Quelques jours en Espagne

QUELQUES JOURS
EN ESPAGNE



Je n’ai fait en Espagne qu’un trop court séjour pour avoir la prétention de porter un jugement réfléchi sur un pays qui demande plus que tout autre du temps et de l’attention ; je ne veux donc raconter ici que des impressions tout extérieures, de celles qui frappent au passage le voyageur le plus superficiel. Ce que j’ai vu, je l’ai vu à vol d’oiseau, et je le dis de même.

J’ai eu l’occasion d’aller en Espagne pour une raison assurément nouvelle, pour l’inauguration d’un chemin de fer. Cette idée est si peu associée à celle de l’Espagne que la majorité des Français pourrait bien apprendre aujourd’hui pour la première fois que Madrid est relié à la Méditerranée par une ligne de 455 kilomètres en exploitation complète. Il arrivera avec l’Espagne ce qui est arrivé avec les marronniers de la place de la Bourse : elle apparaîtra tout d’un coup sur la scène du monde avec un réseau de chemins de fer sans avoir passé par l’état intermédiaire. Aujourd’hui l’Espagne n’a pas même de routes de terre, demain elle aura des rails et la vapeur ; de la vitesse d’une lieue à l’heure, elle ya passer sans transition à celle de quinze ou vingt.

Le chemin de fer de Madrid à Alicante est le premier qui mette la capitale et le centre de l’Espagne en communication non interrompue avec la mer. Ce pays, si longtemps et si obstinément fermé, a désormais un côté ouvert, et c’est de ce côté que l’échange des relations tend aujourd’hui à s’établir. J’ai donc trouvé plus simple et plus sûr, pour aller droit à Madrid, de prendre le chemin de fer de Paris à Marseille, puis un bateau à vapeur de Marseille à Alicante, puis le chemin de fer depuis Alicante jusqu’à Madrid, où je vous suppose arrivé comme moi.

La ville de Madrid peut être appelée une ville neuve en géographie et en histoire ; elle ne fut faite capitale qu’en 1560, par la grâce de Philippe II. Depuis lors elle devint la résidence des rois et fut appelée la corte ; c’est sous ce nom qu’elle est désignée dans le langage officiel. Le roi Charles III, au souvenir duquel se rattachent tous les embellissemens de l’Espagne, fit beaucoup pour Madrid ; il lui donna des musées, des collèges, des hôpitaux, des promenades, mais il ne pouvait lui donner ce qui ne vient que du temps, c’est-à-dire une histoire, des traditions, des monumens consacrés par des souvenirs. La visite de Madrid est donc bientôt faite, et quand on a vu le palais, qui est un édifice moderne, et l’armeria, ou musée d’artillerie, c’est fini. Je ne parle pas du grand musée, qui, après Florence et Paris, est le plus riche du monde ; il demanderait des volumes, et du reste il en a fait faire. Les monumens qui dans toute vieille ville occupent le premier rang, les églises, n’offrent à Madrid aucun intérêt. Il ne reste plus au touriste qu’à se promener et à flâner, ce que nous allons faire, et comme le premier principe de la flânerie c’est le libre arbitre, nous marcherons un peu à l’aventure et sans grand respect de l’ordre.

Ce n’est pas que l’ordre soit difficile à garder. Placez-vous, par exemple, à la Puerta del Sol : elle vous mène à tout, elle est le confluent des principales rues : d’un côté la calle Mayor, de l’autre la rue d’Alcala, la carrera San-Geronimo, la Montera et les Carrelas. C’est dans ces limites qu’est concentrée l’activité de Madrid et ce qui s’y fait de commerce.

Madrid ne fabrique et ne produit rien ; c’est une ville de consommation et vivant de l’importation. Les boutiques y sont généralement ornées des échantillons les plus vulgaires des « articles Paris, » et la pacotille y étale son luxe de chrysocale. Par cette raison même, Madrid est une ville où la vie est très chère, et pour les étrangers elle y est plus chère qu’à Paris et à Londres. Les hôtels y sont à l’état d’enfance ; ceux qui passent pour les premiers seraient du sixième ordre en Suisse, en Belgique, en Allemagne, en France et en Angleterre. On y néglige et probablement on y ignore les règles les plus élémentaires, non-seulement du comfort, mais de la propreté, et ce serait peine perdue de vouloir les y introduire. Ce peuple a une force d’inertie qui le fera résister longtemps à tout ce que nous appelons des améliorations et qu’il appelle des importations étrangères ; il ne fait pas d’observations, c’est vrai, mais quelque chose qu’il fait encore moins, c’est ce’ qu’on lui demande.

Prenant les choses comme elles sont, ce qu’un voyageur a de mieux à faire, c’est de se choisir un logement dans une de ces casas de huespedes, qui correspondent aux maisons meublées de Paris et aux boarding houses de Londres ; le déjeuner est habituellement compris dans le logement, et l’on peut également, si l’on veut, se faire servir à dîner chez soi. Les étrangers, qui à Londres errent comme des estomacs en peine en cherchant un restaurateur, auraient encore moins de ressources à Madrid ; il n’y a décidément que Paris au monde pour être la ville de tout le monde.

Il n’y a aussi que la France au monde pour avoir une cuisine ; ce genre de supériorité lui est resté. La cuisine espagnole a une couleur locale, celle du safran, et aussi un parfum local, celui de l’ail et de l’huile sentant son fruit. Le plat national est le puckero, qui n’est autre chose que le pot-au-feu ; ce qui le distingue du nôtre, c’est un accompagnement de pois chiches appelés garbanzos. L’olla podrida, qui figure beaucoup dans les livres, n’est qu’une variété du puchero. Viennent ensuite les rognons aux tomates, le riz à la Valencienne, des poulets auxquels des pigeons en bas âge ne voudraient pas ressembler ; j’oubliais l’inévitable tortilla, l’omelette. Le vin noir, qui est servi partout comme vin ordinaire sous le nom de val de Peñas, n’est pas buvable ; aussi ne le boit-on pas, et il paraît n’avoir d’autre destination que celle de tacher le linge. Lie vrai val de Peñas, quand il est vieux, n’est pas sans mérite, et il a un goût d’amertume assez salubre. Le vin de Xérès pur ne ressemble pas du tout à celui qu’on fait pour les Anglais, et qui fait bien de s’appeler sherry ; quant au vin de Madère, il y a plusieurs années qu’il est mort, on peut même dire enterré, car il n’y en a plus que dans quelques caves de plus en plus rares.

Ces renseignemens un peu prosaïques sont à l’usage du voyageur difficile, c’est-à-dire de celui qui ne sait pas voyager, car le vrai doit savoir s’accommoder de tout, et ne pas demander au prunier de porter des poires. Après tout, pourquoi les Espagnols changeraient-ils leur cuisine, si elle leur convient comme elle est ? Des goûts et des odeurs il ne faut disputer. Les Espagnols d’ailleurs ont peu de besoins ; ils sont remarquablement sobres, et même dans le peuple on ne voit jamais un homme ivre. Ils vivent beaucoup au dehors, beaucoup au théâtre, et reçoivent peu chez eux ; il y a quelques larges exceptions, mais ce sont des maisons pour ainsi dire cosmopolites. Il ne faut donc point prendre dans un sens absolu la fameuse formule a la disposicion de vd, qui vous est adressée toutes les fois que vous paraissez admirer ou remarquer n’importe quel objet, et il faut savoir montrer à vos hôtes une discrétion égale à leur politesse.

Deux choses se donnent beaucoup, le feu et l’eau. Devant le cigare et la cigarette, tous les Espagnols sont égaux, et le mendiant arrêtera le plus grand seigneur pour lui demander du feu. Pour le dire en passant, il ne faut pas s’imaginer qu’on trouve des cigares aussi facilement que des allumettes ou des oranges : les bons sont très rares, et ne sont qu’en bonnes mains ; ce n’est pas dans les débits de tabac que vous les trouverez. C’est pourquoi la cigarette est d’un usage universel ; on la fume partout, à toute heure. Je n’ai pas vu une seule femme fumer, mais je n’en ai vu aucune se montrer intolérante pour les fumeurs. Aux théâtres, pendant chaque entr’acte, les hommes vont fumer dans les couloirs, et quand la toile baisse, on entend partir de tous les côtés le bruit sec de l’allumette chimique.

Je ne connais pas de pays où l’on prenne moins de souci du feu : on jette les allumettes partout, sur les tapis, sur les nattes, n’importe, et cependant je n’ai pas vu un incendie. On dirait que les maisons sont préservées par les plaques des compagnies d’assurance qu’elles ont l’air de porter toutes comme une amulette ; on ne peut lever le nez dans la rue ni le mettre à la fenêtre sans rencontrer en lettres majuscules les mots asegurada de incendios ; iln’y a pas une maison ; pas une masure, pas même une démolition qui ne soit ornée de cette éternelle plaque, dont la vue finît par produire sur les nerfs l’effet d’une ritournelle d’orgue de barbarie. Cet effet se produit particulièrement sur les étrangers qui cherchent leur chemin : ils croient lire le nom des rues, et ils tombent invariablement sur l’annonce de la compagnie d’assurance. Une autre ritournelle, c’est celle des cailles : à toute heure du jour et de la nuit, on entend leur petit cri bien connu, partant de cages suspendues aux balcons. Que peut-on faire de tant de cailles ? Les élève-t-on pour les nourrir, ou pour les manger, ou pour la chasse de leurs semblables ?

On trouve aussi aux fenêtres et aux balcons de petits morceaux de carton blanc : cela vent dire des appartemens à louer. Quand ce sont des appartemens non meublés, la carte est au milieu ; quand l’appartement est meublé, la carte est de côté. Les maisons à Madrid n’ont aucun genre particulier d’architecture, et ressemblent à toutes les maisons possibles ; elles sont, comme à Paris, divisées en plusieurs locations, et à chaque étage les portes sont habituellement pourvues de petits guichets par lesquels on peut reconnaître les visiteurs. Il y a toutefois quelque chose qui mérite d’être remarqué dans les maisons un peu considérables : ce sont les grandes portes d’entrée ; elles ont une abondance d’ornemens en fer et en cuivre, un luxe de serrurerie qui en font de vrais ouvrages d’art. On voit que l’Espagne a été le pays du fer.

Ces portes me rappellent une institution qui à disparu de nos pays et qui a été conservée en Espagne, celle des gardiens de nuit. Les serenos, comme on les appelle, commencent leurs promenades vers dix ou onze heures du soir. Ils ne se contentent pas de crier les heures ou le temps qu’il fait, ils font aussi l’office de portiers ; ils ont les clés des maisons ; quand vous rentrez tard, ils vous ouvrent la porte et vous reconduisent jusqu’à votre appartement, et se montrent reconnaissans d’une demi-piécette. Je m’étonne que les portiers de Paris, ou les concierges, comme disent les portiers, ne fassent pas usage de cette institution : ils ne seraient plus les maîtres de leurs propriétaires, c’est vrai, mais ils dormiraient. Peut-être aiment-ils mieux les soucis de l’empire que les douceurs du repos, et préfèrent-ils l’exercice de la tyrannie à la jouissance du sommeil. Enveloppé dans son manteau, armé de sa longue lance au bout de laquelle est une lanterne, le sereno est le dernier et prosaïque représentant des « nuits espagnoles, » de même que sa mélopée plaintive est la seule sérénade qui ait survécu sous les balcons. Je n’ai point vu l’Andalousie, où l’on retrouve encore, dit-on, l’Espagne des romances ; mais à Madrid il ne m’a été donné d’assister à aucune ascension par échelle de soie ni à aucun dialogue par guitare. Les guitareros aujourd’hui sont les mendians aveugles, et il y en a beaucoup dans ce pays, où le soleil brûle les yeux ; le soir, on les trouve accroupis contre les portes ou au coin des allées, et jouant tristement leur air monotone.

C’est maintenant le règne du piano. Il y a des pianos dans toutes les maisons, il y en a dans presque tous les cafés, où le soir on réjouit l’oreille du consommateur par des valses et des polkas. On appelle les garçons en frappant dans ses mains, comme cela se voit dans les Mille et Une Nuits. Les cafés ne sont pas brillans ; il y en a quelques-uns où l’on sert encore le café dans des verres. Les boissons glacées, bebidas heladas, y sont très bonnes, et on en fait grand usage. Une boisson toute locale, c’est la bière avec du citron. On vous apporte un saladier, on y verse une limonade glacée, puis une bouteille de bière très mousseuse, et ce mélange se sert avec une cuillère à punch. C’est bon quand on l’aime. J’en dirai autant d’un autre genre de rafraîchissemens qui se vend dans de petits cafés tenus par des Valenciennes, seulement pendant l’été, et qui s’appellent des orchalerias. Ces boissons consistent en eau d’orge frappée, agua de cebada, et en orgeat de chufas, petites graines qui viennent de Valence. Tisane pour tisane, il y en a qui préfèrent encore celle du vin de Champagne.

Mais la boisson universelle, c’est l’eau ; on en fait une consommation effrénée. On boit de l’eau toute la journée, on vend de l’eau à tous les coins de rue, à table on vous verse de grands verres d’eau ; j’allais dire que l’eau est partout, lorsque je me suis souvenu des rivières. Les porteurs d’eau, presque tous dès Galiciens, la portent à bras dans de petits barils ou dans de grandes amphores en métal. Les marchands d’eau, comme à Paris les marchands de coco, ont des espèces de paniers en fer-blanc, ornés de boules en cuivre toujours très brillantes, avec des compartimens qui contiennent de l’eau dans de la neige, des verres et des azucarillos, sorte de bâtons de sucre poreux qui pourrait avantageusement remplacer l’amidon. Du reste, l’eau va devenir encore plus commune à Madrid depuis l’ouverture du canal d’Isabelle, qui s’est faite l’autre jour. Les méridionaux ont un besoin réellement exagéré de se rafraîchir. Ces ingrats, à qui Dieu donne un si admirable soleil, ne sont occupés qu’à s’en préserver : ils se barricadent contre lui comme ils le feraient contre l’étranger ; ils n’ont pas assez de rideaux, assez de volets, assez de tapis, assez de nattes pour le renvoyer. Chaque fois que je vais dans le midi, je passe mon temps à me battre avec des persiennes pour laisser entrer le soleil et recevoir à bras ouverts le Dieu de la nature. Il n’y a que les gens du nord qui sachent supporter le soleil, apparemment parce qu’ils n’y sont pas habitués. Il y a néanmoins à Madrid de très grands froids, la ville étant sur un plateau très élevé, et à la proximité de la chaîne du Guadarrama. Le proverbe dit : « Trois mois d’hiver, neuf mois d’enfer. » Ce qu’ils appellent l’enfer, c’est la chaleur !

Il y a des heures dans la journée où la vie est suspendue, c’est l’après-midi. Tout le monde dort, les églises sont fermées : c’est Londres vu le dimanche pendant les offices, quand il n’y a que des Français dehors. Il n’y a qu’eux aussi qui traversent à cette heure la Puerta del Sol, ainsi appelée, non pas à cause du soleil, mais à cause d’un cadran. La porte est une place, avec des maisons comme partout, et qu’on est en train d’agrandir par des démolitions. C’est le point central de Madrid et le rendez-vous des oisifs ; on y négocie aussi des actions. Là est le ministère de l’intérieur avec le télégraphe électrique ; derrière ce bâtiment est la poste, qui ferme à sept heures, et où il faut remarquer l’organisation du bureau restant. Chaque matin, après l’arrivée du courrier, les lettres sont triées en lettres venant de l’étranger, ou des provinces, et les noms des destinataires sont inscrits sur des listes divisées par chaque jour et chaque mois ; en consultant ces listes, affichées dans le bureau, on sait si on a des lettres à réclamer.

De là vous pouvez gagner la plaza Mayor, aujourd’hui place de la Constitution ; de laquelle des constitutions ? On n’a jamais pu le savoir. On dit qu’il se donne quelquefois sur cette place des courses de taureaux, auxquelles prennent part les jeunes gens de l’aristocratie ; quand le taureau a éventré quelques chevaux et culbuté leurs cavaliers, je voudrais voir comment il regarde ce cheval de bronze et ce picador de bronze qui occupent le milieu de la place sous le nom de statue équestre de Philippe III. D’un côté de la place est la rue de Tolède, qui mène au vieux Madrid ; de l’autre est la calle Mayor, ou grand’rue. En la descendant, on rencontre la plazuela de la Villa, où l’on montre une tour qui fut la prison de François Ier et une maison qui fut celle de Ximénès. Plus loin, au coin de l’église Santa-Maria, est une ruelle qui fut le théâtre d’une tragédie sanglante. C’est là qu’Antonio Perez fit tuer Escovedo, qui avait découvert le secret de sa liaison avec la princesse d’Eboli, la maîtresse de Philippe II. Le palais de la princesse, sur la place qui est au bout de la ruelle, est aujourd’hui occupé par don Daniel Weisweiller, et est devenu une des maisons les plus hospitalières et les plus aimables de Madrid.

C’est de ce côté de la ville qu’est le palais, édifice du XVIIIe siècle, qui a une assez grande apparence, et d’où l’on découvre une très belle vue de la vallée du Manzanarès et de la chaîne neigeuse du Guadarrama. Dans la vallée, on aperçoit plusieurs ponts jetés sur un chemin creux où il vient quelquefois de l’eau, dit-on, quand il a plu. On arrive à la plaine par plusieurs étages de terrasses dont la pente est très rapide, ce qui n’empêche pas les voitures attelées de huit ou dix mules de la descendre au galop, comme je le voyais à la fête de saint Isidore. Ce patron de Madrid était un simple laboureur qui fit beaucoup de miracles, et tous les ans, le 15 mai, la population va visiter le lieu où fut son ermitage. Comme pour le Longchamps du bois de Boulogne, le pèlerinage s’est transformé en festival, et si l’on veut voir une fête populaire d’Espagne, il faut aller à la foire de San-Isidro, qui dure non-seulement toute la journée, mais toute la nuit. C’est un mouvement, une mêlée, un bruit, une poussière inimaginables, quelque chose qui rappelle à la fois la fête de la Madonna del Arco à Naples et la foire de Saint-Cloud.

Une fête qui ne m’a point paru répondre à ce qu’on devait attendre d’un pays catholique et méridional, c’est celle du Corpus, ou la Fête-Dieu. Sur le parcours de la procession, c’est-à-dire sur la calle Mayor, la plaza May or, la Puerta del Sol et la rue des Carretas, il règne une tente de toile qui couvre le milieu de la voie, et sous laquelle le cortège marche à l’ombre, mais la procession elle-même est fort ordinaire. Ce jour-là, la reine la suivait à Valence, et il n’y avait à Madrid que sa chaise dorée qui marchait à la suite du saint-sacrement ; Le trait le plus curieux de la fête, c’est une procession d’un genre tout différent, qui suit immédiatement la première, et qui forme avec elle un contraste peu religieux. À Paris, c’est la semaine sainte qu’on choisit pour faire Longchamps ; à Madrid, c’est la Fête-Dieu. Il est d’usage que ce jour-là les femmes se promènent avec leurs plus fraîches toilettes. C’est dans l’après-midi et dans la rue des Carretas que se fait cette exhibition, et la tenture de toile, qui tout à l’heure avait une autre destination, sert à protéger contre le soleil les robes éclatantes des Madrilègnes.

Il y a, comme on sait, beaucoup de jours de fête en Espagne ; je ne sais pas si on a découvert quelque part la semaine des quatre jeudis, mais les Espagnols ont trouvé celle des quatre dimanches. La diminution du nombre des fêtes est l’objet d’un des articles du concordat actuellement en voie de négociation avec Rome. Tout est prétexte à jour de congé ; ainsi, au commencement de l’été, on prend deux ou trois jours pour desesterar et pour desalfombrar, c’est-à-dire pour ôter les tapis et les nattes ; puis à l’hiver on prend encore trois jours pour les remettre.

Puisque nous sommes revenus à la Puerta del Sol, allons-nous-en du côté du Prado. Vous pouvez, si vous voulez, prendre une voiture. Les petits coupés sont assez bien tenus, ils coûtent un franc la course ; quand ils sont libres, ils arborent un petit carton sur lequel il y a écrit : se alquila, à louer ; mais naturellement on ne peut bien flâner qu’à pied. Vous pouvez prendre indifféremment la rue d’Alcala ou la carrera San-Geronimo ; toutes deux vous mènent au Prado. Le Prado est un boulevard planté d’arbres, orné de plusieurs rangées de chaises, et où la population de Madrid vient tous les jours se promener. L’espace choisi pour la promenade est compris entre la fontaine de Cybèle et la fontaine de Neptune, et s’appelle le salon du Prado. On donne aussi le nom de Paris à l’allée de chaises qui longe la route des voitures. Au printemps, on se promène avant dîner, vers six ou sept heures ; l’été, on dîne à six heures pour aller ensuite au Prado jusqu’à dix ou onze heures. De l’autre côté du Prado sont les jardins du Buen-Retiro ; pour y aller, on passe auprès d’un obélisque appelé le monument du 2 mai, élevé à la mémoire des hommes qui, le 2 mai 1808, donnèrent le premier signal de la guerre de l’indépendance. Le dos de mayo est fidèlement observé à Madrid ; il est désigné dans le calendrier sous le titre de aniversario por los difuntos primeros martires de la libertad española, fête nationale, deuil de cour. Ce jour-là aussi, les journaux paraissent encadrés de noir. Je connais des Parisiens à qui le monument du 2 mai déplaît, et qui n’ont pas l’air de se douter que toutes les rues neuves de Paris et la noblesse neuve de France portent des noms destinés à rappeler des victoires et des conquêtes dont le souvenir est probablement fort peu agréable aux étrangers.— Un peu plus loin encore est le musée ; en continuant, on arrive à la gare du chemin de fer, près de l’église et du couvent d’Atocha, où il y a une Vierge miraculeuse très renommée, et où les reines d’Espagne vont faire leurs relevailles.

Comme on le voit, Madrid n’est riche ni en monumens, ni en souvenirs, ni en curiosités, et on l’aurait vite épuisé si on n’y trouvait pas ce qui devient maintenant de plus en plus rare, un peuple réellement original, d’une physionomie très tranchée, très caractérisée et très personnelle.

En général, les Espagnols ne savent pas trop s’ils doivent être flattés ou blessés quand on leur dit qu’ils sont un peuple original ; ils se figurent qu’on les prend pour des barbares, et qu’on veut encore faire commencer l’Afrique, aux Pyrénées. Qu’ils se rassurent : les chemins de fer aidant, ils ne garderont pas longtemps ce cachet d’individualité qui les distingue encore de la masse uniforme, et nous verrons ce qu’ils auront gagné quand, au lieu de ne ressembler à personne, ils ressembleront à tout le monde. Ils ont déjà commencé. Les hommes sont comme partout, et s’habillent comme à Paris et à Londres ; la seule chose qu’ils aient à eux, c’est le manteau et la manière de le mettre et de le porter. Quant aux femmes, elles ont subi, comme partout, l’empire de la crinoline ; heureusement il leur reste leur tête, leurs yeux, leurs cheveux et la mantille.

Je ne connais pas de pays où il y ait plus de jolies femmes. Aux églises, aux théâtres, à la promenade, dans la rue, elles abondent. Sur vingt, il y en a vingt-cinq de charmantes, car il y en a qui le sont pour deux ; mais il ne faut les regarder que si elles sont jeunes, elles supportent mal la vieillesse. Il faut croire qu’une partie de l’attrait qu’ont les femmes espagnoles aux yeux des étrangers réside dans la grâce de la tête nue et de la mantille. La gloire de l’Espagnole, ce sont ses cheveux ; on peut dire sa gloire, car c’est sa couronne. Ils poussent au soleil et au grand air comme des plantes, et les plus grandes dames vont nu-tête, comme les plus petites. La mantille est en soie noire, avec une bordure de velours ou de dentelles ; elle est quelquefois remplacée par le simple voile de dentelle. Les cheveux ne sont pas toujours noirs, pas plus que les teints ne sont toujours bruns ; on rencontre quelquefois des cheveux blonds, et le teint est généralement de ce blanc mat et ardent qui est comme phosphorescent aux lumières. Ces jolies têtes jaunes, éclairées par deux grands yeux noirs et deux rangées de dents blanches, ont l’air d’avoir mûri au soleil comme des pêches de Montreuil ou du chasselas de Fontainebleau. Le personnage du vaudeville Un Monsieur qui suit les Femmes est ici un peu dérouté dans ses observations ; l’uniformité de la coiffure et de la toilette fait qu’il est assez difficile de distinguer les femmes qui peuvent être suivies de celles qui ne doivent pas l’être, d’autant mieux que les unes comme les autres supportent sans embarras les regards d’admiration. Une autre particularité, c’est qu’il n’est pas d’usage en Espagne de donner le bras aux femmes ; elles marchent seules, et les hommes marchent à côté d’elles. Ajoutez que, dans toutes les classes et à tous les âges, toutes les Espagnoles se servent de l’éventail avec une égale perfection. On peut rapporter d’Espagne des éventails, on n’en rapportera jamais la manière de s’en servir ; ce doit être dans le sang et dans la race, les petites filles doivent naître avec l’éventail. Les femmes en font quelquefois, dit-on, un télégraphe électrique ; elles en font aussi une ombrelle et bravent sans autre protection le soleil, dont elles savent parer les coups et ne garder que le rayonnement.

Je voudrais bien ne point paraître faire une légèreté en rapprochant les églises et les théâtres ; mais dans tous les pays du monde c’est là qu’on trouve le plus de matière à observation.

Comme en Italie, la plupart des églises en Espagne n’ont ni bancs ni chaises ; c’est tout au plus si quelques-unes ont au milieu de la nef une natte en paille. On y rencontre çà et là quelques petits paillassons ronds sur lesquels les femmes se mettent à genoux ; encore est-ce une exception, et presque toutes se jettent pêle-mêle sur les dalles. Ne croyez pas qu’elles s’y prennent comme des petites maîtresses, du bout des doigts, du bout des pieds, du bout des lèvres ; elles se jettent franchement, chrétiennement, sur leurs deux genoux, n’importe où. La première prière faite, elles s’asseyent sur leurs talons, ou tout à fait par terre, les jambes repliées de côté. De même qu’il n’y a que les Espagnoles pour savoir tenir l’éventail, il n’y a qu’elles aussi pour savoir se laisser tomber à genoux ou s’accroupir avec grâce, avec mollesse et sans effort. Vous entendez le bruissement, vous sentez le frôlement de la robe de soie, vous voyez, à l’éclair de deux étoiles noires, passer un nuage de volans et de dentelles, puis le tout se répand sur le sol comme de l’onde, et s’arrondit avec des mouvemens de couleuvre ; les robes blanches ont l’air de descendre silencieusement comme de grands flocons de neige. Ou bien vous entrez dans une église d’où le jour est soigneusement exclu ; le passage du soleil à l’obscurité vous aveugle un moment, vous trouvez sous vos pieds un amas de mousseline ou de crêpe de Chine, et vous finissez par distinguer deux yeux qui brillent, deux lèvres qui remuent, la main gauche égrenant le chapelet ou le rosaire, la main droite agitant l’éventail, sans repos, sans trêve. Jamais l’éventail ne s’arrête ; même à la messe, même pendant l’élévation, quand tous les genoux sont à terre et tous les fronts inclinés, on entend l’incessant petit bruit de crécelle de l’éventail qui s’ouvre et se ferme.

Bien plus encore au théâtre : c’est là qu’on voit les filles de l’Ibérie dans tout leur éclat, et elles y font une véritable guirlande. Il n’y a pas de peuple plus amoureux du spectacle que les Espagnols ; ils en font une consommation effrénée. Madrid, qui n’a pas trois cent mille âmes de population, a je ne sais combien de théâtres, et on les voit toujours remplis. Les salles sont spacieuses, élégantes et comfortables ; on a de la place dans les stalles, et les loges sont de petits salons où l’on fait toutes ses visites. On fume souvent dans les couloirs, et quand on ouvre les portes des loges, il y entre des bouffées de tabac ; je suis malheureusement obligé de dire qu’il y entre aussi d’autres émanations moins supportables. Comme le public ne se renouvelle pas beaucoup, il faut bien renouveler le répertoire, de sorte que les acteurs n’ont généralement pas le temps d’apprendre leurs rôles, et que le souffleur fait un récitatif continuel qui s’entend de toutes les parties de la salle. Le pays a l’air d’un pays d’oisiveté et de plaisir. Il y a des jours où l’on donne aux théâtres deux représentations : une dans l’après-midi, l’autre le soir, comme 3e l’ai vu faire à Valence. Allez au Prado aux heures de promenade ; vous vous croirez dans une ville de plus d’un million d’âmes n’ayant absolument rien à faire. Toutes les allées sont encombrées, toutes les rangées de chaises sont occupées ; les rues aboutissantes ressemblent aux boulevards de Paris au retour d’un feu d’artifice. Les jours d’été, les femmes, en toilette du soir, nu-tête et décolletées, se promènent pendant des heures entières, et à la lueur des becs de gaz on voit scintiller sous les dentelles des milliers d’yeux qui en passant lancent des étincelles comme des diamans bleus.

J’ai vu aussi à Madrid des courses de chevaux ; mais ce spectacle d’importation britannique n’est point entré dans les mœurs du pays. Le peuple n’y vient pas, et sans la vile multitude il n’y a pas de fête publique. La vraie fête de l’Espagne, c’est le combat de taureaux.

Il fait un soleil de 50 à 60 degrés ; la rue d’Alcala, la plus longue et la plus large de Madrid, est inondée d’une mer de flammes dans laquelle se noient ses deux pauvres rangées d’acacias. Ses pavés étincellent comme s’ils étaient d’acier poli, et brûlent les yeux qui osent les affronter ; mais si pour voiries taureaux il fallait prendre sa place sur un bûcher allumé, les Espagnols n’hésiteraient pas. Pour pouvoir aller aux taureaux, les hommes se passeront de boire et de manger toute une semaine ; les femmes mettront leur châle en gage, et la plus belle fille du monde, qui ne peut donner que ce qu’elle a, le donnera. Je ne connais rien de comparable en France à cet enivrement de tout un peuple ; en Angleterre, je ne connais que le jour du Derby, ce jour de gigantesques saturnales, où l’instinct centaure du peuple anglais se donne une carrière sans limites. Dans les deux pays, c’est dans ces deux fêtes que se révèle, sans réserve et sans voile, la vraie nature nationale.

Le cirque des taureaux (plaza de Toros) à Madrid est situé au-delà du Prado, en dehors de la ville. Il n’est pas du reste besoin d’en connaître le chemin ; suivez le torrent, suivez les flots d’hommes, de femmes et d’enfans qui descendent les dalles brûlantes d’Alcala, et les files de voitures que les gendarmes à cheval ont peine à faire ranger. C’est ce jour-là qu’on voit exhumer tous les genres de voitures et de carrosses qui ne voient la lumière que dans les jours de fête, comme les calesinos, espèce de cabriolets peints en rose ou toute autre couleur tendre, et ornés de dessins fantastiques. Voici les diligences, attelées de huit ou dix mules, qui agitent leurs sonnettes et qui sont lancées au galop à travers la poussière, et, comme importation toute fraîche, voici les omnibus du chemin de fer de Saragosse qui se distinguent par l’absence des ornemens superflus, et qui représentent l’utile à côté de la fantaisie. Toutes ces voitures font vingt voyages et ne peuvent suffire ; je ne parle pas des voitures des riches, qui sont comme celles de tous les autres pays, de même qu’il n’y a rien qui ressemble à une pièce de cent sous comme une pièce de cinq francs.

Les Espagnols se gardent bien d’avoir les taureaux le dimanche, ce qui les priverait d’un jour de fête ; ils les ont le lundi. Le bureau, dans la rue d’Alcala, est ouvert trois jours à l’avance, et pendant trois jours on y voit une queue comme on n’en voit pas aux théâtres. De grandes affiches placardées dans toute la ville reproduisent le dessin du cirque avec les gradins et les loges, ce qui les fait ressembler à un grand jeu de l’oie. Elles contiennent les noms des éleveurs, qui servent aussi aux taureaux. Le premier éleveur aujourd’hui est le duc de Veraguas, un descendant de Christophe Colomb ; ses taureaux s’appellent des Veraguas. L’affiche donne aussi les noms des combattans, lidiadores, et la représentation, comme le départ des paquebots, est annoncée avec cette réserve : « Si le temps le permet. »

Les courses commencent à cinq heures ; il est bon cependant d’arriver un peu à l’avance pour voir se garnir le vaste amphithéâtre. La plaza peut contenir environ quinze mille spectateurs, et elle est toujours comble ; encore la course de l’après-midi n’est-elle considérée que comme demi-course, média corrida ; une course entière, corrida entera, se fait en deux représentations : une le matin, l’autre le soir ; Ces jours-là, on tue quatorze taureaux, et dans cette ville qui n’a pas trois cent mille âmes, il se trouve près de trente mille hommes, femmes et enfans, pour courir à cette arène sanglante. On donnait une course entière l’autre jour, un dimanche, au bénéfice de l’hôpital général de la ville, et en considération du but pieux (piadoso objeto) du spectacle, on en avait augmenté les prix. Matin et soir, tout a été rempli du haut en bas.

Un système qui a d’excellens résultats, et qui contribue beaucoup à entretenir l’ordre dans une foule si nombreuse et si tumultueuse c’est le numérotage des places. Non-seulement toutes les loges, mais toutes les stalles de tous les degrés ont leur numéro ; il y a aussi des numéros pour chaque rangée, chaque section, de sorte que les quinze mille spectateurs trouvent leur chemin et leur place sans difficulté. Un complément de ce système, c’est le numérotage des loges en dehors, c’est-à-dire du côté de la scène : à l’aide de cette indication, on peut suivre et trouver son monde et faire à volonté soit des observations, soit des visites.

En arrivant, entrez d’abord dans l’arène. Elle l’est libre, les amateurs s’y promènent, et de là on peut mieux juger de la disposition du cirque et le voir se remplir. C’est un vaste amphithéâtre à ciel ouvert, et quel ciel ! Les loges seulement sont couvertes, et par suite les stalles qui sont sous les loges ; mais le vaste pourtour de granit qui contient le peuple est en plein air. Il y a une grande différence à faire entre le côté du soleil et le côté de l’ombre : le côté de l’ombre est naturellement le plus recherché ; il est aussi le plus cher, et telle est la passion générale pour ce spectacle que les loges sont aussi courues, aussi difficiles à trouver, aussi précieusement gardées et transmises que celles du Conservatoire.

Une grande loge vitrée est la loge royale ; à côté est celle du président des courses, qui a la police de la salle et donne les signaux. J’ai vu cette présidence remplie soit par le duc de Medina-Cœli, soit par le gouverneur de la province. En face de la loge royale est la musique, qui répète les signaux par une fanfare ; c’est là aussi qu’est la porte du toril, l’étroit passage par lequel le taureau, sortant des ténèbres, va se précipiter dans le champ de bataille et dans le soleil. De ce côté encore est l’infirmerie, appendice nécessaire de ces jeux sanglans et quelquefois mortels. Et pour joindre les soins de l’âme à ceux du corps, un prêtre se tient toujours prêt à donner aux mourans les derniers secours de la religion et à les réconcilier avec l’église.

L’enceinte est formée par un mur en planches d’environ six pieds de haut ; le taureau y donne quelquefois des coups si furieux qu’il en enlève des morceaux, et des charpentiers toujours présens réparent immédiatement les brèches. À la moitié de la hauteur de cette première palissade, et se prolongeant tout autour, est une marche sur laquelle les hommes poursuivis de trop près par le taureau posent le pied pour s’élancer de l’autre côté, où se trouve un couloir avec une seconde barrière. Il arrive quelquefois, souvent même, que le taureau, d’un bond prodigieux, franchit la première palissade ; alors les hommes sautent de nouveau de l’autre côté, dans l’arène, jusqu’à ce que le taureau, auquel on ouvre une porte, y soit rentré. Ce couloir, qui règne tout autour du cirque, n’est séparé du public que par une barrière de la même hauteur que la première ; mais pour la préserver des irruptions du taureau, on y superpose, à environ deux pieds de haut, une double ligne formée par deux câbles attachés à des poteaux et faisant enceinte continue. Les places qui touchent cette barrière sont les plus ambitionnées : on y voit la bataille à bout portant ; puis, quand le taureau franchit la première palissade et tourne furieux dans l’étroit couloir, on peut au passage lui donner des coups de bâton, lui arracher des rubans, et l’apostropher dans les termes les plus énergiques et les plus étranges.

Cependant les gradins et les loges se peuplent ; l’heure s’avance, et bientôt il n’y a plus une place vide. Rien n’est curieux à voir comme cette foule, aussi ardente que la chaleur qui tombe d’aplomb sur elle ; les femmes sont tête nue, comme toujours, et protégées seulement par l’éventail. De loin, on croirait voir fourmiller et s’agiter une multitude de chapeaux de paille : ce sont des éventails ronds, en papier, au bout d’une petite baguette, que l’on vend dehors pour quelques sous, et dont les hommes même se servent. Vers la fin de la course, quand le soleil a quitté l’amphithéâtre, on met le feu à ces petites ombrelles pour allumer les cigarettes.

À cinq heures, au son des fanfares, on fait entier une vingtaine de gendarmes à cheval pour faire évacuer la place ; cela s’appelle le despejo. Les amateurs, ou aficionados, qui se promenaient encore, regagnent leurs stalles ou leurs loges. La place est libre, et voici l’entrée solennelle de la troupe.

En tête les picadores à cheval ; ce sont eux, leurs chevaux surtout, qui recevront tout à l’heure les premières attaques du taureau. Ils ont un chapeau de feutre gris orné de faveurs, une veste, une ceinture de soie, les jambes bardées de fer, la jambe droite surtout, parce que c’est de ce côté que l’homme va attaquer le taureau, et les pieds logés dans de grands étriers. Pour arme, ils ont une longue lance terminée par deux pouces de fer. Les picadores ne figurent que dans le premier acte du drame ; ils n’ont pas à tuer le taureau, mais seulement à le piquer et à l’irriter. Leurs chevaux, si on peut donner ce nom aux squelettes à peine animés qu’ils montent, ont un bandeau sur les yeux ; l’œil droit surtout est complètement couvert, parce que c’est généralement le côté du taureau, au-devant duquel le cheval ne va qu’avec une répugnance facile à comprendre.

Après les picadores viennent les chulos, en costume de danseurs, c’est-à-dire en culottes courtes de satin, en bas et en veste de soie, le tout dans les couleurs les plus claires et les plus voyantes. Ils entrent en déployant devant eux leurs capas, les manteaux de soie avec lesquels ils éblouissent, irritent et détournent le taureau. "Viennent ensuite les banderilleros, à peu près dans le même costume. Ceux-là tiennent de petites flèches ornées de rubans de papier et terminées par une pointe de fer barbelé, qu’ils doivent piquer dans le cou du taureau.

Voici enfin le principal acteur de la tragédie, si toutefois le taureau ne lui dispute point ce titre. C’est celui qu’on appelait autrefois le matador, et que maintenant on appelle plus simplement l’épée, espada. Les espadas sont habituellement deux ou trois, et chaque course consomme généralement six taureaux. Le costume de ces premiers sujets est à peu près semblable à celui de leur troupe, mais il est plus riche ; il y en a du prix de A ou 5,000 francs. Leur coiffure est assez curieuse et leur donne l’air d’une vieille femme sauvage. Les espadas ont un signe distinctif, c’est la mante écarlate ou pourpre qu’eux seuls peuvent porter, la muleta. Quand ils ont l’épée à la main, ils tiennent la muleta de la main gauche sur un petit bâton ; c’est avec ce pavillon couleur de sang qu’ils irritent le taureau et qu’ils trompent sa fureur. Le public connaît les figures de tous ces acteurs, surtout des espadas ; il les nomme quand ils passent. Les plus fameux aujourd’hui sont le Tato, Cùcharès et Cayetano ; je les ai vus tous trois fonctionner plusieurs fois.

Le cortège est terminé par des attelages de mules pimpantes, ornées de rubans et de sonnettes, et traînant une corde avec un crampon. Quand le combat sera fini, ces mules viendront chercher les cadavres des chevaux éventrés et le corps du noble taureau ; elles les emporteront au galop en les traînant sur le sable.

Et maintenant que je vous ai montré la troupe, je vous raconterai quelques-unes des scènes dont j’ai été spectateur.

Comme tout vrai drame, celui-ci ne serait pas complet, s’il y manquait l’élément comique. Cet élément y est représenté, je suis forcé de le dire, par l’agent de l’autorité, par l’alguazil. Habillé comme un huissier de comédie, tout en noir, et de plus avec un chapeau à plumes noires, il subit invariablement les huées et les sifflets du peuple. Le premier alguazil, à cheval, va demander au président la permission de commencer la course. Le président lui jette la clé du toril, qu’il reçoit, s’il peut, dans son chapeau, et qu’il va porter au gardien ; puis il se sauve au galop et criblé de sifflets.

Un des plus beaux momens du spectacle est l’entrée du taureau. Toute la troupe est disséminée dans l’arène ; trente mille regards enflammés sont fixés sur un seul point. La porte s’ouvre et fait passage à la magnifique bête comme à un torrent. Aveuglé par des flots de soleil, ébloui, épouvanté par les cris qui l’accueillent et par la vue de toutes ces têtes humaines, le taureau court à droite et à gauche en faisant des bonds d’une incroyable légèreté. Les chulos s’approchent de lui et agitent leurs capes devant ses yeux ; quand le taureau va se jeter sur eux, ils fuient devant lui en décrivant des courbes, puis ils arrivent ainsi jusqu’à la barrière. Ils posent le pied sur la marche et sautent de l’autre côté, pendant que le taureau, qui allait les toucher, donne des coups de corne furieux dans les capes et dans les planches. Rien n’égale l’élégance, la merveilleuse agilité de ces coureurs ; au moment où on les croit atteints, un simple demi-tour les met à l’abri. J’en ai vu un qui certainement allait être touché quand des spectateurs ont eu l’idée de jeter leurs chapeaux au taureau, qui s’est détourné pour se jeter sur cette autre proie. L’homme a été sauvé, et s’est empressé de remercier ceux qui l’avaient si heureusement dégagé.

Le taureau fait au galop le tour de l’enceinte, et les chulos, le pied posé sur la marche, sautent par-dessus la rampe et passent devant ses yeux comme des éclairs. Mais une ombre se dresse devant lui : c’est le picador à cheval et la pique en avant. Le taureau s’arrête une seconde, comme pour mesurer cet ennemi inconnu, puis il se précipite tête baissée sur l’homme et sur la bête, et d’un effroyable coup de tête il les enlève de terre et les secoue sur ses cornes. Quelquefois c’est du premier coup qu’il les jette contre la barrière comme s’ils étaient lancés par une catapulte ; alors le picador roule avec son cheval dans la poussière, et comme le poids de ses vêtemens et de ses cuissards l’empêche de se mouvoir aisément, il courrait de très grands dangers, si les agiles chulos n’accouraient avec leurs capes pour détourner le taureau. Malheureusement quelquefois ils arrivent trop tard, ou bien le taureau acharné ne veut point quitter sa proie. J’ai vu un picador renversé que le taureau a labouré impitoyablement ; le sang rougissait sa chemise, et on l’a emporté à l’hôpital, où nous avons appris qu’il était mort quelques jours après. Du reste, ces cas sont assez rares, et il paraît que ces hommes ont la vie très dure : j’ai vu le meilleur picador d’aujourd’hui, Calderon, étourdi par la violence de sa chute, être entraîné hors de l’arène, et y reparaître un quart d’heure après au bruit des applaudissemens. Le triomphe du picador, c’est de rester en selle quand le taureau, après avoir éventré le cheval, le soulève avec son cavalier, et par des secousses trois ou quatre fois répétées leur fait quitter la terre, et les porte pour ainsi dire à cou tendu. Il faut alors que l’homme sache garder son assiette jusqu’à ce que le taureau, arrachant des flancs du cheval ses cornes ensanglantées, ait répondu à l’appel et aux provocations des chulos.

Et le cheval ? Oh ! le cheval, il n’en faut pas trop parler, de même qu’il ne faut pas trop le regarder : c’est le côté ; hideux, malpropre, répulsif du spectacle. On dit que les étudians en médecine ont souvent une défaillance à leur première leçon de clinique ; c’est une école de ce genre que doivent faire la plupart de ceux qui vont aux taureaux. Il faut pourtant que je dise, pour être un narrateur sincère, que le taureau plonge et enterre ses cornes dans le poitrail ou dans le ventre du cheval. Quand c’est dans le poitrail, la malheureuse bête fait encore quelques pas en ruisselant de sang et fléchit sous le poids du picador ; elle reste étendue sur le sable et y meurt dans des convulsions qu’on ne regarde pas, car les yeux sont attirés ailleurs. Quand le cheval n’est qu’éventré, il continue à courir ; ses boyaux pendans et sanglans traînent dans la poussière ; le picador le laboure de ses éperons, les valets d’écurie l’accablent de coups de bâton. Le public crie : Fuera ! fuera ! (dehors ! dehors !). Tel qu’il est, et rendant ses entrailles, ce cheval sera recousu et servira encore une autre fois. Il arrive qu’un taureau tue et laisse sur le sable quatre, cinq et six chevaux ; quelquefois, parcourant en vainqueur le champ de carnage, rugiens et quœrens quem devoret, il rencontre sous ses pieds le corps d’un cheval ; alors il tourne et retourne cette masse inerte, et l’agite comme un hideux drapeau. J’ai vu le taureau, rencontrant le corps d’un cheval qui paraissait mort et n’était que mourant, le retourner d’un coup de cornes, et le cheval, comme frappé par une pile voltaïque, se remettre sur ses restes de jambes et s’enfuir au galop ou en lançant des ruades désespérées.

Détournons les regards de ce dégoûtant spectacle, et suivons de préférence le taureau. Le picador, comme je vous l’ai déjà dit, porte une longue lance terminée par une pointe en fer avec laquelle il pique le cou du taureau. L’animal, blessé et déjà sanglant, hésite quelquefois et piétine sur le sable avant de recommencer l’attaque. La pointe de fer est arrêtée par un tampon, qui l’empêche de pénétrer plus avant ; mais j’ai vu un jour la lance passer tout entière, avec le tampon, sous la peau du taureau, sans que le picador ait pu parvenir à la dégager. Le taureau en fureur battait les airs avec cette grande lance comme avec un fléau. Toujours emportant cette flèche de Nessus attachée à ses flancs, il a franchi d’un bond la barrière, et ce n’est que dans le couloir qu’on, a pu la lui arracher. On m’a dit que cet incident ne s’était jamais présenté.

Mais c’est le peuple, c’est le grand public qu’il faut, regarder, car lui aussi il est du spectacle. Ah ! quels cris ! quel enthousiasme ! quelle ivresse ! quelle furie ! Quand le taureau a fait un beau coup, quand il a écrasé l’homme et le cheval contre la barrière, ou qu’il les a jetés en l’air comme s’il jouait à pile ou face, alors il est couvert d’applaudissemens. Bravo, toro, bravo ! Mais s’il est poltron, s’il refuse la bataille, si, arrivé devant le picador, il secoue la tête et s’en va, ce sont alors des cris de malédiction. Je ne vous traduirai pas en français, je ne vous répéterai pas en espagnol, et je ne vous dirai pas même dans le latin qui brave l’honnêteté, les invectives dont on accable soit les bêtes, soit les hommes. La saturnale est complète ; le peuple est maître, et tout le monde est peuple. Il y a dans la nature humaine, quand elle n’est pas rompue et domptée par la religion, par l’éducation, par le sentiment de la dignité, il y a quelque, chose de cruel et de sauvage qui n’est qu’endormi et qu’il suffit d’une étincelle pour réveiller. C’est ainsi que les lions et les tigres apprivoisés se rallument quand ils ont senti ou touché le sang. À ce spectacle des taureaux, regardez les femmes et les enfans chez qui, bien plus que chez les hommes, le caractère est à l’état d’instinct. Vous verrez les enfans se mettant debout sur les gradins et applaudissant avec transport ; vous verrez de superbes jeunes filles, enflammées comme des bacchantes, les narines à l’air, les cheveux à l’air, les épaules à l’air, se levant à chaque instant par des élans irrésistibles et aspirant avec ivresse la vue du soleil et le parfum du carnage.

Quand le taureau est mou, quand il n’attaque pas, il est poursuivi de sifflets et de huées. J’ai retrouvé au cirque le fameux air qui me manquait depuis 1848, celui des lampions ; c’est sur cette mesure que le public chante : Al corral/ al corral ! à la basse cour ! ou bien il crie : Fuego ! fuego ! c’est-à-dire qu’il demande les baguettes d’artifice que l’on pique sur le cou du taureau, qui lui partent dans les oreilles et qui le mettent en délire. Je n’ai point eu occasion de voir les banderillas de fuego, qui du reste s’accordent rarement, et qu’on n’a pas le droit d’exiger quand le taureau a déjà chargé un picador. Quand le public se monte, il devient aussi furieux que les taureaux ; il crie, il siffle, il agite les mouchoirs, et ces milliers de bras en mouvement sont un spectacle curieux. Le sixième et dernier taureau de la journée se montrant très faible, toute la salle s’est mise à chanter en mesure : Otro toro ! otro toro ! pour s’en faire donner un septième aux frais de l’entrepreneur. En voyant les picadores rentrer en lice, on a cru un instant que le président avait cédé à la demande populaire, et on l’a vivement applaudi ; mais une fois le sixième tué, il a disparu.

Les picadores sont le premier acte ; les banderilleros sont le second. Quand le taureau a exterminé un nombre suffisant de chevaux ou qu’il ne mord pas à l’attaque, on crie : Banderillas ! et une fanfare annonce l’entrée en scène des nouveaux combattans. Le jeu est dangereux, il exige une prestesse et une précision consommées ; il consiste à se poser en face du taureau et, en passant les deux bras entre ses cornes, à lui planter sur le cou deux petites flèches, quand il baisse la tête pour fondre sur son ennemi. J’ai rarement vu les banderilleros manquer ce coup d’adresse, et il y en a qui y mettent une véritable élégance. Le noble taureau, irrité par ces pointes barbelées, comme un grand cœur est quelquefois exaspéré par des piqûres d’épingles, secoue la tête avec rage, et plus il la secoue, plus les flèches s’attachent à sa chair. On apporte dans les banderillas une variété pleine de fantaisie : tantôt elles ne sont ornées que de simples découpures de papier, tantôt elles ont des guirlandes de faveurs roses. Un jour où le spectacle était une œuvre pie, les flèches portaient plusieurs petites boîtes en cartons qui contenaient des pigeons et qui s’ouvraient quand la pointe avait piqué le taureau. Cette invention pleine de candeur m’a paru avoir beaucoup de succès.

Le pauvre taureau, harcelé et tourmenté par des traits invisibles et insaisissables, pousse des beuglemens qui remplissent les airs, et qui dominent, comme le tonnerre, la voix des hommes ; on dirait qu’il appelle à grands cris un ennemi digne de lui. Comme dans les drames de Shakspeare, une fanfare de trompettes annonce les changemens de scène et l’entrée de nouveaux acteurs. Voici la fanfare, voici le troisième acte, voici le vrai combat, le vrai duel, et le noble animal va se trouver face à face avec l’homme.

L’espada va sous la loge du président demander la permission de tuer le taureau. Il jure avec de grands gestes qu’il fera son devoir, puis il jette en l’air sa petite toque, et il va seul au-devant du taureau. De la main droite, il tient une longue épée, une vraie lame de Tolède : de la main gauche, son drap couleur de sang, la muleta. Il s’avance, il déploie le drap rouge sur son petit bâton, et l’agite devant les yeux du taureau, qui se jette en aveugle sur cette proie menteuse. L’espada doit choisir, pour frapper, le moment où le taureau a la tête baissée pour donner son coup de cornes.

Quoi qu’on puisse dire, c’est un moment poignant, solennel, magnifique, que celui où l’homme se tient debout, immobile, en face du taureau, l’œil fixe et l’épée tendue. Il faut qu’il ait un cœur, une main et des nerfs d’acier. Le coup d’épée doit être donné droit au milieu des épaules, c’est-à-dire entre l’épaule gauche et l’omoplate, et souvent un seul coup suffit. L’épée alors entre jusqu’à la garde, et le taureau, après avoir vacillé un instant, fléchit et tombe. D’autres fois j’ai vu des espadas être obligés de donner cinq, six coups d’épée avant de tuer le taureau, et alors ils sont siffles et hués à outrance. Ce que l’on ne pardonne pas, c’est le coup d’épée donné dans le flanc du taureau, et qui perce les poumons. C’est un vrai meurtre, l’animal est tué sans combat, et meurt étouffé.

Un des plus beaux coups et des plus difficiles, c’est celui qui consiste à recevoir le taureau, à attendre, l’épée droite, qu’il relève la tête, et à le laisser s’enferrer. L’autre jour, Cucharès était en face du taureau, l’épée levée, quand une voix formidable lui cria : Ah ! que no lo recibe vd ! que non, tu ne le recevras pas ! Et aussitôt la salle de chanter sur l’air des lampions : Ah que no ! ah que no ! Cucharès exaspéré reçut l’attaque, mais sans abattre le taureau.

L’animal blessé garde l’épée enfoncée dans son épaule ; les chulos arrivent avec leurs capes, sur lesquelles il se précipite. Dans ses bonds tumultueux, le taureau rejette l’épée et la fait voler en l’air. D’autres fois la lame acérée et bien trempée continue de s’enfoncer elle-même par son seul poids et par les mouvemens du taureau, et disparaît jusqu’à la garde ; alors on en apporte une autre. Il faut que les taureaux aient une force prodigieuse pour pouvoir courir et combattre avec de pareilles blessures, et certainement ils ont un courage égal à leur force. J’en ai vu, après un premier coup d’épée, bondir encore par-dessus la barrière. L’agonie du noble animal, sa lutte contre la mort, dont il a reçu le coup, est douloureuse à contempler : Il fléchit sur ses jambes de devant, puis il se relève et marche encore, puis il tourne sur lui-même, il rend le sang par la bouche, et enfin roule sur le dos pour ne plus se relever. Alors arrive le cachetero, l’homme au stylet, le dernier acteur du drame, qui, prenant le taureau moribond par une corne, lui enfonce son poignard dans la moelle épinière, et tout mouvement cesse subitement. On entend le bruit des grelots ; les mules pimpantes et sonores font leur entrée et viennent emporter les cadavres, ceux des chevaux d’abord, Attachés au bout de la corde, ils sont traînés sur le sable au grand galop. Le corps du taureau est enlevé de la même façon ; on jette du sable sur les traces de sang, on nettoie la place avec des râteaux, et une nouvelle course commence.

Les courses se suivent, mais elles ne se ressemblent pas : je n’en ai point vu deux pareilles ; le danger, la lutte, la mort, présentent d’infinies variétés. Les combattans sont eux-mêmes très inégaux ; les espadas ont leurs bons et leurs mauvais jours. Les trois premiers aujourd’hui à Madrid sont, je l’ai dit, Cucharès, Cayetano et le Tato. Cucharès n’est plus jeune et il est riche, ce qui fait qu’il n’aime plus à faire de folies ; mais il a une grande pratique et connaît à fond le taureau. Cayetano est, dit-on, celui qui a le jeu le plus académique ; il se pose et se tient admirablement devant le taureau ; je l’ai vu, dans une seule course, tuer successivement ses trois taureaux avec un seul coup d’épée. Le Tato est jeune, toujours souriant, et de la classe des fantaisistes ; c’est aujourd’hui le favori du public. Avez-vous lu une belle tragédie allemande appelée le Gladiateur de Ravenne ? J’y pensais en voyant les toreros, et l’orgueil qu’ils ont de leur métier, et l’ivresse que leur donnent les ovations du public. Quand un coup d’épée est bien réussi, des applaudissemens frénétiques partent de tous les côtés ; alors l’espada fait triomphalement le tour de l’arène pour recueillir les bravos, on lui jette des cigares que ses suivans ramassent, comme au théâtre on ramasse les bouquets jetés aux danseuses. Un grand signe d’enthousiasme chez un amateur, c’est de jeter son chapeau ; il en tombe ainsi par douzaines que l’espada ramasse, puis il les rejette au hasard dans la foule, où ils retournent toujours aux mains de leurs propriétaires. Il y a des fanatiques qui jettent jusqu’à leurs habits. C’est l’enivrement produit par ces ovations, aussi bien que la rage causée par les sifflets, qui pousse les espadas aux jeux les plus périlleux, et quelquefois à la mort.

Et maintenant, que chacun fasse, comme il l’entendra, ses réflexions philosophiques sur les combats de taureaux : je me borne à la narration.

Ce fut en sortant du cirque, au moment de la chute du sixième taureau, qu’un soir je m’en allai reprendre le chemin de fer pour retourner en France. Nous étions dans un de ces mois de paradis que les Espagnols appellent ; des mois d’enfer et dans cette saison tout le monde quitte Madrid ; mais comme tout le monde le quitte en même temps, les moyens de locomotion deviennent très difficiles. Vous pouvez vous présenter le 1er juin par exemple au courrier de Bayonne ; on vous promettra une place pour le 15 juillet. En ces cas-là, il n’y a de ressource que dans l’arbitraire : : si on est bien en cour, on se fait donner « administrativement » une place déjà prise, ce qui doit être extrêmement agréable pour l’autre voyageur. Je repris donc le chemin de fer ; mais au lieu d’aller directement à Alicante, et de là à Marseille, j’allai faire une visite à la ville de Valence.

Valence est reliée au chemin de Madrid à Alicante par un embranchement qui vient aboutir à Almansa. Ce chemin n’est pas encore achevé ; il n’est ouvert que de Valence à Xativa, et de là à Almansa le service se fait par des diligences en trois heures. J’étais séduit par le désir de voir Valence, séduit aussi par une magnifique affiche qui annonçait le trajet de Madrid à Marseille par cette voie, et donnait la liste de trente-huit bateaux à vapeur faisant ce service, à peu près ce que devait avoir l’invincible armada pour conquérir l’Angleterre. L’annonce assurait que sur ces trente-huit bateaux il en partait de Valence au moins un ou deux chaque jour pour Barcelone ou pour Marseille, et que le voyageur n’avait pas à s’inquiéter du jour de rembarquement.

Nous voilà donc en route, et nous goûtons un peu de la diligence, dont nous avions perdu l’habitude. Du reste, ces douze ou quatorze mules que l’on attelle aux voitures vont assez vite, à la condition qu’elles soient encouragées sans repos et sans relâche du geste et de la voix. La langue que les conducteurs parlent à leurs bêtes est un idiome tout particulier ; il y en a un qui mène les mules, il y en a un second qui court à côté pendant tout le relai, et qui rappelle ce dont étaient capables les fameux fantassins espagnols ; enfin il y a un garçon de douze à quatorze ans qui est à cheval sur la première mule, et qui y reste pendant des journées entières jusqu’à ce qu’il en meure. Tout cet attirail finit pourtant par arriver. À Xativa, on prend le chemin de fer, et on entre dans la huerta de Valence.

Le mot de huerta veut dire en réalité jardin potager, et cette partie du royaume est effectivement un admirable jardin de fruits et de légumes, dont la culture est restée telle que les Arabes l’avaient fondée. Quels admirables cultivateurs étaient ces Maures ! Ce système d’irrigation, qui donne encore au jardin de Valence une fécondité fabuleuse, ce sont eux qui l’ont établi il y a des siècles ; ils ont laissé partout leur empreinte et leur souvenir sur cette terre, jusque dans les noms des villages ; les stations que traverse le chemin de fer s’appellent Xativa, Carcajente, Alcira, Algemesi, Alfafar. Il y a de tout dans cette plaine superbe, le riz et la vigne, l’oranger et le pommier, le palmier et le saule pleureur. Le chemin de fer a l’air de courir dans un parc, et la locomotive rase de si près la verdure qu’on pourrait en passant cueillir des fruits à l’arbre.

Valence, la ville du Cid et la ville de saint Vincent Ferrier, peut être une charmante ville, mais aucun séjour ne plaît quand il est forcé. Or, en y arrivant, nous avons vainement consulté l’avis des bateaux en partance ; l’invincible ou invisible armada était probablement occupée à garder Cuba ou à reprendre le Mexique. En pareil cas, le voyageur pressé peut se donner tous les matins le divertissement que voici : l’arrivée des bateaux à vapeur est signalée par de grosses boules suspendues à un bâton, et qui sont arborées au haut du clocher de la cathédrale. Si l’on fut toujours vertueux, on se lève avec l’aurore, et on va regarder s’il y a des boules ; si l’on ne voit rien que le soleil qui poudroie, en voilà jusqu’au lendemain. Nous avons attendu ainsi pendant six jours l’apparition des boules et l’arrivée d’un de ces trente-huit bateaux dont il devait partir deux par jour.

Les boules ont une raison d’être, attendu que la ville même de Valence n’est pas un port ; elle est environ à une lieue de la mer. Le port s’appelle le Grao, et il est joint à la ville par une belle route et un prolongement du chemin de fer. Le chemin part toutes les heures, excepté de midi à trois heures, où il dort comme tout le monde. La route de terre est desservie par des voitures qui sont particulières à ce côté de l’Espagne, et qu’on appelle des tartanes. La tartane a la forme des voitures de blanchisseuses ; elle est sur deux roues, et elle n’est pas suspendue. Il y a des tartanes de maître, des tartanes de luxe, doublées en soie et en perse, la capote bien vernie ; enfin c’est la voiture du pays. Quant à la sensation qu’on y éprouve, je ne puis guère la comparer qu’à celle que doivent éprouver les des agités dans un cornet ; je crois que Micromégas joue au trictrac avec des tartanes. Les regards de désespoir morne qu’échangent entre eux les novices quand on les fait sauter dans cette boite paraissent produire un effet comique sur les endurcis.

Il y a au Grao de Valence des bains de mer très fréquentés par les Espagnols. Dans la saison, on y loue très cher de petites maisons sur le bord de la mer qui portent le nom modeste et mérité de baracas. Les femmes de Valence ont une réputation de beauté fine et blanche ; mais elles sont comme les reliques, elles ne sortent que les dimanches et jours de fête. Le patron de la ville, c’est saint Vincent Ferrier, un grand saint qui brûla beaucoup de Juifs ; il est très révéré dans le pays, et la maison où il est né, dans la rue del Mar, a été convertie en chapelle.

Nous avons charmé nos loisirs en allant visiter la huerta ; nous avons vu entre autres, à Alcira, un seul jardin clos de murs et contenant huit mille orangers. Nous étions à la fin de juin, et on cueillait des oranges à l’arbre depuis le mois de janvier. Sous les orangers, la terre est semée de riz, d’abricots, de figues ; il n’y a pas un pouce de perdu.

Là aussi il y a des palmiers, mais nulle part il n’y en a comme à Elche. C’est un détour que je vous fais faire en ce moment, mais il mène dans un si beau et si éclatant pays ! Elche est à six lieues d’Alicante ; on peut y aller et en revenir en un jour. Allez-y, vous aurez vu l’Afrique, vous aurez vu l’Orient. C’est un morceau découpé dans la patrie du soleil et transporté en bloc sur le sol de l’Espagne. Pour y arriver, vous traversez un pays aride et desséché, puis tout d’un coup et sans transition vous entrez dans de grands bois de palmiers. La ville, aux maisons basses et aux toits plats, est brunie et rougie par le soleil. Montez sur la plate-forme de l’église, vous verrez dans le lointain la mer, et tout autour de vous des forêts de palmiers : cela ressemble aux plus beaux tableaux de Marilhat et de Decamps, et vous pouvez y placer les charmantes têtes de Bida. Sur cette nature ardente, brûlante et brûlée, qui borne l’horizon, la verdure des palmiers tranche comme un rideau. Ces arbres singuliers ont quelque chose d’une décoration de théâtre ; il y en a qui comptent leur âge par siècles. Les hommes qui montent jusqu’à la cime pour cueillir les fruits font cette ascension avec les pieds nus, en les posant sur les anneaux successifs du tronc, et en s’aidant d’une corde passée autour de leur ceinture et autour de l’arbre. Un palmier abattu est dépecé comme une momie ; c’est un composé d’écorces superposées les unes aux autres, et qui, coupées avec la hache, se déroulent et se développent comme des bandelettes. On arrache ainsi ces feuilles silencieuses et mystérieuses comme si on espérait trouver au fond un trésor ou un secret, et on n’y trouve rien de plus qu’au fond de la vie. De cette visite d’une heure en Orient, on ne remporte qu’un souvenir ébloui, le rêve d’un homme qui se serait endormi la tête au soleil.

Retournons à Valence, et allons regarder le clocher de la cathédrale. Décidément nous voyons une boule ; il y a un bateau, un des trente-huit. Nous partons pour Barcelone, la ville industrieuse, le Manchester de l’Espagne. Barcelone a quatre stations de chemins de fer, et un de ces chemins, celui d’Arenys, se dirige vers la frontière de France. À Arenys, nous tombons dans une diligence qui, après vingt-quatre heures de meurtrissures, nous dépose à Perpignan. Ici on me demande mon passeport, et je comprends que je suis rentré chez moi.


JOHN LEMOINNE.