Quelques Allemandes d’autrefois

Quelques Allemandes d’autrefois
Revue des Deux Mondes4e période, tome 138 (p. 675-686).
QUELQUES
ALLEMANDES D'AUTREFOIS

Le 20 septembre de cette année s’ouvrait à Berlin un congrès féministe international, beaucoup mieux réglé, mieux ordonné que celui qui avait eu lieu à Paris au mois d’avril. Les orateurs n’ont point eu à se défendre contre de bruyantes interruptions, et il n’est jamais arrivé que tout le monde parlât à la fois. Les séances se tenaient dans la belle salle des Fêtes de l’hôtel de ville. L’auditoire était fort nombreux, l’ordre fut parfait. Le féminisme socialiste, déclinant l’invitation qui lui était adressée, avait refusé de prendre part au congrès : il lui avait fait signifier avec quelque hauteur que « les femmes prolétaires » ne pourraient jamais faire cause commune avec les féministes de la bourgeoisie, qu’elles pensent ne pouvoir arriver à leurs fins que par une révolution économique et l’abolition du capitalisme. Selon toute apparence, les femmes prolétaires ont rendu service au congrès en s’abstenant ; elles sont très véhémentes, et leur chef, Mme Zetkin, qui a, paraît-il, la voix perçante et criarde, eût peut-être déchaîné les tempêtes.

L’assemblée était présidée par Mme Morgenstern, qui a l’esprit organisateur, et par Mme Cauer, fondatrice de l’association pour le bien de la femme, Frauenwohl, qu’elle créa il y a dix ans et qui a son siège central à Berlin et des succursales à Dantzig, à Kœnigsberg, à Dresde, à Munich, ailleurs encore. Comme nous l’apprend Mlle Kaethe Schirmacher, docteur en philosophie, agrégée à l’Université, dans une étude sur le congrès de Berlin publiée par la Revue des femmes russes, les deux présidentes avaient pris de sages mesures, en décidant qu’il n’y aurait pas de débats contradictoires, qu’on s’abstiendrait d’émettre aucun vœu, de formuler aucune résolution. Aussi n’eurent-elles pas de peine à se mettre en règle avec la police berlinoise, à laquelle elles avaient dû soumettre leurs ordres du jour, leurs programmes, la liste des orateurs désignés. Si la police avait eu des inquiétudes, la figure de Mme Cauer aurait suffi pour la rassurer : « C’est, nous dit Mlle Schirmacher, une physionomie devant laquelle on ne saurait passer sans s’arrêter. S’il est impossible à beaucoup de gens de se représenter une féministe autrement qu’avec les traits et les allures de quelque virago, plus habituée aux clubs qu’aux salons, ils seront agréablement détrompés par la vue de Mme Cauer ; l’air encore jeune, jolie et distinguée, d’une mise un peu sévère, mais élégante, elle appartient à la meilleure société. »

Les bourgeoises allemandes sont d’entre toutes les féministes de tout pays les plus sages, les plus prudentes, les plus circonspectes, les plus mesurées dans leurs discours comme dans leurs désirs et leurs requêtes ; elles représentent le féminisme raisonnable et mitigé. Comme il est des contagions auxquelles personne n’échappe, le temps viendra sans doute où, comme leurs sœurs d’Amérique et d’Angleterre, elles réclameront l’égalité politique et le droit de vote ; mais il n’en a pas été question dans leurs assemblées du mois de septembre. Elles désirent que les universités leur soient ouvertes, qu’il ne tienne qu’à elles d’obtenir les diplômes qui leur permettront de se vouer à l’exercice de la médecine et du professorat ; elles demandent la révision de certains articles du code civil qui les tiennent dans un état de choquante dépendance ; elles souhaitent que le sort des ouvrières soit amélioré, que leurs salaires soient augmentés et proportionnels à leur travail, que la loi leur vienne eu aide dans leur lutte contre l’alcoolisme, dont elles ont beaucoup à souffrir. Le dimanche 17 septembre, dans son discours de clôture en trois langues, Mme Cauer a pu rendre au congrès le témoignage qu’on n’y avait point déraisonné, que les réformes auxquelles il avait paru donner son approbation n’étaient pas de vaines utopies. Assurer à la femme qui se marie une protection efficace de ses droits naturels et la soustraire à la tyrannie d’un mari qui l’exploite, procurer à celle qui ne veut pas ou ne peut pas se marier les moyens de se suffire à elle-même, en lui ouvrant des carrières trop longtemps fermées à ses justes ambitions, c’est à cela que se bornent en Allemagne, jusqu’aujourd’hui, les revendications du féminisme bourgeois.

Et cependant, si modestes que puissent sembler son programme et ses visées, c’est une véritable révolution qu’il se propose d’accomplir dans les mœurs. Ou son entreprise s’en ira en fumée, ou elle aura pour effet l’abrogation des principes et des coutumes qui ont régi jusqu’ici les sociétés chrétiennes. Comme les femmes prolétaires, les féministes bourgeoises de Berlin s’insurgent contre le vieux dogme de l’inégalité primordiale des sexes et imputent non à une loi de la nature, mais aux défauts de leur éducation leur prétendue infériorité. Elles n’admettent pas que la femme soit un être subalterne, condamné à vivre uniquement pour l’homme et à confier à ce maître souvent pervers ou borné le soin de lui faire une destinée. On raconte que jadis la maréchale de Grancey, qui avait de grandes qualités, mais qui était fort impérieuse, après s’être beaucoup amusée, sentit le besoin de s’instruire et de lire. Lorsqu’elle lut les grands hommes de Plutarque, elle demanda pourquoi il n’avait pas écrit l’histoire des grandes femmes. L’abbé de Châteauneuf la rencontra un jour toute rouge de colère. Elle avait ouvert par hasard un livre qui traînait dans son cabinet ; c’étaient les épîtres de saint Paul ; elle y avait vu ces paroles : « Femmes, soyez soumises à vos maris. » Elle avait jeté le livre, tant ce précepte lui avait paru impertinent. Elle ne consentit à s’apaiser que lorsque l’abbé lui eut expliqué que saint Paul avait toujours passé pour avoir l’esprit un peu dur, qu’il ne fallait pas prendre au pied de la lettre toutes ses décisions, qu’on lui reprochait d’avoir eu beaucoup de penchant pour le jansénisme. « Je me doutais bien que c’était un hérétique », dit-elle, et elle se remit à sa toilette. Comme elle, les féministes allemandes les plus modérées estiment que le temps des Geneviève de Brabant est à jamais passé, que c’est manquer à la femme que de lui imposer comme une vertu sacrée l’aveugle soumission, la servitude qui ne raisonne pas, qu’elle a mieux à faire dans ce monde que de se plier à tous les caprices d’un mari bizarre, alcoolique ou dissipateur, et que tout code qui la met à sa merci est un code inique, qu’il faut se hâter de réviser. Elles estiment aussi que le mariage n’est pas la seule fin pour laquelle les femmes ont été créées, que nombre d’entre elles ne trouvent pas de mari, que d’autres ont le droit d’aimer et de garder leur liberté, que dans un monde bien organisera femme qui par goût ou par nécessité se voue au célibat doit avoir les moyens de se procurer une honnête indépendance, qu’il lui est permis de vivre pour elle-même, si cela lui convient, par elle-même, si elle le peut. Ainsi que la maréchale de Grancey, les féministes bourgeoises goûtent peu la morale de saint Paul, qui leur semble fort surannée et très révoltante ; mais comme elles vivent au XIXe siècle, elle ne se contentent pas de se fâcher et de se remettre à leur toilette ; elles tiennent des congrès et s’appliquent à prouver qu’elles peuvent être d’aussi bons orateurs que les hommes, et que si elles les égalent dans l’art de la parole, elles les surpassent dans l’art d’écouter.

Que les Allemandes ont changé, et combien ces féministes, tout occupées de défendre contre l’homme leur dignité et leur indépendance, ressemblent peu aux bourgeoises romantiques du commencement du siècle, telles qu’on en vit beaucoup à Iéna, à Heidelberg, à Wurzbourg et même dans le prosaïque Berlin ! Le romantisme, qui n’a été en France qu’une école ou une mode littéraire, fut en Allemagne un dogme, une religion, une règle des mœurs, à laquelle on faisait gloire de conformer sa vie, — qu’est-ce que la foi sans les œuvres ? — Cette religion enseignait que la femme qui prétend s’émanciper de la domination de l’homme n’est pas une vraie femme, qu’elle doit vivre par lui et en lui, que sa véritable destinée est de ressentir et d’inspirer le parfait amour, celui qui mêle les idéalités aux plaisirs de la terre et les joies mystiques aux fêtes des sens. — « Cherchez la fleur bleue, disait le nouveau décalogue : elle ne vient que dans les solitudes ou dans les décombres des vieux châteaux, et ne se laisse cueillir que par ceux qui sont initiés aux grands mystères el qui l’ont souvent vue en rêve. Elle a peu d’apparence, mais son parfum est une ivresse, et quiconque l’a respirée connaît dès cette vie les délices du ciel. »

Les bourgeoises romantiques professaient le culte du génie ; elles ne se piquaient pas d’en avoir, mais elles s’attribuaient le pouvoir d’en donner en offrant leur cœur dans un sourire. C’est le parfait amour qui fait les vrais poètes, les vrais artistes ; il est la source de toutes les grandes inspirations. Aimées et aimantes, elles travaillaient à la gloire de l’homme de leur choix, elles l’aidaient à créer des chefs-d’œuvre, elles s’en flattaient du moins ; hélas ! les chefs-d’œuvre sont rares, et les gens de sens rassis ne partageaient pas toujours leurs brûlantes admirations. Leur devoir était de se donner tout entières, sans réserve et sans conditions ; l’amour est imparfait quand il ne va pas jusqu’à l’abandonnement de toute volonté. En revanche, quand leur cœur s’était trompé, elles avaient le droit de s’en dédire, de se reprendre, de remédier par l’inconstance à la fatale méprise dont elles avaient honte et regret. On s’abuse quelquefois, on ne trouve pas du premier coup ce qu’on cherche : dans une heure d’égarement, elles avaient plié le genou devant une vaine et méprisable idole ; elles se remettaient en quête sans que les convenances sociales, ni aucune considération mondaine, ni aucun respect humain pussent les détourner de leurs ardentes poursuites : le plus sacré des devoirs est de remplir sa destinée, et leur destinée était de se donner. Le féminisme leur eût fait horreur ; loin d’attacher aucun prix à leur indépendance, elles n’aspiraient qu’à se délivrer de leur liberté, elles mettaient leur gloire à servir humblement le dieu qu’elles s’étaient fait, et qui n’était parfois qu’un très petit dieu, de bas aloi.

Dans un livre intitulé : Poètes et femmes, un critique allemand, M. Louis Geiger, a retracé tout récemment la biographie de quelques-unes de ces bourgeoises exaltées de la première moitié du siècle ; il a pris à tâche de mettre en lumière leurs bonnes qualités, et il parle de leurs erreurs avec une sympathique indulgence[1]. Une Berlinoise, Dorothée Schlegel, fille ainée du philosophe Moïse Mendelssohn, est le type de la chercheuse qui a trouvé, et qui jusqu’à la fin s’en tient à son premier choix. A l’âge de quinze ans, on l’avait mariée, sans trop la consulter, à Simon Veit, qui s’appliqua à la rendre heureuse. Cet honnête et galant homme était un négociant actif, entendu aux affaires, menant à bien ses entreprises, connaisseur en beaux-arts, d’esprit très cultivé, et qui fit preuve dans son malheur d’une grande noblesse de sentimens. Dorothée n’eut jamais qu’à se louer de son caractère, de ses procédés ; mais il avait un tort impardonnable : il n’était pas l’homme de ses rêves.

En 1797, elle fit la connaissance de Frédéric Schlegel, et, sur-le-champ, frappée de la foudre, elle décida que c’était l’homme idéal, qu’elle avait été mise au monde pour l’aimer et le servir. Il est difficile de comprendre quel invincible attrait pouvait avoir pour cette femme distinguée et de goûts délicats l’auteur de Lucinde, roman fort licencieux et très peu divertissant. Frédéric Schlegel était assurément un homme de talent et d’une riche instruction ; mais il avait l’esprit guindé, frelaté, sophistiqué, un cœur très sec, un amour-propre jaloux et pointu, et d’étranges notions sur l’honneur : il n’hésita pas un moment à accepter les subsides du mari délaissé, qui continuait de pourvoir à la subsistance de sa femme infidèle et des enfans qu’on lui avait pris. Dorothée ne se lassa jamais de son idole ; son faux grand homme exerçait sur elle une étrange fascination, et jamais le bandeau ne tomba. Dix ans après leur union, elle lui écrivait : « Comme les étoiles, tes regards sont les messagers du soleil, les témoins et les garans de son retour. Combien triste est mon pèlerinage quand tes yeux ne l’éclairent pas ! »

Ayant l’âme sensible, elle se reprochait d’avoir, par son abandon, causé un inguérissable chagrin à son premier mari, et étant devenue une fervente catholique, elle éprouvait quelque confusion de s’être donnée à l’homme de ses rêves avant de l’avoir épousé. Mais elle ne se repentit jamais d’avoir obéi à l’impulsion de son cœur ; elle avait exécuté un décret divin. Elle a écrit un roman, Florentin, qui est la glorification du parfait amour : « Oh ! bonheur d’aimer, célestes transports ! Oh ! présent des dieux qui fait la félicité des hommes !… » On eût été mal venu à lui parler de l’émancipation des femmes ; elle se souciait peu qu’on leur octroyât des droits civils ou politiques, qu’on les mît en état de gagner elles-mêmes leur pain, d’acquérir une instruction scientifique et des diplômes universitaires. Elle posait en principe qu’une femme ne doit pas avoir d’autres idées que celles de l’homme qu’elle aime, ni d’autre affaire que d’admirer son génie, ni d’autre vie qu’une vie de reflet, ni d’autre bonheur que la béatitude d’une plante qui se chauffe à son soleil : « — Il sera ton maître et ton seigneur ! disait-elle. Cette parole de l’Eternel est moins une maxime de morale que l’expression d’une loi de la nature et un tendre avertissement. La domination déraisonnable des hommes peut rendre les femmes malheureuses ; sans cette domination, elles sont perdues sans retour, elles ne sont plus rien. » Si l’un des orateurs du congrès féministe de Berlin avait exposé à la tribune les théories de Dorothée Schlegel, l’auditoire tout entier l’eût sifflé et conspué. Moins heureuse que Dorothée, Mme Jeanne Motherby a toujours cherché et n’a jamais trouvé. Elle était restée fort inconnue jusqu’au jour où l’on a publié les lettres que lui avaient adressées deux écrivains célèbres, Guillaume de Humboldt et Maurice Arndt. Née en 1783, dans la province de Prusse, Jeanne-Charlotte Thielheim était la fille d’un artisan, et, par un bonheur inespéré, elle épousa en 1806 un médecin fort couru, le docteur William Motherby, Anglais d’origine. Elle fit bientôt de sa maison le centre de la société de Kœnigsberg. Si les plaisirs de vanité, l’honneur de tenir un salon, l’amour de la représentation pouvaient suffire au contentement d’un cœur romantique, Jeanne Motherby eût béni son sort. Aussi bien son mari était un praticien de grand mérite et un homme du monde accompli ; il avait de la littérature ; il avait étudié la philosophie à l’école de Kant, qu’il appelait son « inoubliable maître. » Mais ce disciple de Kant ne se piquait pas de cultiver dans son jardin la fleur bleue et cela gâta ses affaires.

Jeanne Motherby avait l’esprit vif et ardent : « Amour et fantaisie, et pas autre chose, voilà la vie de Furina, » disait d’elle Maurice Arndt, qui lui avait donné ce petit nom d’amitié. Malheureusement la nature l’avait peu favorisée ; petite, corpulente, son visage n’avait rien d’attirant, et sa grande bouche, nous dit-on, n’était pas de celles qui appellent les baisers. Quand les bourgeoises romantiques sont laides, les rôles s’intervertissent ; ce n’est plus le chasseur qui court après le lièvre, c’est le lièvre qui court après le chasseur, et quelquefois le chasseur se dérobe.

À peine Jeanne eut-elle pris en déplaisance son Anglais, elle conçut une chaude passion pour Guillaume de Humboldt, qui, de tous les mortels, était le plus froid. Elle crut reconnaître en lui le mâle prédestiné avec qui elle devait cueillir la fleur bleue. Elle n’avait pas su deviner que cet homme éminent, grand penseur, grand philologue, grand diplomate, avait pour lui-même une grande vénération et que, partant, il n’était pas facile à prendre. Il ne lui déplaisait point qu’on l’adorât ou qu’on lui fit jouer le rôle de directeur de consciences ; il se laissait volontiers courtiser par les femmes, accueillait de bonne grâce leurs avances et leurs hommages ; mais, incapable de tout entraînement, elles n’avaient pas d’autre retour à espérer de lui qu’une majestueuse compassion ou une glaciale coquetterie.

Le romantisme autorisait les familiarités et le tutoiement ; dans ses lettres, Humboldt tutoyait Jeanne, sans que cela tirât à conséquence. Il lui accordait crue le bonheur domestique ne suffit pas à remplir la vie, que si attaché qu’il fût à Mme de Humboldt, qui le rendait heureux « au sens bourgeois et vulgaire du mot », il ne méprisait point l’à côté et les commerces d’esprit et de cœur. Mais il était fort exigeant ; il lui expliquait doctement que, dans le véritable amour, selon les règles de l’art et d’une doctrine ferme et constante, l’homme a tous les droits, la femme toutes les charges, qu’elle est tenue de s’annuler, de s’anéantir, de renoncer à toute indépendance ; n’était-ce pas assez que l’homme daignât la considérer comme une partie de lui-même, l’autoriser à vivre pour lui et en lui ?

Cette profession de foi n’était pas contraire aux principes du romantisme ; mais les femmes n’admettaient pas que les obéissances fussent exigées, réclamées, imposées ; elles voulaient bien servir, mais elles entendaient qu’on les traitât en reines dans leurs abaissement volontaires. L’arrogance de Humboldt déplut à Jeanne Motherby, et elle se remit à chercher.

Le publiciste-poète Maurice Arndt était un de ces Allemands qui joignent la ruse à la candeur et dont on a dit qu’ils exploitent leur bonhomie. Quoiqu’il n’eût aucun penchant au romantisme, il apprit cette musique pour s’insinuer dans les bonnes grâces de Jeanne Motherby, qu’il appelait « son petit oiseau diapré, sein buntes Vöglein », et qu’il tutoya d’entrée de jeu ; Humboldt y avait mis plus de temps. Il lui écrivait : « Je t’envoie mille fois mille baisers, comme je sais les donner… Oh ! que je voudrais t’avoir réellement tenue sur mes genoux, ta petite tête appuyée sur ma poitrine, tes yeux pleins d’âme me caressant de leurs luisantes prunelles, tes douces lèvres de rose se gonflant doucement et imprégnées du miel de l’amour !… Furina, petit être vif aux couleurs changeantes, très douce petite Furina, que ne puis-je deux heures durant, non, pendant toute une nuit !… »

En contant cette aventure, M. Geiger nous engage à ne pas nous méprendre, il se donne beaucoup de mal pour nous persuader que certains transports lyriques ne sont que des façons de parler, qu’il y a des amours immatérielles dont une imagination échauffée fait tous les frais. Mais quand l’imagination s’échauffe, sait-on bien où l’on va ? Le romantisme ne répugnait pas aux équivoques, aux confusions ; il les cherchait ; il enseignait l’art de faire descendre le ciel sur la terre et de retrouver la terre dans le ciel ; sous le nom de l’amour idéal, il prêchait le mysticisme des sens, les spiritualités de la chair. Savons-nous bien ce qui serait arrivé si Jeanne avait eu la bouche moins grande ?

Veuf depuis peu, Arndt songeait à se remarier ; ce qui me paraît certain, c’est que cet homme avisé prenait ses précautions, que, tout en parlant à Furina « des flammes qu’elle allumait dans son cœur, des songes célestes qu’elle lui procurait, des joies paradisiaques dont elle l’abreuvait », il s’arrangeait pour ne pas se mettre sur les bras un fardeau incommode. Il disait tout, mais n’avait garde de tout faire. Un jour qu’elle lui avait expliqué ce qu’elle ferait si elle était libro, il se hâta de lui répondre qu’il préférait les rêves aux réalités, — et cette fois encore, Furina se remit à chercher.

L’homme idéal, qu’elle désespérait de rencontrer jamais dans cette vallée de misères, s’offrit à elle, en 1818, sous les traits d’un jeune homme qui avait dix ans de moins qu’elle, et, chose curieuse, c’était encore un docteur ; elle finissait par où elle avait commencé. Après de longues négociations, elle obtint son divorce et convola. Médecin de renom, habile chirurgien, professeur à l’université de Berlin, Jean Frédéric Dieffenbach fournit la plus brillante carrière ; mais il ne s’occupa point de rendre sa femme heureuse ; elle connut tous les tourmens de la jalousie, jusqu’au joui* où un second divorce, prononcé en 1833, lui rendit sa liberté. Elle continua de vivre à Berlin, entourée de très jeunes gens, auxquels elle essayait peut-être d’apprendre la musique qu’elle aimait. Lorsqu’elle quitta ce monde en 1842, Dieffenbach écrivit à un ami : « Ainsi la pauvre femme est morte ! » Il avait raison de la plaindre ; mais je ne crois pas qu’il l’ait pleurée.

Ce fut en 1893 que M. Henri Meisner publia à Leipzig les lettres de Guillaume de Humboldt et de Maurice Arndt à Jeanne Motherby ; la même année paraissait à Berlin « la correspondance d’un prince allemand avec une jeune artiste », autre souvenir curieux de l’époque romantique. Le prince en question était le duc Auguste-Emile de Saxe-Gotha, qui avait été un bon petit souverain, très appliqué au gouvernement de ses petits États, ami des arts et des sciences, fervent admirateur de Napoléon Ier, qu’à la vérité il abandonna quand son étoile eut pâli, mais bien à contre-cœur et sans conviction. Ce bon prince avait des lubies. Quoiqu’il ne fût jamais malade, il s’alitait pour donner audience aux envoyés étrangers. Il ne montait jamais à cheval ; il n’assista qu’à une partie de chasse, après avoir donné l’ordre que personne ne tirât un seul coup de fusil. Il avait une singularité plus bizarre encore ; il regrettait de n’être pas né femme, il rougissait d’appartenir à un sexe qui, disait-il, était « un composé de poison, de saleté et de sottise. » Il aimait à écrire ; il commençait des romans qu’il ne finissait pas ; le seul qu’il ait achevé est intitulé : Kyllenion ou une année en Arcadie. Fort brillant dans la conversation, il a tenu tête un jour à Mme de Staël. Il avait l’esprit incisif, mordant, acéré, et c’était un honneur dangereux que de diner à sa table ; on ne pouvait savoir lequel de ses invités il prendrait pour plastron.

Jean-Paul avait dit de lui : » S’il avait un cœur, il serait le plus grand des poètes. » Qu’il eût ou non un cœur, il voulut tâter de l’amour romantique ; peut-être avait-il trop tâté de celui qui ne l’est pas. Le hasard amena à Gotha une jeune artiste, Thérèse de Winkel, qui jouait admirablement de la harpe, avait du talent pour la peinture, faisait des copies dans les musées, surtout à Dresde et à Paris. Elle composait aussi des vers. Quoiqu’elle ne fût pas belle, quoique dès sa jeunesse elle ait eu l’air « d’une vieille fille sans charmes », elle plut infiniment au prince Auguste-Emile. Nous avons affaire ici à la forme la plus platonique, la plus chaste du romantisme, et M. Geiger a pu se dispenser de nous prémunir contre les méprises. Le duc engagea Thérèse à entrer en correspondance avec lui. Il exigea qu’elle se mît tout à fait à l’aise, qu’elle le traitât non en prince régnant, mais en ami, qu’elle ne lui donnât jamais aucun titre, quelle l’appelât « son cher Émile. » De son côté, il l’appelait « sa ravissante, son adorable Emilie. » Elle était sa sœur spirituelle. Un jour qu’elle lui avait envoyé une boucle de ses cheveux : « Je ne puis encore, écrivait-il, m’accoutumer à la pensée que je possède ce signe visible de votre gracieux souvenir ; cette boucle, trésor sans prix, qui éclipse tout, me semble être l’ombre d’un rêve, et je ne touche que d’une main tremblante ces cheveux bruns et soyeux, dont les frisons ont orné, ombragé et réchauffé le front virginal de la sœur adoptive que j’adore. Oui, toujours les baisers dont j’effleure à peine ce joyau sont si infiniment légers que le plus sensible des mimosas n’en ressentirait rien, et que le plus éthéré des sylphes n’en donnerait pas de plus doux. » Il s’agit cette fois de baisers presque immatériels, et Maurice Arndt, tout poète qu’il fût, était un lourdaud, un glouton en comparaison de ce gourmet raffiné.

La correspondance dura cinq ans, de 1806 à 1811. On s’entretenait parfois de questions d’art, de peinture, de musique ou du grand Napoléon. Plus souvent on se confessait, on s’analysait, on s’épluchait, on se pêchait à la ligne ; on décrivait ses états d’âme, on racontait ses rêves, on vantait les douceurs d’un mariage spirituel et de l’étroite communauté où vivent deux cœurs sensibles qui n’ont plus de secrets l’un pour l’autre. Malheureusement les sylphes sont des êtres éthérés, mais fantasques. Il semble que le prince eût dû se faire violence pour s’acclimater dans l’éther. Il avait ses heures de fatigue où, repliant ses ailes, il retombait lourdement sur lui-même et déclarait que tous les mystiques et tous les mysticismes lui étaient odieux, qu’il détestait également Zacharias Werner et Chateaubriand : « Je goûte peu les chimères grecques, écrivait-il, mais je n’aime pas davantage un benêt apocalyptique à sept cornes ; je suis un homme et je n’ai de goût que pour ce qui est humain. » Il se lassa de planer dans le bleu avec une sœur de son âme qui n’avait aucune des grâces de la femme, et après avoir remplacé quelque temps les adorations par les railleries et les sarcasmes, il rompit et cessa d’écrire.

Ce fut sans doute un coup très dur pour Thérèse de Winkel. Elle semble avoir accepté sa déchéance avec quelque dignité. Elle demeura fidèle à ses principes, à ses convictions, à son credo, qu’elle avait formulé ainsi : « Je crois qu’il y a en nous une étincelle divine, que si nous la conservons pure de tout alliage terrestre, si nous la ravivons sans cesse, un jour elle se réunira à tout ce qui a de l’affinité avec elle dans ce vaste univers ; que, flamme sacrée, elle sera un rayon de l’éternelle lumière qui transfigure le monde au pied du trône du soleil des soleils. » Elle avait de nobles sentimens ; mais comme toutes ses pareilles, elle aimait le tortillage et le style alambiqué. Elle continua de peindre, de jouer de la harpe, faisant sans doute quelquefois de tristes réflexions sur l’inconstance des sylphes et l’ingratitude des princes régnans. Son chagrin n’abrégea pas sa vie ; elle mourut en 1867, à l’âge de 83 ans. Elle était toujours restée la même, sans se douter que sa tournure, ses manières, ses airs de tête, ses façons de parler qu’on admirait jadis, semblaient désormais étranges et un peu comiques, qu’elle amusait la galerie, que le monde avait changé, qu’il faut le quitter avant qu’il nous quitte.

Beaucoup plus intéressante est l’infortunée Charlotte Stieglitz. Victime d’une innocente et funeste erreur qu’elle paya de sa vie, son suicide, qui fit grand bruit à Berlin, fut admiré par tout ce qui restait de romantiques en Allemagne comme une grande et sublime action. Elle était belle et gracieuse, elle avait le cœur pur et droit, l’âme chaude, toutes les bonnes intentions, cette piété naturelle qui trouve son bonheur dans une vie de renoncement et de sacrifice ; mais son imagination exaltée prenait les songes pour des réalités. Pourquoi Charlotte Willhöft rencontra-t-elle Henri Stieglitz ? Ce bloc lui parut si beau que, comme le statuaire de la fable, elle en voulut faire un dieu. Il n’était bon qu’à devenir cuvette.

Henri Stieglitz avait étudié la philologie à Gœttingen et à Leipzig, et il avait le malheur de se croire poète. Charlotte l’épousa en 1828 ; ils allèrent vivre à Berlin. Leurs finances étaient courtes ; Stieglitz était employé à la bibliothèque et donnait des leçons ; sans l’aide de parens riches, on eût été dans la gêne. Mais quand on a la foi, on supporte tout. Elle croyait fermement qu’il était un homme de grand talent et du plus bel avenir. Non seulement il était irrémédiablement médiocre, il n’avait pas de santé ; souffreteux, malingre, tourmenté par ses nerfs et par ses papillons noirs, il mettait à de cruelles épreuves la patience de tout ce qui l’entourait. Il se plaignait sans cesse que la vie lui pesât ; il croyait sentir autour de lui des puissances hostiles, qui lui nouaient l’esprit et traversaient ses ambitions. Ce froid rimeur chantait l’Orient sans l’avoir vu et même sans l’avoir étudié dans les livres ; ses satires étaient plates, ses poésies amoureuses n’avaient rien de personnel ni rien d’amoureux. Corps et âme, il passait pour un impuissant, et on nous dit « que la charmante femme qui portait son nom, n’avait peut-être jamais été tout à fait à lui. »

Elle s’obstinait à croire, à espérer. Elle se disait : « C’est un génie qui se cherche, je l’aiderai à se trouver. » Elle se consacrait tout entière à cette ingrate tâche. Elle lisait beaucoup et tâchait de lui fournir des sujets ; elle l’encourageait, le réconfortait, le conseillait, le stimulait, s’appliquait à combattre son hypocondrie, à le délivrer de ses papillons en lui rendant la vie facile et commode. Elle avait ce sourire de femme qui transforme les choses et les cœurs, qui opère des miracles ; mais il y a des miracles qui ne se font pas. Cette incurable médiocrité résistait à tous les traitemens, à tous les régimes ; cet arbre étiolé, pauvre de sève, ne portait que des fleurs étiques et des fruits pâles et sans saveur. Comment Charlotte avait-elle pu s’imaginer qu’elle cueillerait un jour des oranges sur ce maigre et languissant poirier, dont les poires étaient à peine mangeables ?

Quand elle eut perdu l’illusion qui seule donnait du prix à sa vie, elle se prit en pitié, se rongea, se consuma et résolut d’en finir par un coup de désespoir. Une lettre adressée par Veit à un oncle d’Henri Stieglitz, et publiée par. M. Geiger, nous fait connaître exactement ce qui se passa dans la soirée du 29 décembre 1834. Charlotte envoya son mari à un concert de Ries, et se dispensa de l’accompagner, en alléguant l’état de sa santé. Dès qu’il fut parti, elle lui écrivit un billet, qu’elle déposa sur son pupitre. Puis elle se mit au lit et se plongea dans le cœur un poignard, qu’elle eut la force de retirer et de placer près d’elle. La servante, à qui elle avait enjoint, quelques instans auparavant, de préparer un souper à Stieglitz, entendit son râle et donna l’éveil. On enfonça sa porte ; elle ne respirait plus.

L’opinion la plus accréditée, à laquelle M. Geiger paraît se rallier, est qu’elle s’était tuée dans la pensée qu’une forte secousse, une violente émotion était le seul moyen de réveiller l’âme engourdie de son poète hypocondre, et de lui donner du talent. M. de Treitschke a traité cette explication de légende ; il estime qu’elle s’est tuée, parce qu’ayant reconnu son erreur, elle ne pouvait plus supporter la vie. On ne peut nier que depuis longtemps elle n’eût des doutes, des inquiétudes, de cruelles perplexités. Dès le 20 novembre 1828, elle avait écrit à son malade : « Il est dur, très dur, de constater que l’homme dont on préfère le bonheur à tout, est son propre ennemi. Malheur à toi, malheur à moi, si tu te crois né pour être poète et ne trouves aucune joie dans ton métier ! On n’enfante que dans la joie. » La lettre de Veit, citée par M. Geiger, nous apprend « que les perpétuelles et stériles agitations de Stieglitz étaient devenues insupportables à sa femme, amoureuse de paix et d’harmonie, qu’elle ne pouvait voir sans douleur que le compagnon de sa grande âme, absorbé dans de puériles et mesquines préoccupations, fût incapable de s’envoler avec elle dans ces régions sereines d’où l’on voit de haut la vie et ses misères, qu’il y avait des momens où ses mélancoliques réflexions usaient, minaient sa santé. » — « Que pouvait-elle encore demander au ciel ? ajoute Veit. Elle en avait assez de la vie. Mais on ne succombe pas si facilement aux blessures de l’âme, et la nature n’envoie pas la mort à qui la demande. Elle s’est aidée. »

Après tout, les deux versions ne sont pas inconciliables. Quand Charlotte Stieglitz eut reconnu que son dieu n’était qu’une misérable idole, indigne des soins et des hommages qu’elle lui rendait, le dégoût la saisit et elle résolut de mourir. Mais peut-être, pour s’encourager a frapper le grand coup, se disait-elle : « Que sait-on ? il pourrait arriver que cet homme sans ressort, sans volonté, fût assez sensible au chagrin de me perdre pour que son malheur le transformât ! » Si elle caressa cette espérance, ce fut la dernière de ses illusions. Stieglitz supporta très philosophiquement son malheur ; il fut charmé du bruit qui se faisait autour de lui, son amour-propre y trouvait son compte, sans aucun profit pour son talent ; il en eut aussi peu le lendemain que la veille. Charlotte s’était sacrifiée en vain ; il est beau de s’immoler pour ce qu’on aime, mais il ne faut pas aimer les Henri Stieglitz.

Nous lisons dans le rapport de Mlle Schirmacher qu’à Chicago, pendant l’Exposition, le jour de la Pentecôte, les membres du congrès féministe se réunirent dans une des salles de délibération pour un service religieux, que la liturgie fut lue par une jeune miss aussi jolie que distinguée, ministre de l’église unitarienne, que le sermon fut prononcé par une de ses collègues de l’église méthodiste. « Derrière les officiantes, qui sur leurs costumes de ville portaient comme habit ecclésiastique une ample tunique noire, étaient assises dix-huit femmes-pasteurs, régulièrement ordonnées, parmi lesquelles plusieurs négresses. Un dit beaucoup de bien en Amérique, ajoute Mlle Schirmacher, de ces femmes qui, en leur qualité de ministres du Verbe divin, descendent dans les profondeurs de la société pour porter la consolation où la lumière et le bonheur se font rares. » Ces femmes-pasteurs peuvent nous paraître étranges et même un peu baroques ; mais le premier étonnement passé, il faut leur rendre cette justice qu’elles font un meilleur emploi de leur vie que les prêtresses du génie et du parfait amour dont M. Geiger nous a remémoré l’histoire, qu’il est plus utile de soulager les vrais malheurs que de s’en créer d’imaginaires.

Si Mme Morgenstern et Cauer avaient invité le congrès de Berlin à prononcer un jugement motivé sur ces Allemandes d’autrefois, si différentes de la plupart des Allemandes d’aujourd’hui, l’assemblée aurait sans doute déclaré tout d’une voix que Dorothée Schlegel était une fourvoyée, Jeanne Motherby une échauffée, Thérèse de Vinkel une toquée ridicule, Charlotte Stieglitz une folle tragique, que la femme qui se respecte est tenue de rester la maîtresse de son cœur et de n’en disposer qu’avec connaissance de cause, que dans l’intérêt même de l’homme elle doit l’obliger à compter avec elle, ne lui donner que ce qu’il mérite qu’on lui donne, et au besoin lui prouver qu’elle sait se passer de lui.

G. VALBERT.

  1. Dichter und Frauen, Vorträge und Abhandlungen, von Ludwig Geiger ; Berlin, 189G, Verlag von Gebrüder Paelel.