Quelques personnages officiels à Tahiti, sous le règne de S. M. Napoléon III/3


MM. LANDES ET DUPRAT

OU LES DEUX ENQUÊTEURS DES AFFAIRES DUPUY ET PIGNON
Leurs rapports et le procès-verbal du Conseil d’Administration de Tahiti.


Il n’y a ni rime ni raison,
En tout ce que vous refardez.

Pierre Blanchet.


MM. Landes et Duprat sont les deux personnes envoyées à Mangarèva au mois de février 1861, pour y faire des enquêtes au sujet des plaintes de MM. Dupuy et Pignon.

Nous ne reviendrons pas sur les affaires de ces derniers. Comme nous l’avons dit, au mois de mai 1870, « ce sont de vilaines affaires », et pour tout honnête homme qui veut se rendre compte des choses, elles ne font honneur ni à Dupuy, ni à Pignon, ni à ceux qui les ont aidés.

Mais l’accusation portée par M. le comte de Kératry, devant la Chambre des députés, nous oblige à nous occuper des deux enquêteurs et à ne plus les laisser de côté comme nous avions essayé de le faire il y a peu de mois[1].

L’historique de la vie privée d’un homme jette ordinairement de vives lueurs sur sa vie publique et permet de juger des faits qui, sans cela, resteraient souvent inexplicables. Cependant nous ne parlerons pas de celle de ces messieurs, car nous ignorons la vie privée de M. Duprat, et quant à celle de M. Landes, il nous faudrait pour nous en occuper descendre jusqu’à la fange où ses passions le vautraient.

Nous ne parlerons donc que de l’enquête.

Le samedi, 23 février 1861, le brick de guerre français le Railleur arriva sur la rade de Mangarèva avec MM. Landes et Duprat.

Le dimanche 24 février ces messieurs demandèrent à la reine régente des îles Gambier, Maria-Eutokia, une entrevue qui leur fut accordée et fixée au lendemain lundi.

Le but officiel de cette visite était de s’entendre avec la régente au sujet des enquêtes que M. de la Richerie avait chargé ces messieurs de faire.

Le 25 février la reine reçut les enquêteurs. Elle avait auprès d’elle le régent Élias Téoa et le R. P. Laval.

Après les saluts d’usage, MM. Landes et Duprat demandèrent avant toute chose et avec instances la grâce de Dupuy.

À cette demande la reine répondit que : « Ces messieurs connaissant seulement la conduite de Dupuy, par ce qu’il leur en avait raconté lui-même, il serait bon qu’avant d’implorer sa grâce, ils prissent connaissance des pièces de son procès. » Ils répondirent l’un et l’autre que « ce qui avait été fait, ayant été accompli suivant les lois et les usages du pays mangarèvien, était bien fait, car Gambier avait le droit de se gouverner par lui-même. Que, quel que fût la faute commise par Dupuy, la régente pouvait faire grâce, et ce qu’ils demandaient c’était cette grâce. »

Maria-Eutokia ne voulut pas leur accorder leur demande et exprima sa volonté qu’avant toute chose ils prissent connaissance des pièces du procès. MM. Landes et Duprat insistèrent encore, mais la reine s’en tint à ce qu’elle avait déjà répondu.

C’est alors que M. Duprat s’écria : « Eh bien, concédez-nous la grâce et ensuite, puisque vous y tenez, nous prendrons connaissance des pièces du procès. — Mais, dit la reine, vous tenez donc, Messieurs, à agir sans connaître la cause ? M. Landes se pressa alors de prendre la parole pour mettre en doute la compétence du tribunal qui avait jugé et condamné Dupuy, « parce que, dit-il, ce tribunal n’a pas été approuvé par M. le gouverneur de Tahiti. »

Maria-Eutokia répondit simplement : « Mais tout à l’heure, Messieurs, vous avez dit que tout ayant été fait d’après nos lois et nos usages, c’était bien fait. »

M. Landes revint alors à sa première façon de dire. Il reconnut que Gambier avait le droit de se gouverner par lui-même, et il ajouta : Que la reine fasse toutes les réserves qu’elle voudra, mais qu’elle nous accorde cette grâce.

La Reine refusa encore la grâce de Dupuy, et M. Duprat se leva et rompit la séance en disant : « Puisqu’il en est ainsi, nous commencerons demain les enquêtes. »

En effet, le lendemain, mardi, 26 février 1861, messieurs les Enquêteurs, suivis par quatre matelots armés, se rendirent chez la régente où une salle fut mise à leur disposition ; les quatre marins armés furent mis à garder la prison et quatre chefs gardiens de Mangarèva furent préposés au maintien de l’ordre dans la salle des séances, où le public pouvait entrer librement.

MM. Landes et Duprat firent prêter serment à leurs deux interprètes Guilloux et Marion, puis par trois fois ils demandèrent publiquement, à la régente, la grâce de Dupuy ; mais cela leur fut encore refusé.

L’enquête que ces messieurs commencèrent, en ce jour, avait trait à Dupuy et à Urbain Daniel. Ce dernier était un homme coupable d’avoir volé plusieurs onces d’or et auquel le premier avait servi de receleur.

Dans l’instruction de cette affaire et lors des débats devant le tribunal de Mangarèva, on avait entendu trente témoins.

Les Enquêteurs se firent amener Urbain Daniel pour l’interroger. Ce malheureux était pâle ; il paraissait vivement impressionné et même troublé. L’interrogatoire commença. Il durait depuis assez longtemps déjà, lorsque Maria-Eutokia et Élias Téoa remarquèrent que l’émotion d’Urbain augmentait au point d’être douloureuse ; ils eurent pitié de lui, et lui adressant la parole, ils l’engagèrent à se rassurer, à parler sans crainte et à dire les faits tels qu’ils étaient et qu’il les connaissait.

« Reine, répondit le malheureux, et toi Togoïti (prince), ces deux chefs étrangers me font des questions que je ne comprends pas et qui n’ont pas trait à ma faute. Peut-être, plus tard, serai-je interrogé sur mon vol et sur la complicité de Dupuy ! Mais ces deux chefs me font peur. »

M. Duprat avait, en effet, le visage sévère ; il frappait fréquemment de sa main les papiers qui étaient devant lui et accompagnait ses gestes de quelques sèches monosyllabes.

M. Landes l’imitait en tout.

Dès que l’interrogatoire d’Urbain fut terminé, on le reconduisit en prison, où les matelots du Railleur le gardèrent au secret.

Le procès-verbal de cet interrogatoire fut présenté à Élias Téoa et à deux chefs qui le signèrent sans en connaître le contenu. Il fut aussi offert à la Reine, mais elle refusa d’y apposer sa signature en disant qu’elle ne savait pas ce qu’il contenait, et en demandant pourquoi on ne l’avait pas traduit et fait connaître à Urbain et aux assistants. Ni l’un ni l’autre des Enquêteurs ne répondit à cette observation.

La seconde personne interrogée fut M. le vicomte Florit de la Tour. Ce vieillard prêta serment ; alors M. Landes se crut obligé de faire un petit discours aux assistants pour leur expliquer la gravité du serment prêté devant un magistrat, et celui qu’il allait interroger et qui était aimé et respecté de tous les assistants ajouta : « Le serment est surtout grave parce qu’il a Dieu pour témoin et qu’il nous engage envers lui. Devant Dieu le serment du juge et celui du témoin sont les mêmes. Le juge promet de chercher bien réellement la vérité et toute la vérité, et le témoin jure de bien la dire. »

Après ce petit incident, l’interrogatoire commença, mais il fut bref. Appelé à le signer, M. de la Tour fit observer qu’il aurait bien des choses à dire à MM. les Enquêteurs, s’ils voulaient acquérir une exacte connaissance des faits, et que puisqu’on lui avait fait jurer de dire toute la vérité, on devrait bien le mettre à même de le faire.

M. Landes répondit que cela n’était pas nécessaire. M. de la Tour insista encore, mais en vain ; il mit alors les Enquêteurs en demeure de l’entendre, mais ils s’y refusèrent. C’est après cela qu’il leur envoya une déposition écrite à laquelle ils crurent devoir répondre par une lettre qui disait ; « Nous ne reconnaissons pas à M. de la Tour le droit d’exiger que sa déposition écrite soit jointe au dossier, parce que cela est contraire aux prescriptions du code d’instruction criminelle français, et nous regrettons même de connaître les détails contenus dans cette déposition, parce qu’ils nous induisent à penser que le R. P. Laval n’aurait pas dû juger dans l’affaire Dupuy, à cause des prescriptions du même code. »

Le soir de ce même jour, c’est-à-dire du 26 février 1861, MM. Landes et Duprat firent transporter leur bureau dans la prison d’Urbain, ils s’y enfermèrent, seuls avec lui, depuis le coucher du soleil jusqu’à dix heures de la nuit et ils l’interrogèrent[2].

Plus tard Urbain, sorti de sa prison, disait en présence d’Akakio de Taku, Bernardino Agatoroniko, Niro, Tomiko, Adriano et Antonio Mahoï, « qu’on lui avait fait peur et qu’on n’avait pas voulu l’entendre sur les questions ayant trait à la culpabilité de Dupuy, son complice. »

Le jeudi, 28 février, Urbain fut encore interrogé puis remis au secret. Sa femme lui écrivit une lettre que M. Duprat ne voulut point laisser parvenir à sa destination ; néanmoins il permit au geôlier Rafaël de communiquer avec le prisonnier pour lui faire savoir que sa femme le saluait. C’est dans cette occasion qu’Urbain put dire à Rafaël. « J’ai beaucoup de peines. Je suis intimidé. On me fait des questions qui n’ont point trait au jugement de Dupuy ni au mien et je n’arrive pas à pouvoir dire ce que je voudrais faire connaître. »

Le 1er mars 1861, Urbain écrivit, de sa prison, à M. Duprat, une lettre dans laquelle on lit le passage suivant :

« Commandant, je pensais que vous aviez cru à tout ce qu’il (Dupuy) vous avait dit et qu’il n’y avait pas moyen de vous faire croire que c’était le contraire. J’avais peur de cela et de vous, et puis de votre arme. Il faut donc, Commandant, que je répare tout cela, et je pense que vous voudrez bien me croire, Je vous avertis que J. Dupuy et moi nous sommes coupables tous les deux. Veuillez me croire, Commandant, parce que cela est bien la vérité.

Signé : URBAIN. »

Tels sont les faits dans toute leur simplicité.

Voyons maintenant ce qu’ont dit les Enquêteurs :

Dans son rapport, daté du 12 avril 1861, et dans l’annexe qu’il y a joint avec la date du 4 mai de la même année, M. Duprat ne parle pas de l’affaire de Dupuy. M. Landes observe le même silence dans son rapport du 2 mai 1861. Mais dans leur rapport collectif, ces messieurs disent : « Qu’ils n’ont vu de témoins qu’Urbain Daniel, et que tout pour Dupuy dépend de cette déposition. » Ils considèrent la déposition d’Urbain comme étant favorables à Dupuy et en concluent l’innocence de ce dernier. Quant à la lettre écrite et adressée le 1er  mars à M. Duprat, et dans laquelle Urbain accuse Dupuy et rétracte ses autres dépositions, ils l’attribuent à « une influence et à des pressions. »

L’extrait des séances du Conseil d’Administration de Tahiti, dont parle M. de la Richerie dans sa lettre au Ministre, comprend les séances du 7 et du 8 avril 1861. Dans celle du 7 mai seulement, il est parlé de l’affaire Dupuy, et voici tout ce qui en est dit :

« La première affaire sur laquelle ont porté les investigations de ces messieurs, du Railleur, est la condamnation à la prison, à l’amende et à l’expulsion contre le Français Dupuy, par le tribunal mixte de Mangarèva, que préside le Père Laval.

M. Landes lit le jugement en date du 16 avril 1860, dont copie conforme a été signée de M. Laval avec le titre de président du Conseil mixte[3] ; le jugement des 16 et 17 janvier 1861[4], " qui condamne Dupuy pour avoir voulu commettre l’adultère, certifié par M. Laval, président du Conseil mixte, et diverses autres pièces, entre autres l’interrogatoire à la prison de Mangarèva. »

« M. Landes continue la lecture du compte-rendu et s’arrête à la conclusion de l’innocence de Dupuy, dont le seul et unique accusateur est un indigène subissant une pression continuelle, lequel cependant déclare l’innocence de Dupuy à deux fois différentes, à la prison, et devant trois chefs mangareviens. » (Voir les interrogatoires des 26 et 28 février, faits par MM. Duprat et Landes.)


Dans tout cela, le procès-verbal du Conseil d’Administration ne dit au fond que ce qui est dans le rapport collectif Duprat et Landes. Cela est naturel, ce sont ces deux messieurs qui seuls ont parlé dans les deux documents.

Analysons un peu leurs dires et leurs actes.

MM. Duprat et Landes n’ont vu, disent-ils, qu’un témoin, Urbain Daniel ! Pourquoi donc ne parlent-ils point, dans cette affaire, de M. le vicomte Florit de la Tour, ni de ses protestations, ni de sa déposition écrite ? Et puis, ce n’est pas le manque de témoins qui a pu les gêner dans l’élucidation de cette affaire, car les juges de Mangarèva, qui avaient mis beaucoup de soins et de conscience dans leurs recherches de la vérité et dans leur jugement, n’avaient pas craint de faire comparaître devant le tribunal les trente témoins dont les noms suivent :

Irèneo Putetoa, — Vinikenetio a pauro Matiki, — Henri, — Ephrem, — Anatatio Matamakai, — Maratino — Matokunuto, — Augustino Pokiturau, — Joane ote Etua Maomoto, — Amapiroko, — Matamoe, — Vareriano Matookura, — Joane Marapaere, — Venekearo Mamakai, — Tirivetero Ma…, — Rapaere à Kanuto, — Uparatio, — Karirepo, — Perenaratino, — Timoteo, — Daniel Guilloux, — Rino Magotorieva, — Jacques Guilloux, — Juriano Temauri, — Louis Teitei à Mahai, — Kanuto Teogaï, — Hirario Mamagiti, — Atauto Matitiou, — Karore Mapurei, — Maratino Pupuko, — Anatonio, — Florit de la Tour.

Ce dernier ne fut interrogé qu’à titre de renseignements.

MM. les Enquêteurs basent l’innocence de Dupuy sur la seule déposition d’Urbain Daniel. Or, comme ce dernier était un voleur et qu’il avait été condamné comme tel après avoir avoué son crime, il s’en suit que, d’après eux, il suffit du témoignage d’un voleur pour innocenter son complice.

En ce qui touche les rétractations d’Urbain et sa lettre à M. Duprat, ces messieurs se bornent à dire qu’elles sont dues à une influence et à une pression continuelle, mais ils n’expliquent point ce qu’ils entendent par là ni comment elles pouvaient agir sur Urbain Daniel, alors qu’il était en prison au secret et sous la garde de marins français.

La séance de nuit, qui eut lieu dans la prison, le 26 février, quelques heures après un long interrogatoire public, et dans laquelle Urbain Daniel, seul avec MM. Duprat et Landes, eut à répondre, depuis six heures jusqu’à dix heures du soir, à leurs questions, ainsi que la lettre écrite au 1er mars à M. Duprat, ne donnent-elles pas à penser, avec raison, que si Urbain a subi une pression, elle est due à MM. les Enquêteurs ?

Considérons maintenant la partie de l’enquête qui a trait à Pignon.

La lettre collective des Enquêteurs dit : « Qu’ils ont fait venir Pignon pour formuler ses réclamations (pièces nos 53 et 54 du dossier, datées du 25 février et du ler mars 1860) ; qu’ils ont demandé aimablement à la régente, 150,000 francs d’indemnités ; qu’ils ont fait prêter serment à Akakio Tematereikura, lequel sans doute avait sa leçon faite d’avance ; qu’ils l’ont interrogé durant quatre heures, mais qu’ils n’ont pu rien tirer de lui ; qu’il avoue n’avoir loué son terrain à Pignon que pour trois ans, et qu’ils ont fait établir un inventaire par MM. Mauson et de la Tour pour servir de base aux indemnités. »

Le procès-verbal de la séance du Conseil d’Administration dit :

« La discussion continue par la lecture du rapport de MM. Duprat et Landes, relative à l’affaire de M. Pignon. M. Landes lit la requête de M. Pignon, du 1er mars 1861, et divers jugements des Conseils mixtes. »

« À ce sujet, le Commissaire impérial fait observer qu’il est extraordinaire qu’il n’y ait qu’une seule juridiction et il doute qu’on puisse admettre que des jugements de cette forme soient mis d’exécution sans appel. »

« M. Landes lit les interrogatoires d’Akakio, de Jacques Guilloux, de Marion et de Daniel Guilloux. Nos conclusions, dit M. Landes, ont été formulées le 13 mars dans une lettre que nous avons adressée à la régente. Celle-ci, ou plutôt, M. le vicomte Florit de la Tour, a répondu par un long commentaire du 15 mars, dans lequel toute conciliation, toute concession est rejetée. (Cette lettre est lue par M Duprat)[5]. »

Dans la même séance il est établi, sur les dires de MM. Duprat et Landes, que Mme  Pignon continue son commerce et qu’ « elle a repris les marchandises qu’on avait transportées hors de chez elle. »

MM. Landes et Duprat « firent venir Pignon pour qu’il formulât sa demande d’indemnité. » Ce qu’il fit à deux reprises différentes, le 25 février et le 1er mars.

Le 25 février il réclamait :
1o Pour magasin et mobilier 100,000 fr.
2o Pour dégradation de propriété 50,000
3o Pour la goélette Marie-Louise 30,000
Total 180,000 fr.
Le 1er mars, c’est-à-dire trois jours plus tard, il demandait :
1o Pour un quai 40,000 fr.
2o Pour une maison en roseau 10,000
3o Pour marchandises et mobilier 60,000
4o Pour affaires arrêtées 40,000
Total 150,000 fr.

Cette différence entre les deux demandes présentées par Pignon n’inspira aucune réflexion aux Enquêteurs ; elle ne fit naître en eux aucun doute sur la probité de ce commerçant ni sur sa capacité à estimer sérieusement les dommages qu’il prétendait avoir soufferts.

Ils admirent sa seconde demande sans y trouver à redire ; ils ne virent aucun changement à y faire, même lorsque, quelques jours plus tard, les experts nommés par eux eurent établi que le dommage souffert par la maison était de 761 francs et 60 centimes, que celui souffert pour les marchandises et le mobilier était de 464 francs, et que, d’ailleurs, Mme  Pignon avais repris les marchandises.

Ils ne firent estimer ni le quai, ni le commerce de Pignon, et ne songèrent pas à s’assurer si la cessation de son commerce avait été volontaire ou forcée. Il eût cependant été facile de faire vérifier les livres de ce négociant et de voir quel était le nombre de tonneaux de nacre vendus annuellement, ainsi que leurs prix d’achat et de vente.

La légèreté mise par MM. Landes et Duprat dans la conduite de leur enquête se retrouve aussi dans la rédaction de leur rapport collectif ; ainsi ils y disent : « Qu’ils ont interrogé Akakio Tematereikura durant quatre heures ; qu’ils n’ont pu rien tirer de cet homme, et qu’il n’avait loué sa propriété à Pignon que pour trois ans. » Or, en lisant le plumitif de M. Landes et l’interrogatoire d’Akakio, qui est très-catégorique, on est étonné de voir combien l’assertion « qu’ils n’ont rien pu tirer de cet homme » s’éloigne de la vérité, et l’on n’y trouve point qu’Akakio ait dit n’avoir loué sa propriété à Pignon que pour trois ans.

La légèreté de ces deux messieurs a été telle, qu’ils n’ont pas songé que le plumitif pourrait rester au dossier.

Après cela, devons-nous prendre la peine de discuter les autres allégations contenues dans les rapports de MM. Landes et Duprat, soit qu’elles aient trait à la loi de fustigation ou encore au commerce des missionnaires ou bien à tout autre chose ? Nous ne le croyons pas nécessaire.

Quant à ce qui est du Conseil d’Administration, les procès-verbaux de ses séances montrent que tous parmi ses membres, et notamment M. l’ordonnateur Trillard, n’étaient pas bien convaincus de la vérité des accusations portées contre Gambier. Leurs convictions ne pouvaient d’ailleurs s’établir que d’après les assertions de MM. Landes et Duprat ou sur les pièces qu’ils avaient dressées[6].

En vérité, tout ce qu’il y a de mieux à dire sur cette séance du Conseil d’Administration de Tahiti, se trouve dans les vers suivants :

« Ma foi, disait un chat, de toutes les merveilles
» Dont il étourdit nos oreilles,
» Le fait est que je ne vois rien.
» Ni moi non plus, disait un chien.
» Moi, disait un dindon, j’y vois bien quelque chose…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Florian. — (Le singe qui montre la lanterne magique.)
En terminant, nous allons reproduire la lettre que la régente

des Gambier écrivait à S. Exc. M. le Ministre des Colonies, à la suite de cette enquête, et qui fut perdue, croyons-nous, avec les pièces qui l’accompagnaient.

Voici cette lettre :

« À Son Exc. le Ministre des Colonies françaises, à Paris.
«Seigneur très-élevé,

« Depuis plus de dix-sept ans que nous sommes sous la protection de la France, nous nous étions toujours gouvernés d’après nos antiques usages et les lois nouvellement établies sous le christianisme et d’après même les conseils de tous les gouverneurs de Tahiti, depuis M. Bruat jusqu’à M. de la Richerie. Et voilà qu’aujourd’hui, pour avoir exécuté, dans les affaires Jean Dupuy et Jean Pignon, son oncle, les sentences portées par le Conseil mixte du pays (légalement établi par feu Grégoire, mon époux), je vois arriver un navire de guerre, le Railleur, pour venir faire des enquêtes sur ces affaires. Cependant, quelles sont les dernières paroles de l’honorable M. de Cintré, commandant de la Thisbé, lors de son passage ici, il y a un an ? Les voici, fidèlement traduites par l’interprète de M. le Commandant : « Dites à Sa Majesté que j’ai été envoyé par M. Saisset pour la rassurer, pour la protéger, et que tout ce qui s’est fait et qui se fait dans le pays d’après les lois locales, est chose sacrée. »

» M. Bruat, avant, avait écrit au R. P. Cyprien Liaussu, représentant du gouvernement français : « Que nous n’avions qu’à renvoyer de nos îles ceux qui y mettraient le désordre ; que nous étions maîtres chez nous. »

» M. de la Richerie lui-même, lors de son passage ici, a trouvé comme étant une bonne institution, la création d’un Conseil mixte, pour juger les affaires entre les Européens et les Indigènes, et d’un Conseil purement européen, pour les affaires entre Européens seuls. « Les décisions de ces deux Conseils, a-t-il dit, sont inattaquables et sans appel.[7] »

» D’où vient donc, très-élevé seigneur, qu’aujourd’hui on veut chercher à faire croire le contraire à mes gens, dans l’affaire de Jean Pignon et de son neveu ? D’où vient qu’on n’entend que ce qu’on veut bien entendre, en ne consultant que la partie adverse, afin de trouver innocents des gens pour lesquels nous avons eu une indulgence poussée au-delà des bornes de la modération ordinaire, bien qu’ils ne voulussent pas se soumettre aux lois du pays, parce qu’ils sont Français, disent-ils ?

M. Pignon a souvent fait partie du Conseil mixte et du Conseil européen dont il est membre de droit d’après sa nomination écrite, de feu Gregorio, mon époux, et il n’a jamais décliné la validité de ces conseils tant qu’il ne s’agissait que d’autrui ; mais à présent que c’est contre lui que le Conseil mixte a rendu sa sentence, pour injures graves envers nous, les chefs et les membres dudit Conseil et pour avoir voulu s’approprier un terrain qui ne lui appartenait pas, il voudrait l’éluder et nous a écrit : Qu’il protestait contre tous les jugements rendus ; et il a dit maintes fois de vive voix, que c’est parce qu’en sa qualité de Français il ne reconnaissait pas les lois et les» coutumes du pays ; cependant, il a comparu dans les différentes séances qui ont eu lieu à son occasion pour les susdites affaires.

Seigneur très-élevé, j’ignore le sort que la divine Providence réserve à mon fils et au pays ; mais, comme régente, j’ai cru qu’il était de mon devoir de vous faire connaître la vérité, ne doutant pas un instant que, dans votre haute sagesse, vous ne fassiez droit à mes réclamations. Je demande donc que les décisions du Conseil mixte soient maintenues, tant dans l’affaire Pignon, que dans l’affaire Dupuy :

1o Parce que M. le commandant Duprat et M. Landes ; chargés de faire l’enquête, n’ont pas voulu voir les pièces des jugements rendus ;

2o Parce qu’ils n’ont pas voulu non plus faire la contre-enquête ordonnée par M. de la Richerie, en présence du R. P. Laval, président du Conseil mixte ;

3o Parce que dans l’enquête de l’affaire Dupuy ils n’ont interrogé que le complice de Dupuy, le nommé Urbain Daniel, qu’ils ont mis au secret depuis le 26 février au soir jusqu’au 28 à midi. Il est vrai que M. le vicomte Florit de la Tour, à qui l’argent volé appartenait, a été interrogé, par ces deux messieurs le 26 février, sur quelques particularités favorables à Jean Dupuy ; mais ils n’ont pas voulu savoir le tout, et c’est pour cela que le susdit M. de la Tour a protesté par écrit ce jour-là même.

4o Parce que le jugement du susdit J. Dupuy n’a pas été rendu sur le dire ou révélations dudit Urbain Daniel (ces révélations n’ayant été considérées que comme renseignements), mais bien sur l’audition de nombreux témoins et sur le vu des pièces de conviction.

Daignez, très-élevé seigneur, prendre en considération cette supplique,

J’ai l’honneur d’être, etc.
La Régente des îles Gambier,
MARIA EUTOKIA. »

P.-S. — Maintenant, seigneur très-élevé, j’ai l’honneur de vous prévenir qu’à cette supplique je vais joindre plusieurs autre écrits : 1o mes réponses à la lettre que M. le commandant Duprat et M. Landes viennent de m’écrire ; 2o j’y joindrai aussi une partie des pièces du dossier de l’affaire Pignon, savoir : depuis le no 1 jusqu’au no 10 inclusivement ; 3o trois pièces du procès Dupuy savoir : le verbal du R. P. Laval et deux décisions du Conseil mixte.

Je m’arrête ici pour ces pièces parce que le Railleur est sur son départ.

J’ai l’honneur de vous saluer profondément, seigneur très-élevé,

La Régente des îles Gambier,
MARIA EUTOKIA. »
Papeete, août 1870
J.-P. CHOPARD.



  1. Voir la brochure : Les Îles Gambier et la brochure de M. Louis Jacolliot.
  2. Urbain parlait et écrivait la langue française.
  3. Décision du Conseil mixte dans l’affaire d’Urbain Daniel et de Jean Dupuy.

    Urbain Daniel est reconnu coupable de vol, commis au préjudice de M. de la Tour, consistant en 9 onces, une pièce de 20 francs et 3 piastres ou pièces de 5 francs. Le Conseil mixte le reconnaît à l’unanimité.

    M. J. Dupuy est reconnu à l’unanimité être coupable de tentative de recel dans le susdit vol d’Urbain.

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Il est reconnu à l’unanimité que M. J. Dupuy est coupable d’avoir voulu faire accroire au peuple qu’il était délégué de l’empereur Napoléon, pour n’être point repris dans ses actions.

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    En conséquence, le susdit Urbain Daniel est condamné à un an de prison, tant prison que travail d’utilité publique ; puis à un baril de nacre pour amende et aux frais et dépens de la procédure, avec M. J. Dupuy, une moitié chacun.

    M. Dupuy, lui, est condamné à un an de prison, à ses frais et dépens et à être renvoyé pour toujours des îles Mangarèva par le premier navire qui pourra le prendre pour Tahiti ou pour Valparaiso, et, en outre, à 100 francs d’amende et 40 piastres de frais, conjointement avec le susdit Urbain.

    Fait à Mangarèva, le 16 avril 1860.
    En foi de quoi ont signé :

    Fr. Honoré Laval, président du Conseil mixte ; P. A. Chosson, A. Marion, G. Soulié, Fabien Coste, Jacques Matereikura, — Elias Téoa, Marino Putéoa, Antonio Marakauke, Fauro Reotika, juges.

  4. Il y a une erreur de rédaction dans le nom du mois et dans le chiffre de l’année ; car Dupuy a quitté Mangarèva le 10 mai 1860, sur l’Antonia, capitaine Schulze. C’est avril 1860 qu’il fallait écrire.
    Décision du Conseil mixte, dans l’affaire de J. Dupuy et de Rose Guilloux, femme d’Étienne Temareveriano.

    Le sieur J. Dupuy et Rose ayant été convaincus d’adultère, commis dans la nuit du 7 au 8 avril 1860, ont été condamnés, par le Conseil mixte, à l’unanimité :

    1o Le susdit J. Dupuy, à trois mois de prison et aux frais et dépens, temps qui ne doit pas être confondu avec l’année de prison prononcée précédemment, et à 100 piastres de dommages et intérêts, pour faire droit à la requête du mari, le nommé Étienne Temareveriano (Teakorotu) et du père de Rose, le sieur Jean Guilloux. En outre, J. Dupuy est condamné à 20 piastres d’amende en punition du susdit adultère ;

    2o Rose Guilloux, à 3 mois de prison et à un baril de nacre d’amende.

    Fait à Mangarèva, le 17 avril 1860.
    En foi de quoi ont signé :

    Fr. Honoré Laval, président ; P. A. Chosson, A. Marion, Fabien Coste, G. Soulié, Jacques Matereikura, Elias Téoa, Akakio Matereikura, Paoro Reotika, juges.

  5. On peut lire cette lettre dans l’écrit « Les Îles Gambier et la brochure de M. Jacolliot. »
  6. Nous devons à la vérité de dire qu’il nous a paru ressortir de l’étude que nous avons faite de ces procès-verbaux, qu’un gros négociant, faisant partie du Conseil, croyait à ce que voulaient prouver MM. les Enquêteurs.
  7. Comparer ce dire avec celui de la page 40, ligne 30 et suivantes.