Quelques hommes/Eugène Carrière

Mercure de France (p. 175-181).

EUGÈNE CARRIÈRE


Il coupe une gaule dont il fend l’extrémité. Il se penche sur un puits dont l’eau lui renvoie un miroitement noir. Il fait en sorte d’amener la fente de la gaule, qu’il tient par un bout, jusqu’à la tige d’une violette qui a poussé contre la paroi du puits. Il tire-bouchonne délicatement. Et il cueille ainsi la fleur que nos mains n’avaient pu saisir.

— S’pas ? Faut connaître le truc… L’œuf de Christophe Colomb, s’pas ? C’t épatant… Tiens, René. T’offriras cette violette à Mme  de Bordeu… Il est très chic votre jardin Bordeu… Ce pommier fleuri me fait penser au verger de Daudet… Figurez-vous, mon cher, Daudet me mène dans son jardin… Y me dit : — S’pas, Carrière ? J’ai de beaux pommiers, toutes les espèces, mon cher, toutes les espèces possibles et maginables. Jui réponds : — Vous avez raison, Daudet !… C’t épatant. Moi aussi, j’ai un jardin… S’pas Daudet ?… J’ai un jardin, mon cher… J’ai des pommes, mais je n’ai qu’un pommier ! Daudet continue à me faire faire le tour du propriétaire. Il me montre un champ de rosiers : — S’pas, Carrière ? C’est un’ belle collection ? J’ai là plus de trois cents variétés… la France… le Prince Noir… la Duchesse de Berry… Que sais-je ?… C’est magnifique… S’pas, Carrière ?… — Certainement, Daudet. C’t épatant… Moi aussi, mon cher, j’ai des roses, mais je n’ai qu’un rosier ! — Attendez, Carrière ! Vous n’avez pas vu mes cerisiers… Ils sont admirables… Là-bas… voyez ?… tout ça… c’est des cerisiers. — C’t épatant, Daudet, s’pas ? Vous êtes un homme admirable. Mon cher, moi aussi, j’ai des cerises, mais je n’ai qu’un cerisier !

Maintenant Carrière est assis à table. Sa tête aux forts méplats, rejetée en arrière, ressemble à une motte d’argile où tremblent deux gouttes d’eau malicieuses et sur laquelle, comme une moustache, se serait posé un épi de blé. Le nez a reçu un coup de pouce de bas en haut. La bouche est fine. Tantôt il verse à boire à ses voisins, le bras arrondi, tenant la bouteille par le milieu de la panse : on dirait d’un soldat qui offre une tournée aux camarades. Et tantôt il pique dans son assiette les morceaux les meilleurs pour les glisser dans les assiettes de ses enfants. Tout cela est taillé dans le bloc d’ombre de la salle à manger d’Abos, ombre creusée par les pensées et la poésie et où se cache un pur écrivain qui n’a jamais soupçonné l’intrigue ni l’habileté. L’argile lumineuse des fronts bosselés s’incline vers la blancheur des faïences. Telle qu’une image de son père, réduite et lointainement réfractée, le petit René me parle de notre ami Raymond Bonheur. Et tandis qu’il cause, il semble vouloir imprimer chacune de ses pensées à quelque objet qu’il pétrit. Son père me dit :

— Brave Bonheur !… Exquis cœur, s’pas, Jammes ?… Cœur qui ne compte pas avec les amis… S’pas ? S’pas ?… Un désastre pour lui, mon cher, la mort du pauvre Samain… S’pas ? Je… J’étais… J’y ai été, mon cher, à Magny, quand Samain a été mort… faire son portrait… du pauvre Samain… S’pas ? mon cher ?… Sur son lit de mort… son œil, mon cher, un œil noyé de brumes… S’pas ? L’œil de Samain mort, c’était une vallée chavirée… L’univers, s’pas ? c’est la statue de chacun… Si nous pouvions voir assez grand, s’pas ? nous nous reconnaîtrions. C’est excellent, mon cher Bordeu, ce plat du Béarn… J’ai envie, mon cher, de lâcher souvent Paris pour ce pays… Mais pas pour Pau… Pour Orthez… S’pas, Jammes ? Si vous me trouviez un logement à Orthez ?… À Paris, voyez-vous, c’t embêtant… Un tas de gens qui vous obligent à sortir, le soir… Je ne veux plus de ça… Quand je vais être rentré à Paris, je vais inventer une bonne maladie pour me délivrer des corvées… Mon cher, on insiste tant que l’on est obligé de céder… Coquelin, mon cher… Il insiste pour que j’aille le voir dans Jean Valjean… J’y vais… J’y vais, un soir, s’pas ?… Un peu à l’avance… Un grand escalier, au théâtre… un escalier superbe, monumental, moucher… un escalier de marbre… Un type, mon cher, qui descendait cet escalier en crachant. Je me dis : puisqu’il crache ainsi, sans façon, il doit être de la maison, s’pas ? Jui dis : — Pouvez-vous m’indiquer la loge de Coquelin ? — C’est là, qu’il me dit. J’y vais, mon cher. Coquelin, en train de se préparer, se précipite vers moi : — Ah ! Carrière ! Quelle joie, mon cher, quelle joie de jouer Jean Valjean devant vous… Ça m’électrise, s’pas ? Je vais me surpasser. Pendant que Coquelin me parlait, il y avait un type qui lui tendait un bissac, mon cher, le bissac de Jean Valjean, s’pas ?… Mais Coquelin bavardait toujours avec moi, et il ne voulait pas entendre le bonhomme qui répétait, toutes les deux minutes, en tenant le bissac à bras tendus : — MMMâââîlre, MMMâââître… mettez votre bissac ?… Il est temps d’entrer en scène. Mais Coquelin faisait signe que non… Le public peut attendre, je cause avec l’ami Carrière. Et, deux minutes après, le pauvre bougre reprenait : — MMMâââître, MMMââître… le bissac… — Un moment, répondait Coquelin. — MMMâââître, rabâchait l’autre, le bissac ?… À la fin, mon cher, Coquelin se décide brusquement. Il met le bissac en bandoulière, donne une tape à son chapeau, saisit un bâton et, à grands pas, il disparaît. Alors, mon cher, je vais le remercier à la fin de la représentation. — Eh bien ! Carrière ? Eh bien ! s’pas ? — Eh bien ! mon cher Coquelin, vous n’êtes jamais plus vous-même que quand vous êtes sur les planches… — Alors ? vous m’avez admiré ?… — Parfaitement, Coquelin… — Eh bien ! puisque vous savez me comprendre, asseyez-vous là, en face de moi… Alors mon cher, voilà que je m’assieds et que Coquelin me récite, pendant trois quarts d’heure, une poésie qui s’appelle Jean Bart.

Il y a des rires suivis d’un silence. Puis Carrière reprend la conversation et je saisis ces mots : pèlerins d’Emmaus…

Il vient de dire : pèlerins d’Emmaus…

Et, dans l’ombre lumineusement rousse, au delà de la pâleur de la nappe, entre les murs épais, nos cœurs en cherchant bien eussent ressenti la présence de Celui qui, descendu de la croix de Carrière, est entré dans l’auberge de Rembrandt.

Carrière continue de parler dans l’ombre. Sa voix est maintenant douloureuse, tremblante, plaintive. Que dit-il ? Je ne sais plus bien… « pauvre bougre… pauvre diable… lamentable… »

Il gémit de plus en plus.

Il y a des voix qui sortent du nez, de la poitrine ou de la gorge. La voix de Carrière venait parfois du cœur.

S’pas ?