Que fait l’Université pour la recherche scientifique ?

QUE FAIT L’UNIVERSITÉ
POUR
LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE ?


LETTRE À MONSIEUR LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE SUR LA RECONSTITUTION INTELLECTUELLE DE LA FRANCE


Monsieur le Ministre,

Voici une nouvelle Chambre. Elle promet de s’attacher immédiatement d’une manière intense à la reconstitution économique du pays. Il ne faut pas nous laisser absorber par les besoins de réalisations particulières, si importants qu’ils soient. Nous n’aurons vraiment de grands résultats agricoles, industriels et commerciaux, que si nous procédons à une réforme de la haute culture. L’idée, quoi qu’en pensent les gens à courte vue, domine les questions d’affaires. Songeons-nous à la reprise de la vie intellectuelle et à la fabrication de la pensée ? Nous nous préoccupons de créer de la richesse par le travail, mais c’est la science qui donne au travail ses meilleures méthodes. La France ne peut se relever des ruines accumulées par la guerre et tirer un large parti de sa victoire, elle ne peut renouveler son organisation économique et sa constitution sociale, elle ne rayonnera à travers le monde, comme le monde le lui demande, qu’autant qu’elle s’assurera une grande puissance scientifique.

Les hautes parties intellectuelles et morales de la France se sont montrées hors de pair. C’est avec son cœur que la France a résisté d’abord au matériel supérieur de l’Allemagne. Quelle formation ce cœur avait reçue aux foyers de la famille, dans nos petites églises de village, dans nos écoles ! Comme la tradition chrétienne et la tradition classique se sont révélées fécondes ! En tenant bon, le cœur donna au cerveau le temps d’inventer des moyens de vaincre. Nous avons un devoir de gratitude à remplir vis-à-vis des savants français. Quelqu’un devra établir ce que les maîtres de nos laboratoires surent improviser au début pour notre défensive et puis réaliser pour l’offensive de libération. Je suis incapable de tracer même une esquisse de ce pathétique tableau, mais je le réclame, car je pressens la leçon qui s’en dégagera. Quand nous mesurons les services qui nous furent rendus au cours de cette guerre par la haute culture morale et intellectuelle, par la tradition religieuse et par la recherche scientifique, nous les considérons l’une et l’autre comme le bien le plus précieux de la nation et nous comprenons que leur développement est lié au salut et à la grandeur de la France. Celui qui écrit ces lignes a dit un jour à la tribune de la Chambre qu’il défendait « l’église de village au même titre que le Collège de France. » Et il ajoutait : « Où la civilisation est-elle défendue aujourd’hui ? Dans les conseils d’administration ? Je ne suis pas de ceux qui le croient. Elle est défendue dans les laboratoires et dans les églises. » Le moment est venu de proclamer les titres, les droits et les besoins des laboratoires de France, et de réclamer au nom de leur gloire en faveur de leur misère.

La France fait l’inventaire des richesses qu’elle a pu sauver de la catastrophe. C’est une question essentielle de savoir dans quelle mesure l’intelligence française a souffert et comment ses dommages pourraient être réparés avec le plus de bénéfice possible. C’est une connaissance préalable à beaucoup de réformes que nous projetons. Je sais. Monsieur le Ministre, combien cette recherche vous tient à cœur, et j’ai l’honneur de vous faire connaître mon intention de porter ces grands intérêts à la tribune.

On pense bien que je ne prends pas cette initiative sans m’être entouré d’une documentation abondante. De tous côtés se fondent des ligues pour la reprise du travail et des syndicats pour la défense des diverses corporations. On dresse le bilan de nos industries et de notre commerce. Ce sont de bonnes méthodes. J’ai procédé dans un esprit analogue. J’ai recueilli de toutes parts les avis des meilleurs. Voici un chapitre de mon enquête, le fruit de quelques-unes des consultations que j’ai sollicitées de nos maitres. Que fait l’Etat, leur demandai-je, pour l’organisation des recherches scientifiques ? — Et tous de lever les bras au ciel, pour le prendre à témoin de leur dénuement et, je crois, le bénir que la question fût posée.

C’est que la situation faite à nos meilleures têtes scientifiques est un scandale intolérable. Un professeur de l’Université de Cambridge, peu avant la guerre, se faisait montrer les principales installations scientifiques de Paris, les laboratoires du Collège de France, du Muséum et de la Sorbonne, les caves, les greniers, les cuisines, les hangars historiques où Claude Bernard, Pasteur, Berthelot et Curie accomplirent leurs admirables travaux. Quand il eut vu, il s’écria : « Toutes les grandes découvertes qui, depuis deux siècles, ont bouleversé le monde, transformé les conditions de la vie et métamorphosé l’état des connaissances humaines, ont donc été réalisées chez vous par miracle... » Il avait vu notre pénurie matérielle, qui va parfois jusqu’à la misère, mais s’il avait étudié les conditions que nous faisons au personnel scientifique ! Ah ! c’est alors qu’il se fût émerveillé ! Vraiment, c’est un prodige de la force des vocations françaises, un miracle de notre génie que nous puissions trouver des savants avec la vie précaire que nous leur faisons. Nous ne songeons pas plus à faciliter l’essor des talents, l’essor même de ces esprits dans lesquels il y a de la divinité que la nature à déterminer l’emploi de ces forces terrestres illimitées, l’eau, le vent, les marées. Chez elle et chez nous même indifférence au rendement, même gaspillage des puissances. Nous nous fions aux dons spontanés de notre race et à la bonne fortune.

J’ai déjà signalé « dans une suite d’essais à l’Echo de Paris) ce double défaut d’organisation, ce manque de personnel et de matériel qui entrave l’activité de nos deux plus grands instituts, le Collège de France et le Muséum, voués cependant par définition à la recherche scientifique. J’ai décrit la misère de ces laboratoires du Collège de France que les maîtres n’osent pas montrer aux savants étrangers, et la honteuse exiguïté des installations du Muséum qui empêchent Edmond Perrier et ses collègues d’accepter ou d’exposer des collections de grand prix offertes à l’État par de généreux donateurs. J’ai montré un préparateur au Collège de France qui, ancien combattant et chef de famille, se contente d’une rémunération misérable pour se vouer à la science, alors que de magnifiques situations lui sont offertes par l’industrie. J’ai cité le fait d’un professeur du Muséum heureux de recevoir d’un particulier des subventions annuelles pour rétribuer son étaleuse de papillons. Nos grands instituts de recherche réclament d’urgence des réformes. Mais je ne reviens pas sur les parties déjà traitées d’un immense sujet qu’il faut nécessairement sérier, et je me propose ici, Monsieur le Ministre, de vous exposer le manque d’organisation qu’il y a dans l’Université, quant au travail de l’investigation scientifique.

Ce n’est pas d’aujourd’hui, la plainte que je vous apporte ! Déjà Renan, Pasteur, et combien d’autres maîtres illustres ! ont déploré que l’Université délaissât le développement des sciences. La raison de cette faute, ils l’ont signalée. C’est que l’Université, ayant à former des étudiants et à leur distribuer la haute culture, subordonne nettement sa mission de recherche scientifique à sa mission d’enseignement.

Grande difficulté ! On exige du savant qu’il soit un professeur. Or certains esprits génialement doués pour l’investigation n’ont aucun don pédagogique, tandis qu’en revanche d’excellents professeurs sont tout à fait inhabiles à concevoir ces idées neuves et fécondes que l’expérience a pour but de transformer en une interprétation a posteriori des choses.

Que de savants ont souffert de cette pénible situation où les met une erreur fondamentale de l’Etat ! Ils ont été assujettis à des enseignements parfois élémentaires, sans y trouver la liberté et les moyens nécessaires à la recherche. « Les hommes qui ont le pressentiment des vérités nouvelles sont rares, » disait Claude Bernard. Et ces hommes rares, eussent-ils d’ailleurs le don pédagogique, on sera sage de les laisser à leur mission supérieure, qui est de développer les connaissances humaines. J’ai rappelé déjà le cas si tristement significatif de Pierre Curie. Avant lui Pasteur, excédé de soucis professoraux, s’était plaint amèrement des usages universitaires qui relèguent au dernier rang la recherche scientifique. Il y a une opposition permanente entre l’enseignement et l’investigation. Et de fait, le laboratoire est sacrifié à la chaire professorale. Eh bien cet antagonisme, il faut que l’Université le résolve ; il faut qu’elle fasse marcher de pair la recherche et l’enseignement, et qu’elle maintienne l’inventeur dans le professeur ; il faut qu’elle suscite des vocations et leur donne les moyens de se produire, qu’elle assure un recrutement de savants et un outillage scientifique. Bref, l’une de ses missions étant de créer la science, elle doit se développer, fût-ce en dehors de ses cadres rigides, pour être en mesure d’accomplir cette œuvre royale.

Par quelles voies et par quels moyens, je ne prétends pas l’indiquer en détail. Je me fie à la sagesse de l’Université elle-même. Il faut la consulter. Ce qui est bien arrêté dans mon esprit, c’est qu’il faut s’adresser aux savants et aux professeurs, à tous les esprits directement intéressés à la réforme, établir avec eux un questionnaire et coordonner leurs réponses.

Comment procurer aux étudiants les mieux doués des postes d’attente qui leur permettent de faire l’épreuve de leurs talents ? Quel mode de recrutement adopter, afin d’obtenir des maîtres aptes à la recherche en même temps qu’à l’enseignement ? Quels moyens de travail et d’investigation assurer aux jeunes agrégés et maîtres de conférences ? L’État a-t-il le souci de stimuler le zèle scientifique des professeurs et de récompenser leurs découvertes ? Que valent les laboratoires de nos Facultés ? Vers quelle organisation nouvelle de la recherche et de l’enseignement nos Universités s’orientent-elles ? Voilà des points essentiels. Et là-dessus mon enquête apporte des éclaircissements et de précieuses précisions. Dans ce travail nécessairement impersonnel, je n’ai rien mis de moi qu’une ardente curiosité et mon zèle pour la patrie. Puissé-je avoir clairement groupé des faits exacts propres à nous orienter vers la reconstitution intellectuelle de la France !


I. — MAÎTRES ET ÉTUDIANTS


COMMENT FORMER DES VOCATIONS SCIENTIFIQUES PARMI LA JEUNESSE FRANÇAISE DÉCIMÉE

Voici une première question (la question préalable), émouvante et troublante. Les jeunes générations françaises qui se destinaient aux carrières intellectuelles ont été, comme les autres, terriblement décimées. Où l’Université pourra-t-elle lever un nombre suffisant de recrues, pour les former au travail expérimental, qu’exigent la science contemporaine et la technique industrielle ?

A la rentrée de l’École Normale, en mars 1919, ce n’est point un palmarès qui a été lu, mais un martyrologe. Cent quarante-trois Normaliens, appartenant aux dix promotions les plus jeunes, tombés au champ d’honneur. En août 1914, cent soixante-et-un élèves des promotions 1911, 1912 et 1913, partaient de la rue d’Ulm aux armées ; quatre-vingt-un sont morts ou disparus, soixante-quatre blessés ! Exemple magnifique : triés avec soin et chargés des richesses de la vie spirituelle ils ont couru à la défense de la patrie. Mais la France dont ils assuraient le salut et la gloire, que de forces elle perdait en eux ! Et ce n’est pas seulement dans les rangs des étudiants, ces vides effrayants, c’est aussi parmi les maîtres : quatre-vingt-sept Normaliens des promotions antérieures à 1908 sont morts ou disparus. A la Sorbonne, même effondrement. La déclaration de guerre dispersa en moins de vingt-quatre heures les étudiants. La montagne Sainte-Geneviève dépeuplée offrit un spectacle sans précédent. Au temps du moyen âge et de la Renaissance, quand la guerre sévissait à l’état chronique, les échoppes de la rue du Fouare et les collèges gardaient leurs élèves ; les clercs échappaient aux tueries. Sous la Révolution et l’Empire, le quartier latin maintint son privilège de paix. Il était réservé au siècle des espérances démocratiques et pacifistes de voir toute cette jeunesse qui près du Panthéon s’initie à l’œuvre scientifique, littéraire, philosophique des grands hommes, abandonner ce foyer d’intellectualisme, et se joindre contre l’envahisseur aux autres classes de la nation. Il est difficile de chiffrer ses pertes avec une exactitude absolue, mais des renseignements envoyés par les familles aux secrétariats des Facultés des sciences et des lettres, il résulte que 40 pour 100 de ces jeunes hommes ont été tués ou mutilés au point de disparaître des lieux d’étude. Proportion effrayante, si l’on songe que, parmi les rescapés, figurent nombre de blessés et de malades ! Cette élite, dressée pour assurer la direction de la France et que voilà massacrée par moitié, c’est une hécatombe sans égale dans l’histoire.

Si puissante que doive être, nous en sommes sûrs, l’action de la victoire sur l’élan de la pensée française, comment ne pas redouter une diminution grave dans l’effort de découverte ? L’espèce d’indifférence et de gaspillage qu’à l’exemple de la nature notre pays pratiquait dans la formation de ses cadres intellectuels, dans l’œuvre d’avancement des sciences et dans la culture des hautes et rares vertus de l’esprit, nous comprenons bien, n’est-ce pas, qu’à partir d’aujourd’hui elle nous est interdite. Toutes les jeunes forces françaises doivent être distinguées, guidées, employées. Après ces coupes sombres, l’éducation appropriée de l’élite et l’organisation du travail scientifique deviennent des devoirs urgents.

Ces étudiants qui survivent en petit nombre, reviennent en outre avec de graves gênes. Tels d’entre eux sont restés cinq ans, six ans, sept ans sous les armes. Qu’est devenue leur préparation technique ? Dans un âge déjà un peu avancé et quand l’esprit a été mûri par des épreuves surhumaines, comment se remettre à un apprentissage, avec tout ce que cela suppose de démarches élémentaires ? En pleine mêlée, dans les conjonctures les plus tragiques, ils ont pris des habitudes de mouvement et de décision, un besoin de résultats, bref le goût de l’action. Se résoudront-ils à l’ingrate lenteur d’une carrière d’investigation ? La France veut se loger, se vêtir, se nourrir ; des régions entières sont dans une détresse que l’imagination a peine à concevoir ; l’œuvre de production est à porter au maximum : l’industrie réclame des cerveaux et des bras. Elle est prête à rétribuer largement tous les concours. Ces combattants d’hier, chez qui la vie du front a développé quelque chose de foncièrement réaliste, ne seront-ils pas enclins à entendre des appels qui leur ouvrent des voies rapides et sûres ? Que deviendra l’effort à échéance lointaine, l’effort du laboratoire ?

Ce n’est vraiment pas le moment d’ajouter par d’excessives exigences aux obstacles de toute nature dressés contre les vocations scientifiques. Il faut aplanir la voie devant les jeunes hommes qu’anime la passion du vrai, et faire en sorte que la science ne leur soit pas une marâtre. L’Allemagne n’a pas subi d’aussi effroyables pertes dans son élite. Et pourtant elle multiplie déjà les efforts pour engager dans la carrière de recherches les esprits les mieux doués. Elle a éprouvé que science signifie de nos jours puissance et fortune ; elle se rend compte que, vainqueur ou vaincu, le peuple qui occupera dans vingt ans le premier rang sera celui dont les laboratoires auront porté au plus haut point de puissance les moyens de production « et de destruction). Ses grands industriels ont constitué une « association des bourses de Liebig, » pour subventionner les jeunes chimistes les plus méritants. Les grandes firmes d’Essen, de Francfort, de Cologne, de Ludwigshafen, de Berlin s’y inscrivent pour des souscriptions de 50 000, 100 000, 150 000 marks ! C’est que les fabricants d’outre-Rhin savent que la grandeur de l’industrie chimique dans un pays dépend essentiellement de l’intensité des recherches. Ils entendent assurer aux maîtres des collaborateurs d’élite, des techniciens de premier ordre, qui s’attacheront ultérieurement soit à la science pure, soit à l’industrie. A nous. Français, d’imiter cette initiative et de retenir les jeunes hommes dans les laboratoires par des bourses.

L’Institut de France en distribue quelques-unes. L’Etat et l’industrie donneront-ils à temps ce concours pécuniaire, sans lequel, au retour du front, nos jeunes hommes les plus distingués seront contraints de renoncer à la science ?

Nous pouvons encore encourager d’autre manière les travailleurs soucieux de s’assurer une formation scientifique complète. Décernons-leur des titres à la suite d’examens qui n’exigent pas des études trop diverses et trop longues. Le doctorat d’Université (distinct du doctorat ès sciences d’Etat), les diplômes des Instituts d’Université, semblent se prêter à ces modes de récompense. Certains maîtres trouvent cependant des avantages à la suppression du doctorat d’Université et à la transformation du doctorat d’Etat, qui serait rendu plus accessible. On instituerait alors, sous un nom nouveau, une épreuve d’érudition scientifique exigée des seuls candidats à l’enseignement supérieur... Que la réforme ait tel ou tel aspect, elle engagerait toujours nos jeunes gens à poursuivre une initiation propre à développer leur facultés d’expérimentation et d’invention et à leur procurer des titres prisés dans l’industrie.

Enfin l’Université doit être en mesure d’offrir aux jeunes gens vraiment doués, dans ses cadres auxiliaires, des fonctions temporaires qui leur permettent de s’essayer, sans souci d’ordre matériel, à la carrière des recherches. Mais là-dessus, plus loin, nous insisterons avec des détails.

La grande affaire, c’est de bien voirie but à atteindre.il ne s’agit pas de former des érudits. Nous avons besoin d’esprits capables de spontanéité et de décision, on veut des chercheurs, — je dirais, d’une façon plus générale, des chefs. « Un esprit bien fait vaut mieux qu’un esprit bien plein. » Le savant n’est pas celui qui sait, mais celui qui fait. Qu’un esprit bien dressé, rendu apte à prendre la tête d’un mouvement de recherches ou de réalisations, aille par la suite se consacrer à la science pure ou à l’industrie, peu importe ; l’Université aura de toute manière créé une force, et mis debout un individu utile à la nation. Nous lui demandons qu’étant donné la diminution numérique de ses étudiants, elle s’attache plus que jamais à distinguer et à fortifier les aptitudes originales, qu’elle considère les jeunes talents comme un bien national précieux entre tous, qu’elle leur permette par des facilités de toute sorte (diplômes, bourses, situations d’attente) de se développer, qu’elle les distribue entre les fonctions (de science pure ou d’applications) où ils puissent donner leur rendement maximum, qu’elle tâche enfin par tous les moyens d’attirer et de retenir une forte élite de jeunes travailleurs.

Tout ce problème est d’une importance telle que je n’ai pas le droit de taire ce qui m’inquiète après que j’ai causé avec les maîtres de la science. Il ne suffirait pas de combler les pertes de la guerre. Avant 1914, les maîtres réputés qui travaillent ou professent dans nos grands instituts de recherche et dans notre enseignement supérieur étaient déjà insuffisamment secondés et suivis. Ils nous le disent, voilà longtemps que le personnel réduit dont ils forment le haut état-major ne répond plus, ni par le nombre, ni par le zèle, aux exigences de l’œuvre scientifique... Alors vous voyez bien que, de tous nos efforts, il faut préparer systématiquement des lendemains plus favorables et plus abondants.

Pourquoi ne pas créer dans le grand public le préjugé que la vocation des hautes études est noble ? Il n’y a rien dont, pour ma part, je sois plus persuadé. Et les circonstances semblent favorables à cette vue pratique. La valeur attribuée naguère à la supériorité de naissance est passée à l’argent, qui, lui-même, est bien incertain de son lendemain. Les privilégiés d’hier mis en péril par l’évolution générale entrevoient de retomber dans la masse. Et cependant, élevés dans le sentiment d’une supériorité qu’il s’agit maintenant de justifier de nouveau, ils prendraient mal leur parti de ne compter que comme le premier venu. On leur conseille de se jeter dans la bataille de la vie et de faire des affaires. Ce n’est pas le goût de tout le monde. Je les engagerais plutôt à travailler pour s’assurer la supériorité du savoir. Que la science leur redonne des titres de noblesse. Beaucoup d’anciennes familles ont maintenu dans leur conception de la vie la prédominance de l’esprit militaire sur les considérations commerciales. Hors de Saint-Cyr, dans les cinquante dernières années, elles ne voyaient pas grand’chose. Elles s’accommoderaient difficilement de n’avoir pas d’autre mobile que l’intérêt. Pourquoi leurs fils ne chercheraient-ils pas à s’arroger la maîtrise de la raison, à créer la science et à diriger l’esprit humain ?. Ils peuvent former une tête de société et monter légitimement au faîte de l’édifice s’ils emploient leurs ressources à s’assurer la grande culture de l’esprit. Et puis, ne seraient-ils pas heureux d’avoir foi en quelque chose d’immatériel ? Tenir un rang, même modeste, dans les équipes de la science, c’est quelque chose d’équivalent au service du prêtre et du soldat dans les ordres et dans l’armée.

Je suis persuadé que les salons, pleins de distinction mais où la spiritualité se renouvelle mal, sont prêts dès maintenant à reconnaître la valeur d’une forte et saine éducation rationnelle. Je crois que, dans un moment où chacun convient qu’il est déplaisant (et presque impossible) de vivre en oisif, il y a moyen de diriger les classes riches et aristocratiques vers les hautes études. Enfin je suis certain que d’une manière plus systématique qu’on n’a fait jusqu’alors, on pourrait éveiller dans les bonnes petites têtes d’enfants des vocations de travailleurs scientifiques.

Je n’entends pas m’engager ici dans la critique de notre enseignement public, secondaire et primaire, mais je transcris brièvement les vœux que m’expriment des voix autorisées.

Noire enseignement primaire est trop abstrait. Il n’oriente pas les enfants des campagnes vers les carrières agricoles, ni les enfants des villes vers les carrières commerciales et industrielles ; il leur donne mal le sentiment de la supériorité que leur assurerait la connaissance rationnelle de leurs métiers. Les conduit-il, par une pente naturelle, vers les enseignements techniques ? Et les intelligences d’élite, les achemine-t-il aux études plus lentes, plus laborieuses et plus complexes, qui donnent accès au travail scientifique ? L’enseignement primaire compte plusieurs millions d’élèves. S’il était mieux inspiré, ne pensez-vous pas qu’il fournirait à la science un recrutement magnifique d’auxiliaires et de maîtres ?

L’Enseignement secondaire ne comprend qu’une centaine de milliers d’élèves. Le grief essentiel qui lui est fait, c’est (en raison du quadruple fractionnement des études établi par la réforme de 1902) de former des esprits incomplets : les uns tournés exclusivement vers l’antiquité gréco-latine ; les autres, au contraire, tenus dans l’ignorance de ces grandes étapes de l’esprit humain ; d’autres, instruits simplement des langues étrangères ou des sciences mathématiques. De l’aveu général, l’Université n’a pas encore réussi à édifier une forte culture, fondée sur l’étude des classiques et ouverte aux influences des grands mouvements d’idées, et des chefs-d’œuvre étrangers, comme aux suggestions saisissantes de la science contemporaine. L’Enseignement secondaire ne donne pas des esprits formés, habiles au travail, épris de la grandeur des disciplines littéraires et scientifiques du siècle. Il n’assure plus que des initiations partielles, insuffisantes. Nos savants se plaignent que les élèves des lycées préparés aux sciences n’aient que de faibles traces des qualités de logique, de composition et d’exposition, tenues jusqu’ici pour inhérentes à l’esprit français, et qu’ils n’aient, non plus, presque rien de cette curiosité et de cette flamme, sans quoi les méthodes d’observation et d’expérimentation apprises par la suite ne sauraient permettre d’explorer efficacement le mystérieux domaine du monde physique.

Il faudrait que l’on revint sur ce fâcheux démembrement des études imposé par les programmes de 1902 et que nos lycéens reçussent la formation d’esprit et l’entraînement à l’effort intellectuel, sans quoi il n’existe pas d’homme cultivé, en même temps que la notion du merveilleux « devenir » des sciences de la nature. Mais les savants formulent contre nos collèges un second grief, et, si nous prêtons attention à nos souvenirs, aussi bien qu’aux propos de nos enfants, nous reconnaîtrons qu’il n’est pas sans fondement. Ils disent qu’en vertu d’un préjugé ancien et vivace, dans nos établissements secondaires, les sciences sont tenues pour inférieures, et les lettres comme seules dignes d’occuper les esprits distingués. Au point que les meilleurs élèves seraient d’autorité détournés des sciences vers les lettres... Il y a du vrai dans cette appréciation, et c’est malheureux, car l’intérêt national voudrait que l’Université produisît moins d’avocats, de journalistes et d’apprentis politiciens, moins d’esprits satisfaits d’une maigre substance, soi-disant littéraire, et beaucoup plus de jeunes cerveaux munis de cet outil non pareil qu’est la méthode des recherches et des applications scientifiques.

Dans un discours mûrement délibéré (du 11 avril 1919), M. Lafferre, ministre de l’Instruction publique, déclarait au Sénat : « La véritable crise de l’enseignement supérieur, s’il y en a une, est tout entière dans l’insuffisance de nos installations et de notre outillage. C’est donc, en définitive, une question de crédits, une question de matériel qui se pose devant nous. » A quoi M. Henry Le Chatelier, le grand chimiste, répondait dans le Temps du 22 juillet 1919) : « « Ce qui nous manque, ce n’est pas tant l’argent que les hommes capables de l’employer. Tout notre effort doit être concentré vers la production de ces hommes... Pour remettre en honneur !a recherche scientifique, il faut commencer par élever le niveau de l’enseignement primaire, délivrer l’enseignement secondaire de la tyrannie des programmes d’examens et supprimer l’anarchie dans l’enseignement supérieur. » La plupart de nos savants partagent cette opinion. Ils disent avec le Dr E. Roux que « la désertion des laboratoires est un péril pour notre pays. » (Temps, 25 juillet 1919). Ils appréhendent que le réalisme grossier dont l’expansion parait inévitable après toute grande époque de contrainte et d’épreuves, d’élans et de sacrifices, ne détourne encore les esprits de la recherche scientifique. De là une campagne conduite par un groupe d’hommes éclairés pour déterminer dans notre pays un mouvement d’opinion en faveur des sciences, pour obtenir notamment des classes dirigeantes et opulentes la création de bourses au profit des jeunes travailleurs scientifiques, la dotation des Instituts créés ou projetés, une aide morale et pécuniaire à la recherche. De là également des regards de détresse et d’espoir jetés par quelques maîtres vers « les forces prolétariennes, » des invitations à « aller droit aux organisations populaires et à leur expliquer franchement et complètement ce qu’on croit être le vrai et le juste, ce que l’on attend du peuple, ce que l’on veut faire avec lui et pour lui, » de là ces préparatifs de « lutte pour le maintien d’une vie scientifique dans notre pays ! » (Professeur E. Gley, Temps, 27 juillet 1919.)

Je préfère à la quiétude des hauts administrateurs de l’Université ces sourdes angoisses et ces tentatives de nos maîtres, frémissants de la plus belle passion. Nul doute que, dans la France d’après-guerre, le besoin de lucre et de jouissance ne se heurte de plus en plus aux énergies des jeunes générations et à leur volonté de rendre la patrie aussi active que leurs aînés l’ont faite glorieuse. Encore faut-il que les directeurs intellectuels de cette saine jeunesse masculine et féminine lui mettent au cœur un premier goût des études scientifiques et lui montrent qu’elles sont l’instrument de la plus puissante action. Les vocations fécondes sont faites d’impondérables : influences opportunes, désir de communier avec son temps, de lui donner le bien auquel il aspire et d’en obtenir la célébrité.

Chaque génération assume une tâche. La jeunesse présente vient de sauver le monde sur les champs de bataille. Celle qui entre dans la carrière doit donner à notre haute culture un renouveau de lustre pour le relèvement et le rayonnement de la France appauvrie, à qui le monde demande des leçons. Il faut que les maîtres aident la jeunesse à discerner sa sublime mission.


COMMENT PROCURER DES POSTES D’ATTENTE AUX ÉTUDIANTS D’ÉLITE.
LES PRÉPARATEURS

Il convient que l’Université s’efforce d’orienter vers les sciences l’imagination des enfants, puis d’attirer par des honneurs et des titres les jeunes hommes les mieux pourvus d’aptitudes intellectuelles, et enfin de les retenir par des postes d’attente, rétribués... Mais précisément quelles fonctions l’Enseignement supérieur peut-il confier, à titre temporaire, à des travailleurs qui ne sont plus des étudiants, pas encore des techniciens ?

La réponse, les maîtres de nos sciences sont unanimes à la donner. Un grand chimiste Strasbourgeois, Charles Gerhardt, consulté, en 1846, sur les besoins d’une chaire de chimie qu’il occupait alors à la Faculté des sciences de Montpellier, exprimait divers désirs qui sont précisément ceux que nous confient les maîtres d’aujourd’hui. Notamment il réclamait un préparateur, en soulignant que celui-ci ne devait être nommé que pour un temps limité (trois ou quatre ans). « Pour être utile, disait-il, le professeur ne doit pas se borner à des leçons orales faites à un auditoire bénévole et fugitif. Il doit former des élèves dans son laboratoire. Un des moyens efficaces de les y attirer est de faire des fonctions de préparateur la récompense du mérite, un acheminement vers une position meilleure, un moyen enfin de parvenir, et non plus un poste fixe propre à satisfaire l’ambition la plus modeste. Ces fonctions étant temporaires, on faciliterait ainsi l’étude, à peu de frais, à des jeunes gens capables et studieux, mais pauvres. On placerait de cette manière auprès des professeurs, des élèves dont ils feraient l’éducation scientifique. La science y gagnerait parce qu’on stimulerait ainsi le zèle du professeur en facilitant considérablement les moyens d’étude. » (Correspondance de Charles Gerhardt, publiée par Marc Tiffeneau).

Ces quelques lignes nous donnent la solution cherchée. Qu’il prépare ce qui est nécessaire pour les leçons de chimie, de physique, etc., et pour les travaux pratiques, ou qu’il seconde un professeur dans ses investigations, le préparateur est essentiellement un exécutant. Il doit être jeune et avoir l’ambition de ne pas s’éterniser dans cette fonction, mais de devenir lui-même celui qui conçoit et qui dirige. Des jeunes gens de mérite, appelés pour quelque trois années à ces postes, qui généralement laissent beaucoup de loisirs (et dans lesquels d’ailleurs ils pourraient être prolongés sous certaines conditions), seraient en mesure de poursuivre des travaux scientifiques. En tout cas, ils y acquerraient la pleine possession de la technique expérimentale et se trouveraient admirablement préparés à devenir des chercheurs, dans l’Université ou dans l’industrie. Il est malheureux qu’en dépit du sentiment unanime des professeurs, on ait rendu permanentes les fonctions de préparateurs ; on a constitué ainsi une caste distincte, presque fermée, comparable en quelque mesure à celles des maîtres répétiteurs dans l’enseignement secondaire et des anciens sous-officiers dans l’armée. Créer dans la maison de la science, vouée aux études nouvelles et aux recherches, un fonctionnarisme à demeure, médiocrement rétribué, sans liberté d’action, sans espoir sérieux d’avancement, c’est un non-sens. Il faut en revenir au mandat temporaire du préparateur, tel que Pasteur l’a établi dans son Institut, tel qu’il existe dans les Facultés de médecine pour les aides d’anatomie et les prosecteurs. Maintenons aux préparateurs actuels l’intégralité de leurs droits, mais hâtons-nous de décider que cette fonction, désormais temporaire, devient l’apanage des jeunes. Elle sera confiée, sur la proposition des professeurs ou chefs de service, à des étudiants ayant terminé avec distinction leurs études. Dans ce poste, ils parachèveront volontiers leur éducation comme font dans l’internat des hôpitaux les jeunes médecins et pharmaciens les plus distingués. Ils se perfectionneront en vue de devenir chef de travaux, maître de conférences, professeur ou technicien de premier ordre dans la grande industrie.

La permanence s’expliquait tant bien que mal à l’époque où la science était reléguée à l’école, comme en dehors de la vie nationale, sans liaison avec l’industrie, et quand ses auxiliaires, s’ils ne s’élevaient pas dans la carrière universitaire, ne pouvaient trouver des débouchés dans les usines et manufactures. Mais demain, pour n’être pas distancée et expropriée par ses rivales étrangères, notre industrie devra être constamment pourvue de techniciens (en même temps que de procédés nouveaux) par les laboratoires scientifiques ; elle embauchera avec joie les préparateurs qui lui seront désignés par ces fonctions provisoires réservées à l’élite, — et alors la mesure fàcheuse de naguère perdra même sa pauvre raison d’être.


DU MODE DE RECRUTEMENT DES MAÎTRES DE L’UNIVERSITÉ ET DE SES IMPERFECTIONS

L’Université est la grande détentrice des instruments de travail scientifique... Alors elle s’efforce d’appeler à elle et de fixer dans les cadres de son enseignement supérieur les hommes qui possèdent la faculté d’invention et la vocation des recherches ? Pas du tout. Sa préoccupation principale, c’est de s’assurer des professeurs pleins de savoir et de talent.

Les agrégés de nos Facultés de médecine et de pharmacie sont désignés au concours. Si les maîtres de conférences de nos Facultés des sciences ne sont pas tenus strictement de passer le concours de l’agrégation (des sciences physiques et chimiques, naturelles, etc.), la plupart d’entre eux jugent utile d’en faire l’effort. En tout cas, ils doivent avoir été reçus au doctorat ès sciences qui, par l’étendue et la durée des études qu’il impose et que couronne la soutenance d’une thèse, est d’un accès extrêmement difficile. On peut dire que l’enseignement supérieur en France se recrute presque exclusivement par le concours ou ses équivalents. Nous n’aurons pas l’injustice de méconnaître la qualité de ce mode de sélection. C’est probablement le meilleur, s’il s’agit de désigner des sujets remarquables par la mémoire et le talent d’exposition. Nous lui devons d’admirables professeurs. Que vaut-il pour faire surgir le personnel le plus propre aux investigations scientifiques ? Il ne tient pas compte des aptitudes nécessaires à des chercheurs, à des inventeurs. Il rebute nombre d’entre eux en leur imposant des épreuves difficiles qui ne sont pas leur affaire.

Alfred Giard s’élevait contre des épreuves qui firent échouer à l’agrégation un Claude Bernard, dont ses contemporains ont pu dire : « Bernard n’est pas un physiologiste, c’est la physiologie même. » Ramsay, le célèbre chimiste anglais, critiquait vivement ce mode de recrutement et d’avancement. Et M. Armand Gautier, lors d’enquêtes demeurées célèbres, a préconisé, en remplacement du concours, le « système d’appel, » en usage dans les universités allemandes.

Chez les Allemands, pour que la recherche soit ouverte à tous les esprits qui en ont le goût et l’aptitude, l’accès de l’enseignement est très large. Les jeunes gens qui veulent étudier les sciences s’inscrivent au sortir du gymnase, à dix-sept ans, dans une université. Ils suivent les cours qui les intéressent et prennent place dans un laboratoire (en payant partout un droit d’entrée). Après quelques années de préparation, à vingt-et-un ans, ils passent le doctorat, examen facile, qui ne comporte ni l’universalité ni le développement des connaissances qu’en France nous exigeons. Dès lors, les voilà libres : plus d’examens et pas de concours ! S’ils ont hâte de gagner leur vie, ils entrent dans l’industrie ; sinon ils restent attachés à une université. Un grand nombre d’entre eux appartiennent à des familles riches, la carrière scientifique étant fort honorée outre-Rhin. Ils se spécialisent, se font agréer comme privat-docent et sont rétribués par leurs auditeurs. A vingt-six ou vingt-huit ans ils ont des honoraires, un laboratoire et de grands moyens de travail, car le matériel et les produits sont mis gratuitement à leur disposition par les universités, ou par des compagnies industrielles toujours disposées à s’intéresser aux recherches. Réussissent-ils à se faire connaître par des travaux, quelque conseil d’université les nomme professeurs.

« Chez nous, le ministre de l’Instruction publique envoie un agrégé, un maître de conférences dans une université qu’il ne consulte pas. Celui qu’il nomme est au-dessus de toute discussion, puisqu’il a triomphé dans les plus redoutables examens et concours. Outre-Rhin, ce sont les universités qui pourvoient elles-mêmes aux vacances de tous ordres. L’assemblée des professeurs peut même s’adjoindre un praticien étranger aux milieux universitaires. La garantie de son choix, c’est l’intérêt qu’elle a tout naturellement à soutenir le prestige de l’Université, à y attirer un grand nombre d’étudiants, et à grossir ainsi les bénéfices de tout le corps professoral.)

Dans ce système allemand, la recherche, ses exigences et ses résultats sont mis toujours au premier plan. En France, c’est le souci de l’enseignement oral qui l’emporte. Imaginez le recrutement des lettres françaises limité aux élèves admis au concours de l’Ecole normale : vous aurez une impression à peine grossie, de ce qu’est actuellement, avec cette porte étroite du concours, le recrutement de la science française.

Comment modifier ce fâcheux état de choses ? Comment empêcher que des vocations scientifiques soient lassées par des épreuves excessives, ou même dégoûtées et rejetées ? Je demande qu’on en délibère. Je n’entends que stimuler l’opinion éclairée et lui soumettre un problème essentiel. Faut-il modifier la charte de notre corps enseignant et admettre que des chercheurs accèdent à l’enseignement supérieur, à ses chaires et à ses laboratoires, sans suivre la voie exténuante des examens et des concours ? C’est ainsi que certaines personnalités militaires sont promues aux grades les plus élevés sans passer par l’École de guerre. Je ne sais pas si nos maîtres, justement jaloux de leur prestige, accepteraient une réforme aussi radicale. La plupart d’entre eux souhaitent que nos universités puissent prendre plus de part à la nomination des maîtres de conférences et des professeurs titulaires. Ils croient que, désireuses d’accroître leur influence, elles éliraient de préférence des hommes d’une valeur personnelle, entraînés aux recherches, connus déjà par leurs travaux et qu’ainsi les chercheurs se sentiraient mieux soutenus et fort justement plus favorisés. En tout cas, si l’on veut maintenir les traditions, les garanties et les privilèges du corps professoral (ce qui peut bien se soutenir), il est tout un ensemble de mesures à adopter pour empêcher la ruine des aptitudes et des talents scientifiques qui lui resteront étrangers.

Par exemple, pour tenir éveillé chez les étudiants le goût de l’expérimentation et l’estime de la science en formation, pour faciliter aux mieux doués d’entre eux une carrière de recherches, pourquoi ne pas développer, sous la direction des universités, ces instituts scientifiques spécialisés, de création récente, où peuvent être appelées les compétences techniques d’une ville, d’une région, où les instruments de travail sont mis à la disposition de qui peut vraiment les utiliser ? Pourquoi ne pas créer, parallèlement à l’œuvre scientifique du corps professoral, un mouvement d’investigation soutenu par nos universités ?

Il est toujours, pour les hommes de bonne volonté, des solutions conciliantes et efficaces.


DE LA NÉCESSITÉ DE DONNER AUX JEUNES AGRÉGÉS ET MAÎTRES DE CONFÉRENCES DES INSTRUMENTS DE RECHERCHES

Voici de jeunes techniciens issus des examens et des concours les plus redoutés, possesseurs d’une vaste érudition, en pleine vigueur, en pleine ferveur intellectuelle. L’Université va-t-elle leur confier des instruments de recherche, afin qu’ils lui donnent une moisson d’études originales et de découvertes ?

Nullement ! Et c’est l’un des traits les plus absurdes de notre organisation universitaire, qui satisfait, peut-être aux conditions de l’enseignement oral, mais non aux exigences du labeur scientifique. Les maîtres de conférences de nos Facultés n’ont ni crédits, ni auxiliaires, ni installations pour effectuer des investigations. Ils sont condamnés en principe à rester étrangers au travail de développement des sciences. L’Etat les a triés rigoureusement, de manière à constituer une sélection précieuse et peu nombreuse, et en même temps qu’il les appelle au haut enseignement, il les écarte des laboratoires ! C’est incroyable. Et en effet Pasteur s’écrie : « Qui voudra me croire, quand j’affirmerai qu’il n’y a pas, au budget de l’Instruction publique, un denier affecté au progrès des sciences physiques, que ce n’est que grâce à une fiction, à une tolérance administrative, que les savants envisagés comme professeurs, peuvent prélever sur le Trésor public quelques-unes des dépenses de leurs travaux personnels, au détriment des allocations destinées aux frais de leur enseignement ? »

Les professeurs sont dans un dénuement moindre qu’au temps de l’illustre biologiste. Mais l’âge moyen auquel ils sont nommés est tout proche de la cinquantaine. Jusqu’à cette promotion tardive, les maîtres de conférences restent strictement privés de tout moyen de recherches. Songez à Pierre Curie et à son rêve jamais satisfait d’un laboratoire en Sorbonne ! Lisez ces lignes d’un jeune savant de l’Université de Paris, connu déjà par ses découvertes : « A quelques exceptions près, seuls les professeurs sont dotés d’un laboratoire et de crédits de laboratoire. Il en résulte que, de 30 ans à 45 ou même à 50 ans, les chercheurs ne disposent dans l’enseignement supérieur d’aucune allocation et ne peuvent effectuer leurs recherches qu’en demandant l’hospitalité dans un laboratoire de professeur, ce qui est souvent impossible. Les maîtres de conférences ou les agrégés demeurent dans la même situation que lorsqu’ils étaient élèves préparant leur doctorat. On peut avancer hardiment que si des moyens de travail étaient accordés aux chercheurs à la période la plus féconde de leur vie, c’est-à-dire de 30 à 50 ans, la production scientifique de notre pays serait doublée. »

Ai-je le droit de traiter de scandale un tel état de choses ? Vainement on m’objectera qu’il existe une caisse des recherches scientifiques. Cette caisse ne distribue que des subsides parcimonieux, en petit nombre, pour une année, et en vue d’un travail déterminé, et cela aux professeurs (insuffisamment dotés par l’Etat) comme aux autres chercheurs. Vainement d’autres contradicteurs me diront : Voulez-vous donc dresser écoles contre écoles, et faire de la poussière de laboratoires ? — Je réponds : La France ne peut tolérer qu’après une sélection rigoureuse et une formation laborieuse, des jeunes énergies intellectuelles soit mises en inactivité, en réserve... pour être utilisées vingt ans plus tard !

Construisez, si telle est votre préférence, des ateliers scientifiques assez vastes, où, sous le patronage des professeurs, des maîtres de conférences puissent trouver place ; mais n’oubliez pas que ces nouveaux travailleurs auront besoin d’auxiliaires (car il n’est plus de labeur scientifique sans main-d’œuvre), et de crédit, « les produits nécessaires aux expériences étant coûteux). Décidez que le crédit que vous accorderez aux jeunes maîtres de l’Université ne sera qu’annuel, prévoyez même sur l’emploi de ces fonds le contrôle du Conseil de l’Université. Mais, de grâce, agissez !

« Les crédits, suggère un jeune savant, pourraient n’être pas affectés nécessairement à la fonction d’agrégé, de maître de conférences, de chef de travaux, ou même de préparateur, mais seraient demandés par les titulaires de ces postes, chacun pour sa part, à une caisse du Ministère... »

Peu importe le moyen. Je ne cherche pas à servir ou à contrarier les intérêts d’aucune personnalité. Je cherche à provoquer l’emploi d’admirables énergies trop gaspillées et à faire élaborer une saine distribution du travail scientifique. J’ai sous les yeux une France terriblement appauvrie d’hommes jeunes et cultivés, qui doit assurer sa reconstitution intellectuelle, économique, sociale, et d’autre part un cadre de jeunes maîtres, peu nombreux, mais animés de la passion du mieux... auxquels on refuse des instruments de travail : mon devoir est de dénoncer le tort, que, par impéritie, on fait à notre pays.


LES PROFESSEURS : LES VICES DE LEUR PRÉSENT STATUT. — COMMENT LES INCITER À L’INVESTIGATION ET AUX DÉCOUVERTES SCIENTIFIQUES

Après avoir été exclus, de leur trentième à leur cinquantième année environ, du travail de laboratoire, les maîtres de conférences nommés professeurs reçoivent enfin un atelier, des crédits et des auxiliaires. Mais les voilà soumis à des conditions d’avancement à l’ancienneté, de rétribution médiocre, d’uniformité de carrière, de mise à la retraite tardive, propres à décourager de nouveau l’initiative et l’effort d’investigation.

Imaginez une industrie, une armée, où aucun des mobiles qui anime le cœur des hommes ne serait mis en jeu, où il n’existerait aucune récompense pour l’effort, le courage et les actions d’éclat, où l’intérêt ne serait pas sollicité, ni l’amour-propre, ni l’honneur, où il n’y aurait pas de péril à mal agir, pas de profit ni de gloire à bien faire : à quelle faillite ne courrait pas cette industrie ou cette armée ! Or telle est la loi dans l’enseignement supérieur. Sans doute il comprend des hommes de haut mérite, mais ce sont des hommes, et en raison de la difficulté, de la lenteur, de l’uniformité des carrières, la passion du mieux s’amortit chez eux et s’éteint. Ils en viennent à se tenir pour satisfaits du grand effort et des succès qui, de vingt à trente ans, ont illustré leur laborieuse jeunesse. Ils sont entrés à l’École Normale, ils ont réussi au concours de l’agrégation, ils ont conquis le titre apprécié de docteur ès sciences ; désormais ils se borneront à dispenser honnêtement l’enseignement dont ils ont la charge, et ils demanderont à des travaux d’ordre privé, analyses, expertises, un complément de rémunération. (Jusqu’ici un professeur d’université de province d’une soixantaine d’années, devenu un spécialiste réputé, « recevait un traitement effectif de 7 600 francs. »)

J’ai entendu des savants illustres déplorer avec une vraie anxiété ce mal d’indifférence qui sévit dans maintes chaires d’Université, et en donner comme cause profonde l’absence de tout système d’émulation et de stimulation. Tout semble ménagé pour faire de nos professeurs de Facultés des fonctionnaires distingués, estimés, peu rétribués et déshabitués de l’effort scientifique, bref des mandarins. Aucune mesure ne permet de récompenser le zèle des chercheurs. Les professeurs de Facultés sont inamovibles de fait ; et leur traitement s’élève à l’ancienneté. « Les choses sont si bizarrement agencées chez nous, constate M. Edmond Perrier, que les professeurs des plus petites Universités de province n’ont aucun intérêt à briguer les chaires du Collège de France et du Muséum, qui ont été créées pour les plus grands esprits. » Renan se plaignait de ces « habitudes de paresse et de négation malveillante dont les corps enseignants ont tant de peine à se préserver ; » surtout, ajouterai-je, quand rien n’est fait pour les pénétrer du goût de la recherche !

Les universitaires sont les premiers à dénoncer le mal et à réclamer une réforme. Eux aussi « reprochent au système actuel de produire des carrières trop uniformes, n’offrant pas un stimulant à l’effort. » (Bulletin de l’Association amicale du personnel enseignant des Facultés des sciences, fascicule 21, 1919).Et ils proposent un ensemble de mesures, qui semblent judicieuses. Ils voudraient que l’Etat consultât les spécialistes compétents pour la nomination des professeurs et maitres de conférences (puisque c’est généralement parmi ces derniers que sont pris les professeurs). Ainsi l’avancement aurait chance d’être donné aux maitres qui ont une œuvre. Ils demandent que les classes les plus élevées du professorat soient attribuées seulement au choix, et que ce choix s’exerce au profit des chercheurs, après consultation des spécialistes. Enfin, ils souhaitent la création, au profit des maitres qui forment école, d’un casuel pris sur les frais de scolarité des étudiants... Je n’examinerai pas ces propositions, non plus que d’autres, de même ordre et de même portée « droit pour les professeurs de l’Université de faire breveter leurs inventions ; congé périodique avec traitement, pour faciliter l’accomplissement de voyages d’ordre scientifique à l’étranger ; majoration de retraite (emerita) aux maîtres dont l’œuvre a été exceptionnellement féconde) ; il me suffit de prouver que, sans disconvenir aux universitaires, sans leur enlever les prérogatives auxquelles ils tiennent, on peut aisément les orienter vers la recherche. Ils le demandent, et c’est à nos dirigeants de vouloir et d’agir.


DES VIEUX SAVANTS

Exclure des laboratoires les maitres de trente à cinquante ans, puis à cinquante ans leur donner des instruments de travail expérimental, sans les inciter à des recherches, dont la plupart sont déshabitués, c’est un système indéfendable : il trouve son couronnement dans les conditions actuelles de la mise à la retraite. Ecoutez plutôt ! L’Etat maintient les professeurs de l’enseignement supérieur en pleine activité jusqu’à soixante-dix ans, soixante-quinze même, s’ils sont membres de l’Institut. A ces vieillards, il demande un cours régulier, la direction d’étudiants, la présence aux jurys d’examens et de concours, la participation aux conseils de Facultés et d’Université, la rédaction de rapports, l’accomplissement en un mot d’obligations très diverses. Or l’enseignement seul exige une documentation générale sans cesse tenue à jour (par la lecture des périodiques, des mémoires français et étrangers), et un effort physique, quand il s’agit de s’imposer à un auditoire de jeunes gens : tâche évidemment excessive, une fois passé l’âge de soixante-cinq ans. Aussi qu’arrive-t-il en fait ? C’est que, pour motif de santé, beaucoup de professeurs âgés cessent leur cours, dont la charge retombe sur un maître de conférences. Mais celui-ci n’a pas le traitement ni la libre disposition des instruments de travail (laboratoire, crédits, main-d’œuvre) qui correspondent à cet enseignement. Il est parfois promu professeur adjoint, sans augmentation de traitement. A la Sorbonne, tel maître réputé fait depuis une dizaine d’années un cours professoral dans ces conditions de suppléance précaire. Conçoit-on pour des hommes de talent, quadragénaires ou quinquagénaires, un régime plus décourageant ? Au reste, admettez que les vieux professeurs continuent à faire leur cours : que deviennent alors les ateliers et les crédits qui leur sont si jalousement réservés ? Que devient la rechercha scientifique ? Elle est encore et toujours sacrifiée.

Il serait aisé, cependant, d’établir un état transitoire, adapté aux forces des septuagénaires, qui concilie les prérogatives des vieux savants, les intérêts des jeunes maîtres, le soin des étudiants et les exigences du travail et de la production scientifiques. A une limite d’âge moins tardive, soixante-trois ou soixante-cinq ans « comme dans les hôpitaux de Paris, où les médecins fournissent cependant une tâche moins absorbante que celle des professeurs de l’Université), on mettrait en demi-retraite les professeurs titulaires, en leur maintenant pendant une dizaine d’années encore le droit de présence et de vote aux conseils de l’Université, un atelier de recherches et leur traitement. Ils poursuivraient sans fatigue excessive et sans souci pécuniaire leur œuvre d’investigations, et laisseraient aux maîtres plus jeunes leur chaire, c’est-à-dire la lourde charge de l’enseignement et l’emploi des grands moyens de travail.

Les meilleures têtes scientifiques préconisent une réforme de ce genre. Elles ont de hautes ambitions pour l’Université. Et elles distinguent la misère présente de ce pays, qui ne peut compenser la perte de ses jeunes hommes et d’une grande part de ses ressources que par l’emploi intensif des talents qui lui restent et par le développement des moyens de puissance et de prospérité que procure la recherche scientifique. Quand donc les chefs responsables le comprendront-ils ?

Trop longtemps, jusqu’au relèvement des traitements décidé en septembre, l’Etat a laissé les maîtres dans cet état de gêne matérielle et morale que dépeignait si fortement Bossuet : « Lorsque je me sens à l’étroit dans mon domestique, je perds la moitié de mon esprit ! » Aussi les meilleurs sujets refusaient-ils, ces dernières années, de s’engager dans cette carrière déshéritée. Plus d’un maître quittait sa chaire pour entrer dans l’industrie. Le recrutement de l’enseignement supérieur était menacé. Un abaissement de la haute culture pouvait se produire en France, au moment où, le prestige de nos idées étant grandi par la victoire, l’étranger nous demande nos professeurs, nos méthodes et nos directions intellectuelles. Ce danger est conjuré. L’Etat assure maintenant aux maîtres une condition matérielle décente. Qu’il leur demande un zèle nouveau ! Ils répondront à son appel. Il ne suffit pas que l’Université ait une avant-garde de savants illustres, et en arrière une armée de professeurs, satisfaits de divulguer la science faite. Le développement des sciences et de leurs applications exige des concours unanimes et résolus. D’après des témoignages irrécusables, la production scientifique de l’Université peut être considérablement accrue, pourvu qu’on l’organise.


II. — L’ORGANISATION DU TRAVAIL


DÉFAUTS ET INSUFFISANCE DE L’ORGANISATION DU TRAVAIL DANS L’UNIVERSITÉ

L’Etat Français, lorsqu’il est en veine de protéger la science, songe à lui offrir un palais. Mais la science est chose mouvante en incessant devenir, et ses besoins ne sont plus le lendemain ce qu’ils étaient la veille. Très vite un palais devient pour elle une prison. Est-il demeure plus architecturale que la Sorbonne ? Nos savants sont unanimes à vouloir s’en évader. Ils réclament de l’espace et de la lumière, de claires galeries extensibles, transformables et de « style usine. »

Songez que, depuis un quart de siècle, des sciences considérées comme fort avancées et proches de la perfection, ont été bouleversées, telles la chimie et la physique ; que d’autres sont nées et ont pris un développement inattendu. Comment, dans un monument définitif. moulé sur les pensées et les besoins d’une époque, aménager sans cesse de nouveaux ateliers ? Telle chaire nouvelle, à la Sorbonne, n’a pas de laboratoire, ni de main-d’œuvre, ni de crédit, faute de place : ainsi, la chaire de physiologie végétale. Et c’est souvent pour la même raison, d’une pitoyable mesquinerie, que des enseignements, prospères à l’étranger, ne sont pas encore créés chez nous.

En même temps que les sciences croissent et se multiplient au delà de toutes prévisions, le nombre des esprits qui s’y initient augmente. La victoire va amener de tous les points du monde, par centaines et par milliers, des jeunes hommes désireux de recueillir nos leçons magistrales. Le laboratoire d’enseignement de la chimie de la Sorbonne ne peut accueillir tous les étudiants français qui s’y présentent ; le laboratoire de physique, d’après les déclarations de M. Leduc, n’est pas moins à l’étroit : que sera-ce, quand accourra ce grand flot des étudiants étrangers ? Nos maîtres s’estiment hors d’état de les recevoir.

Tout ce que j’ai dit de l’insuffisance des laboratoires du Collège de France et du Muséum, de leur défaut d’outillage, de leur dotation ridicule, du manque de personnel auxiliaire, s’applique aux services d’investigation de la Sorbonne. Son laboratoire de physiologie n’a pas de salle d’opérations aseptique ; son laboratoire de zoologie ne dispose ni d’abri pour les animaux, ni d’aquarium ; son laboratoire des êtres organisés, où Giard accomplit ses travaux justement réputés, est hors de la Sorbonne même, dans l’atelier en ruines où Soufflot travaillait du temps qu’il édifiait le Panthéon. Tous ces laboratoires, comme ceux de chimie minérale, de chimie physique, n’ont qu’un outillage incomplet ; les préparateurs y sont rares, les garçons de laboratoire trop peu nombreux. Quant aux crédits, ils couvrent les frais de combustible et d’électricité, mais non les achats d’instruments et de produits nécessaires aux recherches. Comment les maîtres de la Sorbonne ont-ils pu, durant la guerre, seconder la fabrication des explosifs, fournir (dans un seul service) 14 000 appareils d’écoute souterraine de types divers et des appareils pour l’écoute sous-marine et l’écoute d’avions, donner sous maintes autres formes le plus précieux concours à la défense nationale ? Parce que les ministères de la Guerre et de l’Armement leur allouèrent des crédits élevés et leur permirent ainsi de monter des ateliers, de faire travailler à l’extérieur des chercheurs et des mécaniciens. Que vont devenir ces entreprises dont les résultats dépassèrent toute attente ?

Je ne m’étendrai pas sur ce défaut d’organisation matérielle à la Sorbonne parce que je serais amené à répéter ce que, dans l’Écho de Paris, j’ai dit du Collège de France et du Muséum, et parce que les besoins des laboratoires de l’Université ont été exposés de la manière la plus remarquable devant le Sénat, le 10 avril 1919, par M. le docteur Goy. Mais j’ajoute que, dans nos Universités de province, l’organisation du travail n’est pas mieux entendue qu’à la Sorbonne. Elles aussi manquent de chaires, de laboratoires, de personnel auxiliaire et de crédits. Elles ne sont ni conçues ni outillées en vue de la recherche. Leurs bibliothèques ont des dotations ridicules. Telle chaire de chimie biologique, dans l’une de nos premières Facultés de médecine régionales, dispose pour achat d’appareils, de produits, etc., de 300 francs par an ! Imaginez toutes choses à l’avenant. Et puis, malgré la réforme de Liard en 1896, nos Universités demeurent, de toutes les Universités du monde, les moins libres. Elles sont chargées de donner aux étudiants issus des établissements secondaires un enseignement uniforme d’Etat. Elles font toutes obligatoirement des cours analogues sur l’ensemble de chacune des principales sciences, et ce sont des cours généraux et sommaires. Elles ne comptent presque pas de leçons d’un caractère approfondi sur les branches nouvelles de ces sciences. En dépit de l’opinion commune, un enseignement scientifique vraiment élevé est exceptionnel dans nos Universités.

De cet ensemble de conditions, de ce programme rigide, de ces mœurs administratives et de cette pauvreté de moyens, il résulte que ces Universités accomplissent pour la plupart peu de travaux et de découvertes. Il faudrait une ténacité singulière aux savants de province pour faire œuvre personnelle. Certains y réussissent et obtiennent jusqu’à l’étranger les hommages les plus flatteurs, tel le prix Nobel. Mais combien se rebutent !

Mal résignées à cette vie médiocre, nos Universités réclament énergiquement des mesures propres à favoriser en elles l’originalité. Elles demandent à n’être plus régies par ces représentants de l’État que sont les recteurs, mais à voir à leur tête, comme leurs émules étrangères, un président ou un chancelier élu. Ce magistrat universitaire, secondé par le Conseil de ses collègues, saurait distinguer les possibilités de développement de son Université et en poursuivre méthodiquement la réalisation. Sous son impulsion, l’Université prendrait appui, obligatoirement, sur la société provinciale, à laquelle la rattacheraient ses anciens élèves. Elle appellerait des personnalités locales à participer à son activité scientifique. Elle serait amenée à adapter ses enseignements aux ressources et aux besoins de la région, à orienter ses recherches dans des voies jusqu’ici délaissées. Ainsi apparaîtraient des enseignements et des travaux, qui font encore défaut en France ; ainsi s’organiseraient d’elles-mêmes la division du travail scientifique, la spécialisation, la recherche originale.

Une quinzaine de corps d’État, à cinq Facultés, répartis en France pour distribuer un enseignement supérieur uniforme, défendus contre toute influence et participation locales, l’investigation demeurant ainsi aiguillée vers les mêmes directions, et d’ailleurs négligée : c’est une formule périmée. Là dessus l’exemple des États-Unis est probant. Un des maîtres qui ont étudié avec le plus de pénétration la vie scientifique de nos amis d’outre-mer, M. Maurice Caullery, dit que la caractéristique en est « l’élargissement énorme de la notion d’Université, qui, débordant largement nos cinq Facultés consacrées, couvre maintenant toutes les branches de la société moderne, et répand largement les méthodes de la science positive avec l’idée de sa puissance. »

C’est là que doivent en venir nos Universités. Il n’est pas possible que, dans cette paix hasardeuse, notre pays conserve une organisation de travail surannée, après qu’en pleine guerre il a manifesté d’un tel éclat ses puissances d’invention. Nos maîtres d’ailleurs sont déjà passés des doléances ou des vœux à des réalisations remarquables, — que nous allons examiner.


L’ŒUVRE DE NOS UNIVERSITÉS RÉGIONALES : LES INSTITUTS TECHNIQUES

La plupart d’entre nous, à cette heure, ont cessé d’ignorer quel étonnant « rétablissement » l’industrie française dut faire, après août 1914, pour procurer à nos armées l’armement et les munitions nécessaires et pour répondre à la redoutable offensive de la chimie de guerre allemande. Ils savent le fait, mais se l’expliquent-ils ? Savent-ils comment cette industrie, privée de main-d’œuvre et de matières premières, réussit à. improviser des installations et une production formidables ?

Elle ne le put que grâce aux cadres que lui avaient assurés nos universités provinciales ?

Malgré leur haute valeur et leur autorité scientifiques, l’Ecole polytechnique et l’Ecole centrale, qui forment tant d’officiers et de fonctionnaires excellents, ne peuvent suffire à pourvoir la France de tous les ingénieurs qu’il lui faut. Leur enseignement établi sur la prépondérance des mathématiques, n’est d’ailleurs pas conçu pour préparer aux industries fondées sur les sciences naturelles, chimie minérale, chimie organique, physique, etc.. Aussi, malgré le faible développement de ces industries dans notre pays, étions-nous envahis naguère par une nuée d’ingénieurs, trop souvent des Allemands. Les maîtres de nos universités de province, émus d’un état de choses si fâcheux à tant d’égards, cherchèrent à réagir. Des hommes de haute valeur déployèrent une superbe énergie contre l’inertie coutumière. A Nancy, dès 1878-1879, M. Haller conçut le projet d’un Institut voué aux recherches, ainsi qu’à la préparation de chercheurs et d’ingénieurs, dans l’ordre de la chimie appliquée. Il lui fallut dix ans d’efforts inlassables pour convaincre les pouvoirs publics et les groupements privés. En 1890, l’Institut fut ouvert, sous l’égide de la Faculté des Sciences ; quelques années après, il comptait cent quarante élèves, un budget de 350 000 francs ; il délivrait des diplômes appréciés d’ingénieurs-chimistes, et il acquérait une réputation universelle !

M. Haller avait obtenu, non sans peine, que, selon la règle admise en Allemagne, les étudiants dussent payer une redevance (600 francs) pour bénéficier de cet enseignement spécialisé et user des laboratoires, appareils, produits mis à leur disposition. Tout en acceptant des élèves boursiers, l’Institut s’assurait ainsi le moyen de rétribuer le concours de professeurs étrangers à l’Université et surtout d’entretenir un outillage perfectionné.

Tel fut le succès de cette forme nouvelle de travail et d’enseignement scientifiques qu’elle fut aussitôt adoptée par les Facultés des Sciences en d’autres régions. L’université de Lyon fonda un Institut de chimie (1899), auquel fut rattachée l’Ecole de chimie industrielle créée dès 1883 par ce précurseur, Jules Raulin. Disons-le en passant, le doyen de la Faculté de Lyon avait refusé d’accueillir parmi les étudiants les élèves de cette École pratique de chimie Grenoble transforma en un Institut électro-technique (1901) le cours et le laboratoire d’électricité industrielle créés en 1892, sur l’initiative du professeur Paul Janet. A la veille de la guerre, l’Institut de Grenoble, enrichi de branches nouvelles et devenu véritablement un « Institut général de sciences appliquées, » ou « Institut polytechnique, » comptait quatre cent cinquante élèves ! Toulouse obtenait un succès pareil avec l’Institut de chimie (1906) de Paul Sabatier et son grand Institut électro-technique (1907). M. Haller fondait à Nancy (1900) un second Institut, également électrotechnique. L’université de Lille suivait cet exemple.

Ainsi quatre ou cinq de nos universités régionales peuvent se glorifier d’avoir donné à la France les jeunes ingénieurs-chimistes, physiciens et autres, qui, sous la direction de maîtres éminents, ont assuré la défensive et la contre-offensive industrielles et scientifiques de la France en 1915-1918.

Que de telles institutions, ajustées aux besoins profonds de nos provinces, demeurent actuellement, selon une expression officielle, de simples « émanations des Facultés des sciences » et qu’elles réclament un statut d’ensemble, définitif, c’est légitime. Autonomie plus grande, régime administratif simplifié, fixation du recrutement et des prérogatives du personnel enseignant, que l’on aimerait aller chercher jusque dans les cadres de l’industrie, représentation au conseil de l’Université, conditions d’admission des étudiants, consécration des études par la délivrance de diplômes d’État et non plus seulement d’Université ; nul n’y contredit plus. Un projet de loi déposé au Sénat par le gouvernement, le 24 janvier 1919, vise à y pourvoir. Il va consacrer et renforcer l’œuvre de nos Universités, sans la déformer.

Mais l’essentiel, c’est de développer, de multiplier l’intervention des talents universitaires dans le domaine des sciences appliquées. Jusqu’à cette heure, cette intervention n’a été tentée que par quelques Universités, dans des directions peu nombreuses. Nul doute que, pour répondre aux exigences de notre époque, ce mouvement vers l’organisation des recherches d’application pratique ne doive être généralisé, diversifié et intensifié.

Ainsi voilà une industrie nourricière de la France, l’industrie agricole, qui met en œuvre un capital de plus d’une centaine de milliards de francs, qui exploite quarante-six millions d’hectares, qui emploie six millions de travailleurs, représentant, avec leurs familles, près de la moitié de notre nation ; c’est, au point de vue social, l’industrie modèle, celle qui rend le plus aisée au salarié l’accession à la propriété, celle qui forme les populations les plus vigoureuses, et les plus propres à soutenir la patrie dans la guerre comme dans la paix : de l’aveu des savants compétents, M. Gaston Bonnier, M. E. Tisserand, cette industrie fondamentale peut être transformée, ses rendements énormément accrus, par le concours de la science... Eh ! bien, que font pour elle nos Universités ?

On me citera des initiatives individuelles de haut intérêt : la station de physiologie végétale de Fontainebleau créée par M. Gaston Bonnier en annexe de sa chaire de botanique à la Sorbonne ; quelques laboratoires œnologiques, pomologiques ou agronomiques aménagés par nos Facultés de province. Louons ces efforts précurseurs ; mais tout de même, nos universités situées dans des régions célèbres par leur fertilité devraient entreprendre une œuvre infiniment plus étendue !

Je sais, il existe en France un ensemble d’institutions de recherches agricoles (bien pauvre d’ailleurs par les moyens et l’action, si on le compare aux établissements analogues des Etats-Unis et d’Allemagne.) Malheureusement, — M. Georges Wéry, directeur de l’Institut national agronomique, le constate lui-même, — cette organisation manque de plus en plus d’un personnel qualifié : « La formation de jeunes chimistes agronomes, de jeunes biologistes épris de la science et de l’agriculture, instruits, rompus aux bonnes méthodes de travail, ardents à la recherche, ayant assez d’étoffe pour devenir des maîtres, voilà l’une des conditions indispensables à la vie de ces laboratoires, à leur développement. »

Plusieurs de nos universités régionales, nous l’avons constaté, ont créé des instituts de chimie ; quand donc l’une d’elles fondera-t-elle un institut de chimie agricole ? Des savants hautement qualifiés affirment qu’ils entrevoient des découvertes propres à révolutionner nos industries rurales et à leur donner une expansion sans égale !

C’est un exemple, entre maints autres, mais d’une manière générale la science, mise résolument par nos Universités (dont quelques-unes demeurent trop peu entreprenantes), au service de nos provinces, peut faire jaillir du sol national de nouvelles sources de richesses et assurer le relèvement de notre pays. La propagation de l’esprit scientifique dans les cadres de nos industries agricoles et manufacturières serait un immense bienfait. Que l’opinion éclairée, que l’Etat stimulent et soutiennent nos maitres dans cet effort nécessaire pour guider la vie régionale, pour la rendre plus experte et plus féconde. Que l’initiative remarquable de Nancy, Lyon, Grenoble, Toulouse et Lille soit imitée ; que l’œuvre de recherches d’applications pratiques soit entreprise dans tous nos grands centres universitaires, dans tous nos foyers de culture scientifique et qu’elle soit adaptée aux exigences spéciales de la région. Dans ce moment (octobre 1919) l’université de Nancy, toujours à la tête du mouvement de réorganisation scientifique, vient d’ouvrir, d’accord avec la Chambre de commerce et les groupements industriels de la région, un « Institut métallurgique et minier. » Elle y formera les ingénieurs que réclament les puissantes exploitations (fer, sel, soude, potasse, houille) de la Lorraine, du pays messin, de l’Alsace et de la Sarre. Voilà un exemple. Que sur toute la France soient ainsi rénovées des industries indispensables à notre prospérité ; que partout s’ouvrent à notre génie de nouveaux champs d’action et des branches délaissées de la haute culture. A l’étude des phénomènes volcaniques en Auvergne et des phénomènes océaniques ailleurs, répondra l’étude de la culture italienne à Grenoble, espagnole à Toulouse, etc. Les Facultés de jadis, isolées et dépendantes, sans lien entre elles dans la même ville, mais soumises à l’autorité de Paris, sont devenues, tardivement, des universités. Ces universités prennent racine dans nos provinces, en reçoivent un soutien de plus en plus substantiel, leur donnent une ambition intellectuelle, des directions techniques déjà précieuses. Encore une étape, et elles exprimeront par leurs œuvres et leurs enseignements, la magnifique diversité de nos terres lorraines, lyonnaises, languedociennes, bretonnes, etc. ; elles les enrichiront ; elles développeront, à la source même, les forces naturelles et les énergies intelligentes, dont le faisceau constitue la puissance française.


LA NOUVELLE FORMULE D’ORGANISATION DU TRAVAIL SCIENTIFIQUE : L’INSTITUT DE RECHERCHE

Mais ces instituts techniques, ce n’est pas toute l’œuvre nouvelle de notre Université. Dans le même temps qu’elle les créait, elle a fait des efforts, qu’il faut que nous connaissions, en vue de développer chez elle la recherche scientifique pure...

Il y a vraiment deux mouvements réformateurs, deux beaux souffles de vie dans les cercles les plus actifs de notre enseignement supérieur. A côté de cette tendance vers l’extension des applications pratiques, dont nous venons d’examiner le développement, il en est une seconde (d’accomplissement plus ingrat et, par suite, nous l’allons voir, simplement ébauchée), vers l’investigation désintéressée... Hâtons-nous de le dire, ce sont là deux tendances jumelles, elles naissent d’un même sentiment : sentiment de l’insuffisance de l’enseignement verbal traditionnel, sentiment de l’obligation de former des travailleurs scientifiques et des techniciens industriels entraînés à l’effort méthodique, sentiment du haut devoir qui incombe à nos universités de mettre leur personnel d’élite, leurs ressources et leurs installations, au service de la reconstitution intellectuelle et économique de la France dévastée. Comment faire le départ entre les recherches pures et les essais d’ordre pratique ? C’est en partant de ceux-ci, que les Lavoisier, les Laplace, les Monge, les Berthelot, les Gay-Lussac, les Sainte-Claire Deville ont abouti à celles-là. C’est en observant une épidémie, funeste pour nos magnaneries, que Pasteur fut conduit à de grandes découvertes. Recherches de science pure, recherches d’application pratique, les unes et les autres réclament les mêmes moyens pour aboutir à de bonnes réalisations.

Pour se vivifier et répondre à sa double tendance, pour s’acquitter de cette double mission qu’à son grand honneur il se donne, notre enseignement supérieur a besoin d’appeler à lui par des conditions, des programmes et des diplômes appropriés des hommes nouveaux (collaborateurs libres issus des carrières industrielles et surtout élèves capables d’être formés à la science ou à la technique ; ) il a besoin d’obtenir des moyens plus étendus (ressources pécuniaires, outillage perfectionné ;) il a besoin enfin de se créer un cadre plus souple que celui de nos vieilles Facultés, dont les chaires, les attributions, les programmes sont trop étroitement délimités. Aussi s’est-il aperçu que ce mode d’organisation, l’Institut, si parfaitement efficace dans l’ordre d’application pratique pouvait l’être également dans les essais de création de la science pure.

L’Institut universitaire de recherches, tel que le conçoivent les meilleurs esprits et tel qu’il commence d’exister, n’est nullement comparable à nos grandes maisons nationales de recherches, Collège de France et Muséum d’Histoire naturelle, qui embrassent, l’un, l’universalité et l’autre tout un ensemble de sciences et qui constituent, avec leurs chaires réputées et leurs précieuses collections, les véritables conservatoires des grandes traditions intellectuelles françaises. C’est un organe plus simple, spécialisé dans un ordre d’investigations. De même ne ressemble-t-il que de loin à ces Instituts allemands, « type Empereur Guillaume, » fondés sous les auspices d’un potentat, avec les libéralités qu’il recueillait, déliés de toute attache universitaire, dégagés de toute tâche d’enseignement, et qui poursuivent un but unique, tantôt l’étude et la guérison de la tuberculose, tantôt l’étude et la guérison du cancer. Ces fondations d’Outre-Rhin paraissent inspirées de notre Institut Pasteur. Nos Instituts universitaires rappellent plutôt ceux qu’ont créés récemment quelques grandes universités américaines, regorgeant de ressources et d’une activité qui déborde les cadres vieillots des Facultés. Au reste, ils sont d’origine bien française, puisqu’ils ne sont qu’une forme plus récente des instituts créés dès 1890 dans nos universités de province (comme on l’a vu plus haut) en vue des applications de la science à l’industrie.

Si ces Instituts techniques ont dû leur brillante fortune à leur mission utilitaire, ils n’ont pas négligé les investigations purement scientifiques. Et l’idée devait surgir de consacrer des établissements semblables à la science pure. En effet, que telle ou telle science ne comporte pas d’application immédiate, est-ce une raison pour négliger d’organiser au mieux les recherches propres à la faire progresser ? L’inconvénient de l’Institut de recherche, c’est qu’étant consacré à une activité désintéressée, il attire moindrement les jeunes gens et les industriels. Il a peu d’élèves et peu de donateurs. C’est la grandeur et la faiblesse à la fois de la spéculation désintéressée qu’elle n’émeut qu’un choix d’esprits élevés. Eh bien ! il appartient à l’Etat de suppléer par une dotation assez large à la défaillance du public.

Même s’il ne fait pas spontanément recette, l’Institut de recherche présente des avantages distincts qui peuvent rendre sa création opportune dans une Faculté des sciences. Il possède une espèce d’autonomie que les projets du gouvernement tendent à accroître. Il est régi par un fondateur ou un directeur, que désignent des qualités d’ouverture d’esprit et de volonté tenace. Il rassemble des installations appropriées, un matériel complet, un personnel spécialisé. Il facilite cette coordination d’efforts que rend nécessaire, à notre époque, la production scientifique. C’est une forme neuve et qui rallie les espérances de nos savants, qu’ils soient tournés vers la spéculation ou vers l’application. Ils estiment qu’elle est plastique, qu’elle se modèle au gré des exigences des diverses sciences, qu’elle est propre à accroître l’intensité et le rendement de l’action des maîtres. Ils y voient le meilleur instrument pour la renaissance universitaire.

La Sorbonne, parfaite naguère comme centre d’enseignement verbal, ex cathedra, représente à certains égards un anachronisme. Qu’est-ce que son agglomération de laboratoires à l’étroit, quand chacun devrait réunir un ensemble de rouages, telle une usine ! Les maîtres, excédés de l’exiguïté du palais et de la rigidité des règlements, réclament avec force l’érection d’instituts pour chacune des sciences qu’ils professent. Ecoulez l’un de ces messieurs, M. Leduc. L’Institut de physique, nous dit-il, devrait comprendre, « outre les amphithéâtres, salles de conférences, bibliothèques et salles de travail, les divers laboratoires existant actuellement, mais construits sur des plans bien différents et, en plus, un laboratoire d’applications techniques, où l’on pourrait étudier les questions intéressant les diverses industries. » Et l’éminent professeur de décrire les salles spécialisées où seraient installés un atelier de mécanique, un atelier de soufflage et de travail du verre, un appareil frigorifique, certains dispositifs d’étalonnage, les moteurs et machines, etc..

Ces idées de nos maîtres s’imposent à l’agrément de la haute administration, cependant si routinière. Le 1er avril 1919, le ministre de l’Instruction publique déclara au Sénat que plusieurs Instituts étaient en voie de création, dans nos diverses universités, et définit leur rôle en ces termes : « Dans ces Instituts, il y aura deux parties : laboratoires de recherche et laboratoires d’enseignement. Les laboratoires de recherche devront avoir un nombre de places limité, car le nombre des chercheurs est assez restreint... ; au contraire, les laboratoires destinés à l’enseignement doivent se conformer aux nécessités de chaque région » et répondre à l’affluence certaine des élèves. A Paris même sont actuellement en cours la construction d’un Institut de chimie (distinct de l’Institut de chimie appliquée, déjà édifié), l’agrandissement de l’Institut du radium, la réalisation d’un Institut de chimie physique, d’un Institut d’histoire de l’art ; et l’on étudie la fondation d’un Institut de géographie, d’un Institut d’hygiène, d’un Institut de biologie médicale, etc.

Sans doute, il y a dans ces créations quelque décousu, des obscurités, des imperfections (un ministre organisateur en profiterait pour faire disparaître nombre d’enseignements similaires, de doubles emplois, pour coordonner et spécialiser) ; mais que sont ces inconvénients, en regard de la vitalité dont témoignent ainsi nos Universités et de la satisfaction donnée aux grands intérêts intellectuels et économiques de la France ? Enfin un budget de recherche apparaît à côté du budget de l’enseignement proprement dit, — un budget de la science !

La guerre a montré les prodiges que nos savants pourvus de moyens utiles pouvaient accomplir : nous leur promettons les instruments de recherches qui leur permettront de rendre la paix française laborieuse et féconde. Une bonne organisation du travail scientifique se dessine. Une génération nouvelle de chercheurs et de techniciens se prépare. Une direction éclairée sera donnée au petit nombre de travailleurs dont dispose la France victorieuse mais décimée... Voilà du moins ce que je veux entrevoir dans cette floraison d’Instituts d’universités.

Ne nous grisons pas toutefois de nos espérances. Ce n’est qu’une entrevision. Gardons notre lucidité. Ne cessons pas de réclamer. Alors qu’un petit, trop petit nombre d’instituts techniques fonctionnent en plein développement, les instituts de recherche attendent encore leur complète organisation. Or, ne l’oublions pas, la clef de voûte de tout le nouveau système universitaire doit être cet institut de recherche qui n’est encore qu’à l’état d’ébauche. Ce serait un dessein inintelligent et voué à l’échec que de délaisser la recherche libre et désintéressée, pour ne doter d’un nombreux personnel et d’abondants moyens pécuniaires que les laboratoires de science appliquée. Ce serait s’exposer à ce que la source même des progrès de la technique tarît. La science pure et intégrale doit être soutenue largement et développée par tous les concours de l’Etat, parce que c’est d’elle que découlent, pour une bonne part, les noblesses de l’esprit humain et que sont déduites toutes les applications pratiques. Les médiocres réalistes qui assigneraient aux sciences un but exclusif et en quelque sorte mercantile, méconnaîtraient à la fois les intérêts et le génie de la France.


CONCLUSION : NÉCESSITÉ D’UNE DIRECTION SCIENTIFIQUE DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR POUR RÉALISER LES VŒUX UNANIMES DES MAÎTRES

Le dénuement de l’Université et de la France, tel que je viens de le décrire, n’est pas contestable, et notre tableau ne sera pas déclaré irréel. Nul ne niera qu’en 1914 nous étions dépassés par l’organisation scientifique allemande et que c’est dans la connaissance de cette supériorité que l’Empire, qui ne prévoyait pas les concours que nous reçûmes du dehors, puisa la conviction qu’il nous écraserait. Notre faute fut grossière. Il faut la réparer sans retard. Il faut adopter d’urgence les réformes que nous venons d’exposer. Qu’y peut-on trouver de téméraire ? Je ne fais rien que mettre en ordre, pour vous les soumettre, Monsieur le Ministre, et pour les soumettre à la Chambre, les vœux de l’ensemble des savants.

Mais je vois clairement qu’il ne suffit pas que des propositions soient claires et raisonnables ; il ne suffit même pas qu’elles fassent l’objet d’un discours parlementaire et qu’elles reçoivent l’approbation de la Chambre. Hier encore, tout le monde m’approuvait quand je demandais que nous ayons une politique rhénane et qu’immédiatement, pour associer les pays rhénans à la France par le commerce, nous instituions des commissions mixtes, composées de Rhénans et de Français. On m’approuvait. Qu’en est-il sorti ? Rien du tout. C’est l’histoire de chaque jour. Nous savons trop que maints projets intéressants n’aboutissent pas et que maintes lois même ne sont pas appliquées, faute d’un réalisateur.

Tous les intérêts, publics et privés, professionnels et généraux, étant admis à se faire valoir, dans notre Parlement et notre gouvernement, par les mêmes méthodes et avec le même retentissement, ceux-là seulement réussissent à l’emporter, qui sont confiés à des défenseurs tenaces. Le ministre de l’Instruction publique est l’avocat attitré de la science. Mais que d’autres questions l’accaparent ! Questions de personnes, de clochers, de syndicats et de politique électorale. N’est-il pas le chef de plus de cent mille maîtres des écoles, lycées et collèges de France ? N’a-t-il pas à distribuer les milliers de palmes académiques que sollicitent âprement, pour leur clientèle, les députés et les sénateurs ? Il faut donc qu’il ait près de lui, exigeant son attention, un représentant de la science. Ce sera le directeur de l’enseignement supérieur ? Hélas ! ce personnage, lui aussi, est disputé par trop d’obligations. Il doit veiller au développement des Lettres, de l’érudition et de la philosophie française ; il consacre des chaires à l’histoire des peuples de l’antiquité et à l’effort de toutes les civilisations contemporaines, à l’étude de tous les Arts. Et les instituts, que nos universités créent à l’étranger, les chaires offertes à des maîtres français en Amérique et dans l’Europe orientale, demandent son intervention bienveillante. Il a sous sa juridiction un autre ensemble de disciplines, tout ce qui a trait à l’organisation des sociétés humaines, à la constitution économique, politique, juridique, financière, sociale, de la nation française, et qu’enseignent nos Facultés de droit. Et là encore, quel mouvement d’idées se dessine, puisqu’au fur et à mesure que se transforme la structure de l’Etat moderne, que sa mission devient plus complexe et que s’élève la condition des travailleurs, un droit international nouveau apparaît !

Un directeur de l’enseignement supérieur, qui entend être informé des principaux travaux accomplis en France et à l’étranger dans ces multiples ordres d’études, des perspectives qu’ils ouvrent, des recherches nouvelles qu’ils rendent nécessaires (et il doit l’être pour soutenir le rang des Lettres et du Droit français), un directeur qui administre en même temps les établissements d’enseignement supérieur de France, a une mission qui dépasse peut-être l’activité la plus zélée et la plus éclairée. Imposez à un tel personnage le soin de suivre les progrès des sciences générales, mathématiques, astronomie, mécanique, physique, chimie, minéralogie, géologie, physiologie, botanique, zoologie, sciences médicales ; chargez-le de s’enquérir des grands résultats obtenus dans les multiples branches de ces sciences ; demandez-lui d’être au courant des applications essentielles de ces disciplines diverses dans le monde entier : vous exigez l’impossible.

Qui est responsable de la détresse de la science, en France, à la veille de la guerre ? Mais il ne peut être désigné de coupable, puisqu’il manquait un chef à la tête de la grande équipe des savants et des chercheurs. C’est ce chef qu’il faut, avant tout, réclamer et obtenir. Pourquoi clamer dans le désert ? A quoi bon établir un plan de réformes, s’il n’est personne pour le recueillir, pour s’en inspirer, pour en faire aboutir l’essentiel ?

On demande un homme de cœur et d’action, pourvu de toute l’autorité nécessaire, qui se consacre à la mise au point de ces hautes visées et de ces menues critiques, et à leur transformation en réalités vivantes. Il est indispensable qu’il y ait auprès du ministre de l’Instruction publique deux directeurs de l’enseignement supérieur, l’un chargé du département littéraire et l’autre du département scientifique. Celui-ci prendra en main le sort de la science française. Tel est le vœu unanime des savants que j’ai consultés. Ils voient dans cette mesure la condition même de la renaissance des études scientifiques en France.

S’imagine-ton l’extraordinaire étendue du champ exploré maintenant par les maîtres de nos laboratoires ? Naguère, les phénomènes de l’électricité étaient aisément connus d’un seul technicien. Ils ont été découverts en tel nombre depuis lors, et dans des directions si différentes, qu’aucun savant ne les possède plus dans leur intégralité. La chimie, science de la matière et de ses transformations, est d’une complexité infinie. Un exposé sommaire de la chimie organique, tel qu’un grand maître français projette de le composer, exige une dizaine de volumes et une douzaine de milliers de pages. Songez au nombre des industries qui en dérivent : industries de la fermentation, du goudron de houille, du pétrole, du caoutchouc, des huiles et savons, des résines et parfums, des produits pharmaceutiques, des matières colorantes, des teintures et impressions, du coton (poudre sans fumée, soie artificielle), des produits photographiques, de la tannerie, de l’alimentation, etc... La liste s’étend journellement, au gré des découvertes. L’empire de la chimie minérale est aussi vaste, qui comprend les industries des acides sulfurique (et dérivés), azotique, phosphorique, du chlore, des chlorates et hypochlorates, des permanganates et bichromates, des procédés électrolytiques, des métaux alcalins et alcalis caustiques, de la soude et de l’ammoniaque, des couleurs minérales et du gaz, des engrais artificiels, dés carbures de calcium... que sais-je encore ? La chimie appliquée, organisée comme il convient, prendra en France une extension surprenante : et ce sont des bienfaits illimités que nos classes rurales et la nation entière retireront de la chimie agricole.

La seule difficulté sérieuse à laquelle se heurtera l’institution nouvelle d’un directeur scientifique demeure dans cette complexité de la science contemporaine et dans l’effort nécessaire à un esprit, si puissant que nous l’imaginions, pour en suivre et en favoriser tous les développements. Il appartiendra au nouveau directeur de s’entourer des collaborateurs nécessaires et de faire nommer, par exemple, s’il n’est pas chimiste lui-même, un sous-directeur chargé du département chimique. C’est ce haut administrateur également, qui pourra prononcer sur la création, dans les Académies, d’un sous-recteur investi de la direction scientifique.

En demandant la création d’une direction scientifique de l’Enseignement supérieur, nous posons la pierre angulaire de l’édifice qu’il s’agit de construire en vue du développement des sciences. Les maîtres viennent d’en tracer le plan. Je n’étais que leur secrétaire.

Déjà ses lignes essentielles se dessinent.

C’est dans l’ordre des recherches l’aménagement d’instituts pourvus de tout l’outillage et de tous les produits nécessaires pour l’étude des phénomènes. C’est, dans l’ordre des applications, la création d’autres instituts, chargés de former des techniciens pour l’industrie et de déduire les conséquences pratiques des découvertes scientifiques. C’est, dans l’enseignement proprement dit, un ensemble de mesures propres à faciliter l’accès et le succès des études scientifiques. C’est enfin, en ce qui a trait à l’extension universitaire, la publication de grandes œuvres françaises et l’établissement de relations régulières avec les groupements savants de l’étranger… donnez-nous l’homme de valeur qui mette debout ces idées et leur communique son souffle. Il sera un faiseur de vie et en même temps un symbole. Il signifiera la place éminente faite dans l’État à la science.

L’Allemagne n’a réussi à propager la culture technique qu’en honorant officiellement la science et les savants. Il n’est pas Outre-Rhin de carrière plus considérée et plus enviable que les carrières scientifiques. En France, la fausse culture littéraire des cénacles et du journalisme, les vains bavardages du Palais Bourbon ou du Palais de Justice, indignes des grands écrivains ou orateurs qui joignent à la science de leur profession l’enthousiasme de leur mission, risquent continuellement d’être élevés au premier rang. J’attends d’une direction scientifique de l’enseignement supérieur qu’elle donne une impulsion nouvelle aux recherches de nos maîtres, aux études de la jeunesse et, d’une manière moins directe, par répercussion de proche en proche, aux parties élevées et sérieuses de l’esprit français.

Après le désastre de 1871, les hauts représentants de la pensée française s’émurent de la soudaine apparition d’une Allemagne sans cesse mieux outillée et plus prospère grâce à la propagation des notions et des méthodes scientifiques. Et Berthelot, avec l’autorité de sa jeune gloire, s’écriait : « Notre état intellectuel n’est inférieur à celui d’aucun peuple au point de vue des sommités scientifiques. Mais la France n’en a pas tiré le même profit matériel que ses voisins, parce que nos laboratoires trop petits et trop mal outillés n’ont pu fournir aux fabriques et aux ateliers ces nombreux ingénieurs et chimistes qui font la force des usines allemandes. Nous sommes des généraux sans soldats… C’est notre force productrice qui menace d’être atteinte et bientôt tarie dans ses sources fondamentales. »

Cette inquiétude demeure actuelle et pressante ; elle est justifiée par les nécessités de la guerre et de la paix, de la défense nationale et de notre rayonnement mondial, de notre puissance économique et de notre grandeur morale.

C’est elle qui m’a mis en route pour cette campagne de gloire française.


Monsieur le Ministre,

Il n’est pas possible que sous un régime politique qui se réclame de la libre culture et qui inscrit en tête de tous ses programmes le développement de l’enseignement et même parfois la « « religion de la Science, » l’Etat réduise plus longtemps les sciences et la haute culture à des conditions insuffisantes et misérables. Nous avons le droit de dire qu’en laissant ainsi inorganisée la constitution de la science, l’Etat trahit son principe même. Les grands orateurs de la République nous ont mille fois répété comme une vérité essentielle que « la science seule peut améliorer la malheureuse condition de l’homme ici-bas. » Nous avons le droit de le rappeler à la République et de compter qu’elle veut réaliser sa profonde pensée... A moins que...

A moins que nous ne soyons dupes d’une façade et d’une survivance toute verbale. A moins que, derrière des axiomes que continuerait de répéter quasi machinalement l’Etat, nous ne sachions pas distinguer la vérité nouvelle, en train de naître...

Dans sa séance du 29 avril 1919, l’Académie de Médecine a accueilli par des applaudissements prolongés la communication saisissante d’un savant de haute valeur qui osait produire au grand jour ce qu’il tient pour la tendance exacte de notre société et déclarer que « sur les ruines du monde moderne nous allons voir grandir un mouvement... où les questions intellectuelles céderont le pas aux questions sociales. »

« Les hommes de ma génération, disait avec une tristesse tragique ce savant, auront été les témoins, je le crains du moins, de l’apogée de la recherche scientifique. A l’heure où je parle, un déclin a peut-être déjà commencé. Les instigateurs de ces nouvelles formes sociales, qui visent à bâtir la société future... se désintéressent des pures recherches de l’esprit. Ces hautes disciplines dont les applications ne sont pas assez immédiates, leur paraissent trop abstraites, trop éloignées de la vie. Pour ma part, j’ai l’incertain privilège d’être en contact et en discussion presque quotidienne avec les représentants de ces organisations ouvrières. Je les écoute avec curiosité. Ne nous faisons pas d’illusion : leur mentalité n’est pas la nôtre. La plupart des occupations qui font pour nous le prix et la beauté de la vie leur sont indifférentes. Aujourd’hui, comme ii y a vingt-cinq ans, à la plainte désespérée qui s’élevait à la mort d’un Lavoisier : « Une seconde a suffi à faire tomber cette tête ; un siècle suffira-t-il à en produire une pareille ? » vous entendriez répondre durement : « La République n’a plus besoin de chimistes. » Pas davantage d’astronomes ou de mathématiciens… »

Paroles glaciales, je veux dire qui font froid au cœur et qui prennent d’autant plus de sens qu’elles sont prononcées par un fils du grand Berthelot. Je les ai transcrites sur mon exemplaire de l’Avenir de la science. Je n’y veux voir toute fois qu’un avertissement et le cri d’alarme qui nous signale un péril possible de mort. J’ai confiance que les nouveaux venus peuvent être intéressés et associés à la vie supérieure et qu’ils vont déléguer, selon l’usage immémorial, leurs fils les meilleurs au banquet de la lumière pour qu’ils en deviennent les conservateurs.

En tout cas, plus que jamais nous avons le devoir d’entraîner l’opinion publique vers la grande culture intellectuelle et morale ; plus que jamais, l’État doit être l’organisateur de la recherche scientifique et de tout ce qui favorise les hautes tendances de la nature humaine. Dans aucun moment le rôle du ministère de l’Instruction publique ne fut aussi sérieux.


Veuillez recevoir, Monsieur le Ministre, l’expression de ma haute considération.


MAURICE BARRÈS.