Quelques mots sur le pédagogue et la pédagogie

Quelques mots sur le pédagogue et la pédagogie
Revue pédagogique, second semestre 1891 (p. 97-101).

Nouvelle série. Tome XIX.
15 août 1891
N° 8.

REVUE PÉDAGOGIQUE

Quelques mots sur le pédagogue et la pédagogie[1]


La pédagogie a pour objet l’éducation des enfants. Les Grecs, à qui nous devons le mot, distinguaient le paidonome, maître commun à un certain nombre d’enfants, du pédagogue, maître spécial à un enfant ou à une famille. C’est à peu près la différence que nos lois établissent entre l’instituteur public et l’instituteur privé. Le nom de pédagogue a seul survécu chez les Romains, et, après eux, chez les peuples modernes. Il était, au seizième siècle, en France, le titre attaché aux directeurs des collèges.

Les colleges s’enflans d’escoliers, dit Étienne Pasquier dans ses Recherches sur la France, on fut contraint d’y faire des classes et y avoir divers Precepteurs pour enseigner les enfans selon le plus ou le moins de leur capacitez : ceux-ci furent appelez Regens, d’un mot emprunté du concile général tenu dans Rome en l’église Saint-Jean-de-Latran… Depuis cet ordre ainsi étably, parce que les Regens devoient estre passez maistres es Arts, celuy auquel le fondateur du college avoit donné le nom de maistre, pour avoir l’œil dessus tous les escoliers boursiers, fut tantost appelé Magister pædagogus, tantost Principalis pædagogus... Et comme le temps seul donne la vogue aux paroles, aussi est seulement demeuré le mot de Regent, et au principal gouverneur celui de Principal seulement. Et ainsi que les affaires des colleges vont, il y a trois sortes de maistres : le surintendant de tous les autres que nous appelons Principal, les Régens qui enseignent aux classes, et les autres qui sans faire lectures publiques tiennent chambres à louage du Principal, que l’on nomme pédagogues, parce qu’ils ont la charge et gouvernement sur quelques enfants de maisons. »

Restreint à ce sens, le mot de pédagogue ne se maintint pas en honneur. Il servait le plus souvent à caractériser un pédantisme hautain et morose. La Fontaine, qui n’aimait pas les enfants, n’est pas plus tendre au pédagogue. Molière le tourne en ridicule. Rollin s’abstient d’en parler. Jean-Jacques Rousseau le prend à partie sans ménagement. De nos jours le nom a repris faveur. C’est la pédagogie qui a réhabilité le pédagogue.

Nul, en effet, ne conteste aujourd’hui qu’il y ait une science pédagogique. Historiquement, on en recueille à l’envi les éléments épars chez les philosophes et chez les moralistes, chez les hommes et chez les femmes, d’Aristote à Kant, de Montaigne à Pestalozzi, de Mae de Maintenon à Miss Edgeworth. Philosophiquement, on en discute les principes. C’est une opinion bien établie que la pédagogie a des règles pour tous les âges ; qu’elle embrasse l’ensemble de la culture humaine, culture physique, culture intellectuelle, culture morale ; que, prise à ses sources hautes et considérée dans ses effets précis, elle n’est autre chose qu’une application de la psychologie. Aux termes de la définition antique, le pédagogue était surtout chargé de veiller à la tenue de l’enfant et de le garder des mauvaises rencontres. Cette vigilance, dans la pensée de Rollin, comprend tous les devoirs de tutelle intellectuelle et morale dont le père se décharge. Mais Rollin lui-même donne des conseils plutôt qu’il n’impose des préceptes. C’est le fruit de son expérience qu’il offre ; à peine se sent-il le droit de le recommander. Pédagogue excellent, on ne saurait dire qu’il a fixé les règles de la pédagogie. Le Traité des Études est un trésor de remarques judicieuses ; il n’a rien d’un code. Rollin se défend même de lui donner ce caractère. La pédagogie moderne a la prétention de former un corps d’idées directrices qu’elle emprunte à la psychologie proprement dite, à la morale, à l’hygiène. Elle est devenue un enseignement dont tous les enseignements doivent s’inspirer, qui les domine, les éclaire et les discipline. Elle a ses chaires dans les écoles normales et les Facultés. Par les droits qu’on lui reconnaît, par l’autorité qu’elle exerce ou qu’on lui demande d’exercer, elle est, en quelque sorte, ce que voulait être la théologie au moyen âge, la maîtresse de l’école et la lumière de la vie, magistra scholæ, lux vitæ.

Est-elle une science au sens absolu du mot ? S’il faut entendre par là qu’elle a sa base au plus profond de l’être dont elle est chargée de régler la vie ; qu’elle se compose d’une suite d’observations qui, reliées les unes aux autres, permettent d’en déduire une doctrine et d’en tirer des lois ; que tel système est préférable à tel autre parce qu’il fait plus équitablement la part de tous les besoins de la jeunesse, — la dénomination est exacte. On ne refuse pas le nom de science aux études expérimentales qui, par des analyses bien conduites, aboutissent à des synthèses justifiées. Bien plus, on peut dire que, de toutes les études expérimentales, il n’en est point qui se prête mieux à une coordination de principes que celle qui repose sur la connaissance des conditions éternelles et universelles de la vie physique, intellectuelle et morale de l’humanité. Ce qui a pu faire dénier le nom de science à la pédagogie, c’est que, telle qu’on l’établissait, elle n’avait pour fondement qu’une observation tronquée par ignorance ou volontairement incomplète, et qu’elle sacrifiait, soit l’intelligence au caractère, soit le caractère à l’intelligence, soit la santé du corps au développement de l’esprit. Du jour où l’instituteur éclairé a embrassé dans leur ensemble inséparable, dans leur unité vivante, toutes les forces de l’enfant, tous les éléments nécessaires à sa croissance régulière et saine, l’œuvre de l’éducation a pris rang parmi celles auxquelles la science peut appliquer ses règles de précision. S’ensuit-il qu’il y ait lieu d’y introduire une rigueur mathématique ? Si l’appellation de science n’était acceptable qu’à cette condition, nous serions plus tenté d’en répudier que d’en rechercher le patronage. La pédagogie est une science, mais une science morale, c’est-à-dire une science qui doit considérer, sous peine de se rendre inefficace, tout ce qui peut venir à l’encontre des lois générales. On n’agit point sur une intelligence comme sur une matière qui offre partout et toujours les mêmes conditions d’existence souple ou incoercible. Il faut avoir égard à la constitution de l’individu qui a sa vie propre ; il faut compter avec les défaillances ou les résistances de la volonté libre et dont cette liberté, sujette à l’erreur, mais susceptible de redressement, fait la force comme la dignité. Malheur à la science qui, par une rigidité systématique, en briserait le ressort ! Son devoir est de s’ajuster aux nécessités particulières créées par l’inévitable influence des milieux ou par la fatalité physiologique de l’hérédité. La pédagogie contemporaine n’est digne de la confiance que l’opinion lui témoigne chaque jour davantage que parce que ses doctrines intelligentes et libérales reconnaissent parmi les lois communes toutes les diversités de la nature, parce qu’elle rassemble, en les corrigeant ou en les tempérant les uns par les autres, les systèmes de Rabelais et de Montaigne, de Locke et de Rousseau.

De là vient que, dans certaine école, on incline à l’envisager moins comme une science que comme un art. La vérité est qu’il n’est pas de science morale qui, dans ses applications, puisse se passer du concours de l’art. J’ajoute qu’ici ce concours est une absolue condition de succès. Le danger sans doute est qu’on prenne des expédients pour une méthode et qu’on confonde l’art avec les artifices. Mais où la science est solide et intelligente, l’art ne peut être que sérieux et sincère. Ce n’est point un talent commun, certes, que de s’établir dans la conscience de l’enfant, de s’en rendre maître en la ménageant, de la guider sans la contraindre. Il n’est pas donné à tous, même aux plus savants, de faire judicieusement la part de l’autorité nécessaire et la part de la liberté utile, d’aider à l’essor de la sensibilité et de l’imagination en dehors desquelles il n’y a pas d’existence morale complète, sans que la raison, suivant le mot de Mme de Maintenon, cesse jamais d’avoir raison. Le progrès de l’âge modifie les difficultés ; il ne les diminue point. Elles s’accroissent au contraire avec la force des passions. On a toujours plus ou moins de prise sur l’enfant qui ne résiste point ou qui cède vite. L’adolescent, qui sent sa volonté s’affermir et qui n’ignore pas que c’est l’instrument qu’une bonne éducation travaille à forger en lui, a ses retranchements, ses lignes de défense. Il ne se laisse prendre que par ceux qui ont trouvé l’accès, et il n’y faut rien de moins qu’une grande dextérité de conduite et toute la souplesse d’une main délicate. Notre pédagogie féminine excelle en ce genre de direction. Je ne crois pas qu’il en existe de plus riche, de plus pénétrante dans ses moyens d’action : on y sent la mère avec toute son expérience et tout son cœur. Cette supériorité de vues naturelles et d’habileté instinctive est le motif dont s’autorisent ceux qui seraient disposés à n’attacher à la science en pédagogie qu’une importance secondaire. C’est là proprement, en effet, ce qu’on appelle le don. Mais si le don est indispensable dans toute fonction où l’éducation est intéressée, il ne se suffit pas à lui-même. Ce que la nature a préparé a besoin d’être approfondi, confirmé, complété par la science. Les ressources de l’art le plus actif et le plus ingénieux s’épuisent si la méditation des principes ne le soutient, si l’étude des faits psychologiques ne le renouvelle.

L’union de la doctrine et de l’expérience, voilà donc ce qui constitue la pédagogie. Elle n’est féconde qu’à ce prix. Les uns peuvent l’étudier dans ses principes, les autres la suivre dans le détail des applications ; c’est ainsi que l’œuvre s’enrichit : elle forme aujourd’hui, dans tous les pays, dans le nôtre non moins qu’ailleurs, ce que les Allemands appellent une littérature. Mais ceux qui font profession d’appliquer à l’éducation le fruit de l’œuvre commune sont tenus à la fois et d’avoir réfléchi aux fins de la pédagogie et d’en avoir observé les moyens. L’enseignement primaire n’est décidément entré chez nous dans la voie du progrès que depuis que l’idée pédagogique y a été introduite avec l’élévation de vues et la sûreté d’impulsion qu’elle comporte. C’est l’idée pédagogique qui a transformé en ces derniers temps notre enseignement supérieur. Elle commence à renouveler aussi notre enseignement secondaire en faisant pénétrer de mieux en mieux dans la direction du développement physique, intellectuel et moral de la jeunesse l’esprit d’harmonie et de mesure qui est le fond de toute éducation, en même temps que l’habitude de la vie intérieure et de l’action personnelle qui en est l’âme. Les écoles des Jésuites, l’Oratoire, Port-Royal, n’ont place dans l’histoire que parce qu’elles ont créé une pédagogie. Ce qui a manqué à l’Université avant Rollin et le président Rolland, c’est d’avoir la sienne. La pédagogie ainsi comprise est le point de départ et le point d’appui de toute réforme sociale. C’est en ce sens que Leibnitz a pu dire que « celui qui est le maître de l’éducation est le maître du monde ».


  1. La note que nous publions sous ce titre a été lue par l’auteur à l’Académie des sciences morales et politiques dans sa séance du 13 juin dernier.