Quelques mots sur l’archéologie préhistorique

Anonyme
Quelques mots sur l’archéologie préhistorique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 42 (p. 701-706).

QUELQUES MOTS
SUR
L’ARCHÉOLOGIE PRÉHISTORIQUE

Les Premiers Hommes et les Temps préhistoriques, par M. le marquis de Nadaillac ; 2 vol. in-8o, planches, et figures dans le texte ; Paris, 1880, Masson.

Le livre de M. de Nadaillac est de ceux dont on peut dire à la lettre qu’il vient remplir heureusement une place demeurée trop longtemps vide et combler une véritable lacune. Ce sont là manières de parler dont on abuse quelquefois, pour ne rien dire, sous une forme obligeante et flatteuse. On va voir qu’elles sont ici l’expression de la vérité vraie.

Non pas certes qu’en France comme ailleurs, depuis une trentaine d’années, on ne se soit occupé passionnément d’archéologie préhistorique. Il nous est même permis de dire que les travaux français ont contribué presque pour la plus large part à l’avancement de cette jeune science. Mais enfin nous n’avions pas d’ouvrage où les travaux épars fussent racontés, résumés, généralisés, mis en ordre, et les derniers résultats de ces fouilles si curieuses dans le passé de l’humanité, présentés, sous une forme à la fois élégante et sévère, à la lecture du grand public. Les Suédois, les Allemands, les Anglais surtout avaient de ces ouvrages. Rappelons le livre de sir Charles Lyell sur l’Ancienneté de l’homme, celui de M. Ferguson sur les Monumens mégalithiques, celui de sir John Evans sur les Ages de la pierre, celui de sir John Lubbock sur l’Homme préhistorique et sur les Origines de la civilisation, enfin celui de M. E. Tylor sur la Civilisation primitive. Les sujets que traite ce dernier, le titre même de l’ouvrage de M. de Nadaillac indique assez qu’il n’a fait que les effleurer. A vrai dire, la science des origines de la civilisation est elle-même déjà comme un prolongement de l’archéologie préhistorique proprement dite. Les deux sciences confinent l’une à l’autre, et par bien des endroits se pénètrent : elles ne sont pourtant pas tout à fait la même Science. Mais, pour tous les autres travaux que nous venons d’énumérer, le livre de M. de Nadaillac, écrit à l’usage du public français, nous pourra désormais tenir lieu de toute une encyclopédie sur la matière, qu’il résume, ou plus exactement qu’il condense et qu’il fixe, qu’il étend, qu’il complète sur certains points.

On saura gré tout d’abord à l’avenir d’avoir limité rigoureusement son sujet et de n’avoir trop longuement parlé ni de l’origine de la planète, ni de l’origine de la vie sur la terre, ni de l’origine enfin des espèces. Le peu qu’il voulait dire sur ces sujets, il l’a réparti, selon l’occasion, dans le cours de l’ouvrage, et même, c’est à la fin de son second volume qu’il en a rejeté l’essentiel, conformément aux lois d’une bonne méthode scientifique. En effet, quelque opinion que l’on adopte, — car ce sont encore là toutes matières d’opinion, quoi qu’en disent les éclaireurs de l’avenir, et non pas précisément de science, — une opinion sur l’origine des espèces ou sur l’origine de la vie, ce sont, à bien y regarder, des conclusions où l’on arrive et non pas des prémisses d’où l’on parte. Peut-être même l’auteur aurait-il pu suivre jusqu’au bout la logique de ce plan, et, procédant par inversion de l’usage, remonter, de proche en proche, du certain au probable et du probable à l’hypothétique, de l’âge de pierre à l’âge quaternaire, de l’âge quaternaire à l’âge tertiaire et de l’âge tertiaire enfin à ces âges plus lointains, où les évolutionnistes intransigeans ont placé les singes, — singes à queue, singes sans queue, pithécoïdes, anthropoïdes et catarrhiniens, — d’où ils se plaisent à nous faire descendre. C’est d’Alembert, je crois, qui demandait qu’on écrivît ainsi l’histoire comme à rebours, en remontant le courant de la chronologie. On se figure malaisément l’histoire écrite et racontée de la sorte ; une biographie de César, par exemple, qui commencerait à la mort de César. Il se pourrait que ce fût la bonne manière d’exposer la préhistoire. Nous demandons droit de cité pour le barbarisme. Il est presque nécessaire et déjà quasi consacré.

Aussi bien c’est un peu ce qu’a fait dans son livre M. de Nadaillac, sauf qu’en racontant les recherches et discutant les travaux relatifs aux âges de la pierre, il a suivi pour cette partie l’ordre communément reçu. L’histoire des âges de la pierre remplit une bonne part du premier volume et deux ou trois chapitres du second. Je ne crois pas que, dans aucun livre encore, on nous en eût tracé le tableau plus clair en même temps que plus complet, et, — rare mérite assurément, — sans jamais dépasser les bornes de l’induction permise, sans jamais affirmer là où il convient de suspendre et de retenir le jugement, sans jamais tomber dans l’esprit de système ou plutôt de parti. Car, chose curieuse et même extraordinaire ! on.se compte sur le crâne de Néanderthal, et c’est une façon de se classer que d’avoir une opinion ou l’autre sur l’antiquité de la fameuse mâchoire de Moulin-Quignon. Il n’est pas aussi que vous ne connaissiez de fort honnêtes gens, qui d’ailleurs pleins d’un superbe mépris pour les superstitions populaires, comme ils appellent tout ce qu’ils ne comprennent pas, se sont fait un article de foi d’honorer le premier ancêtre de l’homme sous la forme d’un pseudo-mollusque. Supposez un membre du conseil municipal de Paris qui ne fût pas transformiste : il ne serait pas réélu !

Ce serait faire injure à l’esprit de modération et d’impartialité scientifique dont témoigne le livre de M. de Nadaillac, que d’insister davantage. Contentons-nous donc de dire qu’il a justifié largement la phrase qu’il a mise en tête de sa préface : « Ceci est un livre de bonne foi. » En pareil sujet, le mérite est plus difficile, et de beaucoup, que l’on ne pense.

Nous ne suivrons pas l’auteur de chapitre en chapitre, n’ayant à notre disposition ni l’espace qu’il y faudrait, ni surtout la spécialité de compétence. Mais nous voulons signaler du moins, comme plus particulièrement intéressans et très pleins, les chapitres où M. de Nadaillac a discuté la question si controversée de l’âge, de l’origine, de la signification des monumens mégalithiques, et la question non moins débattue de l’origine de l’homme américain.

Pour les dolmens, cromlechs, menhirs et tous autres monumens du même genre, un simple rapprochement suffit à montrer l’amplitude du champ où se meuvent, s’entre-croisent et se contredisent les hypothèses. Certains savans, d’une part, les ont fait remonter jusqu’à la plus fabuleuse antiquité, c’est-à-dire jusqu’au temps où des races aborigènes aujourd’hui disparues auraient couvert le sol peuplé depuis par les invasions de nos ancêtres aryens, et, d’autre part, il est acquis que quelques tribus de l’Inde, — on cite les Khassias, — continuent jusque de nos jours à planter de ces informes et cependant grandioses monumens. Une distinction, qui, de jour en jour, semble confirmée par des faits nouveaux, peut bien ici servir à guider les investigations. C’est que les expressions trop usitées d’âge de la pierre, âge du bronze, âge du fer désignent moins des époques déterminées dans le temps, et chronologiquement successives pour l’humanité tout entière, que des phases de développement dont la longueur aurait varié selon les races, les milieux et les circonstances. On sait que les Anglais ont été beaucoup plus loin. Ils ont posé comme axiome que les peuplades encore aujourd’hui sauvages qui tombent sous notre observation seraient de si fidèles images de nos propres ancêtres que nous pourrions conclure d’elles à eux, et nous représenter l’état social des Gaulois, par exemple, il y a quelque deux ou trois mille ans, sous les traits que nous offrent en l’an 1880 telles populations océaniennes ou telles tribus de l’Inde que nous venons de citer. Les Khassias élèvent de nos jours des dolmens et des menhirs : pour savoir à quelles intentions répondit jadis sur notre propre sol l’érection de ces monumens, il suffira de savoir à quelle intention les Khassias d’aujourd’hui les élèvent. Ce sont des monumens funéraires ou des monumens votifs. Tenons donc pour autant de monumens votifs ou funéraires les dolmens ou menhirs que nous rencontrons sur notre propre sol. Bien plus : et de l’identité de ces architectures primitives on croit pouvoir induire par analogie légitime l’identité des mœurs, de l’état social et du degré de civilisation matérielle. Ajoutez enfin que quelques ethnographes pencheraient volontiers à croire que, sur le sol de notre Europe, comme dans la péninsule de l’Hindoustan, les Aryens jadis auraient refoulé devant eux des populations inférieures formant, pour ainsi dire, à la surface de la planète, une couche première de civilisation.

Toutes ces hypothèses peuvent se soutenir, et bien d’autres encore ; il ne s’agit que de savoir s’y prendre : tant est grand le nombre des faits qui se contrarient en pareil sujet jusqu’à se contredire. Que si l’on descend au détail précis et rigoureusement scientifique de chacun de ces faits, M. de Nadaillac nous montre clairement, en ce qui regarde les monumens mégalithiques, l’éternelle difficulté de concilier les généralisations prématurées avec les faits certains. « Nous sommes forcés, dit-il précisément à la fin de ce chapitre, de reconnaître combien les voiles qui couvrent le passé de notre race sont épais et combien la science humaine est encore impuissante à résoudre les questions si multiples qui la concernent. » La conclusion paraîtra sans doute un peu sceptique. C’est la meilleure cependant, ou plutôt, dans l’état actuel des choses, c’est la seule que l’on puisse donner.

On ne lira pas avec moins d’intérêt les chapitres que M. de Nadaillac a consacrés à la discussion du peuplement de l’Amérique. C’est encore un de ces problèmes si curieux, mais si difficiles à résoudre. Entre autres opinions qu’il paraît impossible d’admettre, mais dont la singularité prouve au moins combien est grande, ici comme ailleurs, la disette de ces faits authentiques qui brident, dans les sciences plus sûres d’elles-mêmes et de leur méthode, la liberté des hypothèses, citons celle qui veut attribuer aux Romains la primitive colonisation du Mexique et du Pérou. C’est assez de la citer : il n’est guère besoin de la discuter. Parce que l’on aura trouvé des espèces de collèges de vestales au Pérou, ce n’est vraiment pas une raison pour conclure que le culte de la déesse ait été jadis importé de Rome au Pérou.

L’opinion vers laquelle penche M. de Nadaillac est celle qui voit dans le peuplement de l’Amérique l’œuvre des immigrations asiatiques. Et, de fait, aucune autre jusqu’ici ne pourrait invoquer de plus nombreuses, ni de plus fortes présomptions. Je n’en mentionnerai qu’une, pour ceux. qui savent la part de l’accident aux plus grandes découvertes, mais surtout aux découvertes maritimes. C’est que les courans des mers du Japon jettent fréquemment, à travers le Pacifique, jusque sur la côte américaine, les jonques japonaises : « De 1872 à 1876, 49 jonques ont été entraînées ainsi,.. 19 ont fait côte aux îles Aléoutiennes, 10 sur les rivages de la presqu’île d’Alaska, — ancienne Amérique russe, — 3 sur celles des États-Unis et deux aux îles Sandwich. » La démonstration n’est pas encore faite. En ce qui touche le fait que nous citons, on peut se demander si les courans ne se seraient pas déplacés depuis l’époque lointaine où l’on est obligé de remonter. Mais aussi ce n’est là qu’un fait entre beaucoup d’autres. Nous accorderions, par exemple, une grande importance aux traces de bouddhisme que semblent révéler les sculptures des anciens monumens des grandes cités d’Amérique. Et l’on parle encore de certaines analogies, au moins très curieuses, entre le peu que l’on sait des civilisations mexicaine ou péruvienne d’une part, et de l’autre le formalisme bien connu des civilisations asiatiques. Il est donc permis de conjecturer que, si la démonstration doit se faire, c’est dans ce sens qu’elle a présentement le plus de chances de se faire.

Il nous reste à dire deux mots des conclusions de M. de Nadaillac sur l’homme tertiaire et sur les origines de la vie. Elles sont aussi nettes que brèves : pour ce qui regarde l’existence de l’homme tertiaire, ou, comme on dit aujourd’hui, du « précurseur de l’homme, » M. de Nadaillac estime « que la preuve reste encore entièrement à faire. » Nous n’avons point à prendre parti, mais il nous semble que quiconque lira le chapitre où M. de Nadaillac discute la question se rangera sans peine à son avis. Nous l’avons dit et nous le répétons, il a du moins cet avantage sur les défenseurs de la thèse contraire qu’il ne met aucun intérêt de doctrine ou de système à vouloir ou ne vouloir pas qu’il y ait eu ou qu’il n’y ait pas eu d’homme tertiaire. Il paraît à de certains savans, anthropologues ou ethnographes, qu’ils auront fait une grande chose quanti ils auront prouvé l’existence de l’homme tertiaire ; ils auront prouvé que l’homme tertiaire existe : voilà tout. Ajoutons après cela que, dans ce moment même, la balance semblerait pencher de leur côté. C’est du moins ce que disait, il y a quelques jours, M. de Quatrefages en présentant à l’Académie des sciences le livre même de M. de Nadaillac.

On sait comment la question de l’homme tertiaire à son tour mène à la question de l’origine des espèces, et par conséquent de l’origine de la vie. S’il a existé un homme tertiaire, on veut qu’il ait été parent presque plus proche du singe que de l’homme : à force de longueur de temps, deux espèces aujourd’hui profondément distinctes auraient donc pu diverger d’une souche commune : ce qui serait vrai de tous les vertébrés pris ensemble devrait l’être du vertébré le plus rudimentaire, comparé à l’un quelconque des représentans d’une autre classe du règne : et ainsi de suite, jusqu’à ce que le problème de l’apparition du premier vivant se pose et s’impose. M. de Nadaillac s’est contenté de l’effleurer et de répondre aux théories en vogue parmi certains savans que leurs théories sont ingénieuses, qu’ils les soutiennent avec habileté, qu’ils les défendent avec ardeur, — quelquefois avec mauvais goût, mais c’est l’effet chez M. Haeckel, par exemple, d’une conviction forte, — et qu’ils n’ont enfin qu’un tort, c’est de vouloir à tout prix que nous soyons si naïfs que de prendre leurs hypothèses, construites souvent sur une pointe d’aiguille, pour l’expression de ce que l’on appelle à pleine bouche aujourd’hui « la vérité scientifique. » Mais le plus grand dérèglement de l’esprit, « c’est de voir les choses comme on veut qu’elles soient, et non comme on a vu qu’elles étaient. » Transformisme, unisme et monisme : au fond, tout cela, c’est de la métaphysique, et pourquoi n’ajouterions-nous pas : de la mauvaise métaphysique ?

Nous avons essayé de mettre en lumière quelques-uns des plus intéressas chapitres du livre de M. de Nadaillac. Si les conclusions en sont sur beaucoup de points négatives, c’est qu’au fond il est bien peu des questions qu’il traite sur lesquelles la science ait prononcé son jugement sans appel. Mais il a réuni dans ces deux volumes tant de documens, il a si franchement fait valoir le fort et le faible des hypothèses en lutte, il a si clairement exposé le dernier état des recherches, qu’à ceux qui ne connaissent pas la question il tiendra lieu de toute une bibliothèque, qu’à ceux qui n’en connaissaient que les traits généraux, il aura donné le moyen de se faire une opinion raisonnée solidement, qu’à ceux enfin qui la connaissent plus profondément, nous ne doutons pas qu’il ne remette en mémoire bien des choses un peu oubliées et même n’apprenne beaucoup de choses neuves.