XVIII

surprise et indignation de m. de gerville


Mme de Monclair et Giselle visitèrent les Oiseaux et le Sacré-Cœur : Giselle préféra les Oiseaux ; elles y retournèrent ; on leur en fit voir encore tous les détails ; la supérieure permit à Giselle de jouer avec les élèves, qui étaient en récréation pour la demi-heure du goûter.

Pendant que Giselle faisait connaissance avec ses futures compagnes, Mme de Monclair expliquait à la supérieure la position et le caractère de Giselle ; la supérieure, femme d’une grande intelligence et d’une haute piété, comprit de suite que ce n’était pas seulement une élève de plus à accepter, mais une bonne œuvre à faire, Elle promit d’y veiller avec le plus grand soin, d’user avec Giselle d’une grande fermeté et en même temps d’une grande douceur ; elle entra tout à fait dans la pensée de Mme de Monclair, de donner asile à Giselle le plus tôt possible afin de ne pas lui laisser le temps de changer d’idée. Il fut donc convenu qu’on l’amènerait à demander elle-même d’entrer au couvent dès le lendemain.

Quand la récréation fut terminée, Giselle s’était déjà liée intimement avec deux ou trois élèves de son âge ; elle grillait de les retrouver le plus tôt possible.

« Viens demain, je t’en prie, lui dirent ses nouvelles amies ; nous avons congé pour la fête de notre première maîtresse.

— Je viendrai, je viendrai, je vous le promets ; nous allons bien nous amuser. Adieu, mes bonnes amies, je vous aime déjà beaucoup.

— Et nous donc nous t’aimons beaucoup aussi. Nous serons bien heureuses ensemble ! Tu verras. Adieu, adieu. »

Giselle rejoignit sa tante, et elles partirent pour faire des emplettes.

Giselle était folle de joie ; elle baisait les mains de sa tante, elle la remerciait.

« Demain, dit-elle, je me lèverai de bonne heure.

madame de monclair.

Pour quoi faire ma fille ?

giselle.

Pour entrer au couvent plus tôt.

madame de monclair.

Comment, pour entrer au couvent ? Tu ne pourras pas entrer au couvent demain.

giselle.

Pourquoi cela, ma tante ?

madame de monclair.

Pour donner à maman et à papa le temps de te voir, de s’habituer à la pensée de se séparer de toi.

giselle.

Oh ! quant à ça, le plus tôt sera le mieux. Ils pleureront, ils voudront me faire rester, peut-être. Je serais désolée. Je vous en prie, ma bonne tante, faites-moi entrer demain. Il y aura congé pour la première maîtresse ; ce sera amusant. Je veux absolument entrer demain matin.

madame de monclair.

Arrange-toi avec tes parents pour cela ; moi je ne demande pas mieux ; je viendrai te chercher quand tu voudras.

giselle.

Merci, merci, bonne tante ; c’est vous que j’aime ; vous m’avez toujours fait du bien. »

Elles achetèrent au magasin du Louvre ce qu’il fallait à Giselle pour son trousseau ; de là elles allèrent choisir des petits souvenirs que la tante engagea Giselle à donner à ses parents et à sa bonne. Elles revinrent à la maison les mains pleines ; Giselle était radieuse ; Mme de Monclair était gaie et satisfaite. Léontine était encore seule ; son mari n’était pas rentré.

La joie de Giselle, son enthousiasme du couvent et de ses nouvelles amies, remplirent Léontine de tristesse. Mme de Monclair chercha en vain à la distraire ; la pensée de perdre sa fille pour deux ans lui faisait saigner le cœur ; elle contemplait Giselle avec amour et avec douleur. M. de Gerville rentra enfin Giselle courut à lui.

« Papa, dit-elle en l’embrassant, m’aimez-vous ?

m. de gerville.

Si je t’aime, mon amour, mon ange ! Oui, je t’aime, et t’aimerai toujours.

giselle.

Alors, papa, voulez-vous m’accorder une chose qui me rendra bien heureuse ?

m. de gerville.

Tout ce que tu voudras, cher ange. Parle, que demandes-tu ?


Elles revinrent à la maison les mains pleines.

giselle.

Vous me le promettez, vous me le jurez ?

m. de gerville, riant et l’embrassant.

Je le promets, je le jure. Je te permets de ne plus m’aimer si je ne tiens pas mon serment.

giselle.

Eh bien, mon cher papa, il faut que vous me permettiez d’entrer au couvent. »

La surprise et le saisissement firent tomber M. de Gerville dans un fauteuil.

m. de gerville.

Au couvent ! Tu es folle, Giselle ! Au couvent ! Mais non ; c’est une plaisanterie ; c’est impossible ! C’est pour rire que tu me demandes une pareille folie.

giselle.

Du tout, du tout, papa ; c’est très sérieux ! J’ai été au couvent ; c’est charmant, les élèves sont charmantes, tout est charmant ; et je veux y entrer demain.

m. de gerville.

Comment ! Quoi ? Qu’est-ce que tu veux dire ? Je ne comprends pas.

giselle.

Je dis que je veux entrer au couvent des Oiseaux, demain. »

M. de Gerville la regarda avec une telle surprise que Giselle éclata de rire.

giselle.

J’ai prié ma tante de me mener au couvent demain, et j’irai.

m. de gerville.

Je te le défends. Tu n’iras pas.

giselle.

J’irai. Cela m’est bien égal que vous me le défendiez ; j’irai.

m. de gerville.

Mais, Giselle, mon ange, mon trésor, si tu me quittes, je mourrai de douleur.

giselle.

Du tout, du tout ; vous ne mourrez pas ; voyez comme maman est raisonnable ! elle ne dit rien ; elle veut bien, elle. Vous me dites que vous m’aimez, et vous me refusez une chose que vous m’avez promise.

m. de gerville.

Je ne t’ai jamais promis de te mettre au couvent.

giselle.

Non, mais vous m’avez promis tout à l’heure de m’accorder ce que je vous demanderais. Je demande le couvent, et il faut que vous teniez votre promesse. »

Mme de Monclair s’approcha de Victor et lui dit tout bas :

« Cédez, cédez, Victor ; n’ayez pas peur ; elle n’y restera pas huit jours.

m. de gerville.

Vous croyez, ma tante ?

madame de monclair.

C’est évident ; et si vous l’excitez, nous allons avoir une grêle d’impertinences et un déluge de larmes. »

Victor hésitait encore : Giselle se jeta à son cou, l’embrassa, le combla de caresses. Il dit oui enfin ; Giselle poussa un cri de triomphe. Léontine étouffa un gémissement ; M. de Gerville, étourdi, hors de lui, croyait rêver. Le domestique annonça le dîner ; ils passèrent tous dans la salle à manger machinalement, sans se rendre compte de ce qui venait de se passer.

Pendant le dîner, Mme de Monclair fit si bien par ses plaisanteries, par ses persiflages bienveillants du beau parti que prenait Giselle, par ses recommandations de tenir les portes ouvertes pour que Giselle puisse rentrer à la maison sans esclandre, etc., que Victor et Léontine finirent par se persuader bien réellement que leur fille ne ferait qu’une absence de quelques jours. Le calme fut rétabli, la gaieté même revint. Quand Pierre, Noémi et ses sœurs vinrent le soir d’après la demande instante de Léontine, ils apprirent avec une surprise égale à celle de Victor l’entrée de Giselle au couvent ; le consentement facile des parents, la joie de Giselle leur semblaient incompréhensibles. Mme de Monclair entraîna Pierre dans un coin et lui expliqua comment elle avait tout préparé et arrangé.

pierre.

C’est le plus grand service que vous ayez pu leur rendre à tous, ma chère tante. Si votre plan réussit, si Léontine et Victor ne détruisent pas l’ouvrage du couvent, vous aurez fait le bonheur de Léontine et de Giselle. »

Il fut donc convenu que le lendemain, à midi, Mme de Monclair viendrait chercher Giselle et la mènerait au couvent. M. de Gerville et sa femme devaient y aller le jour d’après pour voir comment elle s’y trouvait et si elle comptait y rester. Giselle, très contente de l’arrangement, alla se coucher et recommanda bien à sa tante d’être exacte.

La soirée se passa en étonnement et en admiration de la fantaisie de Giselle, de l’habileté de Mme de Monclair, de la résignation de Victor et de Léontine, et de la satisfaction de tout le monde.

noémi.

Et que feras-tu de la bonne de Giselle, Léontine ? Veux-tu nous la passer ? Laurence et Blanche cherchent une femme de chambre pour remplacer la leur qui se marie.

Léontine.

Je compte garder Émilie ; Giselle sera peut-être revenue dans huit jours, et certainement avant un mois ; elle retrouvera sa bonne, qui est complaisante et excellente pour elle. »

Chacun sourit de l’espoir de Léontine ; car tous avaient compris que, quoi qu’il arrivât au couvent, Giselle y resterait parce qu’elle s’y trouverait plus heureuse qu’à la maison, et que l’amour-propre, qui la dominait au plus haut degré, s’y trouvait engagé.

Le lendemain fut un jour douloureux pour la pauvre Léontine et pour Victor.

La satisfaction de Giselle se manifesta même au moment du départ ; pas une larme, pas un soupir, pas un regret ne furent accordés à la mère dévouée, mais faible, au père complaisant mais déraisonnable.

Le père et la mère étaient encore sur le perron, essuyant les larmes qui s’échappaient malgré eux, quand Giselle poussa un soupir et dit à sa tante :

« Je plains pauvre maman, et pourtant je suis contente de ne plus être là. Je ne pouvais plus me contenir devant les tendresses excessives de papa et les baisers de maman.

madame de monclair.

Les tendresses de tes parents auraient dû te toucher, Giselle.

giselle.

C’est vrai, ma tante, maman surtout ; mais si vous saviez comme c’est impatientant d’être sans cesse embrassée, réembrassée, regardée avec amour, adulée, approuvée à tort, adorée enfin, quand soi-même on est indifférente et ennuyée, vous ne vous étonneriez pas de me voir enchantée de la séparation. Ce n’est que pour deux ans d’ailleurs ; deux ans sont bien vite passés.

madame de monclair.

Je crois que tu ne diras pas de même dans deux jours ou deux semaines.

giselle.

Vous croyez, ma tante ? Vous verrez. »

Giselle fut reçue avec empressement ; ses amies de la veille lui firent oublier jusqu’à sa tante, qu’elle laissa partir sans lui dire adieu. Le lendemain, la visite de son père et de sa mère ne lui fit que peu de plaisir, parce qu’elle perdait sa récréation avec ses amies, et qu’elle fut embrassée plus de cent fois. Sa première sortie lui fut agréable parce qu’elle fut questionnée, admirée par plusieurs amis de ses parents, et qu’elle fit tout ce qu’elle voulut du matin au soir ; la rentrée fut joyeuse ; son père, qui l’avait ramenée, fut consterné de la gaieté insouciante qu’elle témoigna. Il avait laissé Léontine et Pierre avec Mme de Monclair ; quand il vint leur rendre compte de la manière dont s’était faite la séparation, il mit une telle froideur dans son récit, que Léontine lui reprocha son indifférence pour sa malheureuse enfant.

m. de gerville.

Malheureuse ! Ha, ha, ha ! Elle est plus heureuse qu’elle ne l’a jamais été ; elle est enchantée de nous avoir quittés ; elle ne pèse pas une once. Nous sommes bien bons de nous tourmenter pour cette petite ingrate.

léontine.

Ingrate ! Victor, c’est mal ce que tu dis.

m. de gerville.

Oui, ingrate ; je le répète, une ingrate ! Tu crois qu’elle t’aime ? Pas plus que moi ! Une petite fille sans cœur ! voilà ce qu’elle est. Mes yeux sont bien ouverts sur son compte à présent. Qu’elle revienne à la maison ! et tu verras si je la gâte ! »

Léontine sentait que son mari disait vrai ; elle pleura. Que pouvait-elle faire ? Sa fille ne dépendait plus d’elle.

« Je suis mère sans enfant, dit-elle. Ah ! si le bon Dieu nous avait accordé d’autres enfants, comme je le lui ai tant demandé, j’en aurais encore pour m’aimer et m’entourer.

m. de gerville.

Ils auraient fait comme Giselle ; c’est bien la peine de s’éreinter à élever ses enfants pour les voir tourner en cœurs de marbre !

madame de monclair.

Cela dépend de la manière de les élever, mon cher. Tout ce que vous venez de dire est très juste, sauf votre dernière réflexion. Je me suis tuée à vous dire que vous gâtiez Giselle, que vous la rendriez insupportable, que vous prépariez votre malheur ; Pierre vous l’a dit vingt, cent fois. Noémi l’a dit ; notre ami Tocambel l’a dit ; tout le monde l’a pensé. Et vous avez continué envers et contre tous. Et vous criez, maintenant ! Vous accusez Giselle ! La voilà au couvent, hors des atteintes de vos gâteries ; laissez-la s’élever là-bas ; elle vous reviendra charmante, aimable et respectueuse. Quant à vous aimer plus ou moins, cela dépendra de vous. »

Victor ne répondit rien ; il quitta le salon. Léontine comprit très bien la justesse du raisonnement de sa tante ; elle reprit courage et leur demanda à tous de l’aider à remonter son mari.