Quelques réflexions sur la mécanique/Mécanique et Énergétique

MÉCANIQUE ET ÉNERGÉTIQUE.

I.

SUR LES PRINCIPES DE LA MÉCANIQUE.


À la fin du xviiie siècle, les principes de la Mécanique semblaient au-dessus de toute critique et l’œuvre des fondateurs de la Science du mouvement formait un bloc que l’on croyait devoir défier à jamais le temps. Depuis cette époque, une analyse pénétrante a examiné à la loupe les fondations de l’édifice. En fait, là où les Lagrange et les Laplace trouvaient toutes choses simples, nous rencontrons aujourd’hui les plus sérieuses difficultés. Tous ceux qui ont eu à enseigner les débuts de la Mécanique, pour peu qu’ils aient réfléchi par eux-mêmes, ont senti combien les expositions plus ou moins traditionnelles des principes sont incohérentes. Elles sont trop souvent imprégnées de ce dualisme entre force et matière qui s’était introduit dans l’ancienne Mécanique ; la force y paraît être un agent particulier qui est la cause du mouvement de la matière. Aussi d’illustres physiciens ont-ils voulu rompre avec les anciennes habitudes. Abandonnant complètement le point de vue historique du développement de la Science, ils se placent à un point de vue analogue à celui du géomètre qui construit une Géométrie en partant d’un certain nombre d’axiomes ; leur méthode est ainsi toute déductive. Une telle manière de procéder a ses avantages et ses inconvénients. Les avantages sont que l’exposition est d’une clarté parfaite et que le système est bien enchaîné ; on construit ainsi de toutes pièces et a priori un ensemble de représentations, et l’on en tire toutes les conséquences possibles. C’est seulement quand l’exposition du système est complète que l’on compare les résultats avec l’expérience. Cette façon de procéder est évidemment très philosophique ; elle avoue, en quelque sorte, nettement dès le début, que le seul but de la Science est de chercher un système d’images que nous faisons correspondre à la réalité et qui permettent dans certains cas de prévoir cette réalité sans avoir la prétention de l’atteindre effectivement. On comprend de plus immédiatement que ce système d’images ne soit pas nécessairement unique et qu’on puisse en adopter plusieurs. Mais ici, nous touchons en même temps aux inconvénients de cette voie déductive, au moins comme méthode d’enseignement ; elle ne montre pas comment on a été conduit à échafauder la construction et en cela ne satisfait pas l’esprit. La même difficulté ne se présentait évidemment pas pour la Géométrie, où les postulats ont un caractère beaucoup plus intuitif et se rapportent à l’expérience vulgaire.

Un type de construction de la Mécanique à la manière déductive nous est offert par les leçons de M. Boltzmann sur les principes de la Mécanique. On pose l’existence d’un certain nombre de points matériels et une série de postulats sur le mouvement de ces points est formulée. L’accélération de chaque point est la somme de n − 1 accélérations partielles dirigées suivant les droites joignant le point considéré aux n − 1 autres. De plus, ces accélérations partielles, quand on considère les différents points, sont deux à deux de sens contraires et dans un rapport constant, et un système unique de rapports peut être adopté pour les différents points ; enfin, elles dépendent simplement de la distance des deux points correspondants.

On voit qu’avec un tel système de postulats, qu’on pourrait même élargir quelque peu, l’introduction des notions de masse et de force ne présente aucune difficulté. Un système d’équations différentielles d’une forme déterminée se trouve établi. Il y entre diverses fonctions arbitraires ; on aura à voir si, pour telles catégories de phénomènes, on peut les choisir de façon que les faits concordent avec ces équations différentielles et que l’on puisse prédire les mouvements correspondant à certaines données initiales. S’il en est ainsi, on est en possession du système d’images dont je parlais plus haut ; on a tout ce que l’on doit chercher dans l’explication mécanique des phénomènes comme le demandait Kirchhoff.

Nous chercherons plus loin si cette dernière vue, excellente en elle-même, ne doit cependant pas être énoncée avec quelques réserves et si, formulée d’une manière trop absolue, elle n’est pas susceptible de nuire aux progrès de la Science.

Un autre type de construction de la Mécanique à la manière déductive nous est offert par le Traité de Hertz. On sait que le grand physicien, enlevé si tôt à la Science, après ses immortelles découvertes sur la propagation des ondes électromagnétiques, consacra la dernière année de sa vie à rassembler ses vues sur la Mécanique. Le système de Hertz rompt beaucoup plus avec les habitudes traditionnelles que le système précédent. Quelques notions purement cinématiques doivent d’abord être rappelées. Considérant un système de points affectés de certains coefficients qui deviendront plus tard les masses, il est aisé de définir ce qu’on entend par longueur d’un déplacement élémentaire de ce système de points, ainsi que par direction et par courbure de ce déplacement. Il peut y avoir certaines liaisons entre les points du système ; quand elles sont indépendantes du temps et qu’elles concernent seulement les positions relatives des différents points, on dit que le système est libre. Appelons encore, avec Hertz, déplacement élémentaire le plus droit un déplacement qui a une courbure moindre que tout autre déplacement élémentaire possible de même direction, et désignons enfin par chemin le plus droit un chemin dont tous les éléments sont les plus droits.

Avec ces définitions, nous pouvons énoncer le postulat fondamental sur lequel est basée toute la Mécanique de Hertz : un système libre demeure en repos ou décrit d’une manière uniforme une trajectoire qui est un chemin le plus droit. On pourrait encore donner une autre forme à ce principe en disant que, dans le mouvement réel la somme des accélérations des points du système multipliés par leurs masses est à chaque instant minima parmi tous les mouvements possibles répondant à la même position et aux mêmes vitesses, et ceci rappelle un théorème célèbre de Gauss. Pour Hertz, tout système dans la nature est un système libre ou une portion d’un système libre auquel on peut appliquer le principe fondamental. Il y a cependant des systèmes qui nous paraissent libres et auxquels ne s’applique certainement pas le principe ; cela tient, répond Hertz, à ce que, outre les mouvements visibles, il y a des mouvements cachés et que les systèmes visibles sont liés à des systèmes cachés, de telle sorte que l’ensemble du système visible et du système caché forme réellement un système libre. La nécessité dans certains cas de l’introduction de masses cachées paraît d’abord singulière ; en réalité cette introduction est très familière au physicien. L’éther, qui joue un si grand rôle en Physique, est une masse cachée et certains mouvements vibratoires de la matière pondérable sont eux-mêmes des mouvements cachés.

On comprend, toutefois, que l’indétermination qui subsiste dans l’introduction des masses cachées doive rendre singulièrement difficile l’application des idées de Hertz, même dans des cas très simples. C’est là un grave reproche, mais si l’on passe outre, on ne peut qu’admirer la belle construction du grand physicien ; elle est largement suggestive et constitue un vaste programme pour la Mécanique de l’avenir. On ne doit pas s’étonner que la force ne joue dans tout cela aucun rôle ; il n’en peut être autrement dans la méthode déductive, où les lois seules du mouvement sont posées. La force ne pourra apparaître que comme une certaine expression analytique. C’est ce qui arrive quand on considère un système libre que l’on décompose en deux parties ; on est alors conduit à envisager l’action d’une des parties sur l’autre et inversement. On obtient ainsi des actions et réactions directement opposées. Ceci rappelle le postulat classique de Newton sur l’égalité de l’action et de la réaction, mais il importe de remarquer que la loi affirmée par Newton a un caractère plus général que celle qui se déduit des principes de Hertz.

Une comparaison un peu grossière et qui n’est pas entièrement exacte fera suffisamment comprendre ce point. Les seules forces pour Hertz sont en quelque sorte des actions de contact ; il n’y a donc dans sa Mécanique que des actions et réactions appliquées aux mêmes points. Quand Newton, au contraire, considère l’action et la réaction du Soleil et d’une planète, les deux forces sont appliquées à deux points différents. La Mécanique du physicien de Bonn ne connaît pas de telles forces, et ses principes ne pourraient s’appliquer à ce cas que si quelque hypothèse était faite sur la nature de la liaison entre les deux astres. D’ailleurs le principe de Newton, sous sa forme absolument générale, n’est rien moins que clair, et le sens même en est douteux dans plus d’un exemple touchant le Magnétisme et l’Électricité.

Le principe de la conservation de l’énergie définie comme la somme des produits des masses par les carrés des vitesses est, pour les systèmes libres, une conséquence immédiate du postulat fondamental de Hertz, et on le retrouve aussi sous sa forme habituelle pour une portion d’un système libre regardée comme soumise à certaines forces. Hertz fait une étude approfondie des mouvements cycliques et des mouvements conservatifs, en s’inspirant des recherches antérieures de Helmholtz. Considérons un système formé de masses visibles et de masses cachées, sous la condition que ces dernières forment ce que Hertz appelle un système cyclique adiabatique ; le système primitif est dit conservatif. On sait que l’on distingue souvent l’énergie cinétique et l’énergie potentielle ; pour un système conservatif, l’énergie cinétique est l’énergie définie comme plus haut des masses visibles, et l’énergie potentielle n’est autre chose que l’énergie des masses cachées. Ces deux énergies ne sont pas de natures différentes ; la distinction au fond est factice et dépend du degré de notre connaissance. On voit combien sont profondes les spéculations de Hertz ; ces vues générales peuvent être regardées comme définissant ce qu’on doit entendre par une explication mécanique. Quant à la question de savoir si tout phénomène est susceptible d’une explication mécanique, j’y reviendrai tout à l’heure.

Les modes d’exposition déductifs, qu’ils se présentent sous une forme ou sous une autre, sont d’abord très séduisants. Ils condensent en quelques postulats que l’on formule au début les résultats auxquels a conduit la succession d’efforts et de tâtonnements des créateurs de la science du mouvement. Ces postulats ont un caractère extrêmement général, et l’on renvoie à l’expérience pour vérifier leurs conséquences plus ou moins lointaines. Il faut toutefois reconnaître que, à côté d’eux, d’autres modes d’exposition se rapprochant davantage de l’ordre historique seront, sans doute, longtemps encore préférés. Ce n’est pas qu’ils ne présentent de grandes difficultés et que la forme traditionnelle n’en doive être beaucoup modifiée. Il est à craindre toutefois qu’ils ne conservent un caractère à moitié inductif et à moitié déductif qui leur donne peu d’unité. La question étant de grande importance, on me permettra de dire quelques mots sur un mode d’exposition que j’ai eu l’occasion d’indiquer, sans me faire illusion sur les critiques qu’on peut, comme à tout autre, lui adresser[1].

Un principe, comme le principe de l’inertie, n’est en réalité qu’une définition, et quand statiquement on mesure des forces avec un ressort ou un dynamomètre, il faut regarder aussi comme une définition le principe newtonien de l’égalité de l’action et de la réaction. Les expériences de Galilée se rapportent à la Dynamique dans un champ constant ; elles postulent d’ailleurs le temps et l’espace absolus, et si la Terre tournait dans d’autres conditions autour de son axe, il aurait été beaucoup plus difficile d’édifier une Dynamique. On peut conclure des résultats expérimentaux de Galilée pour un champ constant le principe de l’indépendance de l’effet du champ et du mouvement antérieurement acquis ; quant au principe général de l’indépendance des forces, il ne faut l’énoncer qu’avec certaines réserves, car, comme M. Poincaré en a fait la remarque, les champs de force peuvent parfois influer les uns sur les autres. Dans une succession de champs constants et pour un même point matériel, les forces peuvent être définies au point de vue dynamique par les accélérations et statiquement avec un dynamomètre ; c’est l’expérience seulement qui nous apprend que ces deux définitions donnent des nombres proportionnels. La comparaison des éléments matériels, c’est-à-dire la définition de la masse, peut se déduire de l’expérience fondamentale d’après laquelle tous les corps tombent de la même manière dans un même champ constant et des mesures statiques des forces. Enfin, on passe aux forces variables par le procédé limite, habituel aux mathématiques, et l’on obtient alors l’équation fondamentale de la Dynamique. Il faut toutefois bien comprendre son exacte signification et ne pas se payer de mots : cette équation n’a dans chaque cas d’intérêt qu’autant que des observations ou des expériences préliminaires, dont on généralise par une sorte d’induction les résultats, ont donné quelques renseignements sur la nature de la force.

Sans aucun doute, les débuts de la Mécanique exposés ainsi ou d’une manière similaire présentent un mélange de postulats et d’expériences plus ou moins précises, avec quelque peu d’anthropomorphisme. Mais ce sont des inconvénients qu’on ne peut guère éviter si l’on veut rendre compte, dans ses grandes lignes, de la marche de la Science. Qu’on n’aille pas prétendre que cela est inutile ; en Géométrie, dira-t-on, on ne commence pas par décrire les observations et les expériences faites par l’humanité préhistorique et qui ont été l’origine des postulats de la Géométrie. On peut répondre que, dans la Science de l’espace, ces expériences sont aujourd’hui, pour une raison ou une autre, tellement simples que chacun les fait sans y songer, tandis qu’il n’en va pas de même en Mécanique, où les choses sont autrement complexes. Il est possible évidemment de procéder en Mécanique comme en Géométrie ; c’est ce que nous avons vu dans les expositions que j’ai appelées déductives, comme le système de Hertz. Mais des difficultés d’une autre nature se présentent, et les postulats fondamentaux placés au début paraissent singuliers à ceux devant qui on les énonce pour la première fois. Je ne sais ce que réserve l’avenir ; la Science entrera peut-être dans des voies que nous ne pouvons prévoir ; mais il y a lieu d’espérer que l’étude des principes, qui tient aujourd’hui tant de place, aboutira à quelques résultats importants. Quelques savants pensent que le premier Chapitre de la Dynamique, telle que nous la construisons actuellement, je veux dire la Dynamique du point matériel, devra probablement disparaître. La chose assurément est possible, mais je ne la crois pas très prochaine ; car les hypothèses atomiques jouent encore et joueront peut-être toujours un rôle prépondérant dans maintes parties de la Science. Plusieurs points de vue très différents peuvent d’ailleurs être conservés simultanément. Nous nous en rendrons bientôt compte en examinant les diverses tendances de la Physique générale à notre époque.

II.

DE L’EXPLICATION MÉCANIQUE DES PHÉNOMÈNES NATURELS.


C’était une idée chère aux Cartésiens que toutes les transformations du monde physique se font d’après les lois de la Mécanique. Quel est le sens exact de cette assertion, si toutefois elle en a un ? La réponse n’est pas facile et peut présenter quelque indétermination. Que doit-on entendre par explication mécanique d’un phénomène ? Pour Hertz, un phénomène offert par un système sera susceptible d’explication mécanique, si le système fait partie d’un système libre convenablement choisi, et si son mouvement peut être déduit des postulats fondamentaux indiqués plus haut. Helmholtz et M. Poincaré adoptent une forme un peu différente ; ils se reportent au système classique des équations de Lagrange en Mécanique rationnelle. Ce système comprend des fonctions indéterminées des paramètres et de leurs dérivées ; si l’on peut les choisir de façon que les équations différentielles de Lagrange correspondent alors aux mouvements du système, il y aura pour ces mouvements une explication mécanique. De telles réponses restent bien abstraites et bien vagues si on ne les précise quelque peu ; en fait, il est impossible d’obtenir des fonctions déterminées et de former par suite des équations différentielles, si une succession d’inductions, reposant sur des généralisations plus ou moins plausibles d’expériences simples, ne viennent apporter des renseignements indispensables. Dans quelle mesure maintenant est-il exact de dire, comme on l’a fait quelquefois, qu’une explication mécanique n’est autre chose qu’un système d’équations différentielles ? On peut, une fois celui-ci obtenu, rejeter l’échafaudage qui a servi à former le système et chercher à tirer de ce système, avec les ressources de l’Analyse mathématique, la coordination des faits connus et à faire des prévisions qui sont le but suprême de la théorie et la marque de sa fécondité. Mais il arrive maintes fois que quelque fait nouveau vient montrer l’insuffisance de l’explication adoptée ; il faut alors compléter par l’addition de quelque terme les relations différentielles, et il est le plus souvent nécessaire d’inspecter de nouveau l’échafaudage primitif pour pouvoir faire utilement les corrections dans la construction définitive. Si donc on peut accorder que la forme dernière d’une théorie consiste dans un système d’équations différentielles, il est indispensable de ne pas oublier cependant les idées qui ont servi à le former.

Revenons enfin à la question : Tout phénomène est-il susceptible d’une explication mécanique ? Sur une question posée d’une manière si générale, la réponse est difficile, pour ne pas dire impossible. Les avis sont partagés, et c’est surtout dans l’étude des phénomènes caloriques qu’apparaissent les divergences d’opinion. L’explication mécanique du principe de Carnot présente, comme on sait, de grandes difficultés. Clausius, le premier, a essayé une telle explication, et ensuite Helmholtz, dans ses mémorables recherches sur le principe de la moindre action, pensait y avoir réussi ; depuis lui, M. Boltzmann a cherché à lever certaines objections faites à Helmholtz. L’idée essentielle d’Helmholtz consiste dans l’hypothèse de mouvements cachés ; les variables, d’après lui, peuvent être partagées en deux catégories : les unes nous sont accessibles, les autres nous sont inconnues et correspondent à des mouvements cachés. En faisant certaines hypothèses, on arrive pour les variables accessibles à des relations différentielles d’une tout autre forme que les équations de la Mécanique classique, et c’est ainsi qu’on peut rendre compte de la dissipation de l’énergie. M. Boltzmann, qui paraît avoir serré la question de beaucoup plus près qu’Helmholtz, fait une distinction entre les mouvements ordonnés et les mouvements non ordonnés ; pour lui, l’augmentation de l’entropie correspond à l’accroissement des mouvements non ordonnés par rapport aux mouvements ordonnés. M. Poincaré, à la fin de sa Thermodynamique, considère comme insuffisantes les tentatives d’Helmholtz et pense plutôt qu’il est des phénomènes non susceptibles d’explication mécanique. Je me garderais bien, pour ma part, de formuler une réponse sur une question qui me paraît trop vague. Pourquoi supposer qu’il n’y a d’explication mécanique que celle qui cadrerait avec les équations de Lagrange ? Ne pourrait-on pas adopter un point de vue plus compréhensif, et alors n’est-on pas menacé de tomber dans une querelle de mots ?

Nous venons de nous placer à un point de vue analytique et abstrait ; en restant dans le même ordre d’idées, on peut donner quelquefois une forme plus concrète à ces considérations. Supposons que deux phénomènes différents conduisent au même système de relations différentielles ; ils sont alors les modèles l’un de l’autre, et pour une même catégorie de phénomènes il peut y avoir plusieurs modèles. Remarquons, d’une manière générale, que les images que notre esprit se forme des choses sont des modèles de ces choses ; ainsi, dans un système où il y a des masses cachées, c’est-à-dire inaccessibles à l’observation, nous ne pouvons faire autre chose que de créer pour lui des modèles sans pouvoir effectivement atteindre la réalité. L’accord entre l’esprit et la nature est, dans cet ordre d’idées, comparable à l’accord entre deux systèmes qui sont modèles l’un de l’autre.

Il semble alors que chacun soit libre de chercher des modèles différents. Il est bien vrai, en raison même de l’indétermination du problème, que les modèles peuvent être variés dans une certaine mesure ; mais l’histoire de la Science montre cependant que cette variété est très limitée. Il faut, en effet, que nos représentations soient simples, et, en restant dans le mécanisme pur, nous avons une tendance à revenir toujours à ces conceptions atomiques et moléculaires qui ont joué un rôle fondamental dans la Physique au xixe siècle. Sans vouloir faire l’histoire complète des idées dans cette question des représentations mécaniques, il me faut dire ici quelques mots d’une représentation très spéciale, chère à l’école anglaise, où le modèle est construit avec les mécanismes les plus usuels. Maxwell a construit d’ingénieux appareils où se manifestent diverses analogies avec les phénomènes électriques et où, par exemple, l’induction apparaît comme due à l’inertie de certaines masses. Lord Kelvin, surtout, a été très loin dans cette voie, et il a même écrit qu’il n’était satisfait que quand il avait pu faire un modèle mécanique ; c’est ainsi qu’avec des solides rigides il réalise des effets élastiques, grâce à des mouvements de rotation, et arrive à effectuer des représentations de l’éther. L’extrême complication de plusieurs de ces modèles, où l’on voit figurer des gyroscopes et des renvois de sonnette, choque les esprits habitués à voir les choses d’un point de vue analytique. Il est clair que, si l’on avait la prétention de saisir ainsi la réalité, il y aurait là quelque chose d’étrange. Du moment qu’il ne s’agit que d’images, il n’y a pas à s’étonner que les avis diffèrent sur le degré de simplicité de telle ou telle représentation ; les renvois de sonnette de Lord Kelvin ont leur philosophie.

III.

LA SCIENCE DE L’ÉNERGIE.


Nous venons de voir les difficultés que l’on rencontre quand on veut préciser la notion d’explication mécanique des phénomènes naturels. Quoi qu’il en soit de ces difficultés, le désir impérieux de chercher de telles explications a été pour le développement de la Science un stimulant d’une très grande fécondité ; nous nous en rendrons compte quand nous jetterons un coup d’œil sur les progrès récents de l’Optique et de l’Électricité. On se priverait incontestablement d’une arme puissante en renonçant à ces tentatives d’explications mécaniques qui ont rendu tant de services. Il faut toutefois reconnaître que, dans plusieurs cas, les contradictions et les bizarreries de quelques théories ont amené une sorte de découragement, et que les savants d’aujourd’hui n’ont plus, à ce point de vue, l’enthousiasme des physiciens géomètres de la première moitié du siècle dernier. Il a pu même paraître à quelques-uns qu’il était étrange d’expliquer le connu par l’inconnu, le visible par l’invisible, d’imaginer par exemple, comme on l’a dit, un éther que nul œil humain ne verra jamais. Une telle accusation est justifiée, si l’on prend le mot d’explication dans le sens où il a été longtemps employé ; mais elle perd de sa force si l’on ne cherche dans une explication qu’une image utile et féconde, et si l’on n’a pas la prétention d’atteindre la réalité, comme je le disais plus haut. La Science peut suivre à la fois des voies diverses, et la multiplicité des points de vue est non seulement légitime, mais indispensable.

Ceci dit, certaines lois ou hypothèses physiques, qui ne sont que la généralisation de faits observés, jouent aujourd’hui un rôle essentiel ; elles ont pour objet d’établir des relations numériques définies entre des grandeurs directement mesurables. Parmi ces lois, celles de l’Énergétique sont fondamentales dans la Science de notre époque. La Thermodynamique a été, en quelque sorte, l’embryon de l’Énergétique, qui la comprend comme cas particulier ; deux noms dominent la Thermodynamique, ceux de Mayer et de Carnot, et des deux le plus grand est assurément celui de Sadi Carnot, précurseur prodigieux qui, par ses vues géniales, devança considérablement son temps. La fécondité, dans toutes les parties de la Physique, du principe de la conservation de l’énergie a été surtout mise en évidence par Helmholtz et par William Thomson, mais il faut bien avouer que ce principe si fécond ne peut être énoncé d’une manière générale. Dans chaque cas particulier on est amené à définir ce que l’on entend par énergie : c’est ainsi qu’on distingue les énergies mécanique, calorifique, électrique, chimique, radiante, etc., énergies qui se présentent en général sous la forme d’un produit de deux facteurs. Avec les formes d’énergie jusqu’ici cataloguées, si je puis dire, le principe de la conservation est vérifié pour tous les phénomènes connus, et le fait que l’on a eu seulement besoin d’introduire un nombre très limité de formes d’énergie constitue la grande importance de cette loi fondamentale. On ne doit cependant pas se dissimuler qu’on devra peut-être un jour introduire d’autres formes d’énergie, et alors en un certain sens on pourrait être tenté de regarder le principe de la conservation de l’énergie comme une définition ; mais il est clair que si, pour satisfaire à cette définition, il fallait envisager un trop grand nombre de formes d’énergie, le principe cesserait d’exister pour le physicien qui n’en pourrait rien tirer. Quoique nos idées sur la conservation de l’énergie aient leur origine historique dans le théorème des forces vives de la Mécanique rationnelle, ces premiers points de vue sont généralement abandonnés aujourd’hui. L’expérience reste le seul guide dans cette question pour chaque forme d’énergie. Il y a un équivalent mécanique de la chaleur, mais il n’y a pas d’équivalent de l’électricité, car la même quantité d’électricité produit, suivant les circonstances, un travail très différent ; il y a, par contre, un équivalent mécanique de l’énergie électrique.

Pour toute une école de savants, l’énergie n’est pas seulement une conception abstraite sans existence réelle ; elle a pour eux, comme la matière, plus peut-être que la matière, une existence objective, et nous ne pouvons ni la créer ni la détruire. De l’équivalence des différentes formes de l’énergie on ne doit d’ailleurs pas conclure à leur identité. Le déplacement de l’énergie est la condition essentielle de l’existence des phénomènes ; or, toutes les formes connues de l’énergie ont une tendance à se transformer en énergie calorifique, qui se présente comme la forme la plus stable. Ainsi, on peut transformer entièrement du travail mécanique en chaleur versée dans une même source, mais il n’est pas possible de réaliser la transformation inverse. D’abord, le principe de Carnot nous apprend qu’une certaine quantité de chaleur ne peut abandonner une source pour se transformer entièrement en travail, ce qui suffit déjà à montrer dans la chaleur une forme inférieure de l’énergie ; toutefois, si la transformation est réversible, il y a une sorte de compensation puisque, si une partie de l’énergie est dégradée, une autre se trouve élevée. Mais, quand la transformation est irréversible, il y a une dégradation définitive sans compensation. Ainsi, dans un système soustrait à toute action extérieure et passant par voie irréversible d’un état à un autre, la quantité d’énergie est bien constante, mais la quantité d’énergie utilisable pour produire du travail diminue : la qualité de l’énergie a diminué. Un tel résultat est produit par le frottement qui rend une transformation irréversible, par des chutes de chaleur par conductibilité ou rayonnement entre les diverses parties du système, par la résistance des conducteurs dans la propagation de l’électricité, par l’hystérésis dans les phénomènes magnétiques, etc.

On sait quelles conclusions philosophiques Clausius et William Thomson ont déduites, par une gigantesque extrapolation, de la loi de la dégradation de l’énergie. Il est peut-être exagéré de déduire de principes expérimentaux, dont les vérifications sont bien limitées, des vues générales sur l’avenir de l’Univers. Disons seulement que la Thermodynamique autorise à penser que l’Univers marche fatalement dans un sens déterminé, les énergies utilisables s’usant incessamment. Des êtres aux facultés plus aiguisées que les nôtres pourraient-ils s’opposer à cette dissipation de l’énergie ? C’est une question qu’on ne pose que pour rappeler le petit démon de Maxwell qui pouvait suivre les molécules dans leurs courses.

Cette dégradation est-elle compatible avec une explication mécanique ? C’est un point que j’ai touché plus haut et sur lequel il semble difficile de faire une réponse définitive. Elle est négative, comme je l’ai dit, pour M. Poincaré et aussi pour M. Lippmann et beaucoup de physiciens. Au contraire, M. Helmholtz et M. Boltzmann, pour qui le principe de Carnot correspond au principe de la moindre action, sont pour l’affirmative. Si des tentatives comme celles d’Helmholtz et de Boltzmann sont d’un grand intérêt pour les géomètres, il faut reconnaître que les physiciens s’en désintéressent généralement aujourd’hui. Pour beaucoup d’entre eux, les équations de la Physique sont des relations quantitatives entre grandeurs qualitativement irréductibles. J’ai déjà écrit plusieurs fois le mot de qualité. Le principe Cartésien que tout, dans le monde matériel, s’explique par l’étendue et le mouvement, serait-il abandonné aujourd’hui ? Il semble que oui, au moins partiellement ; on ne peut douter, par exemple, que l’énergie n’ait des qualités diverses, quand on entend dire que la chaleur est une forme dégradée de l’énergie. Mais, si l’explication mécanique, au sens étroit et ancien du mot, est pour quelques-uns condamnée sans retour, il n’est pas impossible que la notion du mécanisme soit susceptible d’un sens plus large permettant de concilier les tendances les plus différentes.

La Thermodynamique a été l’origine de l’Énergétique ; aussi celle-ci, à sa naissance, a-t-elle été envahie par un certain nombre de points de vue spéciaux à la Thermodynamique et règne-t-il encore aujourd’hui quelque confusion dans l’exposition des principes généraux de l’Énergétique. Depuis quelques années, à la suite des travaux de M. Gibbs et de Helmholtz, le rôle d’une fonction importante, le potentiel thermodynamique, a été mis en lumière par divers physiciens, parmi lesquels je dois citer tout particulièrement M. Duhem. Ce potentiel thermodynamique donne la mesure de ce que Carnot appelait la puissance motrice. En France, M. Le Chatelier, en Allemagne, MM. Meyerhofer et Ostwald reprennent aujourd’hui les points de vue de Carnot en partant de la notion de la puissance motrice qui leur apparaît comme une réalité concrète. Une définition générale est sans doute ici impossible comme pour l’énergie, mais dans chaque cas particulier on reconnaît que, si deux systèmes de corps sont en présence, il y a échange d’une certaine propriété qui est perdue par l’un des systèmes et gagnée par l’autre, celle de pouvoir se transformer directement, soit isolément, soit en provoquant dans un autre système une transformation inverse ; c’est cette propriété qu’on appelle la puissance motrice. On peut énoncer à ce sujet quelques lois générales. On a d’abord la loi de conservation de la capacité de puissance motrice, d’après laquelle dans toute dépense de puissance motrice il y a une fonction de changements corrélatifs de même nature qui reste constante, fonction que fait connaître l’expérience ; il n’en est pas ainsi toutefois pour la chaleur, qui constitue une exception parmi les diverses espèces de puissance motrice. Une seconde loi de l’Énergétique consiste dans l’impossibilité de créer de la puissance motrice sans en dépenser ailleurs ; elle est la généralisation de l’impossibilité du mouvement perpétuel. Enfin, d’après une troisième loi générale, il est impossible de détruire de la puissance motrice sans créer de la chaleur : c’est, au fond, la loi de Joule. On comprend d’ailleurs que les principes expérimentaux auxquels on rattache les lois générales de l’Énergétique puissent être choisis de différentes façons, et à cet égard les intéressants travaux de M. Mouret et du commandant Ariès méritent d’être cités[2].

Il importe aussi de prévenir toute illusion sur le degré d’utilité à tirer des lois générales de l’Énergétique. Leur utilité est en quelque sorte qualitative : elle consiste à prévoir le sens d’un phénomène et à déduire d’une première loi trouvée expérimentalement une proposition réciproque ; par exemple, de l’électrisation des cristaux hémièdres par compression, M. Lippmann déduit la déformation des cristaux produite par l’influence électrique. Mais, pour avoir des évaluations quantitatives, il faudra faire intervenir des lois spéciales aux phénomènes étudiés ; ce n’est qu’ainsi que la science de l’Énergie peut être féconde. Nous en verrons de nombreux exemples en analysant les principaux Chapitres de la Physique, de la Chimie et de la Physico-chimie.

Nous pensons avoir montré dans ce Chapitre les deux principales tendances entre lesquelles se partagent aujourd’hui les savants qui étudient la nature inanimée. Elles sont radicalement opposées dans leur esprit, mais pratiquement il y a entre elles bien des ponts, et, dans la recherche, le partisan le plus convaincu de l’Énergétique purement expérimentale n’hésite pas à se faire parfois certaines représentations dont le caractère est en désaccord avec ses propres idées. Cela est fort heureux ; ce n’est qu’en adoptant des points de vue divers, quelquefois opposés, que les Sciences progressent. Ne mutilons pas l’esprit humain dans la tâche immense qu’il a à accomplir.

  1. Les considérations succinctes qui suivent sont développées dans la première Leçon de Dynamique qui termine ce Volume.
  2. Depuis que ces lignes sont écrites a paru la Thermodynamique générale de G. Robin, Ouvrage remarquable se rattachant systématiquement à la seconde des deux tendances que nous venons d’étudier.