Quelques mots sur l’Atlantide


QUELQUES MOTS SUR L’ATLANTIDE



C’est un fait réellement étonnant que la ténacité avec laquelle des personnes instruites et sérieuses continuent, de nos jours encore, à prendre le pays d’Atlantide pour autre chose qu’une de ces créations sorties tout entières de l’imagination d’un auteur, et s’appuient sur une simple légende pour soutenir que l’existence de l’Amérique était connue des anciens, notamment des Égyptiens et des Grecs. Ces peuples, ose-t-on affirmer, ont fondé dans le Nouveau-Monde des établissements à une époque très reculée de leur histoire ; ils connaissaient l’Atlantide, et, de même qu’ils furent les premiers à civiliser le monde, ils furent aussi les premiers à coloniser l’Amérique, où ils arrivèrent après avoir parcouru l’Europe et fait étape sur le littoral des Gaules.

Dans un mémoire présenté au Congrès des Américanistes réuni à Copenhague, M. Blackett, de Londres, soutenait que le Nouveau-Monde est incontestablement l’Atlantis des anciens. D’après lui, « ce vieux continent, si l’on tient compte des érosions de la mer et des affaissements sous-marins, occupait à peu près exactement, à la surface de la terre, la place que tient l’Amérique de nos jours. La division du nouveau continent en Amérique du Nord, Amérique centrale et Amérique du Sud, répond à la division en trois parties de l’Atlantis, telle qu’elle est décrite par Marcellus »[1].

Dans une autre communication faite au Congrès international des Américanistes, tenu à Madrid, M. de Botella non seulement concluait à l’existence réelle du continent disparu, c’est à dire de l’Atlantis, mais il déterminait sa situation exacte, et en figurait les contours sous l’aspect d’un gigantesque fer à cheval.

Je ne suis pas fort en géographie et je le regrette souvent bien amèrement ; mais il n’est pas impossible que, pour la recherche d’une question du genre de celle-ci, ce ne soit presque un avantage. De cette manière, on se débarrasse plus facilement d’une foule de questions secondaires, qui trop souvent ne font qu’obscurcir les recherches, et l’on peut se tenir exclusivement au cœur de la question. Ici, il s’agit évidemment de savoir avant tout sur quelles autorités repose la croyance à ce pays merveilleux qui, à l’époque où il fut cité pour la première fois, avait disparu depuis plusieurs milliers d’années. Contentons-nous donc de chercher quelle est la valeur de la tradition sur cette fameuse Atlantide.

L’auteur chez lequel elle est citée pour la première fois est le philosophe grec Platon. Il en est question dans deux de ses discours, le Timée et le Critias. Critias veut donner à Socrate une preuve que la république idéale que celui-ci vient d’esquisser a existé réellement. À ce propos il expose en quelques mots « une histoire très étrange et pourtant très véritable que racontait jadis Solon, le plus sage des sept sages… » Celui-ci l’avait apprise de la bouche d’un prêtre de Saïs, dans le Delta du Nil. Voici en quelques mots ce que Critias en avait retenu.

Les livres égyptiens, disait ce prêtre de Saïs, nous apprennent quelle puissante armée Athènes a détruite, armée qui, venue à travers la mer Atlantique, envahissait insolemment l’Europe et l’Asie. La mer Atlantique était alors navigable, et il y avait, au-devant du détroit que vous appelez les colonnes d’Hercule, une île plus grande que la Libye et l’Asie. De cette île, on pouvait parfaitement passer à d’autres îles, et de celle-là, au continent qui borde tout autour la mer intérieure ; car ce qui est en deçà du détroit dont nous parlons, ressemble à un port ayant une entrée étroite, mais il y a au delà, une véritable mer, et la terre qui l’environne est un véritable continent. Dans cette île Atlantide régnaient des rois d’une grande et merveilleuse puissance ; ils avaient sous leur domination l’île entière ainsi que plusieurs autres îles et une partie du continent. En outre ils régnaient sur quelques contrées de l’Occident.

Il me semble que tout, dans ce récit, a le caractère parfaitement légendaire, depuis l’existence d’une Athènes neuf mille ans avant notre ère, la connaissance que les Égyptiens de cette époque reculée auraient eue d’un pays situé au loin dans l’océan Atlantique, pays d’ailleurs rempli de merveilles, gouverné d’abord par les dieux, et qui aurait disparu un jour subitement. N’oublions pas, d’ailleurs, que ce n’est pas là la seule légende employée par Platon. Dans d’autres de ses traités, il a eu recours aux mêmes moyens, inventant, par exemple, l’histoire de Her l’Arménien ou celle de la Caverne, pour donner plus de vie à ses théories philosophiques. Ici d’ailleurs, il indique lui-même le but pour lequel il a créé l’Atlantide et l’Athènes préhistorique : ces deux pays ne servent qu’à la mise en pratique de ses idées sur la République parfaite.

Quant à l’autorité de Solon invoquée en faveur du récit, on ne doit, me semble-t-il, y ajouter la moindre importance. Cette autorité n’est sans doute inventée que pour donner plus de créance au récit. En admettant que le sage athénien eût parlé de l’existence d’une île semblable, même d’après le rapport d’un prêtre égyptien, ce ne serait certainement pas suffisant pour qu’on admît l’existence d’une contrée aussi merveilleuse. Ajoutons d’ailleurs que la mode était alors d’attribuer à l’Égypte les récits de faits extraordinaires. Dans un discours de Platon intitulé Phèdre, ce personnage répond à Socrate qui vient de parler d’une conversation entre le dieu Teuth et le roi Thamis : « Ô Socrate, comme tu sais facilement imaginer des fables à la mode de l’Égypte et de tous les pays du monde. » D’ailleurs, les narrateurs eux-mêmes prétendent que l’Atlantide a disparu sous les flots depuis un grand nombre de siècles : elle ne saurait donc avoir rien de commun avec l’Amérique.

On trouve, il est vrai, quelques autres écrivains qui font également mention de l’Atlantide, mais ce qu’ils en disent est insignifiant, et l’on constate immédiatement que leurs rapports ne reposent que sur les dires de Platon.

Strabon le Géographe, par exemple, parle de cette fameuse contrée (liv. II, p. 402), mais il n’a pas l’air d’y ajouter la moindre foi. Après avoir rapporté que Posidonius (géographe du dernier siècle avant notre ère) avait cité la destruction de l’Atlantide comme exemple des envahissements de la mer, Strabon ajoute ironiquement : « Il vaut mieux croire tout cela que d’admettre que l’Atlantide fut anéantie par celui qui l’avait formée, comme autrefois la muraille des Achéens le fut par le poète. »

Marcellos, un écrivain grec du premier siècle avant notre ère, auteur d’un livre sur les Éthiopiens, s’est exprimé, d’après le scholiaste de Platon, de la manière suivante sur l’Atlantide. « Quelques écrivains ont rapporté qu’il a existé une île de cette nature. Ils disent que, même de leur temps, il restait encore dans cette direction sept îles consacrées à Perséphonè, d’autres à Pluton, à Ammon et à Poséidon. Les habitants de ces îles conservent encore des souvenirs de l’Atlantide rappelés par leurs ancêtres. »

Diodore de Sicile (Bibl. V, c. 19) cite également une île considérable située dans l’Océan à plusieurs jours de navigation de la Libye, mais il ne nomme point cette île, et l’on sait d’ailleurs que son ouvrage, qui n’est qu’une vaste compilation, ne mérite par lui-même aucune autorité. Quant à Pline le Naturaliste (H. N. VI, 31, 36), il parle aussi d’une île Atlantis située en face de l’Atlas, mais il décrit cette île comme existant encore de son temps : ce qui prouve qu’il n’est plus question ici du continent de Platon.

Voici, me semble-t-il, les seules conclusions que l’on puisse tirer de ce qui précède. C’est que tout ce que les anciens ont dit de l’Atlantide repose uniquement sur le récit de Platon, que ce récit, bien que prétendument appuyé sur l’autorité de Solon et des prêtres égyptiens, n’avait pas, dans l’esprit même de l’auteur, la moindre valeur historique. Pour moi, l’Atlantide doit être rangée au nombre des nombreuses contrées inventées par les anciens pour servir de cadre à l’exposition de leurs idées et de leurs théories. Si l’on croit à l’existence de l’Atlantide, il n’y a aucune raison pour ne pas admettre la réalité de la Terre des Méropes de Théopompe, de l’Île Fortunée, d’Iambule, de l’île de Panchaïe, dont Evhémère a donné une description très détaillée, et qui d’ailleurs a été souvent considérée aussi comme une île réellement existante.

Il serait donc à souhaiter que cette Atlantide si riche, gouvernée par les dieux et les déesses de la Grèce, et subitement disparue plusieurs milliers d’années avant qu’on en ait parlé à Solon, fût définitivement écartée de toute discussion sérieuse, et qu’elle ne pût, dans tous les cas, plus servir à prouver que les Égyptiens et les Grecs auraient connu et même colonisé l’Amérique.

R. De Block.

  1. Bulletin de la Société royale belge de géographie, 1884, p. 307.