Quelques créatures de ce temps/Ourliac


ÉDOUARD OURLIAC


En ce temps-là, c’était le beau temps, le beau temps et l’âge d’or du roman. Par ces années de grâce littéraire, il y avait beaucoup de gens qui faisaient des livres, et il y avait, de gens qui en lisaient, plus encore que de gens qui en faisaient. Le lecteur de 1830 était un lecteur dévoué, incomparable, héroïque, inassouvi : il lisait tout. Que le livre eût un titre un peu affriandeur, le livre était enlevé. En ce temps, les maîtresses de cabinet de lecture, à ficeler les paquets de leurs abonnés, avaient les doigts comme des maîtresses de maison qui couvrent leurs confitures.

Aux vitrines, les lithographies pleines de meurtres, de femmes renversées par terre, de mares de sang, de lumières de coups de pistolets, de malédictions paternelles, s’étouffaient l’une l’autre. Ces lithographies étaient d’un faire féroce. Elles étaient plus hautes en couleur, et plus énergiquement crayonnées, et plus tirant l’œil les unes que les autres : on aurait dit des saltimbanques qui se disputent la foule à renfort de tapage. — Édouard Ourliac fit son entrée dans le monde littéraire à coups de lithographies ; la première annonçait l’Archevêque et la Protestante (1832) ; celle qui suivit, Jeanne la Noire (1833). L’éditeur était Lachapelle, cet audacieux d’alors qui imprimait à peu près tout ce qu’on lui apportait, à la condition qu’on lui donnerait gratis un second roman, si le premier faisait son bout de chemin. Madame Cardinal, de la rue des Canettes, la bibliothécaire du roman moderne, vous dira qu’Ourliac lui recommandait de passer sous silence ces deux péchés de jeunesse, à qui lui demanderait son œuvre.

La voie d’Ourliac, Balzac l’a définie d’un mot : Ourliac retournait l’ironie de Candide contre la philosophie de Voltaire ; et de l’ironie il essaya toujours de faire une arme d’Église. Il se moqua au nom du Christ. Là est l’originalité du talent d’Ourliac. Ne lui demandez ni une forme neuve, ni un cadre bien original. Il a un peu lu, et malheureusement il a beaucoup retenu. Mais où il est bien lui, comme mode d’idées, c’est dans ces nouvelles où il exhorte à la religion en raillant le siècle, et paradoxant ad majorem Dei gloriam. Cette façon singulière de faire servir à la maison du Seigneur les étais de la maison du diable, marquait un esprit osé, décidé à faire flèche de tout bois. Elle parut sans doute de bon aloi à de plus casuistes que nous ; et Ourliac fit école de Rabelais de sacristie.

Peut-être bien, en ces baliverneries sérieuses et de consciences, y a-t-il un grain de trop gros paradoxe, et le réquisitoire du chrétien pourrait-il être moins partial. Peut-être bien y a-t-il exagération à mettre comme dans l’Épicurien, toujours l’indigestion à côté du souper, l’hôpital après l’amour, la santé à côté du jeûne et des macérations. Mais cela est sauvé par l’intention. — Puis, ces rieuses morsures d’un esprit antirévolutionnaire, il en use à toute outrance contre le journal, dans le conte humoristique des Phillophages. Les colères qui s’allument, les pavés qui se remuent, les gamins qui deviennent des héros, les révolutions qui mijotent, toutes les catastrophes privées et sociales, il porte tout cela au compte de ce carré de papier qu’on passe sous les portes le matin. La presse est pour lui « une correspondance bien réglée entre quelques gens qui ne pensent guère, et beaucoup qui ne pensent pas ». — Là, dans le Bien des pauvres, c’est une ménippée, le rire aux lèvres, contre les hôpitaux, ou pour mieux parler contre la charité constitutionnelle. Ourliac dit tous les biens de l’administration des hôpitaux et hospices civils de la ville de Paris. Il s’étend sur les difficultés de résoudre le problème d’obtenir entrée dans un hôpital sans être tout à fait mort. Il montre le médecin plus ami de la science que du malade. Il fait les infirmiers ivres, la miséricorde et la sollicitude nulles en cette maison des pauvres ; et comme le conte approche de la fin, un curé entre en scène, qui argumente contre les réconforts laïques, appelant les hôpitaux « une voirie », et recommence le procès aux spoliateurs du clergé. Mais le pauvre Ourliac devait mourir dans une manière d’hôpital, et on ne peut guère lui en vouloir de s’être vengé par avance.

Ourliac était un petit homme imberbe comme un acteur, et pâle. Son teint était bilieux, son œil pétillant. Des lèvres minces et faites à point pour le persiflage complétaient un remarquable masque d’ironie. « Il n’avait rien, — dit-il quelque part de lui, sans se nommer, — il n’avait rien qui prévînt en sa faveur ; point de cet air de franchise et d’étourderie qui sied à un jeune homme ; une tenue circonspecte, peu de taille, un teint maladif, un visage désagréable, qui frappait pourtant ; des traits mobiles, expressifs quand il s’animait, et un sourire qui n’était pas sans grâce. » Quand il avait bu, de pâle Ourliac passait blême ; et alors, dans les dandinements et l’excitation de l’ivresse, son esprit mal d’aplomb entre la fièvre de tête et le mal de cœur, son esprit « mal réglé, peu choisi, tourné au sarcasme, mais fort plaisant », éclatait en pantagruéliques gaudisseries. Facétiant comme un Triboulet de lettres, il jetait au hasard ses joyeusetés intarissables. Il semblait qu’il tirât au sort dans une casquette les mots et les idées ; et des phrases insolites, les plus étranges défis à la grammaire, des lazzis en dehors de toute syntaxe, toute une langue tordue comme un kriss malais, toute une littérature à lui, macaronique et inimitable, s’envolait de sa bouche crispée par les tournoiements de l’ébriété. Au milieu des rires qui accueillaient ses saillies, il restait grave et blême, presque humilié d’une galerie, comme un Debureau sur une chaise curule. Et, chose étonnante, de ce Pierrot dont il avait si bien la face, il avait aussi les mignons vices ; il eût très-bien passé par les sept compartiments d’un dessin allemand des sept péchés capitaux. Il était voluptueux, goinfre, ladre, et prudent ; si prudent qu’il persuadait souvent le soir à un de ses amis qui s’en retournait de la rue d’Alger rue des Petits-Champs, que son plus court était de passer par les Batignolles. Ainsi, Ourliac se faisait reconduire jusque chez lui ; mais il faut dire qu’il payait la reconduite de C… et charmait le chemin par des romans, récits, histoires, propos, bons contes, pantalonnades à dérider même un critique de livres ou un habitué de théâtres.

Quand, rompant sa chaîne de famille, et parti tout un jour de la maison paternelle, Ourliac courait les cabarets autour de Paris avec une bande d’amis, des artistes et des écrivains de son âge, — qui maintenant, sont d’aucuns des gens décorés et d’autres des maris, — Ourliac lâchait toute bride à sa verve. Il improvisait des chansons burlesques que les joyeux faisaient redire à tous les échos de la route du retour :

Le père de la demoiselle,
Un monsieur fort bien,
En culotte de peau,
Qui voulait tout savoir !

Sa licence, en ces parties de campagne, passait celle de tous autres ; elle s’égayait jusqu’aux extrêmes crudités du cynisme ; puis, quand sa farce de l’après-dîner avait tout à fait sombré dans l’ivresse, et qu’on le jetait dans une voiture, Ourliac, à qui le vin « reprochait », comme lui disait son ami Henri Monnier, était pris de terreurs et de remords. Des réminiscences religieuses l’assaillaient. Les souvenirs de son enfance passée chez les jésuites lui revenaient dans la conscience ; et comme un évadé du purgatoire menacé d’une extradition, le glorieux paillard de tout à l’heure, étourdi, se persuadant que l’omnibus allait sur lui-même comme un toton, Ourliac disait à demi-voix, d’un ton effrayé : « Voilà sept fois que ce cocher fait tourner la voiture ; et cependant je ne l’ai pas mérité ! »

À ces petites fêtes sous les treilles de la banlieue, quand il s’agissait de payer l’écot, Ourliac n’avait jamais que quarante sous dans sa poche. C’était le « nec plus ultra » de son appoint. On parfaisait le compte et tout était dit pour les amis d’Ourliac, mais non pour Ourliac. Il prenait de ces petites générosités subies, dont il ne devait rancune qu’à son avarice, une amertume et une âcreté de ressentiment qui devait plus tard éclater dans Collinet. Écoutez avec quelle vivacité et quel fiel amassé il met certains souvenirs dans son héros : « Il se sentait à certains égards au-dessous de ces jeunes gens bien vêtus qui lui faisaient politesse. Il se crut, du moins, obligé de les divertir. Il les défrayait du reste par des bouffonneries qu’il savait bien lui-même affectées de mauvais goût… Il plaisantait parce qu’il était pauvre, et que ces jeunes gens étaient riches ; parce qu’il n’avait pas soupé, et qu’ils soupaient ; parce qu’il était triste, affamé, parasite, indiscret ; il plaisantait pour qu’on lui pardonnât, pour qu’on ne lui fît pas affront ; lui qui avait du talent et de l’esprit, il plaisantait pour un déjeuner. »

Mais si vous voulez entrer en intime connaissance avec le fond de l’homme, lisez Suzanne. C’est le « moi » d’Ourliac se confessant lui-même, que ce livre. Tout le mauvais qu’il portait en lui, il se l’avoue, se souciant peu que ses amis le reconnaissent au visage, et faisant l’autopsie de ses misères morales avec un détail patient et une brutale franchise. La peinture de ces défaillances, de ce travail de l’envie, de ces exagérations poétiques, de cette sécheresse de cœur, de ce lyrisme aposté, de ces élans calculés, de ce despotisme d’égoïsme, de cette inquiétude de cerveau, de cette paresse de résolution et d’œuvre, de ces expansions épistolaires qui prenaient Ourliac à ses réveils d’orgie, de cette vanité sans entrailles, de cette intuition un peu obtuse du sentiment de l’honneur en l’attente du frein religieux, toutes ces maladies de l’esprit analysées à la loupe, et impartialement rapportées, donnent à Suzanne l’intérêt d’une dissection sur le vif. Quand M. d’Hautberchamp viendra lui demander raison, Lareynie ne rougira pas d’avouer qu’il a peur. Il ne tournera pas sa lâcheté en paradoxe nouveau : il jouera une merveilleuse scène de Tartuffe couard. Quand Lareynie a fait que mademoiselle des Ilets l’aime, il faut voir jusqu’au bout l’agonie de cette malheureuse, tuée à coups d’épingle, et les jalousies sans amour de Lareynie et les froides insultes. Il y a dans ce caractère un venin d’envie, un ragoût d’hypocrisie et de cruauté. Puis mademoiselle des Ilets martyrisée longuement, sciemment, impitoyablement, une fois morte de par lui, lorsqu’une révolution soudaine s’est faite en ce Lareynie, lorsqu’il s’est jeté à la religion, quand toute cette mauvaise instinctivité, toute cette méchante vie, ce méchant cœur, et ce cabotinage, il les a eu cachés sous une soutane, même chrétien, Lareynie ne s’humilie pas. Le vieil homme reparaît avec le vieux levain ; et s’en prenant à l’état de la société et au temps, aux approches d’un an Mil social, d’avoir été le bourreau d’une femme, il jette au siècle son restant d’hypocondrie : « Je devais rester et mourir dans la condition où j’étais né. Mais dans quel malheureux temps vivons-nous ? Quelle tempête a soulevé la lie de la société ? Quelle politique insensée a rompu toute barrière et déchaîné toute passion ? Quel anathème pèse sur cette jeunesse sans frein, sans principes, sans tradition, déshéritée, desséchée dans sa fleur comme une moisson maudite ? »

Suzanne est l’œuvre capitale d’Ourliac. C’est une des plus consciencieuses, des plus fidèles, des plus habiles, des plus remarquables analyses de caractère qui nous aient été données depuis 1830.

Malheureusement, il faut revenir à cela : chez Ourliac, les ressouvenirs de style, d’intrigue et d’inventions épisodiques percent le fond presque partout. Collinet, — Collinet duquel la Revue parisienne prophétisait : « c’est une puissante et belle comédie dont on tirera peut-être quelque misérable vaudeville », — Collinet contient, déshabillée en prose, toute une scène du Roi s’amuse. Psyllé est du Perrault battu avec du Swift. Les Noces d’Eustache Plumet se ressentent du compagnonnage de Monnier. La Légende apocryphe emprunte au grand humoriste du XVIe siècle sa phrase énumératoire et chargée de mots. Dans Suzanne, on l’a dit, mademoiselle des Ilets est un calque de mademoiselle Delachaux de Ceci c’est pas un conte, de Diderot. Peters est parent de Krespel ; cette scène fraîche du violon aux Champs-Élysées dans Geneviève, on la retrouve encore dans Suzanne. Dans la Confession de Nazarille, vous vous choquerez à des réminiscences flagrantes d’Eugène Sue, à des profils visiblement dessinés sur les deux profils de Ruy Blas et de don Salluste. Au reste, sur cette dernière œuvre, Ourliac n’avait pas grande illusion : « Je l’ai écrite en courant, — écrivait-il, — sans copie ; je n’en ai point corrigé les épreuves, et j’en suis sur les épines. Ces morceaux si courts ne font jamais grand bien, quel que soit leur mérite ; mais ils suffisent souvent à donner une idée parfaite de la pauvreté de l’auteur. C’est compromettant, comme on dit. Je crains que celui-là ne soit de ce dernier genre. »

En dehors de sa verve de partisan catholique, Ourliac a la recherche du cœur humain poussée jusqu’à l’infinitésimal psychologique, l’observation épigrammatique, le tour vif et relevé de saillies. S’il avait eu moins de mémoire, un procédé de style plus fertile et plus varié, nul doute qu’il n’eût fait sa place grande. Je ne citerai comme exemple de son talent débarrassé des préoccupations polémiques que cette Physiologie de l’écolier, un petit chef-d’œuvre, où laissant venir à lui, comme Jésus, les petits enfants, il a narré finement, joliment, curieusement, les mœurs et les allures de ces petites âmes qui apprennent l’espièglerie mieux que toute autre chose. Là, son analyse est charmante. Elle est comme une récréation dans une cour de pension.

Mais ce qui fit le plus pour la réputation d’Ourliac, ce fut un petit volume in-18, publié rue Cassette. L’exemplaire que j’en ai là porte par hasard, comme revêtement de sa garde, « la Cloche, l’Encensoir et la Rose, » chapitre 53 de quelque livre poétiquement mystique édité chez Waille.

Les Contes du Bocage, où vous avez lu cette belle supercherie filiale de mademoiselle de la Charnaye faisant accroire au vieux marquis aveugle les succès continus des chouans, alors que les bleus, enfin vainqueurs, traquent de buissons en buissons les obscurs Philopémens de la Vendée ; les Contes du Bocage, tout ardents de l’esprit royaliste, valurent à Ourliac les chaudes sympathies de la presse religieuse.

Ourliac s’était marié. La Bruyère dit quelque part : « L’on ne voit point faire de vœux ni de pèlerinages pour obtenir d’un saint d’avoir l’esprit plus doux, l’âme plus reconnaissante, d’être plus équitable et moins malfaisant, d’être guéri de la vanité, de l’inquiétude et de la mauvaise raillerie. » — Le mariage ne fut pas heureux. Toutefois, on en était encore aux années de miel, et Ourliac, sur les bords de la Loire, veillait paternellement, l’esprit détendu et reposé, au succès de son petit volume. Il écrivait alors : « 15 août 1843… Nous avons tous les soirs ici des nuits d’Opéra, une belle et pleine lune de l’autre côté de la rivière qui s’épanouit à travers nos feuillages comme une bombe lumineuse. De tous les coins de notre terrasse, le paysage fait tableau… Je suis entouré de belles choses à quatre ou cinq lieues de distance ; j’ai visité avant-hier le château d’Azay sur l’Indre. J’ai toutes les peines du monde à croire que Chenonceaux soit plus beau : une vraie vignette anglaise, de la renaissance toute pure ! et un parc ! et des eaux ! La vallée d’Azay est celle du Lys dans la vallée. Les habitants sont furieux contre l’auteur qui a trouvé leurs femmes laides… Je pêche à la ligne sans aller bien loin et avec succès. Je n’ai qu’à me baisser pour en prendre. Je pêche les ablettes par soixantaine. Je trouve à ce prix que tout ce qu’on a dit là-dessus sont des calomnies. C’est une belle chose que Paris ; mais je n’en persiste pas moins à croire que nous ferions bien, sur le retour, de nous en venir par ici planter nos choux avec quatre ou cinq amis sensés. La nourriture saine, le bon vin, le repos, les jardins, le loisir, ont bien leur mérite. J’ajouterai qu’il y a ici de certains vins qui valent le champagne. » Cet apaisement de l’idée, ce calme, cet accommodement de l’esprit aux jouissances terrestres, ce souffle d’Horace, cette pente à une honnête « humerie » ne tinrent guère contre les avances et les engagements du parti catholique ; et à quelque temps de là, Ourliac remerciait un rédacteur du National d’un compte rendu favorable, en essayant de le convertir, quatre pages de lettre durant.

Dès lors Ourliac appartenait à l’Univers, où il apporta les qualités de son esprit. Mais de ce corps malingre, épuisé, travaillé de longue main par les agitations et les anxiétés morales, une maladie de poitrine eut bon marché ; et Ourliac, encore bien jeune, mourut à la maison de Saint-Jean-de-Dieu, rue Plumet.