Quelques poëtes français des XVIe et XVIIe siècles à Fontainebleau/Appendice (Pierre de Ronsard)


APPENDICE


(Pierre de Ronsard)


RONSARD



Il suffit bien de commencer par Jupiter. Mais il faut commencer, et puis finir encor par Pierre de Ronsard, non sans avoir parlé de lui, tant qu’on a pu, dans le cours du discours.


Voici une occasion, impérieuse, de revenir au Prince des Poètes. C’est à propos des fêtes de 1564, à Fontainebleau, où fut jouée la tragi-comédie de Genièvre, autrement dite Polinesse et Dalinde ; il était inévitable de prendre note de plusieurs constatations nouvelles, dont quelques-unes d’ailleurs sont contradictoires entre elles. ou contredisent ce qui précède. Ces constatations, sans nul doute il eût été préférable de les faire à l’heure opportune. Et je ne le sais que trop, que ce travail, entrepris sans un dessein assez prémédité et dont les morceaux ont été livrés à l’imprimeur presque au jour le jour, aurait gagné (car la moindre besogne vaut qu’on s’y applique) à être exécuté moins à l’aventure. Plus longuement préparé, il serait d’une suite mieux ordonnée, et de meilleure tenue. Tout ne flotterait pas ainsi, notamment au sujet de Ronsard. Je m’en accuse, et je m’excuse. Mais, qu’importe ? au fond ! — qu’importe, si certaines choses reviennent et se retrouvent, et arrivent enfin à se rectifier l’une par l’autre, ou à se compléter. Le caprice des hasardeuses recherches, reflété dans l’inattendu et le trop tard des découvertes, révèle le plaisir vagabond que j’ai goûté à ces erreurs. Erreurs, mot que je souligne dans l’intention de lui attribuer une portée latine, en reconnaissant que le simple sens français est tout aussi en situation. Et, à ne rien celer, mes regrets ne sont pas énormes. Un intégral remaniement grouperait mieux ces éléments divers. Soit. Puis, dès le lendemain, d’autres renseignements surgiraient, inemployés. gênants. Tel mécompte advient, même aux érudits ; mais leur siège est, et reste fait. Je n’ai pas eu ici la pensée d’accomplir œuvre savante ; je me serai surtout mis dans le cas d’arborer quelque humilité ; je voudrais espérer pourtant que j’ai apporté de la lumière vers trois ou quatre points attardés dans l’ombre.


Quel que soit mon désir de réparer toutes mes fautes, je me vois obligé, pour n’abuser de l’extrême patience des gens, de ne pas relever certaine inexactitude dont je me sais coupable. Ainsi l’outrageante lettre de Christine de Suède à Mazarin serait apocryphe. M. Abel Rigault me le fit soupçonner, dans le journal même où ces études parurent, et M. Herbet a fourni le document authentique établissant que, loin de braver, l’ex-reine, effrayée des conséquences de son acte, s’humilia et désavoua ses agents. Ma méprise est donc absolue. Puisqu’elle porte sur une question d’ordre historique, plutôt que littéraire, je m’y résigne, par force.


Mais, dès qu’il s’agit de Ronsard, c’est une autre chose !

J’ai hésité sur la date de la représentation de La Belle Genièvre. Elle était cependant inscrite en toutes lettres, ou en tous ses chiffres, dans deux auteurs au moins.

Le Père Dan note une arrivée de Charles IX au Château « le dernier de janvier mille cinq cens soixante et quatre. » Il ne nous laisse pas ignorer que l’on prit soin, cette année-là, et à cause du carnaval, de se réjouir particulièrement. « Le Connestable Anne de Montmorency commença le premier à traitter le Roy, la Reyne, et toute la Cour ; … ce fut le pénultième Dimanche douant Caresme. » Le Jeudi suivant, c’est le tour du Cardinal de Bourbon ; il offre un festin, qu’agrémenle « un beau Combat à cheval ». Au Dimanche gras, la Reine Mère rendit les politesses : elle reçut « le Roy et les principaux de la Cour au logis de la My-voie ; … et après disné on alla à la Comédie qui estoit préparée en la Salie du Bal de ce Chasteau. »


La date de la première est donc clairement indiquée. Je ne me serais pas chargé de refaire après Alexis Durand (Chronologie des Fastes de Fontainebleau) les calculs d’Épacte, de Lettre, et de Nombre d’Or, compliqués des rectifications grégoriennes et autres, qui ont pu l’amener à la fixer au 7 février. Il est à craindre qu’il ne s’y soit embrouillé, car le Bureau des Longitudes affirme, avec son autorité, que Pâques, en 1564, tomba le 2 avril. C’est donc, non pas le 7, mais le 13 février qu’il faut dire. Et s’il était besoin d’une concordance, on l’établirait sur cette ligne du Père Dan, au même chapitre : « Après que Sa Majesté eut séjourné icy quarante trois jours, en partit le Lundy treizième iour de mars audit an. »


Nous sommes également avertis, par l’historien, du lieu où le théâtre fut dressé. Mais encore une inquiétude subsiste. Y avait-il une salle de bal, pouvant être disposée en salle de spectacle, à la My-voie, dans cette « maison de plaisir » (ce sont les termes de l’abbé Guilbert), dans ce prototype du petit Trianon de Marie-Antoinette, où Catherine de Médicis avait (selon le Père Dan) fait « dresser une mesnagerie avec quelque bestail et une belle Laicterie » ? N’est-il pas plus vraisemblable que, quittant la table et traversant le Parc en rieuse cohue, la Cour se soit transportée dans la Salle de Bal du Château, la même que nous appelons aujourd’hui Galerie de Henri II ? C’est très probablement le sens réel du texte, en dépit du démonstratif ce (la Salle du Bal de ce Château) qui, dans notre langue actuelle désignerait le logis exigu, à l’exclusion du vaste palais. Mais nos anciens, et spécialement le brave auteur du Trésor des Merveilles, n’écrivaient pas si serré. L’expression Château a une force majeure, et devra l’emporter.

Cette matinée dramatique n’épuise point la série. Le lendemain, on se réunit chez le duc d’Orléans qui « fit son festin en son Hostel, et à l’issuë fut représenté en la Cour du dit Hostel un combat de six Seigneurs contre six autres. » Enfin, Mardi gras, le roi lit la clôture de ce « Caresme prenant » par un magnifique Tournoi : un Château enchanté fut assiégé ; et voilèrent six compagnies de six cavaliers ; et paradèrent « six Dames à cheval, toutes vestuës en Nymphes » ; et six « tenants » rompirent des lances contre des assaillants.

Dan allègue qu’il extrait ces détails « d’un Livret qui fut alors mis en lumière sur ce sujet par Abel Jouan », — un sommelier de Charles IX.

Michel de Castelnau, seigneur de Mauvissière, en ses Mémoires sur les règnes de François II, Charles IX, Henri III, et Catherine de Médicis, relate les mêmes galas. Son récit diffère du premier, en maint endroit.

« La Reyne mère du Roy…, nous dit-il, fît aussi de très rares et excellons festins, accompagnés d’une parfaite musique, par des syrenes fort bien représentées es canaux du jardin, avec plusieurs autres gentilles inventions pour l’amour et pour les armes. » Cela est à rapprocher du titre d’un poëme de Ronsard, qui fut mentionné : « Les Sereines représentées au canal du jardin de monseigneur le duc d’Orléans à Fontainebleau. » Mais Castelnau attribue à Catherine l’honneur de ce divertissement. Il écrivait ses Mémoires pendant un séjour qu’il fit en Angleterre de 1574 à 1584, c’est-à-dire dix ans au moins après les fêtes. Il a pu se méprendre sur une particularité dépourvue d’importance ; ses souvenirs l’ont pu trahir. Tandis que Ronsard faisant imprimer ses vers presque immédiatement (Elégies, Mascarades, et Bergerie… Paris, 1565) et sur le témoignage fidèle d’un manuscrit de l’heure même, serait bien sans excuses de ne savoir au juste qui les lui a commandés. A n’écouter que le chroniqueur, l’on serait amené à penser que ces Sirènes chantaient sur un des canaux qui sillonnaient les jardins du Château (sauf, il n’est besoin de le préciser, le Grand Canal, creusé seulement par Henri IV). Je l’ai cru lorsque je n’avais pourtant sous les yeux que l’indication donnée par le poëte. Et cela m’a conduit à une hypothèse d’une témérité très inconsidérée. Il n’y a aucune trace que Fontainebleau ait jamais cessé d’être Maison Royale pour devenir l’apanage d’un prince du sang. Puis nous voyons maintenant, d’une part, que le Roy et la Reine Mère sont au Château, et, d’autre part, le Père Dan spécifie bien que le Duc reçut « en son Hostel ». Où cet Hôtel s’élevait-il ? dans le bourg ? dans les dépendances du palais ? on ne le sait guère. Il devait être d’une notable importance, et comporter une cour assez vaste pour que douze cavaliers y eussent la place d’évoluer, et de combattre, et il pouvait s’égayer d’un jardin parcouru d’eaux vives. Cela n’a rien dont on s’étonne si l’on a sous les yeux ce passage de Brantôme qui cite « une trentaine de maisons, mais quoy, maisons ! il faut dire trente palais faits à l’envi pour complaire à leur Roy par des princes, cardinaux et grands seigneurs de France qui voudroient avoir donné beaucoup et que leurs châteaux les ressemblassent, tant ces palais sont beaux et superbes… » Mais le duc n’avait pas, comme d’autres, fait édifier lui-même son Hôtel ; il l’avait reçu en don royal, cela reste établi par Ronsard disant à Charles IX : « Nous venons te saluer en la belle maison que ta largesse à ton frère a donnée. »


La parole est rendue à Castelnau.


« Il y eut aussi un fort beau combat de douze Grecz et de douze Troyens… Ils envoyèrent demander le combat au Roy par héraults d’armes accompagnez aussy de très excellentes voix, qui présentèrent et récitèrent les cartels et plusieurs belles poésies avec les noms et actes belliqueux des Grecz et des Troyens qui dévoient combattre avec les dards et grands pavois, où estoient dépeintes les devises de chaque combattant. »

Cette fois c’est à une autre de ces études que je demande qu’on veuille bien se reporter et à l’opinion avancée au sujet des Vers de Ballet : assavoir, que ces Vers ne restaient pas lettre morte dans un livret, mais étaient dits en scène pendant ou avant chaque évolution chorégraphique. N’y a-t-il pas dans le texte que je viens de reproduire un argument de probabilité en la faveur ? Et ces Tournois à figuration n’ont-ils pu laisser quelqu’un de leurs modes traditionnels dans les Ballets, qu’ils précédent ?


Mais voilà qui est s’écarter trop ! Il faut revenir à nos héraults. Ces « belles poésies avec les noms… » allons-nous les retrouver dans Ronsard ? Pas précisément. Pourtant il y a vingt rencontres manifestes entre l’un ou l’autre récit, et les Cartels ; et tel détail ne peut qu’attirer notre attention dans ces vers d’un Sonnet pour chanter a une mascarade :


Si les Guerriers s’esmeuvent pour les Dames,
Ayez pitié des douze que voicy…

C’est grand’horreur de voir ces pauvres femmes
En noir habit qui se plaignent ainsy
De ces guerriers, dont le cœur endurcy
Passe en rigueur les rochers et les flammes.

Castelnau parle d’une « tour enchantée, en laquelle étoient détenues plusieurs belles dames. » Et c’est le « château enchanté » d’Abel Jouan. D’autres particularités nous arrêteront devant ceux-ci :


CARTEL IV


Demeure, Chevalier, et en la mesme place
Arreste ton cheval et retiens ton audace
Car soit que la fortune ou soit que le malheur
Ou soit que le désir d’esprouver ta valeur
Te meine à ce chasteau, entens les advantures
Que tu dois achever, difficiles et dures…
Six vaillans Chevaliers, d’éternelle louange,
Favorisez de Mars, jeunes, advantureux,
Magnanimes et forts et loyaux amoureux,
Le gardent nuict et jour, et d’une estrange sorte
Contre tous assaillans en défendent la porte…

CARTEL POUR PRESENTER AU ROY


Six Chevaliers aux armes valeureux…
Ont pris pour guide un Prince de haut sang,
Dont les ayeux conduits d’un cygne blanc,
Par longs combats et par guerres sans trêves
Ont mis au ciel l’illustre nom de Cleves…
Par les chemins nous avons ouy dire
Qu’un Prince vit subject de vostre Empire,
Brave et courtois, qu’on dit estre conceu
Du mesme sang dont vous estes yssu…
Sire, son nom est le Comte Dauphin,
Contre celuy nous voulons mettre à fin
(Le desfiant) nostre jeune entreprise,
Qu’Amour anime et que Mars favorise.

Le Comte doncq’six Chevaliers prendra
Les choisissant les meilleurs qu’il voudra.
Pour six à six combattre à la barrière
A coups de pique ou de lance guerrière.


« Dans ce mesme Chasteau enchanté, disait Dan, il y avoit six Chevaliers… Hors du camp il y avoit six Compagnies d’hommes d’armes, chacune de six hommes seulement, et toutes portant les couleyrs des Seigneurs qui les commandoient. La première estoit du Prince Dauphin, fils du duc de Montpensier : La seconde, du Duc de Guyse : La troisième, du Prince de Mantouê : La quatrième, du Duc de Nevers : La cinquième, du Duc de Longueville : Et la sixième, du Comte de Ripgrave. »

Le Comte Dauphin et le Prince Dauphin s’identifient. Et Nevers montre dans ses armes le Cygne de la famille de Clèves, le Cygne d’argent, tirant avec une chaîne d’or un navire d’argent qui porte un chevalier vêtu de même métal. François de Clèves, duc de Nevers, descendait de Lohengrin.

Caslelnau complète : « Le Roy et le Duc son frère… aperçurent une grande Tour… de laquelle deux Geans d’admirable grandeur esloient les portiers, qui ne pouvoient estre vaincus… que par deux grands princes de la plus noble et illustre maison du monde. Lors le Roy et le Duc son frère, après s’estre armés secrettement, allèrent cornbattre les Geans qu’ils vainquirent… au moyen de quoy ils délivrèrent les Dames. » Ces géants y mirent de la bonne grâce, car Charles a quatorze, Henri, treize ans.

Ronsard, en son Cartel III (on dirait que Castelnau l’a sous les yeux) nous transmet l’appel de ces prisonnières qui ne recouvrent leur liberté


                              sinon par les efforts
De deux guerriers jeunes, courtois et forts,
Enfans d’un Roy le plus vaillant du monde.
Et pour autant, Sire, que la vigueur
Qui de prouesse allume vostre cœur,
Et celle aussy de Henry vostre frère,
Vous font ensemble et vaillans et courtois,
Nous espérons qu’en vestant le harnois
Tous deux pourrez l’entreprise parfaire.


Michel de Castelnau figure en tous ces spectacles de divers genres : « … j’estois de ce combat sous le nom d’un chevalier nommé Glaucus, comme aussy des autres tournois et parties qui se firent à Fontainebleau, et semblablement d’une tragi-comédie que la reyne, mère du roy, fit jouer en son festin, la plus belle et aussi bien et artistement représentée que l’on pourroit imaginer, et de la quelle le duc d’Anjou, à présent roy, voulut estre, et avec luy, Marguerite de France sa sœur, à présent reyne de Navarre, et plusieurs princes et princesses, comme le prince de Condé, Henri de Lorraine, duc de Guise, la duchesse de Nevers, la duchesse d’Uzés, le duc de Rets aujourdhuy mareschal de France, Villequier, et quelques autres seigneurs de la Cour. »


Voici maintenant que nous possédons la distribution complète de La Belle Genièvre. Brantôme avait l’air d’indiquer que la pièce n’aurait été jouée que par des femmes ; et cela étonnait : « par madame d’Angoulesme et par ses plus honnestes et belles princesses et dames et filles de sa court. » Ce n’était qu’une ellipse ! Le chroniqueur des Dames Galantes et des Dames Illustres ne comptait pas les hommes.


Madame d’Angoulesme était Diane, fille légitimée de Henri II. — Au sujet de « Marguerite de France, sa sœur » (la sœur de Diane, comme de Charles IX et de Henri III) « à présent reyne de Navarre », je me veux libérer d’un autre repentir. Sur la foi de Prosper Blanchemain, éditeur moderne, ou de Pierre de Marcassus, commentateur ancien de Ronsard, j’avais admis que la Margot de la grande Bergerie pouvait être Marguerite, fille de François Premier. Plus naturel est de penser que c’est Marguerite, fille de Henri II, la très galante reine de Navarre, qui entreparJe avec ses frères et son futur époux, avec Henri III et François, et avec Henri IV : (je donne à plusieurs leurs nom et qualités défnitifs.) Les âges concordent ainsi de très près, tandis que Marguerite de Savoie avait vingt ans de plus que ses neveux. Par contre, c’est bien toujours la fille de François Premier qui figure dans la dernière partie à côté de sa belle-sœur Catherine.


Reprenons encore, et pour finir, le mémorialiste de 1564 : « Et après la Comédie qui fut admirée d’un chacun, je fus choisi pour reciter en la grande salle, devant le Roy, le fruit qui se peut tirer des tragédies esquelles sont représentées les actions des empereurs, roys, princes, bergers, et toutes sortes de gens qui vivent «n la terre, le théâtre commun du monde, où les hommes sont les acteurs et la fortune est bien souvent maistresse de la scène et de la vie ; car tel aujourd’huy représente le personnage d’un grand prince, demain joue celuy d’un bouffon aussy bien sur le grand théâtre que sur le petit. » On croirait que le grave diplomate fut chargé de clore le spectacle par une Conférence. Il ne fit que déclamer un Épilogue écrit par Ronsard. Il le résume, retrouvant même les expressions exactes. C’est la pièce dont on a déjà lu le titre :


VERS
recitez sur le theatre par le seigneur mauvissier
Sur la fin de la Comédie
représentée à Fontaine-Bleau.


Icy la Comédie apparoist un exemple
Où chacun de son fait les actions contemple,
Le monde est le théâtre et les hommes acteurs ;
La Fortune, qui est maistresse de la Sceine,
Appreste les liabits, et de la vie humaine
Les Cieux et les Destins en sont les spectateurs.

En gestes differens, en differens langages,
Koys, Princes et Bergers jouënt leurs personnages
Devant les yeux de tous, sur l’eschafaut commun ;
Et quoy que l’homme essaye à vouloir contrefaire
Sa nature et sa vie, il ne sçauroit tant faire
Qu’il ne soit ce qu’il est remarqué d’un chacun.

L’un vit comme un Pasteur, l’autre est Roy des provinces,
L’autre fait le marchand, l’autre s’égale aux Princes,
L’autre se feint content, l’autre poursuit du bien ;
Ce-pendant le souci de sa lime nous ronge,
Qui fait que notre vie est seulement un songe,
Et que tous nos destins ne finissent en rien.

Jamais l’esprit de l’homme ici ne se contente,
Tousjours l’ambition l’espoint et le tourmente ;
Tantost il veut forcer le temps et la saison,
Tantost il est joyeux, tantost plein de tristesse,
Tantost il est domté d’Amour et de jeunesse
Contre qui ne peut rien ny conseil ny raison.

La Beauté règne au Ciel, la Vertu, la Justice ;
En terre on ne voit rien que fraude, que malice ;
Et bref tout ce monde est un publicque marché :
L’un y vend, l’un desrobe, et l’autre achette et change,
Un mesme fait produit le blasme et la loüange,
Et ce qui est vertu semble à l’autre péché.

Le ciel ne devoit point mettre la fantaisie
Si prés de la raison ; de là la jalousie,
De là se fait l’amour dont l’esprit est vaincu.
Tandis que nous aurons des muscles et des veines,
Et du sang, nous aurons des passions humaines :
Car jamais autrement les hommes n’ont vescu.

Il ne faut espérer estre parfait au Monde,
Ce n’est que vent, fumée, une onde qui suit l’onde :
Ce qui estoit hier ne se voit aujourd’huy.
Heureux, trois fois heureux qui au temps ne s’oblige.
Qui suit son naturel, et qui, sage, corrige
Ses fautes en vivant par les fautes d’autruy.


Ils sont superbes, ces vers ! Et c’est joie d’en faire hommage à Fontainebleau. Je me suis demandé : Quel est, assurément, ce Seigneur Mauvissier ? Il n’est autre, nous le voyons, que Michel de Castelnau, seigneur de Mauvissière. Encore que la morale de ces strophes plane très haut, on sent, aux dernières, que cela a bien trait à l’aventure de Genièvre, de Dalinde et de Polinesse. Semblable conclusion pour une sorte de Prologue et une sorte d’Intermède, qui sont : Le Trophée d’Amour, à la Comédie de Fontaine-Bleau}}, et Le Trophée de la Chasteté, en la mesme Comédie. Mais la pièce, — et la pièce signée ? A user de la façon de parler chère à Brantôme, je voudrais en avoir donné beaucoup, et avoir celle-là.


Vauquelin de la Fresnaye, s’il ne la vit jouer, la lut : car voulant donner exemple de la Tragédie avec dénouement heureux, ou « Tragecomedie », il dit au Livre Troisiesme de L’Art Poétique François :


Polinisse croyoit la mort d’Ariodant,
Espérant voir jetter dans un brasier ardant
L’innocente Genevre, alors que misérable
Au contraire il se void mourir comme coupable.


Et il passe à Bradamante, qu’on croit la première tragi-comédie française.

Au nombre des œuvres dont l’épisode de l’Arioste fait les frais, j’ajoute encore : Le Conte de l’infante Genièvre figle du Roy d’Escosse pris du Furieux et fet Françoes, qui se lit dans La Tricarite de Claude de Taillemont Lyonoes, Lyon, Jean Temporal, 1556, in-8. Mais ce n’est que pour dire une chose inutile.


Le rôle qui échut à Ronsard, comme poëte de cour, au Carnaval de Fontainebleau, est désormais un peu moins mal défini. Il me reste un mot à dire, seulement, de Ronsard célébrant Henri II, XIIIe César.


Il y a, m’écrit M. Léon Deroy, de fortes objections à ce que le Cabinet des Empereurs puisse dater de 1558 ou 1559.


Les peintures représentant les douze Césars à cheval existaient encore en 1692, année où fut dressé un inventaire que M. Herbet a publié ; ce document indique que les figures étaient peintes sur toile. Or, ce n’est guère qu’à partir du règne de Henri IV que la toile a été usitée, surtout lorsqu’il s’agissait d’une décoration fixe. Puis toutes, ou presque toutes les œuvres d’art exécutées à Fontainebleau sous François Premier et sous Henri II ont été gravées, et il n’existe pas de planche qui atteste l’existence du Cabinet à cette époque. S’il demeure certain que le sonnet qui nous occupa se rapporte à Henri II et non à Henri IV, il l’est donc beaucoup moins que ces vers aient été faits à Fontainebleau et pour Fontainebleau. Cependant, ce que dit Ronsard ne peut ne reposer sur rien ; il a vu cette auguste assemblée par le roi présidée. Est-ce en une autre résidence ? Il faudrait rechercher. On aurait alors rajeuni céans une idée antérieurement et ailleurs exploitée. Ou bien la décoration de Henri IV remplaça-t-elle une plus ancienne, effacée là, sur les murs ? Ceci ne serait possible que si le corps de bâtiment lui-même avait été édifié avant Charles IX, et mon aimable contradicteur ne le pense pas. Décidément, il sied que je m’en tienne à restituer à Henri II la louange, et à Ronsard la paternité du Sonnet.


Pierre de Ronsard, d’abord trop parcimonieusement partagé, occupe maintenant en ce livre une place démesurée, ou, pour mieux dire, qui peut sembler excessive si l’on songe aux autres écrivains ; en réalité, elle ne l’est nullement. Ronsard est le plus grand poète lyrique de la période où nous nous sommes bornés ; la partie de son œuvre qui s’adapte à notre cadre dépasse de beaucoup en ampleur tout témoignage contemporain de cette nature ; et enfin, parmi les gens de lettres de son temps, il est peut-être celui qui a le plus vécu au Château.


Car j’ai eu le tort, ajouté à d’innombrables, de ne considérer que l’homme fait, que le poète en pleine gloire, et de négliger l’enfant, le petit page (tel Tristan) qu’il fut à l’âge de douze ans.


En août 1536, on le présenta au dauphin fils aîné de François Premier ; ce prince mourut dans le courant du mois. Le jeune Ronsard passa au service de l’un des deux fils de France survivants, sans que l’on puisse bien certifier le quel : il est probable que c’est, non pas le futur Henri II, mais bien son cadet, Charles. Et, toujours la même année, lorsqu’il s’agit de composer la maison de Madame Madeleine, qui allait épouser Jacques Stuart et régner en Ecosse, il fut choisi pour en faire partie. Ici se rattache une anecdote assez curieuse, que l’on rencontre partout, et qui n’en est peut-être pas plus authentique pour cela. C’est Madame de Villedieu qui la raconte, près de deux siècles après.


Vers le fond du Jardin des Pins, François avait fait construire une Grotte rustique, dont rentrée était formée par des Satyres, aux corps merveilleux de musculature pris et comme écrasés dans les rocailles de la façade. Seules, ces reliques de sculpture superbe subsistent encore, en leur coin ignoré, et d’un accès peut-être un peu difficile à qui ne connaît pas les détours ; c’est fâcheux, car elles sont d’une franche et forte beauté. A l’intérieur c’était la salle de bains de la duchesse d’Étampes. D’autres dames aussi y venaient, sans défiance. Or, détail qui porte bien sa date, une niche secrète permettait, grâce à un jeu de miroirs, de voir, sans être vu, tous les charmes les plus intimes des jolies baigneuses. Jacques d’Écosse connaissait cette particularité : il se glissa dans le traître retrait au moment où sa belle fiancée allait se transformer en Nayade, et son impatiente curiosité fut sans doute satisfaite au gré de tous ses rêves. Oui, mais, si l’on voyait, on entendait aussi. Madeleine était accompagnée de Mademoiselle de Vendôme, et s’entretenait avec cette confidente ; et le jeune roi imprudent apprit qu’il avait un rival heureux en don Juan d’Autriche, et qu’on ne l’épousait qu’à contre cœur et en se considérant comme victime de la raison d’État. Il n’en persista pas moins, emmena la princesse en Écosse, où elle mourut au bout de six mois.


Ce qui peut mettre en garde contre ce récit, c’est qu’il suppose que Madeleine fut mariée malgré elle. Or Brantôme est assez peu de cet avis, et s’appuie sur un dire de Ronsard, précisément. Il prétend qu’elle voulait à toutes forces être reine et qu’elle était prête à tout pour cela. « Ainsy qu’on l’en vouloit destourner, non certes qu’il ne fust un beau et brave prince, mais pour estre condamnée à aller faire son habitation en un pays barbare et une gent brutale, luy disoit-on, elle respondit : Pour le moins, tant que je vivray je seray reyne, ce que j’ay tousjours désiré. Mais quand elle fut en Escosse, elle en trouva le pays tout ainsy qu’on lui avoit dict, et bien différent de la douce France. Toutesfois, sans autre semblant de la repentance, elle ne disoit autre chose, sinon : Helas ! j’ay voulu estre reyne ; couvrant sa tristesse et le feu de son ambition d’une cendre de patience, le mieux qu’elle pouvoit. M. de Ronsard m’a conté cecy, lequel alla avec elle en Escosse, sortant de page d’avec M. d’Orléans, qui le luy donna pour aller avec elle… »

L’incident de la Grotte ne fût-il qu’un conte, je l’ai rappelé parce que le fait des fiançailles à Fontainebleau de Jacques Stuart et de Madame Madeleine reste vrai, et que notre poëte, remplissant son office auprès de ses nouveaux maîtres, séjourna au Château pendant les derniers mois de 1586.


Rimait-il déjà ? Il est permis de le croire sur l’aveu qu’il en fait, au Second Livre des Poemes, à Pierre L’Escot.


Je n’avois pas douze ans qu’au profond des vallées.
Dans les hautes forests des hommes reculées.
Dans les antres secrets de frayeur tout couvers,
Sans avoir soin de rien je composois des vers ;
Echo me respondoit et les simples Dryades,
Faunes, Satyres, Pans, Napées, Oreades,
Egipans qui portoient des cornes sur le front,
Et qui ballant sautoient comme les chèvres font,
Et le gentil troupeau des fantastiques fées
Autour de moy dansoient à cottes agrafées.

Le joli souvenir à garder que celui de cette année d’enfance accomplie en Forêt !


Si l’on avait ces petites œuvres de prime jeunesse, je ne doute pas que l’on y trouverait des fraicheurs et des naïvetés d’impression tout exquises. On suivrait le poëte qui s’échappe des hautes salles pour aller dans les poudroiements de soleil divinisant les feuilles rougies par l’automne. Et l’on pourrait lui dire ce qu’il dit (Odes, V, II) lui-même « à Madame Marguerite, qui depuis a esté duchesse de Savoye » :


Aussy ces maisons tant prisées,
D’un or imagé lambrissées,
Fontaine-Bleau, Chambour, ne sont
Les séjours où tant tu t’amuses
Que parmy les antres des Muses…


Les antres des Muses !