Quelle est ma foi/02

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 24p. 18-26).
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II

Quand j’eus remarqué que les mots : ne résiste pas au méchant, signifient : ne résiste pas au méchant, toute mon ancienne représentation du sens de la doctrine du Christ soudain se modifia et j’étais consterné non de l’incompréhension mais de l’étrange conception de la doctrine qui avait été la mienne jusqu’alors. Je savais, et nous tous savons, que le vrai sens de la doctrine chrétienne se trouve dans l’amour du prochain. Dire — présenter la joue, aimer ses ennemis — c’est exprimer l’essence même du christianisme. Je savais cela depuis mon enfance, mais pourquoi ne comprenais-je pas tout simplement ces simples paroles et y cherchais-je un sens allégorique quelconque ? Ne résiste pas au méchant veut dire : ne résiste jamais au méchant, c’est-à-dire, ne commets jamais la violence ; en d’autres termes : ne commets jamais aucun acte contraire à l’amour. Si l’on t’insulte, supporte l’offense et, malgré tout, ne recours jamais à la violence. Christ a dit cela avec des mots si clairs, si simples qu’on ne saurait l’exprimer plus clairement. Cependant, moi, qui croyais ou tâchais de croire que ce sont les paroles de Dieu, je trouvais impossible de les mettre en pratique par mes propres forces. Le maître me dit : Va fendre du bois ; moi je réponds : C’est au-dessus de mes forces. Si je réponds ainsi, de deux choses l’une : ou bien je ne crois pas à ce que dit mon maître, ou je ne veux pas faire ce qu’il m’ordonne. Ce commandement, dont Dieu a dit : Celui qui l’exécutera, etc., et ailleurs : que ceux-là seuls qui l’exécuteront recevront la vie, ce commandement qu’il exécuta lui-même et qu’il exprima d’une façon si claire et si simple qu’on ne peut douter de sa signification, c’est de ce commandement que je disais, sans même jamais avoir essayé de l’accomplir, qu’il m’est impossible de l’exécuter par mes propres forces et qu’une aide surnaturelle m’est nécessaire.

Dieu est descendu sur la terre pour sauver les hommes. Le salut consiste en ce que la seconde personne de la Trinité, Dieu le Fils, en souffrant pour les hommes, a racheté leurs péchés devant le Père et leur a donné l’Église, laquelle détient la grâce, qui se transmet aux croyants. En outre, Dieu le Fils a donné aux hommes une doctrine et l’exemple de sa vie pour leur salut. Comment donc pouvais-je dire que les règles de la vie, qu’il a formulées clairement et simplement pour tout le monde, sont difficiles à pratiquer, même impossibles, sans un secours surnaturel ? Non seulement il n’a pas dit cela, mais il a formellement déclaré que celui qui ne les pratiquerait pas n’entrerait pas dans le royaume de Dieu. Il n’a même jamais dit que la pratique en serait pénible ; au contraire, il a dit : Mon joug est doux et mon fardeau léger ; et Jean l’Évangéliste a dit : Ses commandements ne sont point pénibles. Puisque Dieu déclare que sa loi est facile à pratiquer, puisqu’il l’a pratiquée lui-même, comme homme, ainsi que ses premiers disciples, comment, encore une fois, pouvais-je dire qu’il est difficile de la mettre en pratique, qu’il est même impossible de le faire sans secours surnaturel ?

Si un homme mettait en jeu toutes les ressources de son intelligence pour ruiner une loi quelconque, que pourrait-il dire de plus redoutable sinon que cette loi est essentiellement impraticable sans secours surnaturel, que le législateur lui-même la jugeait ainsi ? C’est exactement ce que je pensais du commandement de la non résistance au mal. Je tâchai de me rappeler comment et quand m’entra en tête cette singulière idée que la loi du Christ est divine mais ne peut être mise en pratique. En analysant mon passé, je me rendis compte que cette idée ne m’avait jamais été communiquée dans toute sa crudité (je l’eusse repoussée), mais qu’insensiblement, je me l’étais assimilée dès mon enfance, avec le lait de ma mère, et que toute ma vie ultérieure, n’avait fait qu’affermir en moi cette étrange erreur.

Dès mon enfance on m’avait enseigné que Christ est Dieu et que sa doctrine est divine, mais en même temps, on m’apprenait le respect des institutions qui garantissent par la violence ma sécurité contre les méchants et on m’apprenait à considérer ces institutions comme sacrées. On m’enseignait à résister au méchant, on m’inculquait l’idée qu’il est honteux de céder au méchant et louable de lui résister. On m’apprenait à juger et à punir. Puis on m’enseignait le métier des armes, c’est-à-dire, de résister au méchant par le meurtre ; et l’armée dont je faisais partie, on l’appelait l’armée aimée du Christ ; on louait son activité et on appelait sur elle la bénédiction chrétienne. En outre, depuis mon enfance jusqu’à l’âge adulte, on m’apprit à vénérer ce qui est en contradiction flagrante avec la loi du Christ. Répondre à l’agresseur, se venger par la violence des offenses faites à ma personne, à ma famille, à mon peuple ; non seulement on ne blâmait pas tout cela, mais on m’apprenait à considérer que tout cela était bien et conforme à la loi du Christ.

Tout ce qui m’entourait, ma sécurité et celle de ma famille, ma propriété, tout cela cependant reposait sur une loi réprouvée par Christ, sur la loi : dent pour dent.

Mes maîtres spirituels enseignaient que la loi du Christ est divine, mais que, vu la faiblesse humaine, elle est impossible à pratiquer, à moins que la grâce du Christ ne nous vienne en aide. Mes maîtres laïques, et toute l’organisation sociale qui m’entourait, affirmaient déjà nettement l’impossibilité de remplir la doctrine du Christ et son idéal et, par les paroles et les actes, ils m’enseignaient ce qui est contraire à cette doctrine. Cette idée, que la doctrine de Dieu est impraticable, me pénétra si bien et me devint si habituelle, elle s’accordait si bien avec mes passions, que je n’avais jamais remarqué jusqu’à présent la contradiction dans laquelle je me trouvais. Je ne voyais pas qu’il était impossible de confesser en même temps Christ-Dieu, dont la doctrine a pour base la non résistance au méchant, et en même temps de travailler consciemment et tranquillement à l’organisation de la propriété, des tribunaux, de l’État, des armées, d’organiser, en un mot, une existence contraire à la doctrine du Christ, et d’adresser des prières à ce même Christ pour qu’il nous permette de pouvoir observer son commandement de ne pas résister au méchant et de pardonner. Il ne me venait pas encore à la pensée ce qui me paraît clair maintenant : qu’il eut été bien plus simple d’organiser la vie selon la loi du Christ et de demander ensuite, dans nos prières, des tribunaux, des punitions, des guerres, si tout cela est nécessaire pour notre bonheur.

Je compris alors d’où était née mon erreur. Elle provenait de ce que je confessais Christ en parole et le reniais en fait.

La proposition sur la non résistance au mal est une proposition qui lie toute la doctrine, quand elle n’est pas une simple formule mais une règle dont la pratique est obligatoire, quand elle est la loi.

Elle est véritablement la clef qui ouvre tout, mais à condition que la clef soit poussée jusqu’au fond de la serrure. Tenir cette proposition pour une sentence impossible à mettre en pratique sans secours surnaturel, c’est supprimer toute la doctrine. Et comment ne paraîtrait-elle pas vaine cette doctrine dont on a supprimé la base, la proposition qui lie le tout ? Les incrédules la trouvent tout bonnement absurde, et il n’en peut être autrement.

Installer une machine, chauffer la chaudière, et ne pas ajouter la courroie de transmission à la machine, c’est ainsi qu’on traite la doctrine de Christ, en enseignant qu’on peut être chrétien sans observer le commandement de la non résistance.

Il y a quelque temps, je lisais avec un Juif, un rabbin, le chapitre v de Matthieu. Presque à chaque verset le rabbin disait : « Ceci se trouve dans la Bible, ceci dans le Talmud ; » et il m’indiquait dans la Bible et dans le Talmud des sentences presque identiques à celles du Sermon sur la Montagne. Mais quand nous arrivâmes au passage sur la non résistance au mal il ne dit pas : ceci se trouve dans le Talmud, mais il me demanda en souriant : « Est-ce que les chrétiens observent cela ? Présentent-ils l’autre joue ? » Je n’avais rien à répondre, d’autant plus qu’à ce moment-là je savais que les chrétiens, loin de présenter la joue, frappaient les Juifs sur les deux joues. Mais j’étais curieux de savoir s’il y avait quelque chose de semblable dans la Bible ou dans le Talmud, et je le questionnai sur ce sujet. Il me répondit : « Non, rien de semblable ; mais vous, dites-moi si les chrétiens observent cette loi ? » C’était une façon de me dire que l’existence dans la loi chrétienne d’une règle que personne n’observe et que les chrétiens eux-mêmes tiennent pour impraticable montre seulement la sottise et l’inutilité de cette règle. Je n’eus rien à lui répondre.

Maintenant, après avoir compris le sens véritable de la doctrine, je vois clairement l’étrange contradiction dans laquelle je me trouvais. Reconnaissant Christ Dieu et sa doctrine comme divine, et ayant organisé ma vie contrairement à cette doctrine, quel autre parti pouvais-je prendre sinon reconnaître que cette doctrine est impraticable ? En parole je tenais la doctrine de Christ pour sacrée ; en fait, je professais une doctrine non chrétienne ; j’adorais des institutions non chrétiennes qui étreignaient ma vie de toutes parts.

Dans tout l’Ancien Testament il est dit que les malheurs du peuple juif provenaient de ce qu’il croyait à de faux dieux et non au vrai Dieu. Samuel, dans son livre premier, chapitres viii et xii, accuse le peuple d’avoir ajouté à toutes ses autres apostasies celle d’avoir élu à la place de Dieu, qui était leur roi, un homme qui, selon eux, devait les sauver. Ne vous fiez pas au « tohu » ou néant, dit Samuel au peuple, chapitre xii, 12. Il ne peut vous apporter ni secours ni délivrance parce que c’est le « tohu », le néant. Pour ne pas périr, vous et votre roi, restez fidèles au seul Dieu.

C’est précisément la foi dans ce « tohu », dans ces idoles creuses, qui m’avait caché la vérité. En travers du chemin qui mène à la vérité, interceptant sa lumière, se dressait devant moi le « tohu » que je n’avais pas la force de renier.

Un de ces jours, j’allais vers la porte Borovitzky ; sous la porte se tenait un vieux mendiant boiteux, les oreilles bandées d’un chiffon. Je tirai ma bourse pour lui faire l’aumône. Au même moment je vis déboucher du Kremlin, au pas de course, un jeune grenadier en paletot de peau de mouton, le visage coloré, l’air martial. Ayant aperçu le soldat, le mendiant se leva effrayé et se mit à courir à cloche-pied vers le jardin Alexandre. Le grenadier le poursuivit, mais il s’arrêta avant de le rejoindre, en vociférant contre le miséreux. J’attendis le grenadier. Quand il fut près de moi je lui demandai s’il savait lire.

— Oui, et quoi ? — As-tu lu l’Évangile ? — Oui… — As-tu lu : « Celui qui nourrira l’affamé ?… »

Je lui citai le passage. Il se le rappelait et m’écouta jusqu’au bout. Je voyais qu’il était troublé. Deux passants s’étaient arrêtés et écoutaient. Le grenadier paraissait dépité de se trouver pour ainsi dire pris en faute alors qu’il avait fait son devoir en chassant les gens d’un endroit où il était interdit de stationner. Il était troublé et cherchait une excuse. Tout à coup, dans ses yeux noirs, intelligents, une lueur brilla. Il me regarda par-dessus l’épaule et dit : « Et le règlement militaire, l’as-tu lu ? »

Je répondis que non. — « Alors, tu n’as rien à dire », repartit le grenadier avec un mouvement de tête victorieux ; et, refermant son patelot de peau de mouton, il se dirigea crânement vers son poste.

Dans toute ma vie c’est le seul homme que j’aie rencontré qui ait résolu avec une logique absolue l’éternelle question qui se dressait devant moi et qui se dresse devant tout homme se disant chrétien.