenir. Pour se débarrasser d’un seul coup de toutes ces objections, un moyen s’offrait, simple jusqu’à la brutalité ; ce moyen, c’était de ne plus voir, dans les équations de Maxwell, des objets de démonstration, de n’en plus faire les termes d’une théorie à laquelle les lois communément reçues de l’Electrodynamique dussent servir de principes ; c’était de les poser d’emblée, à titre de postulats dont l’Algèbre n’aurait plus qu’à dévider les conséquences. Ainsi fit Hertz, n La théorie de Maxwell, proclama-t-il, ce sont les équations mêmes de Maxwell. » A cette façon d’agir, l’esprit de géométrie des Allemands prit un goût singulier ; pour déduire, en effet, les corollaires d’équations dont l’origine n’est plus mise en question, il n’est nul besoin de recourir à l’esprit de finesse ; le calcul algébrique suffit.

Qu’à cette manière de procéder, le sens commun ne trouve pas son compte, cela va de soi. Les équations de Maxwell, en effet, ne heurtent pas seulement les enseignemens que donne une Physique savante et compliquée ; elles contredisent, et d’une manière immédiate, des vérités accessibles à tous. Pour qui regarde ces équations comme universellement et rigoureusement vraies, la simple existence d’un aimant permanent est inconcevable. Hertz l’a très explicitement reconnu, et aussi Ludwig Boltzmann ; ni l’un ni l’autre, cependant, n’y a vu un motif suffisant pour refuser le titre d’axiomes aux équations de Maxwell. Or ce n’est pas seulement dans les laboratoires de Physique qu’on trouve des aimans permanens, des pierres d’aimant, des aiguilles, des barreaux, des fers à cheval en acier aimanté ; sur le pont de tout navire, l’habitacle de la boussole en contient ; on en rencontre même parmi les jouets d’enfans ; le sens commun est assurément dans son droit quand il interdit à l’esprit de géométrie d’en nier l’existence.

Des aimans permanens, il s’en trouve aussi dans les instrumens dont usent les physiciens qui, sur le conseil de Hertz, reçoivent les équations de Maxwell comme des ordres, qui soumettent leur raison à ces équations sans examiner les titres d’une telle autorité. A l’aide d’instrumens pourvus d’aimans permanens, ces physiciens exécutent nombre d’expériences ; les résultats de ces expériences sont invoqués par eux lorsque, à quelque cas concret, ils prétendent appliquer les corollaires des équations de Maxwell ; ces résultats leur disent alors quelle valeur il convient d’attribuer à la résistance électrique ou au coefficient d’aimantation. Comment donc peuvent-ils faire usage d’aimans permanens au moment même qu’ils invoquent une doctrine dont les axiomes réputent absurde l’existence d’un semblable corps ?

Une telle inconséquence suit naturellement le défaut d’esprit de finesse. Réduit à ses propres forces, l’esprit géométrique ne saurait jamais appliquer ses déductions aux données de l’expérience. Entre les abstractions que le théoricien considère dans ses raisonnemens et les corps concrets que l’observateur manipule au laboratoire, « est l’esprit de finesse seul qui saisit une analogie et qui établit une correspondance ; le lien entre la Physique théorique et la Physique expérimentale se sent : il ne se conclut pas.

Si une théorie a été composée suivant les lois d’une saine méthode, si l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse y ont joué chacun son rôle légitime, la liaison entre les équations qu’analyse l’esprit de géométrie et les faits que constate le sens commun sera aisée et solide ; elle résultera des opérations mêmes par lesquelles l’esprit de finesse a, des enseignemens de l’expérience, tiré les hypothèses qui portent la théorie. Mais si les fondemens de la théorie n’ont pas été, par l’esprit de finesse, extraits des entrailles de la réalité, si ce sont postulats algébriques que l’esprit de géométrie a posés d’une manière arbitraire, entre les conséquences de la théorie et les résultats de l’expérience il n’y aura plus de contact naturel ; les déductions, d’une part, les observations, d’autre part, se développeront dans deux domaines séparés ; si, de l’un à l’autre, on établit quelque passage, ce sera d’une manière artificielle ; la légitimité de ces transitions ne se pourra plus justifier, dès là qu’on a privé de toute justification les principes mêmes de la théorie. Ainsi verra-t-on appliquer les corollaires d’une déduction à des objets que les axiomes mêmes de cette déduction déclaraient inexistans.


IX

L’étude de divers effets électriques a conduit à supposer, puis, semble-t-il, à constater, au sein des gaz, l’existence de très petits corps électrisés, animés d’un mouvement rapide, qui ont reçu le nom d’électrons. En déplaçant vivement dans l’espace la charge électrique qu’il porte, un électron agit à la manière d’un courant électrique lancé dans un corps conducteur ; l’étude de ces courans est un nouveau chapitre de l’Electrodynamique ; ce chapitre, il s’agit de l’écrire.

Pour composer l’Electrodynamique de l’électron, on eût pu et dû, semble-t-il, imiter la méthode prudente par laquelle Ampère, W. Weber, Franz Neumann avaient composé l’Electrodynamique du corps conducteur ; mais cette méthode requérait des expériences délicates, des intuitions pénétrantes, des discussions ardues dont les travaux de W. Weber, de Bernhard Riemann, de Clausius donnaient un premier aperçu ; elle réclamait beaucoup d’ingéniosité et beaucoup de temps. L’Algébrisme trouva moyen de procéder avec moins de peine et plus de hâte. L’intensité des courans précédemment connus figurait dans les Equations de Maxwell ; qu’on y ajoutât purement et simplement l’intensité du courant de confection dû au mouvement des électrons, sans changer d’autre manière la forme des équations, et l’on tiendrait le postulat fondamental de la nouvelle Electrodynamique. Aussitôt qu’un physicien hollandais, M. Lorentz, eut proposé cette hypothèse, les savans allemands se mirent, avec une ardeur extrême, à en déduire la Physique des électrons.

Cette Physique reposait ainsi tout entière sur une simple généralisation des équations de Maxwell. C’était bâtir sur une poutre qu’on savait vermoulue, et donc rendre caduc tout le monument. Portant en elles-mêmes une contradiction formelle avec la simple existence des aimans, les équations de Maxwell n’avaient pas été guéries de ce vice lorsqu’on y avait introduit le courant de convection. L’Electrodynamique nouvelle se présentait, de prime abord, comme l’ensemble des corollaires d’un postulat inadmissible.

Cette théorie, viciée dans les hypothèses mêmes qui la portent, n’hésita pas, cependant, à se poser en critique et en réformatrice des doctrines regardées jusqu’alors comme les plus solides. La Mécanique rationnelle, cette sœur aînée des théories physiques, que toutes les doctrines plus jeunes avaient, jusqu’alors, prise pour guide, dont elles s’étaient même efforcées, bien souvent, de tirer tous leurs principes ; la Mécanique rationnelle, disons-nous, se vit, par la nouvelle venue, ébranlée jusque dans ses fondemens ; au nom de la Physique des électrons, on proposa de renoncer au principe d’inertie, de transformer entièrement la notion de masse ; il le fallait pour que la doctrine nouvelle ne fût pas contredite par les faits. Pas un instant, on ne s’est demandé si cette contradiction, au lieu d’exiger le bouleversement de la Mécanique, ne signalait pas l’inexactitude des hypothèses sur lesquelles repose la théorie électronique et ne marquait pas la nécessité de les remplacer ou de les modifier. Ces hypothèses, l’esprit géométrique les avait posées à titre de postulats ; il en déroulait les conséquences avec une imperturbable assurance, triomphant des ruines mêmes qu’amoncelait, parmi les doctrines anciennement établies, le passage de la théorie conquérante. Guidé, cependant, par l’expérience du passé, instruit par l’histoire des grands progrès scientifiques, l’esprit de finesse, en cette marche dévastatrice, soupçonnait une mauvaise marque de vérité.

D’ailleurs, par cette inconséquence à laquelle se voit si souvent condamnée une raison dépourvue de finesse, les tenans de la Physique électronique ne se faisaient pas faute d’user, dans la pratique, et lorsqu’ils ne déroulaient pas les conséquences de leur doctrine préférée, des théories mêmes que cette doctrine condamnait ! leurs déductions exigeaient qu’on rejetât la Mécanique rationnelle ; mais, sans scrupule, ils faisaient appel aux théorèmes de la Mécanique rationnelle pour interpréter les indications des instrumens dont ils empruntaient les renseignemens.


X

La Physique nouvelle ne s’est pas contentée d’entrer en conflit avec les autres théories physiques, et en particulier avec la Mécanique rationnelle ; la contradiction avec le sens commun ne l’a pas fait reculer.

Une délicate expérience d’Optique, exécutée par M. Michelson, se trouve en désaccord avec la Physique électronique, comme elle l’est, d’ailleurs, avec la plupart des théories optiques proposées jusqu’à ce jour. Dans cette expérience, du moins si elle se trouve dûment confirmée et correctement interprétée, l’esprit de finesse nous conseille de voir la preuve qu’aucune Optique n’est, jusqu’ici, irréprochable, et la nécessité d’apporter à chacune d’elles au moins certaines retouches. L’esprit géométrique des physiciens allemands a été d’autre avis ; il a trouvé moyen de mettre d’accord les équations de la théorie électronique et le résultat de l’expérience faite par M. Michelson ; pour y parvenir, il lui a suffi de bouleverser les notions que le sens commun nous fournit touchant l’espace et le temps.

Les deux notions d’espace et de temps semblent, à tous les hommes, indépendantes l’une de l’autre. La nouvelle Physique les unit entre elles par un lien indissoluble. Le postulat qui noue ce lien et qui, vraiment, est une définition algébrique du temps, a reçu le nom de principe de relativité ; ce principe de relativité, d’ailleurs, est si pleinement une création de l’esprit géométrique qu’on ne saurait, en langage ordinaire et sans recours aux formules algébriques, en donner un énoncé correct.

Du moins peut-on montrer, en citant une des conséquences du principe de relativité, à quel point la liaison qu’il établit entre la notion d’espace et la notion de temps heurte les affirmations les plus formelles du sens commun.

Entre la grandeur du chemin parcouru par un corps mobile et le temps que dure ce parcours, notre raison n’établit aucun rapport nécessaire ; quelque long que soit un chemin, nous pouvons imaginer qu’il soit décrit en un temps aussi petit que nous voudrons ; si grande que soit une vitesse, nous pouvons toujours concevoir une vitesse plus grande. Sans doute, cette vitesse plus grande pourrait être, en fait, irréalisable ; il se pourrait qu’aucun moyen physique n’existât actuellement, qui fût capable de lancer un corps avec une vitesse supérieure à une limite donnée ; mais cette impossibilité, borne imposée au pouvoir de l’ingénieur, n’aurait rien d’une absurdité infranchissable à la pensée du théoricien.

Il n’en est plus de même si l’on admet le principe de relativité tel que l’ont conçu un Einstein, un Minkowski, un Laue ; un corps ne saurait se mouvoir plus vite que la lumière ne se propage dans le vide ; et cette impossibilité n’est pas une impossibilité physique, celle qu’entraîne, pour un effet, l’absence de tout moyen apte à le produire ; c’est une impossibilité logique ; pour un tenant du principe de relativité, parler d’une vitesse qui surpasse celle de la lumière, c’est prononcer des mots qui sont dénués de sens, c’est contredire à la définition même du temps.

Que le principe de relativité déconcerte toutes les intuitions du sens commun, ce n’est pas, bien au contraire, pour exciter contre lui la méfiance des physiciens allemands. Le recevoir, c’est, par le fait même, renverser toutes les doctrines où il était parlé de l’espace, du temps, du mouvement, toutes les théories de la Mécanique et de la Physique ; une telle dévastation n’a rien qui puisse déplaire à la pensée germanique ; sur le terrain qu’elle aura déblayé des doctrines anciennes, l’esprit géométrique des Allemands s’en donnera à cœur joie de reconstruire toute une Physique dont le principe de relativité sera le fondement. Si cette Physique nouvelle, dédaigneuse du sens commun, heurte tout ce que l’observation et l’expérience avaient permis de construire dans le domaine de la Mécanique céleste et terrestre, la méthode purement déductive n’en sera que plus fière de l’inflexible rigueur avec laquelle elle aura suivi jusqu’au bout les conséquences ruineuses de son postulat.

Décrivant « l’ordre de la géométrie, » Pascal disait : « Il ne définit pas tout et ne prouve pas tout ; mais il ne suppose que des choses claires et constantes par la lumière naturelle, et c’est pourquoi il est parfaitement véritable, la nature le soutenant, à défaut du discours. Cet ordre, le plus parfait entre les hommes, consiste non pas à tout définir et à tout démontrer, ni aussi à ne rien définir ou a ne rien démontrer, mais à se tenir dans ce milieu de ne point définir les choses claires et entendues de tous les hommes, et prouver toutes les autres. Contre cet ordre pèchent également ceux qui entreprennent de tout définir et de tout prouver, et ceux qui négligent de le faire dans les choses qui ne sont pas évidentes d’elles-mêmes.

« C’est ce que la Géométrie enseigne parfaitement. Elle ne définit aucune de ces choses, espace, temps, mouvement, nombre, égalité, ni, les semblables qui sont en grand nombre.

« On trouvera peut-être étrange que la Géométrie ne puisse définir aucune des choses qu’elle a pour principaux objets ; car elle ne peut définir ni le mouvement, ni le nombre, ni l’espace ; et cependant ces trois choses sont celles qu’elle considère particulièrement... Mais on n’en sera pas surpris, si l’on remarque que cette admirable science ne s’attachant qu’aux choses les plus simples, cette même qualité qui les rend dignes d’être ses objets les rend incapables d’être définies ; de sorte que le manque de définition est plutôt une perfection qu’un défaut, parce qu’il ne vient pas de leur obscurité, mais au contraire de leur extrême évidence, qui est telle qu’encore qu’elle n’ait pas la conviction des démonstrations, elle en a toute la certitude. »

L’esprit exclusivement géométrique ne veut pas concéder à l’esprit de finesse le pouvoir de tirer du sens commun, où elles étaient contenues, certaines connaissances douées de cette extrême évidence qui n’a pas la conviction des démonstrations, mais qui en a toute la certitude. Il ne connaît d’autre évidence et d’autre certitude que celle des définitions et des démonstrations, en sorte qu’il en vient à rêver d’une science où toutes les propositions auraient été démontrées. Et comme il est contradictoire de tout définir et de tout démontrer, du moins veut-il réduire au plus petit nombre possible les notions non définies et les jugemens non démontrés ; les seules idées qu’il consente à recevoir sans définition, ce sont les idées de nombre entier, d’égalité, d’inégalité, d’addition entre nombres entiers ; les seules propositions qu’il veuille bien accueillir sans en exiger la démonstration, ce sont les axiomes de l’Arithmétique. Lorsque, à partir de ces quelques notions et de ces quelques principes, il a développé l’ample doctrine de l’Algèbre, il entend bien ramener toute science à n’être qu’un chapitre de cette Algèbre. Les idées d’espace, de temps, de mouvement nous sont présentées par la connaissance commune comme des idées simples, irréductibles, qu’on ne saurait reconstruire à l’aide d’opérations portant sur des nombres entiers, qui sont donc essentiellement incapables d’une définition algébrique. Qu’à cela ne tienne ! L’esprit géométrique se refuse à considérer cet espace, ce temps, ce mouvement que conçoivent clairement tous les hommes et dont ils peuvent discourir entre eux sans cesser jamais de s’entendre. Par des opérations portant sur des expressions algébriques, c’est-à-dire, en dernière analyse, sur des nombres entiers, il se fabrique son espace à lui, son temps à lui, son mouvement à lui ; cet espace, ce temps, ce mouvement, il les soumet à des postulats qui sont des égalités algébriques arbitrairement disposées ; et lorsque, de ces définitions et de ces postulats, il a, selon les règles du calcul, rigoureusement déduit une longue suite de théorèmes, il dit qu’il a produit une Géométrie, une Mécanique, une Physique, alors qu’il a seulement développé des chapitres d’Algèbre ; ainsi s’est Faite la Géométrie de Riemann ; ainsi s’est faite la Physique de la relativité ; ainsi la science allemande progresse, fière de sa rigidité algébrique, regardant avec mépris le bon sens que tous les hommes ont reçu en partage.


XI

De cette science allemande, nous n’avons encore considéré que la Géométrie, la Mécanique, la Physique ; c’en sont les parties où l’emploi des Mathématiques est incessant, celles donc qui, le plus aisément, se laissent revêtir de la forme algébrique. Mais les caractères que nous avons reconnus en examinant ces divers chapitres de la science allemande, l’observateur quelque peu attentif les retrouve, croyons-nous, s’il en considère les autres chapitres.

Nul n’ignore, par exemple, le développement extraordinaire qu’a pris, en Allemagne, l’étude de la Chimie. Or l’essor de la Chimie germanique date du jour où la notation atomique est issue des notions de type chimique et de valence, notions qu’avaient enfantées les travaux des J.-B. Dumas, des Laurent, des Gerhardt, des Williamson, des Würtz. Cette notation, en effet, permet, à l’aide de règles fournies par la partie de l’Algèbre qu’on nomme Analysis situs, de prévoir, d’énumérer, de classer les réactions, les synthèses, les isoméries des composés du carbone. Aussi est-ce l’étude des composés du carbone, la Chimie organique, désormais sujette à l’emprise de l’esprit géométrique, qui a produit, dans les laboratoires allemands, des surgeons innombrables et d’une extraordinaire vigueur. Dans les nombreux chapitres qui composent la Chimie minérale, au contraire, les opérations mathématiques de la notation atomique sont d’un usage très restreint ; l’esprit de finesse est encore l’instrument qui démêle la complexité des réactions et qui classe les composés ; aussi ces chapitres de la Chimie n’ont-ils pas reçu, de la science allemande, un tribut comparable à celui que leur a payé la science française.

Nous ne voudrions pas nous aventurer dans le domaine de la critique et de l’histoire ; ne sutor ultra crepidam ; il semble, cependant, à nos yeux de profane, qu’on y trouverait occasion de faire des remarques semblables à celles qui précèdent.

Au gré de la science française, les études historiques ressortissaient essentiellement à l’esprit de finesse. L’ingéniosité et la vive imagination qui sont propres aux Français les portaient trop souvent, peut-être, aux conclusions aventureuses et aux synthèses de fantaisie. En prônant la minutieuse recherche des sources, le patient contrôle des textes, en réclamant la production de documens solides à l’appui de la moindre affirmation, l’esprit géométrique des Allemands est venu, très heureusement, refréner les imprudences d’un esprit de finesse trop primesautier. Mais il ne s’est pas contenté de rappeler à celui-ci que son pouvoir deviendrait bien fragile s’il n’étayait ses intuitions à l’aide de preuves assurées ; il a voulu l’exclure entièrement d’études où, jusque-là, il avait régné en maître. On a jonc vu se développer cette érudition allemande dont la méthode, réglée comme un instrument d’horlogerie, prétendait nous mener, des textes aux conclusions, par des voies infaillibles, « sans le moindre appel au jugement et au bon sens vulgaire. » Par la rigueur de ses procédés, par l’allure systématique de ses opérations, voire par la forme, inintelligible aux profanes, de son langage et des signes qu’elle se plaisait souvent à employer, cette érudition s’efforçait visiblement de copier l’allure de l’Analyse mathématique.

Or les études qui requièrent le sens critique sont précisément celles où la méthode absolue et rigide de l’Algèbre se trouve, au plus haut point, déplacée. C’est surtout de l’examen d’un texte historique qu’on peut dire avec Pascal : « Les principes sont dans l’usage commun et devant les yeux de tout le monde. On n’a que faire de tourner la tête ni de se faire violence. ! Il n’est question que d’avoir bonne vue, mais il faut l’avoir bonne ; car les principes sont si déliés et en si grand nombre, qu’il est presque impossible qu’il n’en échappe. Or l’omission d’un seul principe mène à l’erreur. Ainsi il faut avoir la vue bien nette pour voir tous les principes, et ensuite l’esprit juste pour ne pas raisonner faussement sur des principes connus. »

Pour garder la vue bien nette de ces nombreux principes qui « sont dans l’usage commun et devant les yeux de tout le monde, » est-il raisonnable de placer entre l’œil du bon sens et les documens qu’on lui demande de lire, les mailles inextricables et serrées de la méthode germanique ?


XII

A ces quelques réflexions, faut-il donner une conclusion ? Elle découle si naturellement, semble-t-il, de ce qui précède, que nous éprouvons quelque pudeur à la formuler ; aussi le ferons-nous avec une extrême brièveté.

La science française, la science allemande s’écartent toutes deux de la science idéale et parfaite, mais elles s’en écartent en deux sens opposés ; l’une possède à l’excès ce dont l’autre est maigrement pourvue ; ici, l’esprit géométrique réduit l’esprit de finesse jusqu’à l’étouffer ; là l’esprit de finesse se passe trop volontiers de l’esprit géométrique.

Pour que la science humaine, donc, se développe en sa plénitude et subsiste dans un harmonieux équilibre, il est bon qu’on voie la science française et la science allemande fleurir à côté l’une de l’autre, sans chercher à se supplanter l’une l’autre ; chacune d’elles doit comprendre qu’elle trouve en l’autre son complément indispensable.

Toujours, donc, les Français trouveront profit à méditer les œuvres des savans allemands ; ils y rencontreront soit la preuve solide de vérités qu’ils avaient découvertes et formulées avant d’en être bien assurés, soit la réfutation d’erreurs qu’une imprudente intuition leur avait fait recevoir.

Toujours, il sera utile aux Allemands d’étudier les écrits des inventeurs français ; ils y trouveront, pour ainsi dire, les énoncés des problèmes que leur patiente analyse se doit appliquer à résoudre ; ils y entendront les protestations du bon sens contre les excès de leur esprit géométrique.

Que la science allemande soit, au XIXe siècle, sortie de l’œuvre des grands penseurs français, nul, je pense n’oserait le contester de l’autre côté du Rhin ; et nul, de ce côté-ci, ne songe à méconnaître les apports dont, plus tard, cette science allemande a enrichi nos Mathématiques, notre Physique, notre Chimie, notre Histoire.

Ces deux sciences, donc, doivent garder entre elles d’harmonieux rapports ; il n’en résulte pas qu’il les faille placer au même rang. L’intuition découvre les vérités ; la démonstration vient après, qui les assure. L’esprit géométrique donne corps à l’édifice que l’esprit de finesse a, tout d’abord, conçu ; entre ces deux esprits, il y a une hiérarchie analogue à celle qui ordonne Je maçon à l’égard de l’architecte ; le maçon ne fait œuvre utile que s’il conforme son travail au plan de l’architecte ; l’esprit géométrique ne poursuit pas de déductions fécondes, s’il ne les dirige vers le but que l’esprit de finesse a discerné.

D’un autre côté, à la partie de la Science que construit la méthode déductive, l’esprit géométrique peut bien assurer une rigueur sans reproche ; mais la rigueur de la Science n’en est pas la vérité ; seul, l’esprit de finesse juge si les principes de la déduction sont recevables, si les conséquences de la démonstration sont conformes à la réalité ; pour que la Science soit vraie, il ne suffit pas qu’elle soit rigoureuse, il faut qu’elle parte du bon sens pour aboutir au bon sens.

L’esprit géométrique qui l’inspire confère à la science allemande la force d’une discipline parfaite ; mais cette méthode étroitement disciplinée ne saurait aboutir qu’à des résultats désastreux si elle continuait de se mettre aux ordres d’un impérialisme algébrique arbitraire et insensé ; la consigne à laquelle elle obéit, elle la doit recevoir, si elle veut faire œuvre utile et belle, de celle qui est, dans le monde, la principale dépositaire du bon sens, de la science française : Scientia germanica ancilla scientiæ gallicæ.


PIERRE DUHEM.