Quelques réflexions sur la Russie des Soviets

Gabriel Hanotaux
Quelques réflexions sur la Russie des Soviets
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 281-291).
QUELQUES RÉFLEXIONS
SUR
LA RUSSIE DES SOVIETS

On ne peut plus faire un pas en politique générale sans se heurter au problème des soviets. Le mieux est donc d’y porter franchement les regards, de se remémorer les origines, les faits, les développements, d’y réfléchir, de tâcher de comprendre et d’essayer de prévoir, si possible, les suites et le dénouement.

Rappelons, d’abord, les données générales et connues : nous verrons ensuite les précisions et les spécifications.


Dès que l’industrie moderne se fut développée en Russie, il y eut des soviets [1] ; avec l’autorité que la pensée allemande a toujours exercée sur la pensée russe, ces soviets se sont, rattachés aux doctrines marxistes ou communistes. Le marxisme russe a eu, comme tous les autres, sa droite et sa gauche, ses majoritaires et ses minoritaires, ses temporisateurs et ses violents. Les violents l’ont emporté et ils ont usurpé, à leur profit, le bénéfice de la révolution.

Depuis ce temps, ils gouvernent.

Ainsi présenté, le phénomène du soviétisme paraît un cas poussé à l’outrance du grand mouvement que Saint-Simon a déchaîné comme corollaire de l’industrialisme et qu’il donne comme une suite de la Révolution française ; l’avènement des soviets serait un acte sanglant de la Lutte des classes ; et ce gouvernement ne serait lui-même que la tyrannie d’un travaillisme exaspéré : opinion qui, artificieusement répandue, a beaucoup contribué à son succès. Lénine dit avec emphase : « Nous avons avec nous le prolétariat du monde entier. » Quelques mécontents, dans un coin de faubourg, se groupent et s’intitulent soviets ; s’ils tournent les yeux vers Moscou, Moscou les inscrit sur ses listes et, avec eux, le pays auquel ils appartiennent, et aussitôt Lénine réclame « comme gage » à leur gouvernement « Marty et Badina. »

En fait, cette extension du cas des soviets, cette analogie qu’on prétend établir avec d’autres phénomènes révolutionnaires est forcée et adultérée. Le soviétisme, tel qu’il règne, est un phénomène spécialement russe : voilà ce qu’il importe de dégager clairement.


Le soviétisme est, incontestablement, fils du nihilisme, et le nihilisme est une affection spéciale à la Russie, non pas seulement à la classe ouvrière, mais à toutes les classes : c’est une diathèse russe. Tourguéniew, qui a jeté le mot dans la circulation, donne du « nihiliste » une idée encore embryonnaire dans son portrait de Bazaroff. Bazaroff est un ambitieux, un amoral, beau parleur et dupe de lui-même, finalement un raté ; nihiliste en cela que, malgré ses dons naturels, il n’est capable de rien, bon à rien.

Le mot a changé de sons depuis. Déjà, E.-M. de Vogüé disait en 1883 : « Quand les fils de Bazaroff feront de la « propagande par le fait, » ils paraitront en tout semblables à nos révolutionnaires d’Occident ; niais regardez de près, vous trouverez la nuance entre l’animal sauvage et l’animal apprivoisé... Le nihiliste russe est un loup et l’on sait quo la rage du loup est plus dangereuse. » Nous voilà donc en pleine Russie : la fureur du nihiliste n’est pas fureur de « civilisé. »

Précisons encore : nihiliste vient du latin, nihil, rien. Philosophiquement et historiquement, il faudrait remonter sans doute à la vieille formule asiatique, nirvana : « Tout ce qui est, est mauvais ! » Donc, tout ce qui est, est bon à détruire. Un instinct de destruction couve au fond de ces âmes douces et compatissantes. Tolstoï écrit : « Quand j’o me souviens de mon adolescence et de l’état d’esprit où je me trouvais alors, je comprends très bien les crimes les plus atroces commis sans but, sans désir de nuire, comme cela, par curiosité, par besoin inconscient d’action... » Et ce même Tolstoï termine sa vie par ce cri récemment rappelé : « Tout ce qui existe est déraisonnable. » Une bonne part de la Russie intellectuelle aurait souscrit à ces axiomes. Quoi d’étonnant si de tels cris ont eu un énorme retentissement dans les âmes populaires, puisqu’elles les eussent proférés d’elles-mêmes ?

Nommons, d’après les contemplateurs de la vie russe, ce plasma où la crise du soviétisme va naître : c’est l’otchaianié. Le mot est intraduisible. « Si vous consultez le dictionnaire, écrit E.-M. de Vogué, il vous donnera comme équivalent notre mot désespoir. En réalité, pour traduire ce terme, il faudrait fondre ensemble les parties de vingt autres : désespoir, fatalisme, sauvagerie, ascétisme, que sais-je encore ? » Allons jusqu’au fond : dans ce désespoir il y a une folie, un mysticisme pessimiste, avec une volonté d’action, un entrain triste et fou, « l’entrain du conscrit ivre qui part en chantant, avec des larmes au fond des paupières. »

Voilà ce que nous trouvons quand nous approchons du tuf ; et encore ne faut-il pas oublier que cet entrain se déverse le plus souvent en un flot de paroles, abondantes, intarissables, sonores, étourdissantes. Un type littéraire, le Roudine de Tourguéniew, ce phraseur qui parle, qui s’écoute parler, qui s’admire, s’élance et tombe sur le nez, vient de se révéler à l’aube de la Révolution, c’est Kerensky. Or, un tel badaud-bavard, qui ne se retrouverait pas ailleurs, foisonne en Russie : il s’amasse, inconscient, au coin des rues, et forme ces groupes vaguants où pèchent le recrutement et la propagande des soviets.

D’où vient celle flottante malaria, comme on l’a appelée ?


La Russie est une chose unique au monde. Dostoïewsky dit : « La Russie est un jeu de la nature. »

C’est vrai.

La Russie est un pays immense et une terre inorganisée ; elle est. à la fois, Asie et Europe ; elle subit un climat extraordinaire ; sa position la rend fatalement conquérante et nationaliste ; mais cette poussée énorme et désordonnée se heurte à des forces organisées qui la contiennent. Ainsi, la Russie est toujours oscillante entre l’élan et l’échec : d’où ses enthousiasmes, ses ressauts, ses découragements, ses violences, ses remords et, finalement, ses pénitences et ses désespoirs. Bielinsky dit : « Notre pays est un mirage, » Et son interprète, E.-M. de Vogué, ajoute : « Pays d’âmes vagues, »

Reprenons ces points.

La Russie est un pays immense, démesuré, à lui seul presque planétaire. Par suite, il n’a ni unité géographique, ni unité ethnique, ni unité historique et morale. De l’avis des Russes, la Russie a un ennemi terrible, « la distance. » Sauf en des emporia créés par la nécessité des échanges ou par l’histoire, c’est-à-dire par la volonté des hommes, non par la nature des choses, en Russie on ne se rencontre pas : cherchez un Lyon, un Francfort, un Londres, un Vienne même, en Russie, vous ne l’y trouverez pas. Il y a donc une formidable dislocation et anarchie naturelle, et le pays retourne non moins naturellement à cette dispersion, dès que la persistance d’un absolutisme politique énergique ne le contraint plus.

Historiquement, la Russie ne se tient pas ; elle a des crises analogues à la crise actuelle à peu près tous les deux siècles. Tout s’écroule, puis tout se relève, mais souvent par l’intervention d’une autorité étrangère. C’est un tas de billes qui s’effondre et roule au moindre choc. Les populations slaves se vident par toutes les frontières ; elles inondent les pays voisins ; flux, reflux, toujours ballotté d’Asie en Europe et d’Europe en Asie.

Géographie sans forme, sans ossature, aux pentes incertaines et aux articulations molles : à la surface, la vie est un perpétuel écoulement lent et à pleins bords que le moindre accident de terrain, le moindre barrage transforme en marécage.

Au centre, un plateau fertile, le Valdaï, d’où les grands fleuves, la Volga, le Dnieper, le Niémen dévalent en nappes lourdes vers les différents horizons. Tout cela se traînant à travers une boue fertile, la terre noire ; et autour, en des espaces non moins vastes, mais plus arides, les steppes, les forêts, les lacs, les marais, des contrées vides où l’homme se fait de plus en plus rare, et, au bout encore, les déserts pétrés.

Aux frontières de la Russie, on ne sait si l’on est en Europe ou si l’on est en Asie ; la Caspienne, le lac Aral sont le fond, le résidu d’une immense cuvette, inférieure au niveau de la Mer-Noire et de la Méditerranée, où les eaux, suintant de tous côtés, s’accumulèrent et s’endormirent.

La Russie fut, pendant des siècles, soumise à l’Asie ; la « Horde d’or » est le plus ancien autocrate russe. Le Slave lui payait tribut docilement. Demain peut-être, quelque « général » chinois ramènera ces temps qui paraissaient révolus. Sans les Chinois, les Sémites et autres Asiates, le pouvoir des soviets se fùt-il établi, eût-il duré ? Ce problème n’est pas d’aujourd’hui : il est vieux comme le passé russe. Gobineau a, des premiers annoncé en termes mystérieux, la ruine du tsarisme et une sorte de putréfaction des races nobles par le marécage slave : « Immobile comme la mort, écrit-il, actif comme elle, le marais dévorait dans ses eaux dormantes les principes les plus chauds et les plus généreux sans en éprouver d’autre modification quant à lui-même, que çà et là une élévation relative de fond, mais pour en revenir finalement à une corruption générale plus compliquée. » Cette terre absorbe et ne rend rien. Tourguéniew, plus familièrement : « Nous n’avons su donner au monde que le samovar, et encore se peut-il qu’il ne soit pas de notre invention. »


Contrée et vie insondables, mais que le climat, huit mois de l’année, rend inaccessibles à l’étranger et à ses propres habitants[2]. Là se produisent des sautes de température telles que l’hiver et l’été, d’ailleurs si disproportionnés en durée, sont excessifs alternativement. « À Astrakan, sous la latitude de Genève, il n’est pas rare, écrit Anatole Leroy-Beaulieu, qu’à six mois d’intervalle, les variations thermométriques embrassent jusqu’à 70 et même 75 degrés centigrades. Sur les côtes de la Caspienne, sous la latitude d’Avignon, le froid descend jusqu’à 30 degrés au-dessous de la glace ; en revanche, la température s’élève en été jusqu’à 40 degrés et au-dessus. À Moscou, les oscillations vont de 33 au-dessous à 28 au-dessus. À Saint-Pétersbourg, on peut osciller entre les températures extrêmes de 30 à 35 degrés de froid à 31 de chaleur. »

Comment le caractère des hommes, les mœurs, la vie sociale ne participeraient-ils pas à l’instabilité universelle ? Passer d’un extrême à l’autre, c’est le sort de la Russie et du Russe lui-même. Et ce mal du chaud et froid n’est rien à le comparer à la longueur des hivers. S’il est démontré que les races nobles sont celles qui, à la surface du globe, ont su franchir les époques glaciaires et dompter les hivers, ne sent-on pas que celles-là seront sans cesse en péril qui restent constamment menacées par les températures basses. Sans un ordre strict, une sorte de famine endémique est le lot d’un pays dont le thermomètre est le premier tyran. Paresser des mois, rêver et se réveiller pour courir et atteindre le but en quelques heures, terrible régime pour ces « porteurs de lampes » qui peinent à se transmettre la flamme de la civilisation ; un souffle, et la lampe mal rallumée s’éteint : une perpétuelle inquiétude est la fin d’une perpétuelle instabilité.


Un mot encore sur une dernière nécessité qu’impose la nature : la Russie, bloquée par ses terres elles-mêmes et par la distance qui les sépare, ayant besoin sans cesse de l’apport du dehors dont elle est toujours séparée, est naturellement conquérante et nationaliste ; je veux dire que toutes ses forces dispersées se groupent naturellement pour obtenir sur le dehors la seule chose qui manque à ce double continent : le débouché. Dès qu’une population a pu se mettre debout sur le territoire de l’Empire, elle part ; on la rencontre en expédition à Byzance, ou quelque part sur une frontière européenne. Wladimir, le Clovis russe, barbare, rusé, déhanché et sanguinaire, « épouse, dit Rambaud, une belle religieuse grecque, ramenée autrefois captive d’une expédition contre Byzance. » Ce Irait est symbolique. Le climat, le bien-être, l’amour, la religion, tout attire le Russe vers la mer.

De la mer du Sud monte la civilisation, et de la mer du Nord descend la discipline. La fondation de la Russie est un autre symbole : la légende raconte que les autochtones, souffrant de mille maux dus à l’anarchie des volosts (cantons, peuplades), allèrent trouver les chefs des Varègues (sans doute. Suédois, Scandinaves) et leur tinrent ce langage : « Notre terre est grande et riche, mais elle est désordonnée. Venez avec nous et vous nous commanderez. » Ainsi régna Rurik. Dès lors, la Russie s’habitua à chercher d’elle-même sa norme au dehors. Fait historique d’une importance capitale. Tourguéniew, qu’on ne se lasse pas de citer, dit « qu’en allant étudier en Allemagne, il se sentait pareil aux anciens Slaves qui allaient demander des chefs chez les Varègues. »


La géographie et l’histoire apportent donc ces enseignements : dislocation, instabilité, inquiétude, pessimisme, mysticisme, errance.

Comment corriger ces maux que le peuple russe, lui-même, intelligent et sensible au plus haut degré, éprouve en son intime essence, tandis que son sang aryen, pimenté de sémitisme, le rend apte à toutes les civilisations ? Le Russe, fier de ses dons, de son originalité, si propre à s’adapter, à se transformer, à se déguiser en n’importe quel personnage civilisé, dit : « Je sais toutes vos langues, mais vous ne savez pas la mienne. »

En effet, de toutes mains, il reçoit. Nous avons dit qu’à la civilisation grecque et byzantine la Russie a pris la religion et l’autocratie. A cette immense démocratie, se cherchant elle-même, il fallait un César ; le tsarisme fut la forme naturelle du Gouvernement. Né du patriarcat, fils de la tente, encadré du décor oriental, il emprunte aux plus intrépides parmi les races du Nord, aux Normands, aux Scandinaves, la tension d’une volonté forte, la résolution de combattre et le goût du risque. Sa capitale ne sera ni Constantinople, ni Kiew, ni même Moscou ; ce sera la ville du Nord, la ville baltique, Saint-Pétersbourg.

C’est une histoire connue : on sait que la Russie a été faite de la main de Pierre le Grand et de Catherine, et qu’elle a été martelée, à coup de conquêtes sur les pouvoirs locaux et sur les frontières incertaines, par le tsarisme militaire. Et cette création s’accomplit en moins de deux siècles, en un de ces étés rapides et fleuris qui s’épanouissent après les longs hivers...

Comment le tsarisme succomba dès que cette volonté se relâcha, c’est une autre conséquence, non moins logique, de toute l’histoire russe. Mais il est à observer que la cause immédiate de la ruine fut la lassitude et le dégoût qui suivirent l’échec de deux grandes entreprises militaires imposées à la Russie par sa situation même : l’une contre l’Asie, la guerre japonaise, l’autre contre l’Europe, la guerre germanique, qui devait aboutir à la conquête de l’éternel objet des convoitises raciales : Constantinople.

Il est à observer aussi que la ruine de l’autocratie fut due à la haine suscitée par la bureaucratie russe, instrument détesté et justement méprisé de la centralisation pourtant indispensable ; il est à observer enfin que, pendant de longues années, cette Révolution latente marqua le pas, parce qu’elle n’osait se prononcer contre un sentiment essentiellement russe, la vénération du Tsar, du père, du « petit-père. »

Mais force, prestige, respect, amour, tout s’effondra à la fois, quand la lutte se fut prolongée outre mesure, et que le désordre russe se fut propagé partout comme une peste, quand, en un mot, l’anarchie nationale prit au collet l’archie devenue trop nationale, c’est-à-dire s’abandonnant elle-même dans la double lutte intérieure et extérieure qui avait fait jadis sa nécessité et son prestige. Chose étrange, mais logique au fond, que ce soit le plus russe peut-être de tous les Empereurs qui ait vu la Russie se détacher de lui et lui asséner en haine tout l’amour que le pays avait prodigué à ses pères et à lui-même.


J’ai dit qu’une des organisations ouvrières, fondées à partir de l’époque où la Russie devint industrielle, s’empara du pouvoir. Et c’est ce triomphe du maximalisme qui donne à la Révolution russe, l’autorité apparente de propagande internationale qui la rend si fière. Répétons le mot de Lénine : « Le prolétariat universel est avec nous. » A la lumière de l’exposé qui précède, il est facile de répondre que le soviétisme étant éminemment russe, sa force de propagande en est, malgré tout, singulièrement handicapée.

Le mouvement n’eût certainement pas réussi par lui-même, en tant qu’« ouvrier, » et il a dû son succès surtout au fait d’avoir su grouper autour de lui, dès le début, le désespoir des soldats et la convoitise du paysan. Les soviets se sont intitulés, tout de suite, « soviets des ouvriers et des soldats, » et ils ont jeté en pâture, au paysan la terre où il enfonçait ses ongles depuis des siècles. Les trois causes agirent en même temps ; les faits sont simultanés, connexes, décisifs, et tous trois ensemble affirment encore le caractère spécialement russe de la crise.

Et cela est si vrai, qu’en regardant les choses de près, on voit bien que la propagande des soviets, quoiqu’elle puisât à pleines mains dans toutes les richesses de la Russie, quoiqu’elle répandit l’or à flots, n’a nullement obtenu au dehors les résultats dont se targue Lénine.

D’un coup d’œil, passez l’Europe en revue : en Allemagne, le soviet répandit une terreur latente ; tout ce qui se prononça pour le désordre social, fut rembarré de main de maître. Aujourd’hui, la politique de Wirth joue avec le feu : mais elle est menée par des hommes d’affaires, Stinnes et Rathenau, non par les militants du socialisme. Le soviétisme diplomatique de l’Allemagne n’est rien autre chose qu’une colossale «affaire, » avec tous les risques que comportent les affaires. En Italie, les socialistes sont nettement hostiles, et à Gênes, il ne semble pas que ce soient les fascistes qui tremblent devant Tchitchérine ; en Angleterre, les masses, séduites peut-être par les brillantes affaires qu’on promet au commerce en Russie, et par le pont d’or que la finance internationale leur fabrique de chimères, ne demandent pas mieux que d’en profiter pour prendre barre sur M. Lloyd George ; mais tout le monde sait que le bon sens anglais de s’est pas laissé duper, un instant, par le « mirage russe, » et que le travailliste a repoussé nettement le communisme à la Lénine. Il en est de même aux Etats-Unis ; M. Gompers a prononcé le : « Tu n’iras pas plus loin. » Quant à la France, son paysan-propriétaire est insulté à journée faite par les propagandistes, comme le suppôt de la réaction ; et les masses ouvrières, dès qu’elles ont été atteintes par le venin de la propagande russe, ont vu leurs groupements entrer en dissolution. Il leur faudra du temps pour se remettre du coup à eux administré par leurs frères et amis.


Il faut donc prendre le problème des soviets pour ce qu’il est : un problème spécialement russe.

Puisque l’histoire et la réflexion nous ont révélé ces indiscutables origines, elles nous apporteront peut-être quelques données pour essayer de prévoir son évolution et sa solution. Laissons donc parler, encore une fois, les précédents et la puissante logique des faits.

Voici diverses hypothèses autorisées, appuyées sur des exemples et sur les données de la psychologie le plus généralement admise de ce prodigieux amalgame russe.

Ou il arrivera ce qui est annoncé par Gobineau, et le marécage russe « dévorera dans ses eaux dormantes les principes les plus chauds et les plus généreux sans en éprouver, quant à lui-même, d’autre modification que, çà et là, une élévation relative du fond, mais pour en revenir finalement à une corruption générale plus compliquée... » En deux mots, c’est un retour à l’Asie et au régime de la « Horde d’or. » Plus la crise se prolongera, plus cette solution, la pire de toutes, a des chances de se déposer au fond de l’immense anarchie putréfiée. Par cette atroce malaria, la civilisation entière se trouverait contaminée.


Ou les Russes procéderont comme au temps des Varègues et, d’eux-mêmes, ils chercheront le salut du dehors. Soyons bien attentifs de ce côté : quelle traîtrise peut couver au fond de ces âmes inquiètes ? A un chef étranger qui ferait luire à leurs yeux l’espoir d’une conquête et d’un assouvissement, les masses découragées et affamées pourraient être menées, la corde au col, pour implorer la discipline et le pain : « Notre terre est riche et féconde, mais elle est désorganisée. »


Ou bien encore, comme il est arrivé à diverses reprises au cours de l’histoire russe, et notamment en 1613, une tentative d’autocratie spontanée se produira au sein des soviets, un « Bonaparte » centralisera entre ses mains fortes la puissance dispersée ; mais il échouera faute de base, et un retour se produira vers l’ancienne dynastie. Je citerai ces quelques lignes d’un historien russe qui, du passé, peuvent se transposer dans l’avenir : « Pendant cette période de désordre (celle qui suit l’époque de Boris Godounow), comme cela arrive toujours à une époque révolutionnaire, se manifestèrent très distinctement les contradictions sociales. Les boyards firent une tentative pour défendre leurs privilèges. Après Dmitri l’Imposteur, ils proclamèrent tsar un homme de leur milieu, Vasili Chouïsky, qui promit de partager le pouvoir avec eux. N’ayant su gagner l’aide ni des dvorianiés (c’est-à-dire les classes moyennes), ni des classes populaires, Chouïsky ne put garder le pouvoir. Alors commença une série d’insurrections, et le peuple se fractionna en groupes différents ayant chacun ses chefs et ses exigences. A la fin des fins, la victoire resta du côté des dvorianiés qui, d’accord avec le clergé et les commerçants des villes, mirent de l’ordre dans le pays, le protégèrent contre ses ennemis extérieurs et, en 1613, rétablirent le pouvoir du tsar par l’élection de Michel Romanow, » (Grégoire Alexinsky).


Ou bien encore, dans un pays que tous les maux accableront, une révolution morale plus puissante et plus profonde, bouleversant l’âme même de ce grand peuple, le livrant au mysticisme désespéré qui est son fond même, le jettera dans une de ces crises morales qu’il est seul peut-être, maintenant, en Europe, capable de subir. Dans Crime et Châtiment, Dostoïewsky dit que, quand Sonia eut lu dans les yeux de Raskolnikof l’aveu du crime, elle s’écria : « Il faut souffrir ensemble, prier, expier ! Allons au bagne !... » C’est, en effet, « la conception fondamentale du christianisme dans le peuple russe ; la bonté de la souffrance, la joie du remords, la soif de la pénitence goûtée pour elle-même, surtout de la souffrance subie en commun, sa vertu unique pour résoudre toutes les difficultés. » (E.-M. de Vogüé.) Il s’agirait alors d’un retour, prompt comme l’été, vers le secours de la religion, vers la repentance, un prodigieux mea culpa emportant tout un peuple, — l’aveu. Et l’immense territoire se couvrirait d’une procession de flagellants, en marche vers un nouvel idéal, au-dessus de tous les calculs, de toutes les combinaisons économiques ou politiques, dans la détresse de la famine-châtiment et de l’anarchie-mort ; une grève générale des passions, des illusions, de la certitude même, briserait les sciences, les ambitions, les affirmations si sures d’elles-mornes. La crise se résoudrait par un mouvement spontané essentiellement russe : commisération, communion, repentance.

Et peut-être aussi toutes ces diverses solutions, entrevues à la Lueur du passé, se trouveront-elles rapprochées, mélangées, combi- nées, se cherchant dans un effrayant spasme d’accouchement.

L’Europe, à cette heure-là aura un devoir à remplir : préparer, aider, secourir. Tous les amis de la Russie, et la France la première, devront voler à l’aide : car, en fait, et je veux finir par là la Russie est un membre européen, par conséquent, un devoir européen. Avec moins de suffisance et d’arrogance, les délégués des soviets à Gênes, au lieu de chercher le pont de la propagande, auraient déjà jeté la première arche de celui qui laissera passer la justice et la fraternité.


GABRIEL HANOTAUX.

  1. Les circonstances dans lesquelles les Soviets interviennent dans la politique sont précisées en ces termes dans un opuscule qui vient de paraître : « ...Le 8 mars 1917, les ouvriers des usines et des fabriques de Pétrograd se mirent en grève... C’est ici que se firent pour la première fois entendre des voix insistant sur la nécessité de former un Conseil (soviet) des députés ouvriers à l’instar de celui de l’année 1905. Est-il nécessaire de rappeler de quel soviet « à l’instar de 1905, » il était question. C’était le soviet à la tête duquel s’était mis un certain Kronstaleff-Nossar. Pendant plusieurs jours, ce soviet fut maître de la ville. Il finit par menacer le comte Witte, qui se trouvait alors à la tête du Gouvernement, de l’arrêter avec tout le Conseil des ministres. » — La Révolution russe. Essai d’analyse, p. 8.
  2. Sur les communications de village à village, l’hiver, voir le terrifiant récit de Tolstoï : Maître et serviteur, traduction Halpéiine Raminsky, 1896.