XXVI

giselle est ruinée, malheureuse et repentante


Dix ans après son mariage, Giselle était un soir tristement assise dans le salon de sa mère ; chassée par son mari qui lui reprochait sa ruine, abandonnée du monde qui avait blâmé ses prodigalités et toute sa conduite, repoussée par tous, ruinée, souffrante, elle avait trouvé un asile chez ses parents ; ses malheurs avaient amené un changement total dans son caractère. La raison avait enfin repris le dessus ; son cœur s’était ouvert à la tendresse filiale ; son repentir était sincère ; elle songeait avec horreur à tous les chagrins qu’elle avait donnés à ses parents et à son mari.

Ce soir-là Giselle était seule ; elle pleurait. Elle était en grand deuil de son mari, mort récemment à la suite d’une chute de cheval ; il avait consenti à la revoir à son lit de mort, et lui avait pardonné de bon cœur. Il avait expiré dans les bras de son confesseur et sa main dans celle de sa femme.

Cette fin si malheureuse avait profondément impressionné Giselle et avait consolidé son retour à des sentiments chrétiens, qui avaient été totalement perdus dans le tourbillon du monde et de ses plaisirs.

Elle était donc seule et pleurait.

La porte s’ouvrit. Un homme entra précipitamment, croyant entrer chez Léontine. Giselle leva sur lui ses yeux baignés de larmes, poussa un cri et s’élança vers cet homme dont elle serra les mains avec force.

« Julien, mon cher Julien ! c’est le bon Dieu qui vous envoie ; vous que j’ai tant regretté, tant offensé ! Oh ! Julien, que je suis malheureuse ! Que de fois j’ai pensé à vous, au bien que vous m’auriez fait ! Quelle vie j’ai menée ! Que de douleurs j’ai causé ! Ah ! je vois clair maintenant dans ma conscience. J’ai causé le malheur de tous ceux qui m’ont aimée. J’ai causé en partie la ruine et la mort de mon mari. Ah ! Julien, pardonnez à la malheureuse Giselle, ne me repoussez pas ! Aidez à mon repentir. »

Giselle s’affaissa sur elle-même ; elle avait presque perdu connaissance. Julien, épouvanté, la releva, la plaça dans un fauteuil, saisit un verre d’eau qui se trouvait sur la table et bassina le front et les tempes de Giselle. Elle ouvrit les yeux, le regarda avec reconnaissance.

julien.

Giselle, d’après quelques paroles que vous venez de dire, j’apprends un événement que j’ignorais, la mort de votre mari. Je savais votre ruine avant mon départ ; mais j’ai fait un long voyage, et mon premier soin à mon retour a été de venir voir votre pauvre mère que j’avais laissée bien malheureuse. Je vois avec bonheur que vous reconnaissez vos torts passés, et que vous êtes disposée à les réparer, ceux du moins qui sont encore réparables vis-à-vis de vos parents. Je vous remercie de la joie que vous a causé ma présence ; vous avez raison de compter sur ma vieille affection ; elle ne vous fera jamais défaut… Mais comme vous êtes changée, ma pauvre Giselle ! Votre embonpoint, vos belles couleurs ont disparu. Je vous avais laissée dans tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté ; je ne vous ai pas revue depuis le jour où je vous ai fait mes adieux, ici, dans ce même salon où je vous retrouve vêtue de deuil et versant des pleurs. Pauvre Giselle ! vous avez donc bien souffert ?

giselle.

J’ai eu un temps d’enivrement ; je me croyais heureuse. Après vous avoir pleuré quelques instants, je n’ai plus songé à vous, votre souvenir ne m’est revenu que dans le malheur. J’ai subi le joug d’une tendresse passionnée que je ne partageais pas ; j’en ai abusé au point de la détruire complètement. J’ai eu mille peines, mille soucis ; j’ai ruiné mon mari ; je l’ai précipité dans une vie désordonnée qui a causé sa mort. J’ai abandonné mes parents toujours trop bons pour moi. Et quand j’ai fait un retour sur moi-même, il était trop tard ; le bonheur ne devait plus être mon partage. J’ai vingt-sept ans, et la vie est déjà finie pour moi ! En vous retrouvant toutefois, je me sens un peu consolée. Il me semble que c’est un secours que m’a envoyé le bon Dieu pour revenir entièrement à lui. Et vous, Julien, qu’êtes-vous devenu pendant mes dix années de coupables folies et de malheur ? je n’ai jamais osé parler de vous. Êtes-vous marié ? Avez-vous des enfants ?

julien.

Non, Giselle ; j’ai longtemps vécu seul chez


« Mon cher Julien c’est le bon Dieu qui vous envoie. »

moi à la campagne ; je m’y suis occupé utilement

et j’y ai fait du bien. Je suis peu venu à Paris ; j’avais peur de vous y rencontrer, et certes je ne m’attendais pas aujourd’hui à vous rencontrer veuve et repentante.

giselle.

Oui, Julien ; bien repentante, bien changée ; mon passé me fait horreur.

julien.

Réparez le passé par l’avenir, ma chère Giselle. Soyez pour vos parents la consolation et l’orgueil de leurs vieux jours ; tout vous sera pardonné. »

Mme de Gerville rentra et fut aussi étonnée que l’avait été Giselle de retrouver Julien, qu’elle croyait encore en Orient. Elle le mit au courant des nouvelles de la famille. L’aimable et excellente Mme de Monclair était morte depuis deux ans, peu de temps après le départ de Julien pour l’Orient. Le vieil ami Tocambel, accablé de chagrin depuis la mort de cette charmante amie, était paralysé et tombé en enfance. Pierre et Noémi vivaient toujours dans une heureuse union. Georges venait de sortir de Saint-Cyr, Isabelle avait vingt ans et faisait ainsi que Georges le bonheur de ses parents. Blanche avait trois enfants ; Laurence en avait quatre.

« Giselle est avec nous depuis trois ans, ajouta Mme de Gerville ; elle a perdu son mari il y a dix mois, elle a été bien malade depuis ; vous trouverez en elle un changement complet ; elle nous tient compagnie et nous soigne avec un dévouement et une égalité d’humeur qui nous récompensent grandement de tout ce que nous avons souffert. Le monde n’a plus pour elle aucun attrait ; elle vit en famille sans désirer en sortir. Voilà ce que vous retrouvez après une absence de cinq ans, mon ami. Le calme partout.

giselle.

Excepté dans mon cœur, chère maman. Je ne pourrai jamais me pardonner tout le mal que j’ai fait.

léontine.

Le bonheur que tu donnes maintenant, ma Giselle, doit faire oublier tout ce que tu te reproches si amèrement…

giselle.

Et si justement, maman. »

Julien ne se lassait pas de questionner Léontine et Giselle sur tous les événements dont il ignorait les détails ; il vint très assidûment partager les causeries de famille, et il vit avec satisfaction au bout de deux ans revenir la paix dans le cœur de Giselle ; elle reprenait, avec la santé, l’embonpoint et les couleurs qu’elle avait perdus ; ses entretiens avec Julien la rendaient plus calme et moins triste. Il lui témoignait la même affection qui l’avait touchée jadis ; et celle qu’elle éprouvait pour lui était bien plus dévouée, plus vive, plus absolue.

« Hélas ! se dit-elle un jour, si je l’avais aimé ainsi quand j’avais dix-sept ans, je n’aurais jamais été duchesse de Palma. J’ai manqué mon bonheur par ma faute ; j’en ai été et je suis encore bien cruellement punie.

julien.

À quoi pensez-vous si tristement depuis quelque temps déjà, Giselle ? »

Giselle ne l’avait pas entendu entrer, elle tressaillit.

giselle.

Je songeais au triste passé, Julien.

julien.

Encore ! Toujours ce passé qui vous revient. Pourquoi ne pas songer à l’avenir ?

giselle.

Parce qu’il n’y a pas d’avenir pour moi ; parce que je l’ai perdu par ma faute ; parce que j’ai épousé par vanité, par égoïsme, un homme que je n’aimais pas, et que j’ai rejeté celui que je préférais, que j’ai regretté pendant des années et que je regretterai toujours.

Giselle fondit en larmes.

« Giselle, dit Julien en lui prenant une de ses mains mouillée de pleurs, ma chère Giselle, j’aime votre douleur, parce qu’elle témoigne de votre changement, bien réel, bien complet ; mais j’aimerais bien mieux une douce gaieté et un esprit dégagé de toute inquiétude. L’homme que vous avez regretté, que vous vouliez bien aimer, n’est-il pas toujours là, désirant votre bonheur par-dessus toute chose, vous aimant toujours de toutes les forces de son cœur, vous demandant le bonheur d’une vie à deux, d’une vie d’époux chrétiens ? Si vous croyez pouvoir m’aimer encore comme je vous le demandais il y a dix ans, dites-le-moi, Giselle, et vous aurez comblé tous mes vœux.

giselle.

Est-ce sérieux ce que vous dites, Julien ? Me croyez-vous digne encore de porter votre nom, de partager votre existence ?

julien.

Plus digne que jamais, ma Giselle bien-aimée. Je n’ai jamais parlé plus sérieusement qu’aujourd’hui.

giselle.

Alors, mon ami, voici ma main ; le cœur est à vous sans partage. »

Julien baisa cette main si désirée et demanda à Giselle de lui laisser le plaisir d’annoncer cette bonne nouvelle à M. et Mme de Gerville ; ils ne tardèrent pas à accourir pour féliciter Giselle et pour l’embrasser avec tendresse. Le mariage fut annoncé à la famille, tous s’en réjouirent sans exception. Les parents de Giselle lui refirent la dot qui avait été perdue avec toute la fortune du duc. Julien était riche ; Giselle devait être fort riche après ses parents. Les prodigalités passées n’avaient plus de chances de retour.