Quelques égarés (Péguy)

Quelques égarés
La Revue blancheTome XVIII (p. 382-384).
QUELQUES ÉGARÉS

Dans le message qu’il vient d’adresser à « messieurs les sénateurs » et à « messieurs les députés », M. Loubet constate que : « La transmission régulière des pouvoirs, accomplie en quelques heures,… a été aux yeux du monde entier une preuve nouvelle de la fidélité de la France à la République, au moment même où quelques égarés cherchent à ébranler la confiance du pays dans ses institutions. »

C’était nous qui, naguère, étions les égarés ; et même c’était quand les hommes du gouvernement voulaient nous faire une faveur qu’ils daignaient nous appeler seulement les égarés ; à présent les égarés sont ceux qui cherchent à ébranler la confiance du pays dans ses institutions.

De ces égarés nous ne retiendrons pas ceux que tout Le monde connaît et observe ; nous retiendrons celui qui est le plus dangereux parce qu’un certain nombre de bons citoyens se sont laissé séduire à sa fausse bonhomie : nous retiendrons M. Charles Dupuy.

Un excellent député radical me disait avant la loi de dessaisissement : « Nous votons pour le ministère Dupuy parce que c’est le seul moyen d’éviter le ministère Méline. » L’expérience a montré que ce n’était pas le moyen d’éviter le ministère Dupuy.

M. Dupuy n’est pas seulement dangereux par la confiance mal placée qu’il a su inspirer à un certain nombre de républicains ; il est devenu particulièrement dangereux parce que, d’ambitieux grossier qu’il était, il est devenu un ambitieux grossier malheureux.

Si les aventures de ce personnage n’avaient un retentissement dangereux sur nos libertés, une certaine pitié lui serait due pour ses malechances.

Il s’était, par un long silence laborieusement gardé, fait pardonner ses anciennes duplicités ; il avait fait le malade, l’homme fini, l’homme inoffensif ; et il était ainsi revenu au pouvoir.

Président du Conseil, il voulut tromper les deux partis en présence : il y réussit un certain temps ; il commençait à user lentement la Chambre criminelle de la Cour de cassation ; et, par une malechance dernière, quand M. Dupuy venait de tromper les républicains, à leur tour, M. Félix Faure laissa ouvrir la succession présidentielle.

Le surlendemain, le samedi dans l’après-midi, la France eut cette nouveauté que le Président de la République fut un président républicain. M. Charles Dupuy voulut user ce président comme il avait voulu déjà user les juges.

Malheureusement le Président du Conseil fut bien mal servi par des subordonnés trop zélés ; de la gare Saint-Lazare au ministère des Affaires étrangères le scandale fut excessif ; les camelots payés pour figurer le peuple de Paris s’amusèrent trop à ce carnaval nouveau. Tout le monde comprit ; les républicains du Sénat et de la Chambre, qui avaient fait l’élection présidentielle, demandèrent des comptes au Président du Conseil.

Alors M. Dupuy, qui a une longue habitude, recourut au second moyen. Vous n’ignorez pas qu’il y a deux moyens de perdre un président : le premier est de ne pas le garder, le deuxième est de le garder trop : non seulement chacun de ces deux moyens est bon, mais le deuxième est justement complémentaire du premier : quand on a épuisé le premier, le second se présente naturellement comme une réparation nécessaire.

Aussi, dès le mercredi suivant, les agences nous communiquèrent-elles soigneusement la liste extraordinaire des précautions minutieuses prises pour assurer le lendemain, non seulement la sécurité, mais aussi la dignité de tous ceux qui défileraient dans le cortège.

Par un clair soleil de printemps un peu frais, le cortège passa ; et tout de suite on eut l’impression que les précautions prises étaient parfaitement inutiles ; tout Le monde était là, le vrai peuple, joyeux du beau temps, joyeux de la fête, joyeux du cortège, du spectacle ; ce fut un beau jour de promenade, et d’amusement honnête, une mi-carême plus franche, moins apprêtée, plus ouvrière, moins banalement et bêtement bourgeoise. On était profondément heureux et assez convenable ; on ne se battait pour voir. Et on eut la preuve que les manifestations précédentes avaient été organisées, payées, tolérées, encouragées.

Les grandes cérémonies militaires ne sont pas autant qu’on le croit favorables aux grands chefs, car, tout ployés qu’ils soient sous le faix des dorures, ils font presque tous piteuse mine auprès de leurs hommes : la foule, qui s’y connaît, regardait curieusement le général Zurlinden ; mais elle regardait avec admiration les simples cuirassiers de l’escorte ; et puis elle sentait vaguement que tous ces grands messieurs n’étaient pas au-dessus d’elle, puisqu’ils défilaient devant elle, puisqu’ils donnaient devant elle et pour elle une représentation. Enfin la foule trouvait que M. Loubet avait l’air bon garçon : tout est là.

Sur le tard M. Déroulède eut l’idée invraisemblable d’emmener à l’Élysée deux régiments d’infanterie qui étaient sur pied depuis le petit jour ; notez que ces deux régiments rentraient à Reuilly, au casernement, que les hommes n’attendaient que le moment de rentrer à la chambrée pour jeter le sac sur le paquetage, manger la soupe du soir, et aller faire un tour en ville, puisque c’était jour de fête. L’idée d’aller monter la garde à l’Élysée ne leur sourit sans doute point, car on me dit que les ligueurs malencontreux reçurent quelques coups de crosse. Le général Roget, qui commandait la brigade, fit comme ses hommes

On a conduit au Dépôt M. Déroulède, M. Marcel Habert, M. Millevoye. Je ne sais pas ce que M. Dupuy fera d’eux, mais je sais bien qu’ils ont, par leur tentative criminelle et bête, découvert M. Dupuy. Si fous que l’on veuille bien supposer les césariens, ils n’auraient pas eu l’audace de tenter ce coup si les précédentes complaisances du ministère ne les y avaient formellement encouragés.

Charles Péguy